[58,0] COLLOQUE LVIII : L'AMOUREUX DE LA GLOIRE. PHILODOXE, SYMBULE. {PHILODOXE} Je tire un heureux augure de votre rencontre, Symbule. {SYMBULE} Plût eu ciel, Philodoxe, que je pusse contribuer en quelque chose à votre bonheur! {PHILODOXE} Quel meilleur présage pour un mortel que de rencontrer un dieu ? {SYMBULE} En vérité, il n'y a point d'augure qui vaille celui-là, lors même que mille chouettes voleraient. Mais quel dieu voulez-vous dire? {PHILODOXE} Vous, Symbule. {SYMBULE} Moi? {PHILODOXE} Oui, vous. {SYMBULE} Je n'ai jamais fait de cas des dieux qui vont à la selle. {PHILODOXE} Si le proverbe ne trompe pas en disant que quiconque aide un mortel est un dieu, vous pouvez être un dieu pour moi. {SYMBULE} Je laisse à d'autres à juger de la vérité du proverbe. Pour ma part, je serai certainement bien aise d'obliger un ami, si je le puis. {PHILODOXE} Soyez tranquille, Symbule, je ne demande point un emprunt. Un conseil est une chose sacrée, aidez-moi seulement de cette monnaie. {SYMBULE} C'est toujours demander un emprunt, puisque ce genre de service doit être réciproque entre amis, comme tout le reste. Mais en quoi désirez-vous mon conseil ? {PHILODOXE} Je suis las de mon obscurité; je voudrais être célèbre, indiquez-m'en le moyen. {SYMBULE} Voici le chemin le plus court: imitez Érostrate, qui a brûlé le temple de Diane, ou Zoïle, son pendant, qui a déchiré Homère, ou faites quelque autre action mémorable, et vous serez renommé avec les Cercopes et les Nérons. {PHILODOXE} Que d'autres acquièrent de la célébrité par le crime; moi, j'ambitionne une réputation honorable. {SYMBULE} Montrez-vous donc tel que vous voulez qu'on vous croie.. {PHILODOXE} Mais beaucoup de gens doués d'une rare vertu ne sont point parvenus à la célébrité. {SYMBULE} Je ne sais pas si cela est vrai; mais en admettant que vous ayez raison, la vertu porte largement avec elle sa récompense. {PHILODOXE} Vous parlez sagement et en vrai philosophe; mais cependant, à envisager les choses humaines, la gloire me paraît être le principal ornement de la vertu, laquelle se plaît à être reconnue, comme le soleil aime à luire, uniquement afin d'être utile à beaucoup de gens et d'inviter le plus grand nombre possible à l'imiter. Enfin je ne vois pas quel plus bel héritage que le souvenir immortel d'un nom honorable les parents peuvent laisser à leurs enfants. {SYMBULE} A ce que je vois, vous ambitionnez la gloire qui s'acquiert par la vertu. {PHILODOXE} Oui. {SYMBULE} Proposez-vous donc pour modèles ceux que tous les écrivains ont ventés: Aristide, Phocion, Socrate, Épaminondas, Scipion l'Africain, Caton l'Ancien et Caton d'Utique, M. Brutus et autres grands hommes qui, soit en guerre, soit en paix, se sont efforcés de bien mériter de la république. Voilà, en effet, le champ le plus fertile de la gloire. {PHILODOXE} Mais, parmi ces hommes célèbres, Aristide a été banni par l'ostracisme; Phocion et Socrate ont bu la ciguë; Épaminondas a été poursuivi pour un crime capital, de même de Scipion ; Caton l'Ancien a plaidé quarante fois pour sa défense; Caton d'Utique s'est donné la mort, Brutus en a fait autant. Je voudrais une gloire qui fût exempte d'envie. {SYMBULE} C'est ce que Jupiter n'a pas même accordé à son fils Hercule: car, après avoir dompté tant de monstres par va valeur, il dut en dernier lieu combattre l'hydre, et ce combat fut le plus acharné de tous. {PHILODOXE} Je n'envierai jamais à Hercule ses glorieux travaux. Je n'estime heureux que ceux qui ont gagné use réputation honorable et exempte d'envie. {SYMBULE} Vous voulez, à ce que je vois, vivre agréablement; c'est pour cela que vous craignez l'envie, et vous n'avez pas tort, car c'est une très mauvaise bête. {PHILODOXE} Précisément. {SYMBULE} Eh bien, vivez dans l'oubli. {PHILODOXE} Mais c'est être mort, ce n'est point vivre, {SYMBULE} Je vois ce que vous désirez. Vous aimeriez à être en plein soleil sans ombre. {PHILODOXE} Je sais bien que cela est impossible. {SYMBULE} Or il est tout aussi impossible d'acquérir de la gloire sans envie. La gloire suit naturellement les belles actions; l'envie accompagne la gloire. {PHILODOXE} Cependant le vieillard de la comédie nous apprend que l'on peut trouver la gloire sans l'envie : "De cette manière, on obtient très aisément des éloges sans envie et l'on se crée des amis". {Térence, L'Andrienne, I, 1, 66} {SYMBULE} Si vous vous contentez des éloges que le jeune Pamphile obtint par sa complaisance et la douceur de son caractère, vous pouvez puiser les moyens de satisfaire votre désir au même endroit d'où vous avez tiré cette sentence. En toute chose souvenez- vous de la maxime "Rien de trop", et usez de tout modérément. Montrez-vous facile à supporter le caractère des autres; fermez les yeux sur leurs défauts; ne soyez point rigide ni trop attaché à votre opinion; pliez-vous aux goûts d'autrui; ne blessez personne et soyez affable à tout le monde. {PHILODOXE} On aime généralement la jeunesse, et cette gloire-là s'acquiert à peu de frais. Je voudrais une réputation magnifique, qui retentit dans tout l'univers, qui devint toujours plus illustre avec le temps, et qui après ma mort brillât d'un plus vif éclat. {SYMBULE} En vérité, je loue votre généreux naturel, Philodoxe. Mais si vous ambitionnez la gloire que donne la vertu, le comble de la vertu consiste à mépriser la gloire, et la louange suprême est de ne point rechercher la louange qui s'attache davantage à qui la fuit. Il faut donc prendre garde que vous ne soyez d'autant plus privé de la gloire que vous la poursuivrez avec plus d'ardeur. {PHILODOXE} Je ne suis point un stoïcien apathique; je suis accessible aux passions humaines. {SYMBULE} Puisque vous vous reconnaissez un homme et que vous acceptez ce qui appartient à la condition humaine, pourquoi ambitionnez-vous ce qui n'est pas donné à un dieu ? Car vous connaissez cette parole non moins vraie qu'ingénieuse de Théocrite: "Jupiter pluvieux ou serein ne plaît point à tout le monde". {Théognis de Mégare, Élégies (première partie), v. 17} {PHILODOXE} Il n'y a peut-être point de feu sans fumée; il y a pourtant des combustibles exempts de fumée. Si l'on ne peut éviter que la gloire de l'homme soit obscurcie par le nuage de l'envie, il existe cependant des moyens d'en atténuer les effets. {SYMBULE} Ce sont donc ces moyens que vous voulez qu'on vous indique? {PHILODOXE} Je le désire vivement. {SYMBULE} Ne montrez pas trop votre vertu, et vous serez moins en butte à l'envie. {PHILODOXE} Mais si la gloire n'est pas éclatante, ce n'est plus de la gloire. {SYMBULE} Voici un moyen très sûr. Faites une action d'éclat, et mourez; vous deviendrez célèbre sans envie avec les Codrus, les Ménécées, les Iphigénies, les Curtius et les Décius. "Les vivants, non les morts, sont en proie à l'envie". {Ovide, Les Amours, I, 15, 39} {PHILODOXE} Eh bien! pour dire nettement la vérité, je désire laisser à mes enfants et à mes petits-enfants l'héritage d'un nom honorable ; mais je serais bien aise d'en recueillir le fruit pendant quelque temps, vivant parmi les vivants. {SYMBULE} A la bonne heure, je ne vous tiendrai plus en suspens. Le moyen le plus sûr de se faire un nom illustre, c'est de bien mériter de chaque individu en particulier et de tout le monde en général. Cela se fait en partie par les bons offices, en partie par la bienfaisance. Mais, en se montrant bienfaisant, il faut prendre garde de ne point ôter aux uns pour donner aux autres, car cette sorte de libéralité inspire plus de haine aux bons que de reconaissance aux méchants. Or, être loué par les méchants est une infamie plutôt qu'une gloire. De plus, la source de la bienfaisance se tarit à force de largesses. Mais la générosité qui consiste en bons offices n'a point de fond; au contraire, plus on puise à cette source, plus elle est abondante. Parmi les choses qui atténuent l'envie et procurent de le célébrité, il en est plusieurs que l'on ne peut se donner et qui sont une faveur gratuite de la Providence. "Et la beauté du corps rehausse la vertu". [Virgile, L'Énéide, V, 344} Mais on ne se donne pas la beauté du corps. Une haute naissance entraîne avec elle beaucoup de considération, mais c'est encore un présent de la fortune. Il en faut dire autant des richesses loyalement acquises qui nous sont transmises par nos ancêtres. Ce sont là des avantages que nul ne peut se donner. Il en est de même de la dextérité d'esprit et du talent, non acquis, mais naturel, de s'exprimer avec grâce, finesse et élégance. Ajoutons enfin cette bienséance secrète et même ce bonheur dont nous voyons tous les jours les effets dans plusieurs personnes sans qu'on puisse en expliquer la cause. Ne voit-on pas souvent, de deux personnes qui font ou disent la même chose, celle qui s'en acquitte le plus mal plaire infiniment, tandis que l'antre, qui fait le mieux, au lieu de plaire, se rend odieuse? Quelques anciens ont attribué cela aux génies. Ils disaient que chacun réussit dans la chose pour laquelle il est né, mais que celui qui entreprend une tâche malgré Minerve et en dépit de son génie ne fait rien qui vaille. {PHILODOXE} La raison n'a donc rien à voir là? {SYMBULE} Presque rien. Cependant ceux qui ont de la sagacité découvrent dans les enfants et les jeunes gens certaines marques qui permettent de conjecturer à quelles études, à quel genre de vie, à quelles occupations ils sont propres. Ces indications nous sont également fournies par un sentiment secret en vertu duquel nous éprouvons de l'aversion pour certaines choses sens motif apparent, tandis que nous sommes entraînés vers d'autres par un élan irrésistible. De là vient que celui-ci réussit dans l'art militaire, celui-là excelle dans la politique, cet autre semble né pour l'étude. Et encore, dans chacune de ces catégories il règne une variété infinie, suivent la diversité des emplois. La nature a créé l'un pour le commandement; elle a voulu que l'autre fût un brave soldat; au plus favorisé elle a accordé, suivant Homère, d'être tout à la fois bon lancier et habile capitaine. Il en va de même pour le civil: celui-ci prévaut dans le conseil, celui-là brille dans la plaidoirie, cet autre se plaît dans les ambassades et s'en tire avec bonheur. Quant à la variété des études, il est inutile d'en parler. Il y a des gens si passionnés pour l'état monastique, non en général, mais pour tel ou tel ordre, que la vie leur parait insupportable s'ils n'obtiennent pas ce qu'ils désirent; d'autres, au contraire, ont cet état tellement en horreur qu'ils aimeraient mieux mourir que de se faire moines, et en cela ils sont mus non par la haine ni par une raison déterminée, mais par un secret instinct. {PHILODOXE} J'ai remarqué souvent avec surprise dans beaucoup d'individus le phénomène dont vous parlez. {SYMBULE} Dans ces biens que nous accorde gratuitement la bonté de la nature, l'envie s'introduira bien moins si nous écartons le faste et l'ostentation : car la beauté, la noblesse, la fortune, l'éloquence, ont plus d'attrait dans ceux qui ignorent presque qu'ils en sont doués. L'affabilité et la modestie, loin d'amoindrir ces avantages, leur communiquent un nouveau charme et bannissent l'envie. Du reste, cette affabilité et cette douceur de caractère doivent se reproduire constamment dans toutes les actions de le vie, à moins que Minerve ne s'y oppose formellement : car, à mon sens, Xénocrate essayerait. vainement ce qui a réussi à Socrate et à Diogène; Caton le Censeur entreprendrait en vain ce qui a rendu Lélius agréable. Cependant le Démée de Térence, changé subitement, montre assez combien il importe, pour s'attirer la bienveillance, de s'accommoder eux goûts et à la volonté d'un chacun. Mais chaque fois que l'on s'écarte' du juste, on abandonne la vraie gloire pour une popularité passagère. Il n'y a de gloire durable que celle qui se fonde sur l'honnête et qui émane du jugement de la raison : car les passions ont une fougue passagère, et, une fois qu'elles se sont apaisées, nous nous mettons à haïr ce qui auparavant nous souriait le plus; les applaudissements se tournent en sifflements et la louange en blâme. Du reste, si l'on ne peut pas changer entièrement son caractère, on peut le corriger en partie. {PHILODOXE} J'attends que vous vous expliquiez. {SYMBULE} Celui qui est naturellement affable doit prendre garde, en voulant plaire à tout le monde, de ne point s'écarter de l'honnête, et, en s'accommodant à un chacun, de ne point imiter le polype, qui est peu conséquent avec lui-même. {PHILODOXE} J'en connais beaucoup comme cela, d'une bonne foi équivoque ou d'une fausseté dont ils devraient rougir. {SYMBULE} Ceux, au contraire, qui sont d'une humeur sévère doivent s'appliquer, en voulant se montrer affables, à ne point paraîre user de déguisement et à ne point retomber dans leur naturel : au lieu de louange, on leur reprocherait doublement et leur rigidité et leur inconstance. La constance a tant de force que l'on supporte plus aisément les gens d'un caractère vicieux par cela seul qu'ils ne sont jamais différents d'eux-mêmes. Or le déguisement, dès qu'on le devine, engendre la haine, même dans les bonnes actions; ce que l'on dissimule ne peut rester toujours caché, il faut qu'il finisse per éclater, et alors cette magnifique fumée de gloire s'évanouit tout d'un coup, et on la tourne même en risée. {PHILODOXE} Vous voulez donc, à ce que je vois, que l'on s'écarte très-peu de son naturel et point du tout de l'honnête. {SYMBULE} Précisément. De plus, vous savez que tout ce qui brille subitement est sujet à l'envie. De là le mot odieux de parvenu chez les Grecs, le surnom d'homme nouveau chez les Romains, et ces termes de fils de la terre et de gens tombés du ciel usités chez les deux peuples. La réputation qui naît et grandit lentement, tout en étant peu exposée à l'envie, est très solide, comme le témoigne le plus fin des postes Horace : "Ainsi qu'un jeune arbre, la gloire de Marcellus croît de jour en jour insensiblement". {Horace, Odes I,12,45} Par conséquent, si vous aspirez à une gloire vraie, éternelle, exposée le moins possible à la jalousie, écoutes ces paroles de Socrate : "On voit des gens qui pour s'être trop hâtés au commencement arrivent tardivement à la fin". {PHILODOXE} Mais la vie de l'homme est courte. {SYMBULE} Il faut donc courir vers le bien, et non vers la gloire, qui suivra d'elle-même : car je ne pense pas que vous me consultiez sur les moyens de vivre longtemps. C'est l'affaire des Parques, qui filent nos jours et en coupent la trame quand il leur plaît. {PHILODOXE} Plût à Dieu que vous le pussiez aussi! {SYMBULE} Les dieux, mon cher Philodoxe, n'ont jamais poussé la bonté jusqu'à tout donner à un seul. Ce qu'ils retranchent du côté des années, ils le compensent par l'éclat du nom. Quelques-uns, en bien petit nombre, ont été assez favorisés pour jouir de leur postérité pendant leur vie et en se survivant pour ainsi dire à eux-mêmes. Mais ils sont rares, les favoris de Jupiter. Quelques héros peut-être issus du sang des dieux ont joui de ce privilége, mais ce bonheur-là échappe à vos questions. {PHILODOXE} J'ai souvent été frappé du sentiment de jalousie de la fortune ou de la nature, qui n'accorde aux mortels aucun avantage sans le mêler de quelque inconvénient. {SYMBULE} Quel parti nous reste-t-il donc à prendre, ami, si ce n'est, puisque nous sommes nés hommes, de supporter patiemment la condition humaine? Il y a encore un excellent moyen de fléchir l'envie : c'est d'étudier à fond le caractère des nations, des ordres et des individus, à l'exempte de ceux qui prennent soin d'apprivoiser et de nourrir les animaux; car ils s'appliquant surtout à remarquer quelles sont les choses qui effarouchent ou qui attirent chaque animal. Je ne parle pas seulement de la différence qu'il y a entre l'oiseau et le quadrupède, le serpent et le poisson, ni de celle qui existe entre l'aigle et le vautour, l'éléphant et le cheval, le dauphin et le phoque, la vipère et l'aspic; je parle de la variété infinie que l'on rencontre dans chaque espèce d'animaux. {PHILODOXE} J'attends où vous voulez en venir. {SYMBULE} Tous les chiens sont compris sous une seule espèce, mais cette espèce, en combien de formes innombrables ne se divise-t-elle pas ! à tel point que l'on dirait que c'est le genre et non l'espèce qui les distingue. Ensuite, dans la même espèce des chiens, quelle variété de caractères et d'instincts ! {PHILODOXE} Une variété immense. {SYMBULE} Ce que j'ai dit des chiens, appliquez-le à chaque genre d'animaux. Mais nulle part la différence n'est aussi sensible que dans les chevaux. {PHILODOXE} Vous avez raison. Mais où tend ce discours? {SYMBULE} Figurez-vous que la variété qui existe soit dans les genres et les formes des animaux, soit dans chaque animal, se retrouve tout entière dans l'espèce humaine. Vous y rencontrerez plusieurs sortes de loups, des chiens d'une variété inouïe, des éléphants, des chameaux, des ânes, des lions, dos moutons, des vipères, des singes, des dragons, des aigles, des vautours, des hirondelles, des sangsues, que sais-je? {PHILODOXE} Qu'en concluez-vous? {SYMBULE} Or il n'y aucun animal si farouche qui, manié adroitement, ne se rende utile, ou du moins ne fasse pas de mal. {PHILODOXE} Je ne vols pas encore quel est votre but. {SYMBULE} Il existe quelque différence entre un Espagnol, un Italien, un Allemand, un Français et un Anglais. {PHILODOXE} Oui. {SYMBULE} En outre, dans chaque nation, chaque individu a son caractère propre. {PHILODOXE} J'en conviens. {SYMBULE} Si vous démêlez finement cette variété, et si vous vous accommodez au caractère de chacun, vous arriverez très aisément à avoir tout le monde pour ami, ou du moins à n'avoir point d'ennemi. {PHILODOXE} Si vous voulez que je ressemble au polype, que deviendront le juste et l'honnête ? {SYMBULE} Il y n dans les choses communes une certaine déférence qui ne blesse en rien l'honnêteté. Par exemple, en Italie, les hommes se saluent par un baiser; en Allemagne, une telle salutation paraîtrait ridicule : au lieu d'un baiser on se donne la main; en Angleterre, les hommes saluent les femmes, même lorsqu'ils les rencontrent à l'église; en Italie, cet acte passerait pour une inconvenance. En Angleterre, la politesse veut que vous offriez votre verre à celui qui survient eu milieu du repas; en Francs, ce serait un affront. Dans ces cas-là et dans beaucoup d'autres semblables, tout le monde peut obéir sans nuire à l'équité. {PHILODOXE} Mais il est très difficile de connaître les usages de toutes les nations et le caractère de chaque individu. {SYMBULE} Mai,, ô Philodoxe ! si vous aspirez à une gloire éclatante et fondée sur la vertu, il est nécessaire qu'à votre tour vous déployiez une vertu au-dessus du commun. Or, vous savez que la vertu est hérissée de difficultés, comme Hésiode l'a dit avant le Péripatéticien {Aristote}. Si donc vous voulez du miel, il faut souffrir les abeilles. {PHILODOXE} Je le sais et ne l'ai point oublié, mais nous cherchons le moyen de calmer l'envie. {SYMBULE} Tâchez donc à la guerre d'être plutôt capitaine que soldat, et prenez les armes contre des ennemis odieux plutôt que contre des compatriotes ou des alliés; dans les fonctions publiques, choisissez de préférence celles qui attirent la popularité. Ainsi, on se rend plus populaire en défendant qu'en accusant, en récompensant qu'en punissant. S'il survient, et il en surviendra nécessairement, certains devoirs désagréables que l'on ne puisse pas éviter, il faut les adoucir par la bonté. {PHILODOXE} Comment cela? {SYMBULE} Vous siégez en qualité de juge ou d'arbitre ; il vous faudra mécontenter l'une des deux parties. Videz le procès avec tant d'équité que, si cela se peut, le perdent lui-même vous remercie. {PHILODOXE} Comment faire? {SYMBULE} Je suppose qu'on intente une action pour vol ou pour sacrilège. Changez, si vous te pouvez, la forme du procès, et faites que ce soit une action en restitution. Vous soulagerez ainsi l'accusé et le demandeur ne perdra rien. Dans tout le cours du procès, faites preuve d'indulgence envers l'accusé sans porter préjudice au demandeur; enfin, adoucissez un peu la peine du condamné. N'ayez ni l'air rogue, ni la parole acerbe, ni l'humeur chagrine, toutes choses qui font que certaines personnes s'attirent moins de reconnaissance en rendant un service que d'autres en le refusant. Il est bon quelquefois d'avertir son ami; mais, si on n'espère point qu'il se corrige, il vaut mieux se taire. Si la chose est grave et qu'il y ait chance de réussir, il faut user d'une grande précaution dans la manière d'avertir, car il arrive souvent que, pour avoir averti de travers et mal à propos, on irrite le mal et on se fait un ennemi de son ami. Cette dextérité est surtout nécessaire si l'on a affaire aux princes; car on est obligé quelquefois de résister à leurs passions. Si on le fait avec douceur et dextérité, ceux qui ont résisté ne tardent pas à gagner plus de faveurs que ceux qui ont cédé, car ce qui plaît à la passion est passager; ce qui s'appuie sur la raison agrée perpétuellement. Mais la source la plus féconde de la haine, c'est l'intempérance de la langue. Combien d'animosité une seule parole lâchée sans réflexion suscite parfois dans les coeurs! Combien de gens se sont perdus pour un bon mot ou une plaisanteries à contretemps ? Louez donc seulement ceux qui le méritent, et cela avec mesure; mais blâmez avec plus de retenue, si toutefois vous ne pouvez vous dispenser d'adresser un blâme. Vous éviterez ainsi la loquacité, car il est très difficile de parler à la fois beaucoup et à propos. {PHILODOXE} Sur tout cela, je suis de votre avis; mais il me semble que le meilleur moyen d'arriver à la célébrité, c'est d'écrire des livres. {SYMBULE} Vous avez raison, si ce n'est que la foule des écrivains fait obstacle. Cependant, si ce moyen-là vous plaît, attachez-vous plutôt à écrire soigneusement qu'à écrire beaucoup. Surtout choisissez un sujet qui ne soit ni commua ni rebattu, et qui en outre ne vos fasse point d'ennemis; faites-y entrer tout ce que vous aurez recueilli de remarquable par une lecture de plusieurs années, et rendez-le tel par le style que le plaisir s'y trouve joint à l'utilité. {PHILODOXE} Vous conseillez sagement, Symbule, et vous mettrez le comble à mes voeux si vous m'indiquez encore comment il faut s'y prendre pour arriver promptement à la gloire, car j'en vois beaucoup qui deviennent célèbres à la veille du trépas et d'autres qui ne se font conaître, comme l'on dit, qu'après le tombeau. {SYMBULE} Là-dessus je ne peux rien vous dire de mieux que ce que le joueur de flûte conseillait au joueur de flûte: "Tachez de gagner l'estime de ceux dont la gloire a déjà triomphé de l'envie; insinuez-vous dans l'amitié de ceux dont le témoignage honorable vous conciliera aisément la faveur publique". {PHILODOXE} Mais si par hasard l'envie venait à se montrer, quel remède m'indiquez- vous? {SYMBULE} Imitez ceux qui font cuire de la poix. Dès que la matière s'enflamme ils jettent de l'eau dessus, et, sans cette précaution, répétée souvent, l'incendie se propagerait à grand bruit. {PHILODOXE} Que signifie cette énigme? {SYMBULE} Étouffez l'envie à sa naissance en lui faisant du bien plutôt qu'en la châtiant. Hercule ne fit rien qui vaille en coupant les têtes de l'hydre de Lerne : c'est par le feu grégeois qu'il vainquit cet horrible monstre. {PHILODOXE} Qu'appelez-vous feu grégeois? {SYMBULE} Un feu qui brûle même dans l'eau. Celui-là s'en sert qui, attaqué par les méchants, ne laisse pas néanmoins de faire du bien à tout le monde. {PHILODOXE} Qu'entends-je? La bienfaisance est donc tantôt eau, tantôt feu? {SYMBULE} Pourquoi non? Le Christ, dans les allégories, n'est-il pas tantôt soleil, tantôt feu, tantôt pierre? Je vous ai parlé franchement : si vous trouvez quelque chose de mieux, suivez-le et répudiiez mon conseil.