[44] LA CHOSE ET LE MOT. (BÉAT, BONIFACE) BÉAT. - Bonjour, mon cher Boniface. BONIFACE. - Bien le bonjour aussi, Béat. Mais plût au ciel que nous fussions ce que veut dire notre nom : vous, opulent, et moi, joli garçon ! BÉAT. - C'est donc peu de chose à vos yeux que de porter un nom magnifique ? BONIFACE. - Je ne m'en soucie guère, si la réalité n'y correspond. BÉAT. - La plupart des mortels sont pourtant d'un autre sentiment. BONIFACE. - Possible qu'ils soient des mortels, mais je ne les tiens pas pour des hommes. BÉAT. - Ce sont aussi des hommes, cher ami, à moins que vous ne croyiez que des chameaux et des ânes se promènent encore de nos jours sous la forme humaine. BONIFACE. - Je le croirais plus vite que je n'appellerais des hommes ceux qui font plus de cas du mot que de la chose. BÉAT. - J'avoue que, dans certaines affaires, la plupart donnent au mot le pas sur la chose ; dans d'autres circonstances, c'est le contraire. BONIFACE. - Je ne saisis pas très bien votre pensée. BÉAT. - Nous avons pourtant un exemple sous la main. Votre nom est Boniface, et votre figure le justifie ; mais, s'il fallait vous ôter l'un ou l'autre, que préféreriez-vous ? Être laid, ou bien vous appeler Corneille au lieu de Boniface ? BONIFACE. - J'aimerais mieux assurément m'appeler Thersite que d'avoir la physionomie d'un monstre. Mais que la mienne soit belle, je n'en sais rien. BÉAT. - De même, si j'étais riche, dans l'alternative de renoncer aux biens ou au nom, je préférerais m'appeler Irus et n'être pas dépouillé de mon avoir. BONIFACE. - D'accord, car ce que vous dites est juste. BÉAT. - Il en sera de même, je pense, pour ceux qui jouissent d'une santé florissante et d'autres avantages physiques. BONIFACE. - C'est probable. BÉAT. - Mais combien en voyons-nous qui préfèrent qu'on les appelle savants ou pieux plutôt que de l'être réellement ! BONIFACE. - J'en connais une foule de cet acabit. BÉAT. - Ne font-ils pas plus de cas du mot que de la chose ? BONIFACE. - Il me semble que si. BÉAT. - Même si quelque dialecticien se présentait pour nous définir congrument ce qu'est un roi, un évêque, un magistrat, un philosophe, peut-être que là aussi nous découvririons des gens qui aiment mieux le mot que la chose. BONIFACE. - Oui-da, si un roi est celui qui, par ses lois et par son équité, a en vue l'intérêt de son peuple et non le sien ; si un évêque est celui qui dévoue tout son être au bercail du Seigneur ; si le magistrat est celui qui veille de tout son coeur à la chose publique, et si le philosophe est celui qui, dédaigneux des avantages de la fortune, s'applique uniquement à acquérir de la sagesse. BÉAT. - Vous voyez maintenant combien d'exemples de ce genre je pourrais ajouter. BONIFACE. - Un tas, certes. BÉAT. - Et nierez-vous que tous ceux-là ne soient des hommes ? BONIFACE. - J'ai plutôt peur que nous ne perdions nous-même ce nom. BÉAT. - Mais si l'homme est un animal raisonnable, comme nous nous écartons de la raison quand, pour les avantages physiques, simples agréments plutôt que de vrais biens, et pour les richesses externes que le sort accorde et ôte comme il lui plaît, nous préférons la chose au mot, alors que pour les vrais biens spirituels nous faisons plus cas du mot que de la chose ! BONIFACE. - Sur ma foi ! à regarder de près, nous raisonnons à contresens. BÉAT. - Nous raisonnons pourtant de la même façon dans les cas contraires. BONIFACE. - J'attends que vous me l'expliquiez. BÉAT. - Ce que j'ai dit du nom des choses désirables doit aussi s'appliquer à celui des choses à éviter. BONIFACE. -. Apparemment. BÉAT. - Plus encore que d'être qualifié de ce nom, il faut craindre de se comporter en tyran. Et si un mauvais évêque est au sens de l'Évangile un voleur et un larron, nous devons avoir moins d'exécration pour ces noms que pour la chose elle-même. BONIFACE. - Tout à fait d'accord. BÉAT. - Concluez pareillement pour le reste. BONIFACE. - Je comprends à merveille. BÉAT. - Est-ce que tous n'ont pas de l'aversion pour le nom de fou ? BONIFACE. - Si, elle est même très vive. BÉAT. - Ne serait-il pas fou celui qui pêcherait avec un hameçon d'or, qui préférerait le verre aux pierres précieuses, qui chérirait les chevaux plus que sa femme et ses enfants ? BONIFACE. - II serait plus stupide que n'importe quel Corèbe. BÉAT. - Ne lui sont-ils pas comparables, ceux qui se ruent à la guerre, exposant leur corps et leur âme au danger, dans l'espoir d'un bénéfice qui n'est d'ailleurs pas si gros ; ceux qui s'efforcent d'accumuler les richesses, alors que leur âme est dénuée de toute vertu ; ceux qui ornent à profusion leurs vêtements et leur logis, cependant que leur esprit négligé croupit dans l'ordure; ceux qui veillent anxieusement sur leur santé, et laissent à elle-même une âme souffrant de tant de maladies mortelles ; ceux qui, enfin, pour les voluptés éphémères de cette vie, se rendent dignes des tourments éternels ? BONIFACE. - La raison elle-même nous force à reconnaître qu'ils sont plus que fous. BÉAT. - Cependant, quoique l'univers en soit plein, vous n'en trouverez guère qui souffriraient qu'on les traitât de fous, bien que la chose ne leur fasse pas tant horreur. BONIFACE. - C'est exact. BÉAT. - Poursuivons. Vous savez en quelle aversion chacun tient les noms de menteur et de voleur. BON. - Ils sont fort haïssables et non sans motif. BÉAT. - Je l'avoue. Mais, bien que souiller la femme d'autrui soit une pire scélératesse que le vol, j'en connais beaucoup qui sont fiers du surnom d'adultère, et qui tireraient l'épée du fourreau si l'on s'avisait de les traiter de voleurs. BONIFACE. - Ils ne sont pas rares à se comporter ainsi. BÉAT. - Ils sont nombreux aussi ceux qu'offense le nom de gibier de bordels, bien qu'ils soient entièrement livrés aux putains et à la boisson, et cela avec joie et publiquement. BONIFACE. - Ceux-là se font gloire de la chose, tout en détestant le mot qu'elle mérite. BÉAT. - A peine trouverait-on un titre qui choquât nos oreilles plus que celui de menteur. BONIFACE. - J'en connais qui ont vengé cette accusation par un meurtre. BÉAT. - Plût au ciel qu'on éprouvât une égale aversion pour la chose ! Ne vous est-il jamais advenu qu'un emprunteur vous manque de parole après avoir promis de rendre à une date déterminée la somme prêtée ? BONIFACE. - Souvent, et bien qu'il me l'eût juré, non pas une, mais cent fois. BÉAT. - Les fonds faisaient peut-être défaut à ces gens-là ? BONIFACE. - Pas du tout, mais ils trouvaient plus commode de ne pas rendre ce qu'on leur avait prêté. BÉAT. - N'était-ce pas un mensonge ? BONIFACE. - Bien sûr que si. BÉAT. - Vous risqueriez-vous à demander à l'un de ces débiteurs : « Pourquoi m'avez-vous tant de fois menti ? » BON. - Non, à moins d'être d'humeur à me battre. BÉAT. - Est-ce que les carriers, les forgerons, les orfèvres et les tailleurs ne s'engagent-ils pas quotidiennement de la même façon, promettant un travail à date fixe et manquant à leur parole, même s'ils vous causent un grave préjudice ? BONIFACE. - Impudence surprenante ! Mais ajoutez-y les avocats promettant leurs bons offices. BÉAT. - Vous pourriez y joindre des milliers de professions, et nul de ces Messieurs ne tolérerait qu'on le qualifiât de menteur. BONIFACE. - L'univers est plein de mensonges de ce genre. BÉAT. - De même, personne ne supporte le nom de voleur, bien que tous n'aient pas une telle horreur de la chose. BONIFACE. - Expliquez-vous plus clairement. BÉAT. - Quelle différence y a-t-il entre celui qui prend de l'argent dans votre caisse, et celui qui nie avec serment à l'appui un prêt qu'on lui a consenti ? BONIFACE. - Aucune, sinon qu'il y a encore plus de scélératesse à spolier celui qui eut confiance en vous. BÉAT. - Comme ils sont rares pourtant ceux qui rendent un dépôt, ou, s'ils le font, ne le restituent pas dans son intégrité ! BONIFACE. - Je trouve qu'ils sont extrêmement rares en effet. BÉAT. - Nul d'entre eux ne souffrirait néanmoins le nom de voleur, alors qu'ils n'ont pas de répugnance pour la chose. BONIFACE. - C'est juste. BÉAT. - Réfléchissez maintenant à ce qui se passe couramment dans la gestion des biens de pupilles, dans les testaments et legs, à tout ce qui colle aux doigts de ceux qui traitent ces sortes d'affaires. BONIFACE. - Le tout y reste bien souvent. BÉAT. - Ils aiment le vol, mais en détestent le nom. BONIFACE. - Voilà ! BÉAT. - Peut-être ne pénétrons-nous pas clairement les agissements de ces agents du fisc qui frappent de la monnaie de mauvais aloi, ou qui causent du tort aux particuliers en provoquant une hausse ou une baisse de l'argent. Nous pouvons bien en parler par expérience, puisque ces faits sont de pratique quotidienne. Celui qui emprunte ou qui prend l'argent d'autrui, dans l'intention de ne jamais le rendre, s'il se peut, combien peu diffère-t-il du voleur ? BONIFACE. - On peut le dire plus rusé, mais en tout cas pas meilleur. BÉAT. - Bien que leur nombre soit partout très élevé, aucun d'eux ne supporterait l'épithète de voleur. BONIFACE. - Dieu seul connaît les intentions ; c'est pourquoi ils passent aux yeux des hommes pour des débiteurs insolvables, et non pour des voleurs. BÉAT. - Du moment que ce sont des voleurs devant Dieu, le nom que les hommes leur donnent importe peu. Chacun connaît ses propres intentions. De plus, ne les proclame-t-il pas ouvertement, celui qui, bien que fortement endetté, se montre follement prodigue de l'argent qui lui échoit ; qui, après avoir dans telle ville frustré ses créanciers par une banqueroute, fuit dans une autre cité à la recherche d'étrangers à duper, et qui est coutumier du fait ? BONIFACE. - Si, et même de reste. Mais ils ont l'habitude de farder d'une excuse leurs manigances. BÉAT. - Et laquelle ? BONIFACE. - Ils prétendent qu'ils ont avec les magnats, et même les rois, ce trait de commun, qu'ils doivent beaucoup à nombre de personnes. Ceux qui ont cette disposition d'esprit affichent presque toujours des prétentions à la noblesse. BÉAT. - Dans quel but ? BONIFACE. - C'est extraordinaire, tout ce qu'un chevalier peut, selon eux, se permettre. BÉAT. - De quel droit ? en vertu de quelles lois ? BONIFACE. - Des mêmes lois qui autorisent un gouverneur de province maritime à s'adjuger toutes les épaves d'un naufrage, même en présence du légitime propriétaire, et des lois d'après lesquelles certains revendiquent pour leur bien tout ce qu'ils confisquent à un voleur ou à un brigand. BÉAT. - Les voleurs pourraient eux-mêmes fabriquer des lois de cette espèce. BONIFACE. - Ils n'y manqueraient pas, s'ils avaient pouvoir d'en assurer l'application. Ils auraient d'ailleurs une excuse, s'ils déclaraient la guerre avant de piller. BÉAT. - Qui a donné ce droit aux chevaliers de préférence aux fantassins ? BONIFACE. - La chance de l'arme. On les entraîne ainsi à la guerre, pour les rendre plus habiles à dépouiller l'ennemi. BÉAT. - C'est comme cela, je pense, que Pyrrhus exerçait les siens à la guerre. BONIFACE. - Non pas, mais les Lacédémoniens. BÉAT. - La peste soit d'eux et de leur exercice ! Mais quels sont les titres à si insigne prérogative ? BONIFACE. - Certains l'ont héritée de leurs ancêtres, d'autres l'achètent contre argent, d'autres enfin se l'arrogent purement et simplement. BÉAT. - Et le premier venu peut en faire autant ? BONIFACE. - Oui, à condition que ses moeurs soient à l'avenant. BÉAT. - Comment cela ? BONIFACE. - S'il ne fait rien qui vaille, s'habille magnifiquement, porte un anneau au doigt, court avec zèle les putains, joue assidûment aux dés et aux cartes, dépense son temps à boire et à s'amuser, répugne à tout thème de conversation vulgaire, mais n'a à la bouche que citadelles, plaies et bosses, et toutes sortes de fanfaronnades. Dès lors, pareil individu peut faire la guerre à qui bon lui semble, même s'il n'a pas un bout de terre où poser le pied. BÉAT. - Vous m'entretenez là de chevaliers dignes du chevalet ; mais ils ne sont pas rares chez les Sicambres.