A propos de la « supériorité » occidentale. Toutes les guerres de religion qui ont ensanglanté le monde durant des siècles sont nées d'adhésions passionnelles à des oppositions simplistes: Nous et les Autres, bons et méchants, Blancs et Noirs. Si la culture occidentale s'est montrée féconde (pas seulement des Lumières à aujourd'hui, mais bien plus tôt, à l'époque où le franciscain Ruggiero Bacone invitait à cultiver les langues parce que, même des « infidèles », nous avions des choses à apprendre), c'est aussi parce qu'elle s'est efforcée de « dissoudre » les simplifications néfastes à la lumière de la recherche et de l'esprit critique. Naturellement, elle ne l'a pas toujours fait: même Hitler - qui brûlait les livres, condamnait l'art « dégénéré », tuait les races « inférieures » - ou le fascisme - qui m'enseignait à l'école à chanter « Dieu maudit les Anglais » parce qu'ils étaient « le peuple des cinq repas par jour », et donc des gloutons inférieurs à l'Italien frugal et spartiate -, même tout cela fait partie de la culture occidentale.- Mais ce sont les meilleurs aspects de notre culture que nous devons discuter avec les jeunes, et de toutes couleurs, si nous ne voulons pas que de nouvelles tours s'effondrent, y compris dans les temps qu'ils vivront après nous. Elément de confusion: souvent, on ne réussit pas à saisir la différence qui existe entre l'identification et ses propres racines, la compréhension de ceux qui ont d'autres racines, et le jugement de ce qui est bien ou mal. Concernant mes racines, si l'on me demandait où je préférerais passer mes années de retraite, dans un village du Monferrato, dans le cadre majestueux des Abruzzes ou sur les douces collines entourant Sienne, je choisirais le Monferrato. Mais cela n'implique pas que je juge d'autres régions d'Italie inférieures au Piémont. Et donc, si, par ses propos sur la « supériorité » de la civilisation occidentale, le président du conseil italien Silvio Berlusconi voulait dire qu'il préfère vivre à Arcore plutôt qu'à Kaboul, et se faire soigner dans un hôpital milanais plutôt que dans un hôpital de Bagdad, je serais tout prêt à souscrire à son opinion (Arcore mis à part). Même si l'on me disait que Bagdad possède l'hôpital le mieux équipé du monde, à Milan, je me trouverais davantage chez moi et cela augmenterait mes chances de guérison. Les racines peuvent même être plus larges que les simples racines régionales ou nationales. Je préférerais vivre à Limoges, par exemple, qu'à Moscou. Mais pourquoi? Moscou n'est-elle pas une ville magnifique ? Certes, mais à Limoges je comprendrais la langue. Bref, chacun s'identifie avec la culture dans laquelle il a grandi, et les cas de transplantation radicale, s'il y en a quelques-uns, sont une minorité. Lawrence d'Arabie s'habillait exactement comme les Arabes, mais il est quand même finalenient retourné chez lui. Passons maintenant à la comparaison des civilisations, car c'est de cela qu'il s'agit. L'Occident, bien que ce soit souvent pour des raisons d'expansion économique, a été curieux des autres civilisations. Il les a, trop de fois, liquidées avec mépris. Les Grecs appelaient barbares, c'est-à-dire balbutiants, ceux qui ne parlaient pas leur langue - ce qui équivalait à ne pas parler du tout. Mais des Grecs plus avisés, comme les stoïciens (peut-être parce que certains étaient d'origine phénicienne), se sont vite rendu compte que les barbares usaient de mots différents des mots grecs mais se référaient aux mêmes pensées. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l'anthropologie culturelle s'est développée comme une tentative de guérir l'Occident du remords de ses comparaisons avec les Autres, et particulièrement ces Autres qui étaient définis comme sauvages, sociétés sans histoire, peuples primitifs. Le but de l'anthropologie culturelle était de démontrer qu'il existait des logiques différentes, et qu'elles devaient être prises au sérieux et non méprisées et réprimées. La vraie leçon que l'on doit tirer de l'anthropologie culturelle est que pour dire si une culture est supérieure à une autre, il faut fixer des paramètres. Une chose est de dire qu'il s'agit d'une culture, et une autre de dire sur la base de quels paramètres nous la jugeons. Une culture peut être décrite d'une manière relativement objective: ces individus se comportent ainsi , ils croient aux esprits ou en une divinité unique qui est répandue dans toute la nature, ils s'unissent en clans parentaux selon telle et telle règle, ils considèrent que c'est beau d'avoir le nez percé (ce qui pourrait être une description de la culture de la jeunesse occidentale), ils considèrent que la viande de porc est impure, ils partiquent la circoncision, ils élèvent des chiens pour les faire passer à la marmite les jours de fëte, ou, comme le disent encore les Américains des Français, ils mangent des grenouilles. Naturellement, l'anthropologue sait que l'objectivité est toujours battue en brèche par beaucoup de facteurs. L'an passé, je suis allé en pays dogon et j'ai demandé à un petit garçon s'il était musulman. Il m'a répondu, en français: « Non je suis animiste. » Or, croyez-moi, un animiste ne se définit pas comme animiste s'il n'a pas au moins décroché un diplôme à l'Ecole des hautes études de Paris, et pourtant cet enfant parlait de sa propre culture en se servant des termes employés par les anthropologues. Des anthropologues africains m'expliquaient que, lorsqu'un anthropologue européen arrive, les Dogons, désormais parfaitement dans le coup, lui racontent ce qu'a écrit, il y a bien des années, un anthropologue, Marcel Griaule (à qui, c'est du moins ce qu'assurent mes amis africains cultivés, les informateurs indigènes ont raconté des choses passablement décousues qu'il a ensuite réunies dans un système fascinant mais d'une authenticité , douteuse). Néanmoins, une fois la part faite de tous les malentendus possibles d'une culture autre, on peut obtenir une description relativement « neutre ». Les paramètres du jugement sont autre chose, ils dépendent de nos racines, de nos préférences, de nos usages, de nos passions, d'un système de valeurs qui nous appartient. Un exemple: considérons-nous que porter la durée moyenne de la vie de quarante ans à quatre-vingts ans soit une valeur ? Personnellement, je le crois, encore que beaucoup de mystiques pourraient me dire qu'entre une crapule qui atteint 80 ans et saint Louis de Gonzague qui n'en a pas dépassé 23, c'est le second qui a eu la vie la plus pleine. Mais admettons que l'allongement de la vie soit une valeur: s'il en est ainsi, la médecine et la science occidentales sont certainement supérieures à beaucoup d'autres pratiques et savoirs médicaux. Croyons-nous que le développement technologique, l'expansion du commerce, la rapidité des transports soient une valeur ? Très nombreux sont ceux qui le pensent, et ils ont le droit de juger que notre civilisation technologique est supérieure. Mais, à l'intérieur même du monde occidental, il en est qui estiment que la vie en harmonie avec un environnement intact est une valeur primordiale, et qui sont donc prêts à renoncer aux avions, aux voitures, aux réfrigérateurs pour tresser des paniers et se déplacer à pied d'un village à l'autre, pourvu qu'ils n'aient pas le trou d'ozone. Et l'on voit donc bien que, pour déterminer qu'une culture est meilleure que l'autre, fi ne suffit pas de la décrire (comme le fait l'anthropologue), mais qu'il convient de recourir à un système de valeurs auquel nous considérons ne pouvoir renoncer. C'est seulement dans ces conditions que nous pouvons dire que notre culture, pour nous, est meilleure. Ces derniers jours, on a pu voir s'esprimer diverses défenses de cultures différentes sur la base de para mètres discutables. Il y a peu, justement, je lisais une lettre adressée à un grand quotidien, qui demandait sarcastiquement pour quelle raison les prix Nobel vont toujours à Occidentaux et jamais à des Orientaux. A part le fait qu'il s'agissait d'un ignorant qui ne savait pas combien de prix Nobel de littérature sont allés à des individus à la peau noire et à des grands écrivains islamiques, et que le prix Nobel de physique de 1979 est allé à un Pakistanais qui se nomme Abdus Salam, affirmer que les récompenses scientifiques vont naturellement à ceux qui travaillent dans le milieu de la science occidentale, c'est découvrir l'évidence, parce que personne n'a jamais mis en doute que la science et la technologie occidentales sont aujourd'hui à l'avant-garde. A l'avant-garde de quoi ? De la science et de la technologie. Le paramètre du développement technologique est-il pour autant absolu ? Le Pakistan a la bombe atomique, et l'Italie ne l'a pas. Nous sommes donc une civilisation inférieure ? Vaut-il mieux, pour autant, vivre à Islamabad qu'à Arcore ? Les partisans du dialogue nous demandent de respecter le monde islamique en rappelant qu'il a donné des hommes comme Avicenne (qui, soit dit en passant, est né à Boukhara, pas très loin de l'Afghanistan) et Averroès - il est regrettable qu'on ne cite jamais que ces deux-là, comme s'ils étaient les seuls, et qu'on ne parle pas d'Al-Kindi, d'Avenpace, d'Avicebron, d'Ibn Tufayl, ou du grand historien du XIV siècle que fut Ibn Khaldoun, considéré à juste titre par l'Occident comme le père des sciences sociales. Es rappellent que les Arabes d'Espagne cultivaient la géographie, l'astronomie, les mathématiques ou la médecine, quand le monde chrétien était loin derrière eux. Toutes choses très vraies, mais ce ne sont pas des arguments, car raisonner ainsi reviendrait à dire que Vinci, noble commune toscane, est supérieure à New York parce que Léonard est né à Vinci quand, à Manhattan, trois Indiens assis par terre avaient encore plus de 150 ans à attendre avant que n'arrivent les Hollandais qui leur achèteraient la péninsule entière pour 24 dollars. Et pourtant, sans vouloir offenser personne, aujourd'hui, le centre du monde est New York, et pas Vinci. Les choses changent. Il est inutile de rappeler que les Arabes d'Espagne étaient très tolérants à l'égard des chrétiens et des juifs, à l'époque où, chez nous, on assaillait les ghettos. Ou que Saladin, quand il a reconquis Jérusalem, a été plus miséricordieux que ne l'avaient été les chrétiens envers les Sarrasins quand ils avaient conquis Jérusalem. Toutes choses exactes mais, aujourd'hui, il y a dans le monde islamique des régimes fondamentalistes et théocratiques qui ne tolèrent pas les chrétiens, et Ben Laden n'a pas été miséricordieux avec New York. La Bactriane a été un croisement de grandes civilisations mais, aujourd'hui, les talibans canonnent les bouddhas. A l'inverse, les Français ont fait le massacre de la Saint-Barthélemy mais, aujourd'hui, cela n'autorise personne a dire qu'ils sont des barbares. Ne sollicitons pas l'histoire, car c'est une arme à double tranchant. Les Turcs empalaient (et c'est mal), mais les Byzantins orthodoxes crevaient les yeux de leurs parents dangereux et les catholiques brûlaient Giordano Bruno. Les pirates sarrasins n'y allaient pas avec le dos de la cuiller, mais les corsaires de Sa Majesté britannique, forts de leurs lettres de marque, mettaient à feu et à sang les colonies espagnoles dans les Caraïbes. Ben Laden et Saddam Hussein sont des ennemis féroces de la civilisation occidentale, mais à l'intérieur de la civilisation occidentale nous avons eu des messieurs qui s'appelaient Hitler ou Staline (Staline était si cruel qu'on l'a toujours qualifié d'oriental, bien qu'il ait étudié au séminaire et lu Marx). Non, le problème des paramètres ne se pose pas en termes historiques mais en termes contemporains. Or une des choses les plus estimables des cultures occidentales (libres et pluralistes, et ce sont là les valeurs que nous considérons comme inaliénables) est qu'elles se sont rendu compte depuis longtemps que la même personne peut être portée à employer des paramètres distincts et contradictoires entre eux, sur des questions différentes. Par exemple, on prend comme un bien l'allongement de la vie et comme un mal la pollution atmosphérique, mais nous percevons parfaitement que, pour avoir de grands laboratoires où l'on étudie l'allongement de la vie, il faut probablement avoir des systèmes de communications et d'approvisionnement qui, ensuite, produisent la pollution. La culture occidentale a élaboré la capacité de mettre librement à nu ses propres contradictions. Elle ne les résout peut-être pas, mais elle sait quelles elles sont, et elle le dit. En fin de compte, tout le débat sur globalisation ou pas globalisation est là, sauf pour les agités qui veulent absolument que tout soit noir. Comment rendre supportable un quota de globalisation positive en évitant les risques et les injustices de la globalisation perverse ? Comment faire pour allonger aussi la vie des millions d'Africains qui meurent du sida (et allonger du même coup la nôtre) sans accepter une économie planétaire qui fait mourir de faim les malades du sida et nous force à ingérer des aliments pollués ? Mais c'est justement cette critique des paramètres, poursuivie avec courage par l'Occident, qui fait comprendre à quel point la question des paramètres est délicate. Est-il juste et acceptable pour la société de protéger le secret bancaire ? Beaucoup pensent que oui. Mais si ce secret permet aux terroristes de mettre leurs fonds à l'abri dans la City de Londres ? Dans ce cas, la défense de cette supposée privacy est-elle une valeur positive ou une valeur douteuse ? Nous remettons continuellement nos paramètres en discussion. Le monde occidental est ainsi fait qu'il accepte que ses propres citoyens puissent nier toute valeur positive au paramètre du développement technologique et se faire bouddhistes, ou aller vivre dans une communauté où l'on refuse de se servir de pneus, même pour les charrettes à chevaux. L'école doit enseigner à analyser et à discuter les paramètres sur lesquels se fondent nos affirmations passionnelles. L'Occident a consacré de l'argent et de l'énergie à étudier les us et coutumes des Autres, mais personne n'a réellement permis aux Autres d'étudier les us et coutumes de l'Occident, si ce n'est dans les écoles tenues outre-mer par les Blancs, ou en acceptant que les Autres les plus riches aillent étudier à Oxford ou Paris - et ensuite, voyez ce qui arrive: après avoir fait leurs études en Occident, ils retournent chez eux pour organiser des mouvements fondamentalistes, car ils se sentent liés à leurs compatriotes qui n'ont pas pu faire les mêmes études. C'est d'ailleurs une vieille histoire - déjà, les intellectuels qui se sont battus pour l'indépendance de l'Inde avaient fait leurs études chez les Anglais. Imaginez que des fondamentalistes musulmans soient invités à mener des études sur le fondamentalisme chrétien (en ne s'occupant pas pour cette fois des catholiques, mais des protestants américains, plus fanatiques qu'un ayatollah, qui cherchent à expurger l'école de toute référence à Darwin). je crois que l'étude anthropologique du fondamentalisme d'autrui peut servir à mieux comprendre la nature du sien. Ils étudieront notre concept de guerre sainte (je pourrais leur conseiller beaucoup d'écrits intéressants, y compris récents), et ils verront peut-être d'un oeil plus critique l'idée de guerre sainte telle qu'elle existe chez eux. Traduit de l'italien par François Maspero. C La Repubblica