[56,0] COLLOQUE LVI : L'ART NOTOIRE. DIDIER, ÉRASME. {DIDIER} Comment vont tes études, mon cher Érasme? {ÉRASME} Les Muses, à ce qu'il parait, me sont peu favorables; mais je ferais plus de progrès si je pouvais obtenir de vous certaine chose. {DIDIER} Je n'ai rien à te refuser dès qu'il s'agira de ton intérét. Dis-moi seulement ce que c'est. {ÉRASME} Je suis persuadé qu'il n'y a point d'art si caché qui ne vous soit connu. {DIDIER} Plaise à Dieu que tu dises vrai ! {ÉRASME} J'apprends qu'il y a une espèce d'art notoire, à l'aide duquel on peut acquérir sana peine toutes les sciences. {DIDIER} Qu'entends-je? As-tu vu le livre? {ÉRASME} Oui, mais je' n'ai fait que le voir, n'ayant trouvé personne pour me l'expliquer. {DIDIER} Que contenait-il? {ÉRASME} Différentes figures d'animaux tels que des dragons, des lions, des léopards; plusieurs cercles où étaient écrits des mots grecs, latins, hébreux et barbares. {DIDIER} En combien de jours le titre de l'ouvrage promettait-il la connaissance des sciences? {ÉRASME} En quatorze jours. {DIDIER} Cette promesse est assurément magnifique. Mais connais-tu quelqu'un que cet art notoire ait rendu savant? {ÉRASME} Non. {DIDIER} On n'en a jamais vu et on n'en verra jamais, à moins de voir quelqu'un s'enrichir par l'alchimie. {ÉRASME} Je voudrais bien que cet art fût vrai. {DIDIER} Apparemment parce qu'il t'en coûte d'acheter le savoir au prix de tant de sueurs? {ÉRASME} Précisément. {DIDIER} Le Ciel l'a décidé ainsi. Les biens vulgaires, tels que l'or, les diamants, l'argent, les palais, le trône, il les accorde quelquefois à des âmes basses qui ne les méritent point; mais il a voulu que les véritables richesses, celles qui nous appartiennent en propre fussent le prix du travail. Il ne faut pas se plaindre de la peine que nécessite l'acquisition d'un bien si précieux, quand on voit tant de gens qui s'exposent à des périls affreux, à des fatigues inouïes pour des avantages passagers et tout à fait méprisables en comparaison de la science, et qui cependant n'obtiennent pas toujours ce qu'ils recherchent. D'ailleurs le travail de l'étude ne laisse pas d'avoir beaucoup de charme, lorsqu'on est un peu avancé; et il ne tient qu'à toi de t'épargner bien de l'ennui. {ÉRASME} De quelle manière? {DIDIER} D'abord en t'appliquant à aimer l'étude, ensuite en l'estimant. {ÉRASME} Comment faire pour cela? {DIDIER} Songe à tous ceux que les lettres ont enrichis, à tous ceux qu'elles ont élevés aux honneurs et au pouvoir, et considère en même temps toute la différence qui existe entre l'homme et la bête. {ÉRASME} Vos avis sont excellents. {DIDIER} Ensuite il faut apprivoiser ton esprit en l'habituant à se fixer et à aimer l'utile plutôt que l'agréable. Ce qui est bon en soi a beau paraître dur au commencernent, l'habitude le fait trouver doux. De cette façon, tu fatigueras moins ton maître et tu apprendras plus facilement, suivant cette maxime d'Isocrate que tu devrais inscrire en lettres d'or sur le frontispice de ton cahier : "Si vous aimez la science, vous deviendrez savant". {ÉRASME} J'apprends assez vite, mais j'oublie bientôt ce que j'ai appris. {DIDIER} Alors tu es un tonneau percé. {ÉRASME} Vous avez à peu près deviné. Mais le remède? {DIDIER} II faut boucher la fente pour que rien ne se perde. {ÉRASME} Avec quoi ? {DIDIER} Ce n'est ni avec de la mousse, ni avec du plâtre, mais avec du travail. Celui qui apprend des mots sans en comprendre le sens les oublie vite; car les paroles, comme dit Homère, sont ailées; elles s'envolent aisément si les pensées ne leur servent de contre-poids. Applique-toi donc d'abord à bien comprendre ce que tu lis et à le repasser en toi-même de temps en temps; c'est en cela que tu dois, comme je l'ai dit, apprivoiser ton esprit afin de l'accoutumer à réfléchir quand il le faut. Un esprit qui est trop sauvage pour se plier à la réflexion ne vaut rien pour l'étude. {ÉRASME} Je ne vois que trop combien cela est difficile. {DIDIER} Celui qui a l'esprit trop léger pour s'arrêter sur une pensée ne peut ni écouter un long discours, ni retenir ce qu'il a appris. On peut graver sur le plomb, parce que c'est un corps solide; on ne peut rien graver sur l'eau ni sur le vif-argent à cause de leur fluidité. Si tu parviens à maîtriser ton esprit, comme tu vis au milieu de savants dont les entretiens roulent journellement sur une infinité de choses dignes d'être sues, tu peux apprendre beaucoup sans peine. {ÉRASME} Assurément. {DIDIER} Car, outre ce qu'on dit pendant les repas, outre les conversations journalières, tu entends immédiatement après le diner huit belles sentences, tirées des meilleurs auteurs, et autant après le souper. Calcule maintenant quel produit cela te donne par mois et par année. {ÉRASME} Un produit magnifique, si je pouvais tout retenir. {DIDIER} De plus, comme tu n'entends que des gens qui parlent bien le latin, qui t'empèche d'apprendre cette langue en quelques mois, puisque des enfants qui n'ont aucune teinture des lettres apprennent en fort peu de temps le français ou l'espagnol? {ÉRASME} Je suivrai votre conseil, et je verrai si mon esprit pourra se plier au joug des Muses. {DIDIER} Pour moi, je ne connais d'autre art notoire que le travail, l'amour de l'étude et l'assiduité.