Les deux revanches de Bush Le président américain vient de gagner une bataille contre le terrorisme et une autre contre la piètre idée que l’on se faisait de lui. Mais il sait qu’il est encore loin d’avoir gagné la guerre I. Les défaites de Ben Laden Les talibans n’ont pas disparu. Ils peuvent même encore assassiner des journalistes. Mais l’après-talibans a commencé très tôt et même trop tôt. Singulière observation. La bataille que vient de gagner George Bush complique la sortie de guerre que l’ONU et les Européens voulaient pouvoir préparer plus longuement. Car les Américains, sous le prétexte de se consacrer uniquement à la recherche de Ben Laden, leur ont refilé ce bébé. A eux, désormais, de réunir une coalition gouvernementale dominée par l’Alliance du Nord mais où se trouveraient en force des alliés de ce Pakistan dont il est essentiel de ménager les susceptibilités. Or cette Alliance du Nord prétend refuser tranquillement la présence des troupes qui lui ont assuré la victoire. En tout cas, le succès du président américain n’est pas contestable. On prévoyait que les bombardements de ses forces aériennes ne suffiraient pas: ils ont suffi. On croyait que Kaboul ne tomberait pas avant l’hiver et qu’on n’y fêterait pas la première nuit du ramadan: c’est le contraire qui est arrivé. On redoutait que le Pentagone ne conduisît le président américain à régler les comptes de son père et à intervenir en Irak ou ailleurs: il semble qu’il n’en soit plus question. Enfin, on croyait à la fragilité de la coalition et il s’en est fallu de peu qu’elle ne se fissurât: elle a tenu. Tous ces résultats ont déjoué les spéculations de ceux qui, comme nous-mêmes, craignaient que les Américains n’aient tiré aucune leçon de la guerre du Golfe. Sans doute pourrait-on dire que Ben Laden, tout comme Saddam Hussein, est encore vivant. Mais lui-même et ses partisans ne règnent pas. Ils sont isolés. Personne n’en veut, et surtout pas les pays musulmans d’Asie. Le milliardaire saoudien converti au messianisme terroriste aura réussi à arracher aux Etats-Unis leur caractère de sanctuaire inviolable, et c’est une performance qui restera historique. Mais, curieusement, il aura abouti à rendre les Arabes impopulaires en Asie, augmentant ainsi la division d’un islam qu’il rêvait d’unir grâce à l’apologie du meurtre et au culte du martyre. Un autre paradoxe concerne le sort fait aux femmes dans l’idéologie islamiste. Car d’une certaine manière Ben Laden, en s’appuyant sur des talibans qui passaient volontiers du dynamitage des célèbres Bouddha de Baniyan à l’application la plus sauvage du rite de l’enfermement des femmes, a suscité dans toutes les sociétés féminines de l’islam une peur qui contribuera sans doute, par réaction, à leur émancipation. II. Feu l'islamisme? Il faudrait donc parler de l’islamisme au passé? Je n’en crois rien. Quelle est l’irréductible singularité de son idéologie? Elle est déterritorialisée. Elle n’a pas un lieu d’enracinement comme l’Allemagne nazie, le bolchevisme soviétique ou le polpotisme khmer. Elle marie la terreur et l’universel. Cette secte a la puissance d’une hérésie. Elle s’oppose à cette incroyable invention du judéo-christianisme puis de la Révolution: l’Individu. Elle exalte la fusion communautaire et l’appartenance tribale sous la bénédiction d’un Dieu qui encadre, protège, mobilise et rend coupable l’usage individuel de la liberté. Comme on n’est libre que pour pécher, il faut accepter le destin collectif qui assure seul le salut. On trouvera, on a trouvé cette logique structurale dans toutes les religions et même dans certaines tyrannies propriétaires de cette pensée qu’on a appelée captive. Cet islamisme totalitaire ne serait pas l’islam? Bien sûr! On connaît l’antienne: l’Inquisition n’était pas contenue dans le christianisme ni les bûchers de Genève dans le protestantisme. Mais il est temps de s’intéresser un peu moins à ce que disent les Ecritures et tous les textes sacrés, et un peu plus à la façon dont les fidèles ont tendance à les interpréter. J’assiste souvent à des assemblées œcuméniques et j’admire que tant de religieux différents et de bonne volonté tirent de leur arsenal théologique des citations, versets et sourates à la gloire d’un monothéisme pacifique. Il ne faut décourager personne et je n’aurais garde de le faire. Après tout, comme dirait Bernard Kouchner sur un autre plan, ce n’est pas parce qu’on ne peut sauver tous les hommes du malheur que l’on ne doit pas essayer d’en sauver quelques-uns. Mais il demeure important de se demander de manière tout à fait profane quel est le bon usage des religions, en séparant cet usage de la pratique intime de la foi.Comme disait Renan, ce qu’il y a de divin en l’homme, c’est qu’il a créé Dieu, mais il ne faut pas oublier que c’est lui qui l’a fait. Or c’est un oubli courant dans ce qu’on appelle aujourd’hui le réveil religieux, qui contraste de manière radicale avec le prétendu «désenchantement du monde». Ce réveil, dans l’islamisme, considère comme inconcevable et sacrilège toute séparation de l’Eglise et de l’Etat, de la religion et de la cité, de la foi et de la communauté. Et cela donne une force incroyable à tous ceux qui, dans la grande opposition entre le Nord et le Sud, s’estiment abandonnés, exclus, déracinés. Quand le déracinement ne produit pas des artistes, observait Gide, il débouche sur le besoin de mystique. Que seraient Naipaul et Rushdie sans leur art? Le progrès qui mérite la lutte la plus vigilante consiste donc à faire cheminer dans ces cultures l’idée d’une réappropriation morale de l’individu, avec l’espérance que la liberté nouvellement conquise ne soit pas associée à ses dérives dans les mœurs. III. Une légitimité nouvelle Maintenant, il faut bien comprendre que Ben Laden a fourni aux Etats-Unis l’occasion d’un grand pas vers la légitimation de leurs interventions extérieures. En 1989, ils avaient gagné sans coup férir la guerre froide avec l’implosion du système soviétique à Berlin et s’étaient alors donné l’image de la puissance qui pouvait se glorifier d’avoir sauvé le monde du communisme. Leur intervention en Irak, en 1991, a été réalisée dans une totale bonne conscience: les responsables américains étaient très à l’aise pour dire que le monde avait, en 1989, plébiscité la démocratie et l’économie de marché, que l’Amérique était la patrie de ces deux systèmes et que toute attaque contre son économie, notamment pétrolière, mettait en danger la civilisation dans le monde. Pour bien des juristes, des stratèges et des hommes d’Etat, cependant, ce «nouvel ordre mondial» ne traduisait en fait que la justice des vainqueurs. Tout est changé aujourd’hui. La coalition contre le terrorisme a bénéficié, le 12 septembre, d’un accord voté par le Conseil de Sécurité de l’ONU qui n’a pratiquement pas de précédent. Les cinq membres permanents (dont la Chine) et les quinze membres tournants ont donné à l’intervention militaire américaine en Afghanistan une légalité juridique et une légitimité morale dont aucune opération internationale n’avait bénéficié depuis la création de l’ONU. On peut dire que tout le monde y trouve son compte, en particulier les Russes et les Chinois, qui n’appuient les Américains que pour avoir chez eux les mains libres dans la répression de ceux qu’ils appellent «terroristes». Il reste que George Bush a manœuvré si habilement avec Moscou et Pékin, New Delhi et Islamabad, Le Caire et Damas, Paris et Berlin qu’il est devenu difficile de lui opposer l’argument selon lequel le terrorisme antiaméricain ne serait que le produit de l’excès de puissance des Etats-Unis et de l’impatience des pays pauvres. La seule chose qui peut remettre en question cette reconnaissance planétaire de la moralité américaine, c’est évidemment ce qui va se passer bientôt en Afghanistan, d’autant que, pour un grand nombre de commentateurs militaires, les Etats-Unis sont totalement responsables de la guerre civile qui a ravagé l’Afghanistan en 1992 après le départ des troupes soviétiques. C’est à peu près comme si, en 1945, les Etats-Unis avaient abandonné l’Italie aux différentes mafias sur lesquelles ils s’étaient appuyés dans leur lutte contre les Allemands. George Bush va affronter chez lui la récession et le chômage. Sa législation antiterroriste peut conduire à une chasse aux sorcières, à un nouveau maccarthysme qui traquerait partout des alliés virtuels de Ben Laden et rendrait difficile la situation des Arabes américains et des étrangers musulmans. La peine de mort peut continuer d’être appliquée aux Etats-Unis de manière déshonorante. Washington peut continuer à bloquer une partie des conférences internationales sur l’écologie ou la mondialisation. L’entourage du président à la Maison-Blanche continuera sans doute à faire preuve d’une désinvolture humiliante à l’égard de ses alliés européens, notamment français. Enfin, on ne voit pas encore se dessiner une solution au Proche-Orient ni en Irak. Mais qui aurait prévu que, malgré tout cela, George Bush pourrait un jour apparaître comme une sorte de Harry Truman, le successeur longtemps sous-estimé, voire ridiculisé, de Roosevelt?