COLLOQUE LVII : LE SERMON OU MERDARD. HILAIRE, LEVIN. {HILAIRE} Grand Dieu! quels fléaux enfante et nourrit la terre! Ces hommes séraphiques ont-ils aussi peu de honte? Ils croient sans doute parler devant des bûches et non devant des hommes. {LEVIN} Qu'est-ce qu'Hilaire marmotte entre ses dents? Il compose sans doute des vers. {HILAIRE} Avec quel plaisir j'aurais fermé avec des excréments la bouche impure de ce bavard! {LEVIN} Abordons-le. Que faites-vous, Hilaire peu hilarant? {HILAIRE} Je vous trouve fort à propos, Levin, pour vomir sur vous toute l'amertume de mon âme. {LEVIN} J'aime mieux que vous vomissiez dans un bassin que sur moi. Mais de quel malheur s'agit-il? et d'où venez-vous? {HILAIRE} Du sermon. {LEVIN} Qu'est-ce qu'un poète a de commun avec la parole sacrée? {HILAIRE} Je ne fuis pas les exercices sacrés, mais celui auquel je viens d'assister mérite l'épithète de sacré dans le sens que Virgile attribue à la soif de l'or. Ce sont ces braillards-là qui sont cause que je vais rarement au sermon. {LEVIN} Où ce sermon a-t-il été prononcé? {HILAIRE} A la cathédrale. {LEVIN} Après dîner? A cette heure-là, on dort généralement. {HILAIRE} Plût à Dieu que tout le monde eût dormi en présence de cet insipide bavard, qui mérite à peine de prêcher devant des oies! {LEVIN} L'oie est un animal bruyant. On rapporte pourtant que le patriarche François prêcha quelquefois devant ses frères les petits oiseaux, qui l'écoutaient en grand silence. Mais, dites-moi, est-ce que l'on prêche aussi le samedi? {HILAIRE} Oui, en l'honneur de ta sainte Vierge mère; car le dimanche on prêche le Christ, or il est juste que la mère ait la préséance. {LEVIN} Quel était le thème ? {HILAIRE} L'explication du cantique de la Vierge. {LEVIN} C'est un sujet bien commun. {HILAIRE} Il était approprié au prédicateur. Je crois même que c'est le seul thème qu'il ait appris, comme on prétend qu'il y a des prêtres qui ne connaissent d'autre liturgie que celle des morts. {LEVIN} Appelons-le donc le prédicateur du Magnificat, ou, si vous aimez mieux, le Magnificatien. Mais enfin, quelle espèce d'oiseau était-ce, et de quelles plumes était il orné? {HILAIRE} Il ressemblait à un vautour. {LEVIN} De quelle basse-cour sortait-il ? {HILAIRE} De celle des franciscains. {LEVIN} Qu'entends-je d'une si sainte communauté? Il était peut-être du genre dégénéré de ceux qu'on nomme relâchés, robe noire, soutiers pleins, ceinture blanche, et qui (je frémis de le dire) ne craignent point de manier l'argent avec des doigts nus. {HILAIRE} Au contraire, il était du troupeau choisi de ceux qui sont fers du nom d'observantins, robe cendrée, ceinture de chanvre, souliers déchiquetés, et qui tueraient plutôt quelqu'un que de toucher de l'argent avec leur peau nue. {LEVIN} Il n'y a rien d'étonnant que dans un champ de roses il pousse une rose de chien. Mais qui a introduit sur ce théâtre un pareil histrion? {HILAIRE} Vous le diriez encore plus si vous aviez vu ce personnage tragique. Il avait une haute stature, des joues rubicondes, un ventre proéminent, des flancs de gladiateur; on aurait dit un athlète, et, autant que je puis le deviner, il avait bu en dînant plus d'un setier de vin. {LEVIN} Où prenait-il tant de vin, puisqu'il ne touchait pas à l'argent? {HILAIRE} Il en recevait tous les jours quatre setiers de la cour du roi Ferdinand. {LEVIN} Quelle libéralité mal placée! Il était sans doute savant? {HILAIRE} Il n'avait que beaucoup d'effronterie et une langue effrénée. {LEVIN} Qui a donc trompé Ferdinand au point d'amener un bœuf au gymnase? {HILAIRE} Pour le dire en un mot, c'est sa piété et sa royale bonté. ll lui avait été recommandé; il portait la tête penchée sur l'épaule droite. {LEVIN} C'est ainsi que le Christ est pendu à la croix. L'assemblée était-elle nombreuse? {HILAIRE} Comment ne l'aurait-elle pas été à Augsbourg, dans l'église la plus fréquentée, avec la réunion de tant de monarques que l'empereur Charles y avait rassemblés de toute l'Allemagne, de l'Italie, des Espagnes et de l'Angleterre? Il y avait même dans l'assistance plusieurs savants, notamment de la cour des rois. {LEVIN} Je serais bien surpris que ce porc ait pu dire quelque chose digne d'un tel auditoire. {HILAIRE} Mais il a proféré beaucoup de choses dignes de lui. {LEVIN} Lesquelles, je vous prie? Mais auparavant dites-moi, s'il vous plaît, son nom. {HILAIRE} Ce n'est pas utile. {LEVIN} Pourquoi cela, Hilaire? {HILAIRE} Je ne veux pas obliger de pareilles gens. {LEVIN} Oh ! est-ce obliger quelqu'un que de le décrier? {HILAIRE} Le plus grand service que l'on puisse leur rendre est de les faire connaître, n'importe comment. {LEVIN} Dites-moi au moins son nom; sous le sceau du secret. {HILAIRE} On le nomme Merdard. {LEVIN} Je connais bien ce Merdard. N'est-ce pas lui qui, dernièrement, à table a appelé notre ami Érasme un diable? {HILAIRE} Précisément. Mais quoiqu'il ait tenu ce propos à table, il ne l'a pas tenu impunément; les convives, plus polis, l'ont imputé à l'ivresse et l'ont mis sur le compte du vin. {LEVIN} Quelle excuse a-t-il donné quand on le lui a reproché ? {HILAIRE} II a répondu qu'il ne l'avait pas dit avec intention. {LEVIN} Comment l'aurait-il dit avec intention, puisqu'il n'a ni intelligence ni jugement? {HILAIRE} Mais ce qui a paru intolérable à tous les savants et à moi, c'est que, publiquement, dans un pareil lieu, devant de tels auditeurs, en présence de tant de monarques, Merdard ait évacué son pus merdeux. {LEVIN} Je suis curieux de savoir ce qu'il a dit. {HILAIRE} Il a vomi contre notre ami Érasme un tas d'injures grossières dont voici le résumé. Il a paru de nos jours, a-t-il dit, un nouveau docteur Érasme, je me trompe, je voulais dire Âne, et en intime temps il a expliqué en public ce que signifiait âne en allemand. {LEVIN} La bonne plaisanterie! {HILAIRE} De la plaisanterie? C'est bien plutôt de la folie. {LEVIN} N'est-il pas plaisant de voir un pareil âne traiter d'âne quelqu'un, et à plus forte raison Érasme? Tout ce que je sais, c'est que, si Érasme avait été présent, il n'aurait pu s'empêcher de rire. {HILAIRE} Assurément il ne ressemble pas moins à l'âne par la stupidité de son esprit que par la couleur de son habit. {LEVIN} Je ne crois pas que dans toute l'Arcadie il y ait un âne aussi âne et qui ne mérite mieux que lui de manger du foin. {HILAIRE} C'est tout le contraire d'Apulée : celui-ci, sous la forme d'un âne, cachait un homme; celui-là, sous la forme d'un homme, cache un âne. {LEVIN} Ce sont pourtant ces ânes-là que nous engraissons aujourd'hui avec du vin miellé et des gâteaux: aussi ne faut-il pas s'étonner s'ils mordent tout le monde et s'ils envoient des ruades. {HILAIRE} "Ce docteur âne, dit-il, ose corriger le Magnificat, quoique ce cantique soit émané du Saint-Esprit par la bouche de la très sainte Vierge". {LEVIN} Je reconnais le style des frères. {HILAIRE} Et il insistait là-dessus comme si Érasme avait commis un gros blasphème. {LEVIN} Le coeur me bat de frayeur. De quel crime s'agissait-il? {HILAIRE} Il disait qu'au lieu de ces paroles que chante l'Église : "Parce que le Seigneur a regardé la bassesse de sa servante", Erasme avait traduit : "Parce qu'il a regardé la vileté de sa servante". Or le mot vileté a un sens plus odieux en allemand qu'en latin. {LEVIN} Qui n'avouera que c'est un horrible blasphème d'appeler vile servante la très sainte mère du Christ, qui surpasse même les anges en dignité? {HILAIRE} Dites-moi, que feriez-vous si l'on appelait les apôtres des serviteurs inutiles? {LEVIN} Je préparerais des fagots pour le blasphémateur. {HILAIRE} Et si l'on disait du grand saint Paul qu'il est indigne du nom d'apôtre? {LEVIN} Je crierais : Au feu! {HILAIRE} Cependant le Christ, le seul docteur irréfutable, a dicté ce langage à ses Apôtres : "Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous a été commandé, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles". {Luc, XVII}. Et saint Paul, fidèle à ce précepte, dit de lui : "Je suis le moindre de tous les apôtres, et même je ne suis pas digne d'être appelé apôtre. {Cor. I, 15}. {LEVIN} Quand des gens pieux parlent ainsi d'eux-mêmes, ils font preuve de modestie, vertu la plus agréable à Dieu. Si un autre en dit autant d'eux, surtout de ceux qui sont rangés parmi les saints, il commet un gros blasphème. {HILAIRE} Vous avez parfaitement tranché la difficulté. Par conséquent, si Érasme avait dit que cette Vierge adorable est une vile servante du Seigneur, tout le monde aurait trouvé ce propos impie. Mais comme elle parle ainsi d'elle-même, cela tourne à sa gloire, et elle nous donne un exemple salutaire de modestie en nous montrant que, puisque tout ce que nous sommes, nous le sommes par la munificence de Dieu, plus on est grand, plus on doit s'humilier. {LEVIN} Jusqu'ici nous sommes d'accord; mais quand ces gens là disent corriger, ils entendent corrompre ou falsifier. Voyons donc si le mot vileté répond au mot grec employé par saint Luc. {HILAIRE} C'est pour cela même qu'après le sermon, j'ai couru tout de suite au texte. {LEVIN} J'attends le produit de la chasse. {HILAIRE} Voici les mots que saint Luc, sous l'inspiration du Saint-Esprit, a tracés de ses propres doigts : °g-hoti g-epeblepsen g-epi g-tehn g-tapeinohsin g-tehs g-doulehs g-autou. Et notre ami Érasme les a ainsi rendus : "Parce qu'il a regardé à la bassesse de sa servante". Il n'a fait qu'ajouter une préposition que saint Luc n'a point omise, préposition qui n'est ni contraire à l'élégance du latin, ni vaine pour le sens; car Térence dit dans Phormion : "Respire ad me". Toutefois Érasme fait remarquer dans ses annotations que saint Luc a dit plutôt "Adspice ad me" que "Respire ad me". {LEVIN} II y a donc une différence entre "respicere" et "adspicere"? {HILAIRE} Pas beaucoup, mais il y en a. "Respicit" est celui qui regarde en détournant la tête ce qui est derrière lui; "Adspicit", celui qui regarde franchement. Ainsi, dans Térence, Phèdre regarde ("adspicit") Thalie sortant du logis; Parménon dit : "Je suis tout tremblant depuis que je l'ai regardée" ("adspexi"). Mais son frère Chéréa s'exprime ainsi : "Quand je regarde ("respicio ad") cette jeune fille, car il s'était penché vers un vieillard, et c'est dans cette posture qu'il se tourna vers la jeune fille. On emploie quelquefois "respicere" dans le sens d'examiner ou de considérer soit l'avenir, soit le présent. Ainsi le satirique : "Il conseilla d'envisager ("respicere") le dernier terme d'une longue vie {Juvénal, Satires, X, 175}, car la mort nous suit en quelque sorte par derrière, et nous détournons les yeux vers elle chaque fois que nous y pensons. Et Térence : "Songe ("respice") à ta vieillesse". Aussi dit-on de celui qui, occupé ailleurs, néglige ses enfants, qu'il ne les surveille pas ("non respicere"). On dit très bien, au contraire, de celui qui, négligeant le reste, s'occupe de ses enfants, qu'il les surveille ("respicere"). Dieu embrasse tout d'un seul coup d'oeil le passé, le présent et l'avenir; et néanmoins dans l'Écriture sainte il s'entretient avec nous comme un simple mortel. On dit qu'il détourne ses regards ("auersari") de ceux qu'il réprouve; qu'il regarde ("respicere") ceux qu'après avoir oubliés quelque temps, il juge dignes de sa faveur. Saint Luc aurait mieux rendu cette pensée s'il eût dit g-apeblepsen au lieu g-epeblepsen que nous lisons maintenant. Du reste, que l'on adopte l'une ou l'antre leçon, le sens reste à peu près le même. {LEVIN} Mais la préposition répétée parait inutile. {HILAIRE} Les Latins disent fort bien : "Accessit ad me" (Il s'est approché de moi); "Appulit animum ad scribendam" (Il s'est mis à écrire). Dans le passage en question, la préposition ne me semble pas inutile. "Respicere" peut signifier quelqu'un qui, par hasard, tourne les yeux derrière soi, sans arrêter ses regards sur un objet déterminé; mais en disant : "Respexit ad me", on exprime une faveur spéciale qui s'attache à tel ou tel. De même, nous regardons ("adspicimus") quelquefois par hasard des choses dont nous ne nous soucions pas, et même que nous ne voudrions pas voir. Mais quiconque regarde ("aspicit ad") quelqu'un est particulièrement attentif à ce qu'il contemple. Enfin nous voyons ("adspicimus") plusieurs choses à la fois, mais nous ne les regardons pas ("adspicimus ad") toutes à la fois. C'est pourquoi le Saint-Esprit, voulant nous exprimer sa faveur spéciale envers la très sainte Vierge, a parlé ainsi par sa bouche : "Quia respexit ad humilitatem ancillae suae". Il détourne la vue des orgueilleux qui se croient grands, et il a abaissé ses regards vers celle qui se jugeait une humble servante. Il n'est point douteux que beaucoup de gens, savants, puissants, riches, nobles, espéraient que le Messie sortirait de leur souche; mais Dieu, les rejetant, dirigea ses regards favorables sur une vierge obscure, pauvre, mariée à un ouvrier, et qui n'avait point eu d'enfants. {LEVIN} Je n'ai encore rien vu du mot vileté. {HILAIRE} Ce mot est du sycophante et non d'Érasme. {LEVIN} Mais dans les annotations il a peut-être parlé de vileté. {HILAIRE} Du tout. Au sujet du mot g-tapeinohsin, il a fait seulement cette simple remarque : « Il faut entendre par ce mot la petitesse et non l'humilité, ce qui signifie : "Quoique je sois son humble servante, le Seigneur n'a point détourné de moi ses regards". {LEVIN} Puisque cette interprétation est juste et pleine de piété, pourquoi ces ânes sauvages braient-ils? {HILAIRE} L'ignorance du mot latin est cause de tout ce bruit. Chez les anciens écrivains d'un style pur, "humilitas" signifie non la vertu de l'âme, qui est l'opposé de l'arrogance et que t'on appelle modestie, mais la bassesse de la condition : c'est dans ce sens que les gens obscurs, pauvres, bornés et méprisés, sont nommés "humiles", c'est dire rampant à terre. De même qu'en nous adressant aux grands, nous disons : "Je prie Votre Grandeur de me favoriser en cela", de même ceux qui, en parlant d'eux-mêmes, veulent se rabaisser, disent : "Je vous prie de venir en aide par votre bonté à mon insuffisance ("humilitatem"). L'emploi affecté de la première personne du pronom a généralement quelque chose d'arrogant, comme, par exemple : "Moi, je dis; moi, je ferai". Ainsi cette vierge, doublement modeste, a tout à la fois rabaissé sa condition et exalté la munificence de Dieu envers elle : non contente de se dire servante, elle a ajouté humble et de basse condition. De même que, suivant le proverbe : "L'esclave l'emporte sur l'esclave", il existe parmi les servantes une certaine supériorité, relativement à l'importance de leurs fonctions. En effet, la coiffeuse est plus considérée que la blanchisseuse. {LEVIN} Je m'étonne que Merdard n'ait point reconnu cette forme de langage, car moi-même j'ai souvent entendu les franciscains s'exprimer ainsi : "Ma Petitesse vous rend grâces de ce bon dîner". {HILAIRE} Quelques-uns ne se tromperaient guère en disant : "Ma Scélératesse". Mais, comme le mot grec g-tapeinophrosyne semble exprimer quelque chose de plus que le mot latin "modestia", les chrétiens ont mieux aimé dire "humilitas quare modestia", préférant ainsi la netteté du langage à l'élégance. On dit que quelqu'un est modeste quand il a une sage opinion de lui-même et qu'il ne s'attribue que ce qu'il mérite; mais la gloire de l'humilité (g-tapeinophrosynehs) n'appartient qui celui qui s'attribue moins qu'il n'a. {LEVIN} Mais il est à craindre qu'en visant à la modestie nous ne tombions dans la vanité. {HILAIRE} Comment cela? {LEVIN} Si saint Paul a eu raison de dire : "Je ne suis pas digne d'être appelé apôtre, et si Marie a dit avec vérité qu'elle était "une humble servante", c'est-à-dire de basse condition, on risque de mentir en les exaltant tous deux par des louanges si magnifiques. {HILAIRE} Ce danger-là, mon bon ami, n'est point à craindre. Quand nous élevons par nos louanges les saints et les saintes, nous célébrons en eux la bonté de Dieu; et quand ils se rabaissent eux-mêmes, ils songent à leur valeur et à leurs mérites, privés du secours de la grâce. Ce n'est point mentir que de ne pas s'attribuer ce que l'un a; si l'on parle sincèrement, il y a peut-être erreur, il n'y a pas mensonge. Or cette erreur de notre part plaît à Dieu. {LEVIN} Cependant saint Paul, qui se déclare indigne du titre d'apôtre, parle ailleurs de lui avec orgueil en citant ses propres actions : "J'ai travaillé, dit-il, plus que tous les autres, et ceux qui paraissaient être quelque chose ne sauraient se comparer à moi", tandis que la très-sainte Vierge n'a jamais rien dit de semblable. {HILAIRE} Mais ces actions, saint Paul les appelle ses faiblesses, qui prouvent la puissance de Dieu, et la mention qu'il en fait il la nomme une folie, à laquelle il e été poussé par la malignité des faux apôtres, qui l'ont mis dans la nécessité de revendiquer pour lui l'autorité apostolique, non pour les satisfactions de la gloire humaine, mais dans l'intérêt de l'Évangile, dont le ministère lui avait été confié. La Vierge mère n'eut point à tenir la même conduite, car elle n'avait pas été chargée de prêcher l'Évangile. D'ailleurs son sexe, sa virginité, son titre de mère de Jésus, exigeaient beaucoup de pudeur et de modestie. Passons maintenant à la source de cette erreur. Ceux qui ne savent pas le latin s'imaginent que le mot "humilitas" ne signifie pas autre chose qu'une insigne modestie, tandis qu'il s'applique au lieu ou à la condition, mais non à une vertu de l'âme; si on le fait rapporter à l'âme, il désigne un défaut. {LEVIN} Même dans l'Écriture sainte? {HILAIRE} Oui. Voici un passage de saint Paul aux Colossiens, chap. II : "Que nul ne vous séduise en affectant de paraître humble par un culte d'anges". Il n'y a pas ici de g-en g-tapeinohsei comme dans le Cantique de la Vierge, mais g-en g-tapeinophrosyneh. Ce passage présente quelque obscurité, je l'avoue, mais pour moi son vrai sens est dans cette explication des savants : "Une fois que vous vous serez voués au Christ, l'unique auteur du salut, n'ayez point l'âme assez basse et assez abjecte pour vous laisser persuader qu'il faut attendre votre salut des anges que quelques-uns prétendent avoir vus. Ayez l'âme élevée, afin que, dans le cas où un ange venant du ciel vous annoncerait un Évangile autre que celui que le Christ a légué, vous le regardiez avec horreur comme un impie et un ennemi du Christ. Il n'est pas convenable que vous ayez l'âme assez basse pour vous laisser détourner du Christ pour les fausses apparitions des anges. Espérer son salut du Christ seul, c'est de la religion; l'attendre des anges ou des saints, c'est de la superstition". Saint Paul veut donc dire qu'il est d'une âme basse et abjecte d'abandonner le Christ sublime pour les fausses apparitions des anges, car c'est le propre d'un esprit bas de se laisser entraîner par les conseils du premier venu. Vous voyez qu'ici g-tapeinophrosynehn est pris en mauvaise part. {LEVIN}. Cela saute aux yeux. {HILAIRE} Ou lit deus le même chapitre : "Ces choses sont selon les préceptes et les ordonnances des hommes, quoiqu'elles aient quelque apparence de sagesse par une superstition et une humilité affectée". Là encore g-tapeinophrosyneh est pris en mauvaise part. {LEVIN} C'est évident. {HILAIRE} Cependant dans saint Pierre (I, 5) ce mot est pris pour la vertu opposée à l'orgueil : g-tehn g-tapeinophrosynehn g-egkombohsasthe, ce que nous traduisons par : inspirez ta l'humilité. Il en est de même dans l'Epître aux Philippiens, ch. II : g-teh g- tapeinophrosyneh g-allehlous g-hehgoumenoi g-hyperechontas g-heautohn, c'est-à- dire que chacun, par humilité, croie les autres a u-dessus de soi. {LEVIN} Vous m'avez appris que g-tapeinophrosyneh se prend en bonne et mauvaise part, tandis que chez les Latins "modestia" ne se prend qu'en bonne part. Pourriez- vous me dire si g-tapeinohsin est l'équivalent de modestie? {HILAIRE} Il n'y a pas d'inconvénient à l'employer dans ce sens, car rien n'empêche d'attribuer à l'esprit la soumission ou l'abaissement au lieu de la modestie. Du reste, je ne sais pas si on le trouve employé de cette façon dans les saintes Écritures. {LEVIN} Voyez si dans saint Jacques il n'a pas cette acception : " Glorietur autem frater humilis in exaltatione sua; diues autem in humilitate sua". {HILAIRE} Dans ce passage, il y a bien g-en g-tapeinohsei et non g-tapeinophrosyneh. Si vous prétendez qu'ici "humilitas" est pris pour modestie, , il faut, par une conséquence nécessaire, que nous prenions "exaltatio" pour "superbia"; et il en résultera deux absurdités, car de même que l'on n'est point modeste quand on se glorifie et que l'on se vante de sa modestie, on est doublement arrogant lorsqu'on se glorifie de son orgueil. {LEVIN} Que veut donc dire l'apôtre? {HILAIRE} Il recommande l'égalité entre les chrétiens. Le pauvre est dit humble à cause de la bassesse de sa condition ; le riche est qualifié de grand, aux yeux du monde bien entendu, à cause de l'éclat de sa fortune. Ici le riche s'abaisse au rang des pauvres et le pauvre s'élève au niveau des riches. Tous deux ont de quoi se glorifier: l'un se réjouit de soulager par ses richesses l'indigence des pauvres; l'autre glorifie le Christ d'avoir inspiré cette pensée aux riches. {LEVIN} Ce riche ne laisse pas d'avoir le mérite de la modestie. {HILAIRE} Peut-être, mais il ne s'ensuit pas de là que g-tapeinohsis signifie modestie : car il y a des gens qui, pour gagner les louanges des hommes, font d'abondantes aumônes. Disons plutôt que le riche et le pauvre seront tous deux modestes s'ils sont animés d'une piété sincère : le premier, en ne dédaignent pas d'être égalé au pauvre pour le Christ; le second, en ne s'enorgueillissant point de l'honneur qu'on lui fait, mais en rendant grâces au Christ et en se glorifiant en lui. Il est hors de doute que g-tapeinohsin est employé très souvent dans les livres saints pour l'abattement ou l'humiliation qui résultent soit de l'affliction, soit de la faiblesse de notre condition. Ainsi, dans saint Paul aux Philippiens, Ill : "Il transformera notre corps tout vil et abject qu'il est, g-tapeinohseohs. De même au Psaume IX: "Voyez l'état d'humiliation où mes ennemis m'ont réduit" g-tapeinohsin. Puis au Psaume CXVIII: "C'est ce qui m'a consolé dans mon abattement, g-en g-tapeinohsei, c'est-à-dire dans l'affliction. Il y a beaucoup de passages de ce genre qu'il serait trop long de rapporter ici. Or, de même qu'on a pu dire g-metaphorikohs g-tapeinos au lieu de g-ho g-tapeinophorohn pour caractériser un esprit modeste et sans fierté, il n'y aura rien d'étonnant que l'on dise g-tapeinohsin pour g-tapeinophrosynehn. Nous parlons d'après l'usage de l'Écriture. Au reste, ceux qui prétendent que dans te cantique de Marie g-tapeinohsin signifie modestie, que n'attribuent-ils également le même sens à ce passage de la Genèse, XXIX : "Le Seigneur a vu mon humiliation, g-tapeinohsin". Lia ne parle point de sa modestie ; mais, comme sa laideur la rendait moins chère à son mari, elle appelle cela humiliation. Il en est de même au Deutéronome, chap. XXVI : "Et qui a regardé favorablement notre affliction, nos travaux et l'extrémité où nous étions réduits?" Ici g-tapeinohsin ne signifie-t-il pas affliction? {LEVIN} D'où leur est donc venue l'idée de traduire, dans le cantique de la Vierge, "humilitatem" par "modestiam"? {HILAIRE} Je n'en vois pas d'autre cause sinon que beaucoup de théologiens ont négligé d'apprendre les langues et d'étudier le latin en même temps que les anciens docteurs de l'église, qui sans de tels secours ne sauraient être parfaitement compris. En outre, il est très ditlicile de détruire les préjugés. Or on voit des gens si attachés à la scolastique qu'ils aiment mieux subordonner l'Écriture à ses décrets que de corriger les opinions humaines d'après la règle de l'Écriture. {LEVIN} Mais cela est plus absurde que ce que l'on raconte de ia règle lesbienne. {HILAIRE} Le moine Bède, écrivain sans grande autorité chaque fois qu'il ne suit pas les traces des autres, voit dans le passage en question la vertu opposée à l'orgueil; mais Théophylacte, écrivain grec qui a puisé presque toute son érudition chez lei meilleurs écrivains de la Grèce, déclare que g-tapeinohsin ne peut pas etre pris ici pour une vertu. {LEVIN} Qu 'est il besoin de prouver cela par des autorités, puisque le simple bon sens repousse une pareille interprétation? {HILAIRE} C'est très juste, car, la modestie étant en quelque sorte le couronnement et le soutien de toutes les vertus, il y aurait de l'immodestie à s'en vanter. Nous confessons, à la vérité, que la très sainte Vierge a possédé cette vertu à un degré suprème et incomparable (j'accepte toujours le Christ); mais sa modestie est d'autant plus louable qu'elle ne la loue pas elle-même et que, reconnaissant la bassesse de sa condition, elle attribue à la miséricorde divine le grandeur du mystère. Marie, dit-on, a mérité par sa modestie de devenir la mère do Dieu. Supposons qu'il y ait à cela quelque chose de vrai, quelle sorte de modestie serait-ce donc que celle d'une jeune filie qui en tirerait vanité ? {LEVIN} De plus, la teneur même du cantique annonce que Marie parle de son indignité. C'est pour cela qu'elle débute ainsi : "Mon âme glorifie le Seigneur". Or, dire qu'elle a mérité par sa modestie de devenir la mère de Dieu, c'est se glorifier soi-même et non le Seigneur. Elle ajoute ensuite: "Voici que désormais je serai appelée bienheureuse dans la succession de tous les siècles. Voici indique un événement subit et imprévu. Or on ne s'attend point à être comblé d'honneurs quand on ne se juge digne d'aucun honneur. On ne nomme pas non plus un bonheur ce qui est la récompense du mérite. En effet, Horace ne veut pas qu'on l'appelle un homme heureux par la raison que Mécène l'a mis au nombre de ses amis. {HILAIRE} Pourquoi cela ? {LEVIN} Parce qu'il avait été admis par choix et non par faveur gratuite. Mécène lui accordait ce qu'il avait jugé devoir à ses talents. {HILAIRE} Ce qui suit tend au même but: "Parce que celui qui est tout puissant a fait en moi de grandes chutes, et son nom est saint". Elle n'a pas dit: "Il a fait en moi de grandes choses parce qu'il m'en a jugé digne", mais "parce qu'il est tout puissant, qu'il fait tout ce qu'il veut, et qu'il rend dignes de ses faveurs ceux qui en sont indignes; et c'est pour cela qua son nom est saint". Par saint elle a voulu dire glorieux. Or, plus nous attribuons à notre mérite, plus nous ôtons à la gloire du nom divin: car, suivant saint Paul, la puissance de Dieu s'exerce par notre faiblesse. Ensuite, dans ce verset:. "Il a renversé les grands de leurs trônes, et il a élevé les humbles", il n'y a pas g-tapeinophronas mais g-tapeinous, c'est-à-dire ceux qui sont méprisés selon le monde, pour les opposer aux grands. Ce verset est expliqué par celui qui suit, comme il est d'usage dans le style des Prophètes : Il a rempli de biens ceux qui étaient affamés, etil a renvoyé vides ceux qui étaient riches". Ceux que Marie venait d'appeler humbles, elle les nomme ici affamés, c'est-à-dire petits, et ceux qu'elle avait appelés grands, elle les nomme riches. Dans le verset suivant, elle fait mention de la miséricorde qui se répand chez toutes les nations de la terre. Au dernier verset, elle publie la fidélité de Dieu à ses promesses : "Comme il a parlé", etc. Dans tout le cantique elle célèbre la gloire, c'est-à-dire la puissance, la bonté et la vérité de Dieu; elle ne dit pas un mot de ses mérites. {LEVIN} Mais, de même que l'orgueil marche à la suite de la grandeur et des richesses, la pauvreté enseigne la modestie. {HILAIRE} Je ne disconviens pas que cela arrive quelquefois, mais il n'est pas rare de voir des pauvres très arrogants. Si vous le niez, je vous mettrai devant les yeux plusieurs Merdards. Mais admettons que ce fait particulier soit général, il ne s'agit point ici de ce que la très sainte mère de Jésus a été, mais de ce qu'elle a dit d'elle-même dans ce cantique. {LEVIN} J'admire l'entêtement de ces gens-là, qui, tant de fois avertis, souvent même tournés en radicule, ne veulent pas ouvrir les yeux. {HILAIRE} Que de fois leur a-t-on dit qu'une déclamation consistait à traiter un thème faux afin de s'exercer à la parole ! et cependant pour eux une déclamation n'est pas autre chose qu'un sermon. Combien de fois leur a-t-on corné aux oreilles que vivre dans le célibat, c'était n'être point marié, lors même que l'on entretiendrait mille concubines! et cependant pour eux le célibat n'est pas autre chose que la continence et la chasteté. Il en va de même de l'humilité et de quantité d'antres choses semblables. {LEVIN} D'où peut venir cette sottise incarnée ? {HILAIRE} Je vais vous le dire en ce qui concerne les Merdards. Ils ne se sont point appliqués à l'étude dès l'enfance ; ils n'ont pas les moyens de se procurer des maîtres ni des livres, et si, par hasard, il leur survient quelque argent, ils aiment mieux le dépenser pour leur ventre. Ils s'imaginent que leur habit sacro-saint suffit abondamment pour donner une haute opinion de leur piété et de leur savoir. Enfin ils se font un point de religion de ne pas même savoir le latin, à l'exemple de leur saint François. {LEVIN} Certes, j'en connais beaucoup qui, sous ce rapport-là, sont le vrai portrait du chef de leur institut, lequel disait "capero" pour "galerus", et, je crois, "vestimentibus" pour "vestibus". Mais saint François refusa constamment l'honneur de le prêtrise, ce que firent également, je crois, saint Benoît et saint Dominique. Les moines d'aujourd'hui, avec leurs vêtements (vestimentibus) ne craignent point de porter le chapeau de cardinal. {HILAIRE} Que dites-vous? ils visent même à la tiare. Et ces humbles fils du pauvre François donnent leurs souliers à baiser aux plus grands monarques de la terre. {LEVIN} Maintenant, si le mot vital avait été mis, serait-ce une impiété? {HILAIRE} Nullement, si par vil on entend quelqu'un dont le monde ne fait point de cas, ou qui se juge lui-même méprisable. Mais à quoi bon excuser ce qui n'a point été dit? {LEVIN} Merdard n'a-t-il pas eu honte de mentir de le sorte, et cela dans ua temple si célèbre, devant une nombreuse réunion de rois, devant tant de savants personnages dont la plupart avaient lu les ouvrages d'Érasme ?. - {HILAIRE} Honte, dites-vous? Au contraire, ce charlatan crut avoir fait une action éclatante et digne du triomphe. Les Merdards ont un quatrième voeu plus sacré pour eux que les trois autres; c'est celui-ci: Ne rougir absolument de rien. {LEVIN} Il est certain que la plupart d'entre eux l'observent très religieusement. {HILAIRE} Et il ne s'agissait pas d'un seul mensonge. Premièrement, le cantique de Marie reste intact, tel qu'il a été écrit par saint Luc. Or peut-on dire que l'on corrige lorsqu'on ne change rien? Ensuite le mot "humilitas" n'a point été changé, et nulle part il n'est fait mention de vileté. Enfin traduire fidêlement les paroles de saint Luc, ce n'est point corriger le cantique, mais l'expliquer. {LEVIN} Je vois un triple mensonge, digne d'un charlatan effronté. {HILAIRE} Attendez: vous ne connaissez pas encore toute son impudence. {LEVIN} Ya-t-il quelque chose de plus fort? {HILAIRE} Il criait à plein gosier que ce docteur âne était le principal auteur et le brandon de tous les troubles qui agitent en ce moment la chrétienté. {LEVIN} Que dites-vous? {HILAIRE} Que c'est lui qui est cause que l'Église est déchirée par tant de sectes, que les prêtres sont dépouillés de leurs dîmes, que les évêques sont méprisés, que la sacro-sainte majesté .du souverain pontife est bafouée partout, que les paysans ont renouvelé l'antique exemple des géants. {LEVIN} Il disait cela publiquement? {HILAIRE} A grands cris. {LEVIN} Pourtant ceux qui ont lu avec un peu d'attention les ouvrages d'Érasme pensent bien différemment. Beaucoup de ses lecteurs confessent avoir puisé dans ses écrits les germes de la vraie piété. Tout cet incendie a été allumé par les moines; ce sont eux qui l'ont amené à ce degré d'embrasement, et aujourd'hui encore lorsqu'ils essayent de l'éteindre, c'est absolument comme s'ils jetaient de l'huile dans le cheminée. {HILAIRE} Vous voyez que le ventre est une très mauvaise bête. {LEVIN} Vous avez mis le doigt dessus. Il importe au ventre qu'il y ait dans le christianisme beaucoup de superstition et très peu de piété. Mais que faisait l'auditoire? A-t-il supporté que cet âme de Cûmes braillât si insolemment du haut de la chaire ? {HILAIRE} Quelques-uns se demandaient ce qui lui était arrivé. D'autres, ayant peine à se contenir, se levaient et sortaient du temple en murmurant ces mots : "Nous sommes venus ici pour entendre les louanges de la sainte Vierge, et cet ivrogne nous vomit de pures calomnies". Parmi ces derniers il y avait même beaucoup de femmes. {LEVIN} Pourtant le sexe est généralement très dévoué à cette corporation. {HILAIRE} C'est vrai, mais les femmes commencent aussi à raisonner. De tous les hommes instruits qui étaient présents, le plus grand nombre enrageaient, quelques- uns même sifflaient. {LEVIN} L'âne se moque des sifflements. Il fallait jeter ce braillard à bas de la chaire avec des œufs pourris ou des gravois. {HILAIRE} Il neune manquait pas de gens qui l'en jugeaient digne, mais le respect du lieu les retenait. {LEVIN} Mais la sainteté du lieu ne doit pas protéger ceux qui l'ont profané par un crime. De même qu'il n'est pas juste que ceux qui commettent un meurtre dans l'enceinte d'un temple y trouvent un asile, si un prédicateur abuse follement de la sainteté du lieu et de la patience de son auditoire, ce qu'il a profané lui-même par sa témérité ne doit point lui servir de sauvegarde. Les anciens ont loué ce Romain qui refusa de voir un consul dans l'homme qui ne voyait point en lui un sénateur ; il n'est pas juste non plus que le public voie un ecclésiastique dans l'homme qui ne voit point en lui un auditoire. {HILAIRE} On craint la foudre des évêques : "Si quis, instigante diabolo", etc.. Vous connaissez la loi. {LEVIN} Mais les évêques devraient d'abord lancer leur foudre contre de tels braillards. {HILAIRE} Les évêques même les craignent. {LEVIN} Qui ? {HILAIRE} Ces braillards. {LEVIN} Pourquoi cela ? {HILAIRE} Uniquement parce qu'ils sont braillards. {LEVIN} Les apôtres ne craignaient les menaces ni des rois ni des gouverneurs, et ceux-ci tremblent devant un mendiant? {HILAIRE} Mais c'est leur mendicité même qui les rend plus redoutables. Ils n'ont rien à perdre, ils ont de quoi nuire. Allez, je vous prie, vers un nid de guêpes ou de frelons, et touchez un de ces insectes du bout du doigt. Si cela vous réussit, vous reviendrez me le dire, et vous accuserez de lâcheté les évêques qui refusent d'irriter un seul mendiant. Les plus puissants monarques de la chrétienté ne révèrent-ils pas le pape et ne le craignent-ils pas en quelque sorte ? {LEVIN} Ce n'en pas étonnant, il est le vicaire du Christ. {HILAIRE} Eh bien! Alexandre VI, qui n'était ni un sot ni un ignorant, répétait souvent, dit-on, qu'il aimerait mieux déplaire à plusieurs grands monarques qu'au dernier moinillon de l'ordre des mendiants. {LEVIN} Laissons là les papes. Quand la nouvelle de ce crime fut parvenue aux oreilles des princes qui étaient alors à Augsbourg, ne punit-on pas le coupable ? {HILAIRE} Ils furent tous indignés, mais principalement le roi Ferdinand et sa soeur Marie, la gloire des femmes de son siècle; Bernard, cardinal de Trente; Balthasar, évêque de Constance. L'ecclésiastique fut vertement réprimandé, mais surtout par Jean Faber, évêque de Vienne. {LEVIN} A quoi bon des réprimandes? L'âne ne sent que le bâton. {HILAIRE} Surtout quand on le lui applique sur le ventre. Mais que pouvaient faire à cet imbécile des princes occupés de choses bien plus importantes ? {LEVIN} Ils pouvaient du moins lui interdire la chaire et lui retirer leur bienveillance. {HILAIRE} Mais le finaud avait réservé son pus pour la dissolution de la diète, au moment même où l'on allait se séparer. {LEVIN} C'est de cette façon-là, dit-on, que s'en vont les démons des possédés, en laissant une puanteur horrible. {HILAIRE} Il fut donc congédié par le roi Ferdinand, mais bien repu; car la réprimande ne lui ôta pas un atome de sa graisse. {LEVIN} Ott dit que saint François prêcha ses soeurs les Volatiles; celui-ci méritait de prêcher ses frères les ânes et les cochons. Mais où se réfugia-t-il ? {HILAIRE} Où pouvait-il se réfugier, sinon vers ceux de son troupeau, qui le reçurent en triomphe pour ses heureux et brillants succès; et en buvant on entonna pour chant de victoire le "Te Deum laudamus". {LEVIN} Ce Merdard-là mériterait bien mieux d'avoir la corde au cou qu'à la ceinture. Mais que souhaiterons-nous à ce troupeau stupide qui nourrit de tels animaux? {HILAIRE} Vous ne leur souhaiterez jamais autant de mal qu'ils s'en font à eux-mêmes. C'est par ces procédés-là qu'ils se déshonorent grandement, et qu'ils indisposent contre eux tous les honnêtes gens bien plus efficacement que ne pourrait le faire n'importe quel ennemi. Mais il n'est pas d'une âme chrétienne de souhaiter du mal à qui que ce soit; faisons plutôt des voeux pour que le très clément formateur et réformateur de tout ce qui est (qui dans la personne de Nabuchodonosor a fait d'un homme un boeuf, et ensuite d'un boeuf un homme, et qui a donné à l'ânesse de Balaam un langage humain) change en mieux tous ceux qui ressemblent à Merdard, et leur donne un coeur et une langue dignes d'hommes évangéliques.