[5,0] LES VOEUX IMPRUDENTS. ARNOLD, CORNEILLE. [5,1] (Arnold) Je vous salue bien; Corneille; il y a près d'un siècle que je vous attends. [5,2] (Corneille) Salut, ami très désiré. [5,3] (Arnold) Nous désespérions de vous revoir. Où avez-vous voyagé pendant si longtemps? [5,4] (Corneille) Aux enfers. [5,5] (Arnold) Ce que vous dites là n'est pas tout à fait invraisemblable, tant vous revenez malpropre, maigre et pâle! [5,6] (Corneille) J'arrive, au contraire, de Jérusalem et non du fond de l'Érèbe. [5,7] (Arnold) Quel dieu ou quel vent voris a poussé là-bas? [5,8] (Corneille) Quel motif y pousse tant d'autres? [5,9] (Arnold) La folie, si je ne me trompe. [5,10] (Corneille) Le blâme ne retombe donc pas soir moi seul. [5,11] (Arnold) Qu'alliez-vous chercher là-bas? [5,12] (Corneille) La misère. [5,13] (Arnold) Vous pouviez ta trouver chez vous. Y a-t-il quelque chose que vous jugiez digne d'étre vu? [5,14] (Corneille) A vous parler franchement, presque rien. On montre quelques monuments de l'antiquité qui me paraissent tous apocryphes et inventés pour attirer les gens simples et crédules. Je crois même que l'on ne sait, pas au juste en quel endroit était située jadis Jérusalem. [5,15] (Arnold) Qu'avez vous donc vu? [5,16] (Corneille) Partout l'empreinte de la barbarie. [5,17] (Arnold) Ne revenez-vous pas plus dévot? [5,18] (Corneille) Au contraire, je suis pire sous bien des rapports. [5,19] (Arnold) Vous êtes donc plus chargé d'écus? [5,20] (Corneille) Je suis plus nu qu'une peau de serpent. [5,21] (Arnold) Ne regrettez-vous pas d'avoir entrepris vainement un si long voyage? [5,22] (Corneille) Je n'en rougis pas, parce que je vois une foule de gens qui ont partagé ma folie; je ne m'en repens pas, parce que maintenant le repentir ne servirait à rien. [5,23] (Arnold) Ne rapportez-vous pas quelque fruit d'un voyage si pénible? [5,24] (Corneille) Si fait. [5,25] (Arnold) Lequel? [5,26] (Corneille) Je vivrai désormais plus agréablement. [5,27] (Arnold) Est-ce parce qu'il est doux de se rappeler les souffrances passées? . [5,28] (Corneille) Oui, c'est quelque chose, mais ce n'est pas tout. [5,29] (Arnold) Y a-t-il un autre avantage? [5,30] (Corneille) Certainement. [5,31] (Arnold) Lequel? Dites-le moi. [5,32] (Corneille) Je me causerai à moi et aux autres un grand plaisir, quand il m'en prendra envie, en mentant chaque fois que je raconterai mon voyage dans les réunions ou dans les repas. [5,33] (Arnold) Certes, votre calcul n'est pas mauvais. [5,34] (Corneille) Ensuite je n'éprouverai pas moins de plaisir à entendre les autres mentir sur des choses qu'ils n'ont jamais vues ni entendues. Ils le font avec tant de confiance que, lorsqu'ils racontent des choses plus futiles que les fadaises siciliennes, ils s'imaginent dire la vérité. [5,35] (Arnold) Singulier plaisir. Vous n'aurez pas tout à fait perdu, comme l'on dit, votre huile et votre peine. [5,36] (Corneille) Je crois du moins avoir agi plus sagement que ceux qui s'engagent pour un peu d'argent et partent pour la guerre, qui est l'école de tous les crimes. [5,37] (Arnold) Mais c'est un plaisir dégradant que celui qu'on goûte par le mensonge. [5,38] (Corneille) C'est moins dégradant que de se plaire à la médisance ou de perdre au jeu son temps et son avoir. [5,39] (Arnold) En vérité, je suis forcé de partager votre avis. [5,40] (Corneille) Il y a encore un autre avantage. [5,41] (Arnold) Lequel? [5,42] (Corneille) Si un de mes bons amis est atteint de cette folie, je lui conseillerai de rester chers lui, de même que les matelots, échappés au naufrage, avertissent les navigateurs des périls qu'ils ont à éviter. [5,43] (Arnold) Plût à Dieu que vous m'eussiez donné ce conseil en temps utile! [5,44] (Corneille) Quoi! avez-vous été pris d'une semblable maladie? Cette contagion vous a-t-elle aussi frappé? [5,45] (Arnold) Je suis allé à Rome et à Compostelle. [5,46] (Corneille) Grand Dieu ! que je suis heureux de trouver en vous un compagnon de ma folie ! Quelle Pallas vous a suggéré cette idée? [5,47] (Arnold) Ce n'est point Pallas, mais la Folie en personne, surtout quand j'avais à la maison une femme encore jeune, des enfants et des serviteurs qui dépendaient de moi et que je nourrissais de mon travail quotidien. [5,48] (Corneille) Il a fallu un motif sérieux pour vous séparer de tout ce que vous aviez de plus cher. Raconter-moi cela, je vous prie. [5,49] (Arnold) J'ai honte de le dire. [5,50] (Corneille) Pas à moi qui, comme vous le savez, ai été possédé du même mal. [5,51] (Arnold) Nous buvions entre voisins. Quand le vin nous eut monté à la tête, il y en eut un qui dit qu'il voulait rendre visite à saint Jacques, un autre à saint Pierre. Aussitôt un ou deux promirent de les accompagner. Enfin, il fut décidé que tout le monde y irait. Craignant de passer pour un compagnon peu facile, je promis aussi. Alors on se mit à délibérer si nous irions de préférence à Rome ou à Compostelle. On rédigea un sénatus-consulte portant que tous partiraient le lendemain sous de bons auspices pour les deux localités. [5,52] (Corneille) O le grave décret, plus digne d'étre inscrit sur le vin que sur l'airain ! [5,53] (Arnold) Aussitôt une large coupe circule à la ronde. Quand chacun l'a toute bue à son tour, le voeu est réputé inviolable. [5,54] (Corneille) Étrange religion! Sont-ils tous revenus sains et saufs? [5,55] (Arnold) Tous, excepté trois, dont l'un mourut au moment du départ et nous recommanda de saluer pour lui saint Pierre et saint Jacques. La second mourut à Rome et nous pria de saluer en son nom sa femme et sas enfants. Nous laissâmes la troisième à Florence dans un état désespéré. Je le crois maintenant au ciel. [5,56] (Corneille) Il était donc très pieux? [5,57] (Arnold) Au contraire, c'était un grand libertin. ' [5,58] (Corneille) Pourquoi supposez-vous donc cela? [5,59] (Arnold) Parce qu'il avait une besace gonflée d'indulgences plénières. [5,60] (Corneille) J'entends; mais la route est longue pour aller au ciel, et on la dit peu sûre à cause des voleurs qui interceptent le milieu de l'air. [5,61] (Arnold) Oui, mais il était suffisamment muni de passe-ports. [5,62] (Corneille) Écrits en quelle langue? [5,63] (Arnold) En langue romaine. [5,64] (Corneille) Il est donc en sûreté? [5,65] (Arnold) Oui, à moins de rencontaer par hasard un génie qui ne sache pas le latin. En ce cas il lui faudra retourner à Rome pour réclamer un nouveau passe-port. [5,66] (Corneille) Vend-on aussi là-bas des bulles aux morts? [5,67] (Arnold) Parfaitement. [5,68] (Corneille) Je dois vous donner un conseil, c'est de ne point parler inconsidérément, car aujourd'hui tout est plein de mouchards. [5,69] (Arnold) Je ne rabaisse nullement les indulgences; je me moque de la folie de mon compagnon de bouteille qui, étant un libertin fieffé, a fait consister, comme l'on dit, la proue et la poupe de son salut dans un parchemin plutôt que dans la réforme de ses passions. Mais quand jouirons-nous du plaisir dont vous me parliez tout à l'heure? [5,70] (Corneille) Dès que nous aurons le temps, nous préparerons une collation à laquelle nous inviterons des gens de notre rang; là, nous mentirons à qui mieux mieux et nous prendrons plaisir à prodiguer mutuellement les mensonges. [5,71] (Arnold) C'est entendu.