Un continent d'épiciers. On n’entend pas l’Europe dans cette crise parce que l’Europe n’existe ni diplomatiquement, ni militairement. Finira-t-on par se convaincre que ce qui vient de se passer est le dernier avertissement avant la décadence ? La nouvelle guerre d’Afghanistan a déjà fait du côté occidental une victime que l’on n’attendait pas : l’Otan. La grande alliance militaire de l’Atlantique Nord, au temps de la guerre froide, avec ses deux piliers, les Etats-Unis d’une part, l’Europe occidentale de l’autre, est aujourd’hui moribonde. Au lendemain des attentats du World Trade Center et du Pentagone, elle avait pourtant réagi fièrement, l’Otan, en déclarant sans se faire peur qu’il y avait lieu pour la première fois de jouer son article 5 prévoyant la solidarité de tous ses membres avec l’un d’entre eux victime d’une agression. Or c’était le cas, un cas d’école même, puisque c’était le plus fort des membres du club, celui-là même que l’on pensait invulnérable, qui se trouvait attaqué sur son propre territoire. Très bien. Sauf que la victime refusa sur le champ l’aide qu’on lui proposait : l’Amérique était assez grande pour se défendre seule et même pour attaquer. Pour les Européens réunis, c’était un soulagement, sans doute, mais surtout une humiliation. A la moindre anicroche, par exemple contre le micro Etat serbe de Bosnie, il avait fallu faire appel aux Américains, à leur aviation, à leurs missiles. Même chose en Serbie, un peu plus tard, à propos du Kosovo, et même en Macédoine contre la minuscule UCK. Comme si la protection américaine avait produit chez les Européens une véritable atrophie de leurs capacités d’autodéfense. Et quand l’occasion se présente pour eux de rendre la politesse à l’oncle Sam, sur l’air de « Eisenhower, nous voilà ! », l’oncle Sam fait la moue. Trop compliqué, l’engagement européen, pas assez efficace ! Les Américains avaient conservé un mauvais souvenir des bombardements sur Belgrade, où il avait fallu discuter point par point, jour après jour, avec des Français chipoteurs, de la moindre cible à arroser. Mauvais souvenir encore, celui du refus de Mitterrand d’autoriser le survol du territoire français lors de l’expédition punitive contre Kadhafi en 1986. Trop tordus, ces Français. Alors, fallait-il s’exposer demain à discuter avec le Luxembourg du choix des cibles en Afghanistan, Kaboul ou Kandahar, non, décidément, le jeu n’en valait pas la chandelle. C’est encore, hélas, un succès pour les thèses d’Huntington sur "le choc des civilisations". Ce qui a craqué dans cette épreuve, ce sont les coalitions volontaristes, laborieusement tenues en survie artificielle. Ce qui a survécu et même surnagé, ce sont les vieilles solidarités historiques, viscérales, fondées sur la consanguinité et le cousinage spirituel. Alors, sans que cela nécessite la moindre explication, exit l’Otan, enters le Royaume Uni. C’est aussi que les Anglais, si regrettables, si mal inspirés dans la paix au point de faire figure de mauvais génie de l’Europe au XXe siècle, retrouvent dans la guerre toutes leurs qualités : résolution, sang-froid, intrépidité, au point que depuis un mois on se demande quel est le véritable leader de l’Occident blessé : Bush ou Blair ? L’Otan, on le voit aujourd’hui, n’était pas faite pour la guerre mais pour la dissuasion. Il s’agissait de tenir la dragée haute à l’adversaire, en l’occurrence l’Union soviétique. Et elle y a parfaitement réussi. Il nous est facile après coup de nous jouer la comédie de la précaution inutile. Si l’URSS n’a pas envisagé d’entrer en Europe occidentale, c’est qu’elle s’y savait attendue. C’est le propre des politiques préventives d’apparaître rétrospectivement inutiles, dès lors qu’elles ont réussi. Mais la guerre froide est terminée. Vous verrez que nous finirons par la regretter. Un diplomate soviétique avait dit alors, s’adressant aux Occidentaux : « Nous allons vous infliger le pire des traitements. Nous allons vous priver de votre ennemi. » Ce qu’il n’avait pas ajouté, c’est qu’ils allaient faire place nette à un nouvel ennemi, qui pour la première fois n’est pas une puissance civile, un Etat, une nation. Pas même une religion. Mais une organisation (Al Qaida) de fanatiques, comme S.P.E.C.T.R.E. dans les films de James Bond… Avec la fin de la guerre froide, l’Otan a cessé d’être un organe de dissuasion pour Soviétiques et s’est transformée en organisation de la suprématie et de la nonchalance européenne. Finiront-ils par se convaincre que ce qui vient de se passer est le dernier avertissement avant la décadence ? On n’entend pas l’Europe dans cette crise parce que l’Europe n’existe ni diplomatiquement, ni militairement. Et surtout, parce qu’il ne se trouve personne pour parler en son nom. M. Prodi essaie bien, mais qui écoute M. Prodi ? Certes, il ne manquerait pas en Europe d’hommes capables de se faire entendre : Mario Soares, Felipe Gonzales, Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Kohl, Helmut Schmidt. Ce qui manque, c’est la volonté d’exister. Un médecin peut tout faire pour son malade sauf de vouloir exister à sa place. Donc, ce qui est vrai de l’Otan l’est aussi de l’Union européenne tout entière. Impossible de ne pas voir dans ce qui se passe aujourd’hui comme une revanche du Grand Large, insulaire et churchillien, sur un continent d’épiciers sociaux-démocrates. Et la France ? Elle fait ce qu’elle peut la France, Monsieur. Un espion par-ci, une frégate par-là. Jacques Chirac ne s’en tire pas mal, il faut bien le dire. Il joue sans ballon, comme on dit au football. C’est un art difficile qui, hélas, permet rarement de l’emporter. Si au moins l’événement, dans son incroyable nouveauté, nous servait, comme disait Monnier, de « maître intérieur » ! Se lèvera-t-il un homme, un seul, pour nous dire : « J’ai changé. J’ai réfléchi. Voici désormais ce que je pense. Et ce que je propose. » Mais non. Vous verrez que la situation nouvelle les aura tous renforcés dans la certitude d’avoir eu toujours raison. Pendant que le monde vit, le souffle coupé, l’affrontement surréaliste de la grande Amérique contre le fou Ben Laden, les Verts n’ont d’yeux que pour le match Mamère-Lipietz. Misère de nous. Bois vermoulu. Pensée chenue. Notre partition au Proche-Orient, en Afghanistan, en Afrique, en Europe même, nous la jouons encore, mais en play-back. Nous gesticulons sur un vieux disque, un 78 tours qui grince. Libéraux, socialistes, mondialistes, antimondialistes, vous nous faites bailler comme jamais avec vos certitudes notariées. Ne se trouvera-t-il personne dans ce pays pour prendre le risque de penser au ras de l'événement?