[6,0] VI. LA CHASSE AUX BÉNÉFICES. PAMPHAGE, COCLÈS. [6,1] (Pamphage) Ou j'ai la berlue, ou j'aperçois mon vieux compagnon de bouteille, Coclès. [6,2] (Coclès) Non, tes yeux ne te trompent pas tu vois ton camarade dévoué. Nous n'espérions plus ton retour après tant d'années d'absence; tout le monde ignorait en quel endroit de la terre tu te trouvais. Mais d'où viens-tu? Dis-le-moi, je t'en prie. [6,3] (Pamphage) Des Antipodes. [6,4] (Coclès) Je crois, au contraire, que tu reviens des des îles Fortunées. [6,5] (Pamphage) Je suis bien aise que tu aies reconnu ton camarade, car je craignais en rentrant chez moi d'éprouver le sort d'Ulysse. [6,6] (Coclès) Qu'est-il arrivé à Ulysse? [6,7] (Pamphage) Se femme ne l'a pas reconnu. Seul un vieux chien, en remuant la queue, a reconnu son maître. [6,8] (Coclès) Depuis combien d'années était-il absent? [6,9] (Pamphage) Depuis vingt ans. [6,10] (Coclès) Ton absence a été plus longue; et pourtant ta figure ne m'a pas trompé. Mais qui raconte cela d'Ulysse? [6,11] (Pamphage) Homère. [6,2] (Coclès) Oh! on dit que c'est le père de la Fable. La femme d'Ulysse, dans l'intervalle, s'était peut-être pourvu d'un autre taureau, et c'est pour cela qu'elle n'aura pas reconnu son mari. [6,13] (Pamphage) Du tout, il n'y avait rien de plus chaste qu'elle; mais Pallas avait vieilli Ulysse pour empêcher de le reconnaître. [6,14] (Coclès) A quoi l'a-t-on enfin reconnu? [6,15] (Pamphage) A une grosseur qu'il avait à un orteil; sa nourrice, qui était extrêmement vieille, s'en aperçut en lui lavant les pieds. [6,16] (Coclès) O la curiense Lamie! Et tu t'étonnes que je t'aie reconnu à ton fameux nez? [6,17] (Pamphage) Je ne regrette pas mon nez. [6,18] (Coclès) Tu n'as pas lieu de regretter un instrument qui te sert à tant de choses. [6,19] (Pamphage) A quoi? [6,20] (Coclès) D'abord, il te tiendra lieu d'éteignoir pour éteindre les chandelles. [6,21] (Pamphage) Après? [6,22] (Coclès) Ensuite, si tu as quelque chose à retirer d'un trou profond, il te servira de trompe. [6,23] (Pamphage) Bah ! [6,24] (Coclès) Si tes mains sont embarrassées, tu pourras t'en faire un pieu. [6,25] (Pamphage) Est-ce tout? [6,26] (Cociès) Il te servira à allumer le feu, à défaut de soufflet. [6,27] (Pamphage) C'est très joli; et ensuite? [6,28] Coclés. Si la lumière te gène pour écrire, il te prêtera de l'ombre. [6,29] (Pamphage) Ah ! ah ! ah ! n'as-tu plus rien à dire? [6,30] (Coclès) Dans un combat naval il te servira de grappin. [6,31] (Pamphage) Et dans un combat de terre? [6,32] (Coclès) Il te tiendra lieu de bouclier. [6,33] (Pamplage) Ensuite? [6,34] (Coclès) Il te servira de coin pour fendre le bois. [6,35] (Pamphage) Bien. [6,36] (Coclès) II te servira de trompette pour faire le crieur public; de clairon pour sonner la charge; de hoyau pour bêcher; de faucille pour moissonner; d'ancre pour naviguer; de fourchette pour manger; d'hameçon pour pécher. [6,37] (Pamphage) Suis-je heureux! Je ne me savais pas porteur d'un meuble si utile. [6,38] (Coclès) Mais, en attendant, quel coin de terre t'a possédé? [6,39] (Pamphage) Rome. [6,40] (Coclès) Comment se fait-il que dans un tel foyer de lumières personne n'ait su que tu étais vivant? [6,41] (Pamphage) Au contraire, nulle part les honnétes gens ne sont mieux cachés; c'est au point que souvent on n'en voit pas un seul en plein midi sur les places les plus fréquentées. [6,42] (Coclès) Tu nous reviens donc chargé de bénéfices? [6,43] (Pamphage) A la vérité j'ai chassé tant que j'ai pu, mais Diane m'a été peu favorable. Il y en a beaucoup dans ce pays-là qui pêchent, comme l'on dit, avec un hameçon d'or. [6,44] (Coclès) Sotte manière de pêcher. [6,45] (Pomphage) Elle profite pourtant à quelques-uns, mais ce jeu ne réussit pas à tout le monde. [6,46] (Coclès) N'est-ce pas une folie insigne d'échanger de l'or contre du plomb? [6,47] (Pamphage) Tu ne comprends pas que le plomb sacré renferme des veines d'or. [6,48] (Coclès) Quoi ! tu ne ramènes donc tout simplement que Pamphage? [6,49] (Pamphage) Non. [6,50] (Coclès) Quoi donc? [6,51] (Pamphage) Un loup affamé. [6,52] (Coclès) Les ânes qui s'en reviennent chargés de gros bénéfices sont plus heureux. Pourquoi préfères-tu un bénéfice à une femme? [6,53] (Pamphage) Parce que j'aime le repos. J'adore la vie d'épicurien. [6,54] (Coclès) Mais, à mon sens, on vit plus agréablement en ayant chez soi une jolie femme que l'on embrasse quand on veut. [6,55] (Pamphage) Ajoute encore : quelquefois quand on ne veut pas. J'aime un plaisir constant. Celui qui prend femme est heureux un mois; celui qui obtient un gros bénéfice est heureux toute sa vie. [6,56] (Coclès) Mais la solitude est triste, au point qu'Adam n'aurait pas goûté de bonheur dans le paradis si Dieu ne lui eût adjoint Ève. [6,57] (Pamphage) Ève ne manque pas à qui possède un riche bénéfice. [6,58] (Coclès) Mais le plaisir n'est plus du plaisir quand il blesse la réputation et la conscience. [6,59] (Pamphage) Tu dis vrai : aussi ai-je l'intention de tromper l'ennui de la solitude en conversant avec les livres. [6,60] (Coclès) A la vérité il n'y a point de plus aimable compagnie. Mais retourneras-tu à ta pêche? [6,61] (Pamphage) J'y retournerai si je puis préparer une nouvelle amorce. [6,62] (Coclès) Sera-t-elle d'or ou d'argent ? [6,63] (Pamphage) L'un ou l'autre. , [6,64] (Coclès) Tu es sans inquiétude; ton père t'aidera. [6,65] (Pamphage) Il n'y a rien de plus ladre que lui. Il ne me prêtera plus lorsqu'il verra que j'ai perdu même le capital. [6,66] (Coclès) Mais c'est la loi du jeu. [6,67] (Pamphage) Ce jeu-là ne lui plaît pas. [6,68] (Coclès) S'il refuse, je t'indiquerai où tu pourras prendre autant d'argent que tu voudras. [6,69] (Pamphage) Quel bonheur ! Voyons, montre-le moi; mon coeur bat déjà. [6,70] (Coclès) C'est sous ta main. [6,71] (Pamphage) As tu trouvé un trésor? [6,72] (Coclès) Si j'en avais trouvé un il serait pour moi et non pour toi. [6,73] (Pamphage) Si je pouvais réunir cent ducats mon espoir renaîtrait. [6,74] (Coclès) Eh bien! je vais t'indiquer où tu pourras en puiser cent mille. [6,75] (Pamphage) Que ne me rends-tu donc heureux? Ne me fais pas mourir plus longtemps, dis, où est-ce? [6,76] (Coclès) Dans le "Traité de la monnaie" de Budé. Tu y trouveras des myriades innombrables d'espèces d'or ou d'argent. [6,77] (Pamphage) Va te promener avec ta plaisanterie. Je te payerai avec cela l'argent que je te devrai. [6,78] (Coclès) Oui, l'argent que je t'aurai prété sur ce fonds. [6,79] (Pamphage) Maintenant je connais ton nez. [6,80] (Coclès) A coté de toi mon nez ne paraît pas. [6,81] (Pamphage) Si fait, il n'y a pas de plus long nez que le tien; tu es tout nez. [6,82] (Coclès) Tu plaisantes sur une chose sérieuse. A ce sujet je suis plus tenté de me mordre les lèvres que de rire. L'affaire est trop grave pour badiner. Si tu étais à ma place tu ne plaisanterais pas. [6,83] (Pamphage) Tu te moques de moi. Tu me railles et me persifles. Tu me tournes en dérision à propos d'une chose qui n'a rien de risible. [6,84] (Coclès) Je ne me moque point, je dis ce qui est. Je ne ris pas, au contraire je dis la vérité. Je parle sérieusement. Je parle du fond du coeur. Je parle franchement. Je parle avec sincérité. [6,85] (Pamphage) Je souhaité que ton chapeau se tienne toujours sur ta tête aussi droit que tu parles sincèrement. Mais il me tarde d'aller chez moi pour voir ce qui s'y passe. [6,86] (Coclès) Tu trouveras bien du changement. [6,87] (Pomphage) Je le crois; Dieu veuille que les choses aillent comme je le voudrais ! [6,88] (Coclès) C'est un voeu que tout le monde fait, mais qui jusqua présent ne s'est réalisé pour personne. [6,89] (Pamphage) Les voyages ont cela de bon que l'on finit par se plaire davantage chez soi. [6,90] (Coclès) J'en doute, car je vois des gens qui les recommencent jusqu'à sept fois, tant cette gale démange ceux qu'elle a une fois atteints.