[0] ÉRASME. {p2,1} Dialogue sous l'intitulé "CICERONIANUS". {2} Personages : Bulephorus, Hypologus et Nosoponus. [1] PARTIE I. {3} Bulephorus : Dis donc, qui vois-je là-bas, qui se promène tout au bout du portique ? {4} Si mes yeux n’y voient pas trop mal, c’est Nosopon, notre vieux camarade et compagnon d’études. {5} Hypologus : Le fameux Nosopon ? C’est vraiment lui ? Autrefois c’était le plus aimable de nos camarades ! Un peu rougeaud, un peu rondouillard ! Il débordait littéralement de charme et d’élégance. {6} Bulephorus : C’est lui, en personne ! {7} Hypologus : D’où lui vient cette étrange allure ? {8} Il a bien plus l’air de ressembler à un fantôme qu’à un homme ! {9} Serait-ce qu’une maladie le tient ? {10} Bulephorus : Oui ! et la plus grave ! {11} Hypologus : Laquelle, je te prie ? {12} Serait-ce l’hydropisie ? {13} Bulephorus : Le mal est entré bien plus profond que la peau. {14} Hypologus : Est-ce que ce serait cette nouvelle sorte de lèpre, que le peuple, de nos jours, apprivoise du doux nom de gale ? {15} Bulephorus : Elle est ancrée encore plus profond que cela, cette infection. {16} Hypologus : Serait-ce la tuberculose ? {17} Bulephorus : Le mal s’est installé bien plus profondément que dans les poumons. {18} Hypologus : Serait-ce une sorte d’anémie générale ? ou bien la jaunisse ? {19} Bulephorus : C’est quelque chose de plus profond que la bile. {p4,20} Hypologus : Peut-être une fièvre qui s’attaque aux veines et au cœur ? {21} Bulephorus : C’est de la fièvre et ce n’est pas de la fièvre! Quelque chose qui brûle plus profondément que si la fièvre progressait dans les veines et le cœur, quelque chose qui vient du plus profond des sanctuaires de l’âme que loge le cerveau. {22} Mais arrête de chercher à deviner inutilement : c’est une nouvelle sorte de maladie ! {23} Hypologus : Elle n’a donc pas encore de nom ? {24} Bulephorus : En latin, non pas encore ! Les Grecs la nomment Zélodulie, « l’esclavage de l’imitation ». {25} Hypologus : Ça lui est arrivé récemment, ou ce mal est chronique {26} Bulephorus : Cela fait déjà plus de sept ans que le malheureux en est possédé. {27} Ça y est ! Voilà qu’il nous a vus ! {28} On dirait qu’il dirige ses pas par ici : tu sauras bien mieux de sa propre bouche quel est son mal. {29} Au début je vais jouer le rôle de Dave, l’esclave ; toi arrange-toi pour renchérir sur ce que je dis et pour jouer ton rôle dans notre comédie. {30} Hypologus : Certes je le ferais sans hésiter si je savais quel rôle tu me réserves ! {31} Bulephorus : Ce que je veux par-dessus tout, c’est soulager mon cher vieil ami d’un mal si terrible. {32} Hypologus : Tu t’y connais aussi en médecine ? {33} Bulephorus : Tu sais qu’il existe une sorte de démence qui n’ôte pas entièrement la raison, qui n’atteint qu’une partie de l’esprit, mais le blesse d’une manière particulièrement frappante. Tiens par exemple : comme ceux qui ont l’impression de porter sur leur tête des cornes de taureau, ou ceux qui se voient dotés d’un nez excessivement long, ou encore ceux qui s’imaginent avoir une énorme tête, et qui plus est en faïence ! perchée sur un cou trop gracile, et prête à voler en éclats au moindre mouvement qu’ils feraient ! Quelques uns, se croyant morts répugnent à fréquenter les vivants ! {p6, 34} Hypologus : Arrête ! {35} Je connais cette sorte de maladie ! {36} Bulephorus : Pour soigner ces malades-là, il n’y a pas de méthode plus appropriée que de feindre d’être possédé par le même mal. {37} Hypologus : Ça, je l’ai souvent entendu dire. {38} Bulephorus : Eh bien, c’est ce qu’on va faire maintenant! {39} Hypologus : Je ne veux pas seulement être spectateur de cette comédie, mais à vrai dire, je serai heureux d’y prêter la main ! {40} Car avant tout je veux du bien à notre homme ! {41} Bulephorus : Alors, compose ton visage et endosse ton personnage, de peur qu’il ne sente que l’affaire est montée de toutes pièces. {42} Hypologus : C’est ce qu’on va faire ! {43} Bulephorus : Permets moi de te saluer, Nosopon ! je te souhaite de te garder en bonne santé ! {44} Hypologus : Moi aussi, Hypologus, je te donne le salut Nosopon! {45} Nosopon : Moi aussi, bien sûr, je vous en souhaite autant à tous les deux ! {46} Mais si seulement ce que vous me souhaitez pouvait se réaliser. {47} Bulephorus : Le salut ne serait pas si loin, s’il nous était aussi facile de le donner que de le souhaiter ! {48} Mais, je t’en prie, qu’est-ce que c’est que ton mal ? {49} Parce que, le visage que je te vois et ta maigreur n’annoncent rien de bon. {50} Ça m’a tout l’air d’être un problème de foie ? {51} Nosopon : Cela vient bien plutôt du cœur, mon très cher ami ! {52} Hypologus Allons n’exagère pas ! {53} Tu sais que tu nous parles d’une maladie incurable ? {54} Bulephorus Il n’y a vraiment aucun espoir du côté des médecins ? {55} Nosopon : Des secours humains, il n’est rien que je puisse attendre ! {56} C’est de l’aide d’une divinité dont j’ai besoin. {57} Bulephorus : Mais tu nous parles là d’une maladie atroce {58} Quelle est cette divinité dont il te faudrait le secours ? {59} Nosopon : C’est cette déesse que les grecs nomment Peitho, la Persuasion. {p8,60} Bulephorus : Je la connais : c’est une déesse qui fait plier la volonté. {61} Nosopon : Pour elle je me consume d’amour. Je vais mourir si je ne m’en rends pas maître ! {62} Bulephorus : Rien d’étonnant à ce que tu dépérisses ! {63} Je sais combien le désir est une passion violente, et ce que ce que cela veut dire que d’être «possédé des nymphes». {64} Mais depuis combien de temps cet amour t’a-t-il saisi ? {65} Nosopon : Voilà bientôt dix ans que je roule ce rocher et cela sans résultat ! {66} C’est pourquoi il me faut soit mourir dans cette affaire soit enfin obtenir ce que j’aime. {67} Bulephorus Il est bien tenace et bien malheureux l’amour dont tu nous parles-là, s’il n’a pas pu en tant d’années ni s’effacer ni t’apporter la possession de l’objet que tu aimes tant ! {68} Hypologus Peut-être que lui, c’est de disposer librement de sa nymphe qui le mettrait à la torture, bien plus que d’en être privé ! {69} Nosoponus : Bien au contraire c’est de ne pas l’avoir à moi que je me consume comme un malheureux ! {70} Bulephorus Comment est-ce possible ? {71} Jusqu’ici mieux que tout le monde tu as brillé par ta maîtrise de la parole, à tel point que la plupart disaient de toi, comme on le disait de Périclès, que la Persuasion siégeait sur tes lèvres. {72} Nosoponus : Pour le dire en peu de mots, pour moi toute forme d’éloquence n’est que pourriture s’il ne s’agit pas de celle de Cicéron ! {73} La voilà, la nymphe pour qui je me consume d’amour ! {74} Bulephorus : Maintenant je comprends, la passion qui te mine ! {75} Tu cours après ce titre si brillant et si désirable de Cicéronien ! {76} Nosoponus : Tu n’imagines pas à quel point ! Si je ne l’obtenais pas, je considèrerais que j’ai raté ma vie ! {p10,77} Bulephorus : Alors, ça ne m’étonne plus du tout ! {78} Tu as jeté ton dévolu sur la chose la plus belle de toutes ! Mais, comme on dit toujours, et ce n’est que trop vrai : périlleuses sont les grandes œuvres. {79} A partir de maintenant je m’associe à tes vœux, du fond du cœur, en espérant qu’un dieu nous accorde un regard favorable ! {80} Nosoponus : Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? {81} Bulephorus : Je te le dirai si tu peux supporter un rival ! {82} Nosoponus : A quoi rime ce que tu me dis là ? {83} Bulephorus C’est l’amour de la même nymphe qui me torture. {84} Nosoponus : Qu’est-ce que j’apprends ? {85} Tu es tenu dans les filets du même amour ? {86} Bulephorus : J’y suis pris comme pas un ! Et ma flamme s’accroît de jour en jour ! {87} Nosoponus : Ah crois moi Buléphore pour cette raison tu m’es encore plus cher ! Jusqu’aujourd’hui, j’avais la plus grande affection pour toi, mais voilà que je vais me mettre à t’aimer pour de bon, maintenant que nos âmes se rencontrent sur ce point. {88} Bulephorus : Tu ne voudrais sans doute pas qu’on te soulage de cette maladie, te promettrait-on le secours des herbes, des amulettes, ou des formules magiques ? {89} Nosoponus : Ce serait me tuer, pas me soigner ! {90} Il me faut la conquérir ou mourir : il n’y a pas de milieu ! {91} Bulephorus : Comme il m’a été facile de deviner la nature de ton mal en me fondant sur le mien ! {92} Nosoponus : C’est bien pour cela que je ne te cacherai rien ! Tu es initié aux mêmes mystères ! {93} Bulephorus : Crois moi tu n’auras pas à t’en repentir, Nosopon ! {94} Nosoponus : Moi, ce n’est pas seulement l’éclat de ce titre si beau qui me pousse, mais ce sont aussi les outrages et les insolences d’un certain nombre d’Italiens. Absolument aucun autre style que celui de Cicéron ne trouve grâce à leurs yeux, ils vont jusqu’à estimer que c’est le plus grand affront que l’on puisse faire à quelqu’un que de lui refuser le titre de Cicéronien, et pourtant ils ne cessent de se vanter que jamais depuis la fondation du monde, l’honneur d’une telle distinction n’a pu échoir à qui que ce soit au-delà des Alpes ! Ils n’exceptent que le seul Christophe de Longueil, qui vient de quitter, il n’y a pas si longtemps, le monde des vivants. {95} Je ne voudrais pourtant pas avoir l’air de lui envier cette gloire ! A tel point que j’oserais dire de lui ce que Quintilien écrivit de Calvus : « La mort trop tôt venue lui a fait injure ». {96} Hypologus : J’irais plus loin : c’est moins à lui-même que la mort prématurée de Christophe de Longueuil a fait du tort, qu’aux sciences les plus nobles ! {97} Que n’aurait-il pu obtenir dans le domaine des belles lettres, qu’il nous aurait restaurées, si les Puissances d’en Haut avaient allongé sa vie de la durée qui revenait en toute justice à un homme d’un tel talent, et d’une telle intelligence ? {98} Bulephorus : Mais à vrai dire qu’est-ce qui empêche qu’avec la faveur des Muses, plusieurs obtiennent ce qui ne fut donné qu’à un seul ? {99} Nosoponus : En mourant au cours de ce très bel exploit, à mon avis, il est mort en pleine félicité. {100} Qu’y-a-t-il, en effet, de plus beau, de plus grand et de plus magnifique, pour un Cisalpin, que d’être élu Cicéronien, par les voix des Italiens ? {101} Il me semble qu’on doit féliciter pour son bonheur un homme qui est mort au moment le meilleur pour lui, avant que cette gloire ne fût obscurcie par quelque nuage, que l’étude du Grec auquel il avait commencé à s’adonner aurait fait naître ou encore la fréquentation des auteurs chrétiens, dont il n’aurait peut-être pas su se tenir à l’écart avec assez de fermeté, si une vie plus longue lui avait été accordée. {102} Bulephorus : Tu as raison : il lui a été donné de mourir au milieu d’un très bel exploit ! {103} Mais j’ai bien l’espoir que nous réussirons à survivre à cet exploit si beau sans mourir en cours de route ! {p14,104} Nosoponus : Tous mes vœux se joignent aux tiens ! {105} Que je meure si je ne préfère pas cette gloire à l’honneur d’être compté au nombre des Saints ! {106} Bulephorus Evidemment ! Qui ne préfèrerait pas être honoré dans les temps à venir comme Cicéronien plutôt que célébré comme un saint ? {107} D’ailleurs, puisque un amour de ce genre ne connaît pas la jalousie, je te conjure, au nom des tourments et des espoirs qui nous sont communs, de me faire partager au moins ton plan, puisque je suis aussi amoureux que toi, et de me dire par quelles méthodes tu comptes obtenir les faveurs de ton amie. {108} Peut-être atteindrons-nous tous deux plus rapidement le but si chacun apporte son secours à l’autre. {109} Nosoponus : Les Muses ne connaissent pas le sentiment d’envie ; et encore moins les Grâces, leurs compagnes ! {110} Il ne faut refuser aucun effort pour aider un camarade et puis il convient que tout soit commun entre amis. {111} Bulephorus Tu me combleras si tu le fais ! {112} Hypologus Que diriez-vous de me prendre moi aussi dans votre confrérie ? {113} Depuis longtemps déjà la même passion m’aiguillonne de ses piqûres. {114} Nosoponus : Nous t’y recevons ! {115} C’est donc en tant qu’initiés au même dieu que je vous révèlerai les mystères. {116} Depuis déjà sept années pleines, je ne touche plus d’autres livres que ceux de Cicéron. Des autres je m’abstiens avec autant de scrupule que les Chartreux s’abstiennent des plats de viande. {117} Bulephorus : Pourquoi cela ? {118} Nosoponus : Je ne voudrais pas que une bribe du style d’un autre auteur ne reste accrochée à mon discours et n’en éclabousse d’une tâche, pour ainsi dire, l’éclat du style cicéronien. {119} C’est pourquoi, de peur de pécher par imprudence dans cette affaire, j’ai éloigné de mes regards tous les autres manuscrits que j’avais ; je les tiens enfermés dans des caisses et il n’y a place dans ma bibliothèque que pour Cicéron et lui seul. {120} Bulephorus : Comme je suis négligent ! {121} Je n’ai jamais mis un tel scrupule à vénérer Cicéron !