Après la chute de Kaboul I. La peur de la guerre civile. En quelque douze heures, mardi, Ben Laden a remporté une victoire et essuyé une défaite. Il a d’abord consolidé ses avantages en démontrant qu’il avait si fortement ébranlé les Etats-Unis et le monde qu’on lui imputait la responsabilité de toute catastrophe aérienne. Il suscite désormais la peur sans avoir à lever le petit doigt. Mais avec la chute de kaboul il essuie son premier revers. Il n’a peut-être pas encore perdu l’aire de sa logistique, mais ses légions ont perdu leur symbole: la ville qui était le pôle fédérateur de l’islam arabe et de l’islam asiatique. Ce double constat indique bien, d’une part, que la crainte de ce que l’on appelle désormais l’hyperterrorisme va demeurer obsessionnelle et que, d’autre part, dans cette première phase au moins, les Afghans divisés ont moins de capacité de résistance que du temps où ils étaient bombardés par les forces aériennes de l’Union soviétique. Et cela quand bien même les talibans réussiraient, comme ils ont su le faire naguère, à se regrouper dans les grottes inexpugnables de leurs montagnes. A partir d’aujourd’hui, cependant, toutes les difficultés commencent. Les militaires alliés ne les ont pas sous-estimées. Entre la chute de Mazar-e Charif et celle de Kaboul, on a entendu un commentateur britannique affirmer que, «vaincus, les talibans se replient dans l’unité; victorieuses, les forces de l’Alliance du Nord se déploient dans la division». La haine des Etats-Unis et la révolte contre les bombardements souderaient l’unité des premiers. La compétition pour le pouvoir sèmerait la division dans le camp des seconds. Il faudrait que les chefs de l’Alliance fussent des saints pour faire oublier qu’ils rentrent chez eux dans les fourgons de l’étranger, et d’une manière conforme aux vœux testamentaires d’un commandant Massoud converti au progrès et à la tolérance. On dit qu’il n’a pas interrompu le propos que lui tenait une femme afghane selon lequel l’égalité des sexes avait été tout de même un acquis de l’occupation soviétique. Après l’épreuve des bombardements, c’est pour les Etats-Unis l’épreuve de l’après-talibans. Si les nouveaux maîtres de kaboul s’abandonnent à une nouvelle guerre civile ou procèdent à une épuration spectaculaire, alors c’est toute l’entreprise de la coalition antiterroriste qui sera sévèrement jugée et même désavouée par les opinions publiques de cette coalition. Surtout, bien sûr, dans les pays musulmans et davantage encore dans les pays arabes. Les martyrs inspireront des désirs de revanche et une extension du terrorisme. De toute façon, le principe même du recours aux bombardements n’a été populaire nulle part. Fallait-il s’y résoudre? Ce n’est pas faire preuve d’antiaméricanisme que de poser la question. II. Le choix des bombardements Les deux principaux hebdomadaires des Etats-Unis, «Time» et «Newsweek», ont consacré deux remarquables numéros spéciaux à la question de savoir pourquoi les Etats-Unis suscitaient tant de haine. C’était le titre de leur couverture. Et ils se sont demandé si les bombardements n’allaient pas alimenter encore cette haine, qu’ils jugeaient cependant injuste et révoltante. Dans le «New York Review of Books», Stanley Hoffman, depuis longtemps le meilleur disciple de Raymond Aron, et qui est loin de renier son pays, se demandait s’il ne fallait pas préférer une gigantesque opération de police et d’espionnage aux bombardements. Malheureusement, il ne s’est trouvé aucun stratège, fût-il le plus raisonnable, pour estimer réaliste le choix d’une telle tactique. Celle des parachutages et des débarquements de commandos a été tentée: elle a coûté cher et son échec a conduit à un changement d’objectif. On voulait en principe se saisir de la personne de Ben Laden. On s’est rabattu sur la volonté d’en finir avec le régime de ses partisans déclarés ou supposés. Tout cela, bien sûr, a été étudié à Washington. Mais cette fois George W. Bush et ses ministres, comme ses chefs militaires, se sont montrés mille fois plus soucieux que durant la guerre du Golfe de recueillir les avis des Européens et des Arabo-Musulmans, et d’en tenir compte. Un choix a été fait par tous: pour traquer les talibans coupables, il fallait accepter le risque de tuer des Afghans innocents. Le souci de Colin Powell a été depuis le début, et paraît devoir demeurer, de ne pas laisser les chefs de l’Alliance du Nord – Tadjiks, Ouzbeks et Hazaras –, fussent-ils les plus éclairés de l’Alliance, disposer à leur guise du destin d’une nation dont la composante ethnique majoritaire est celle des Pachtounes. L’entrée prématurée des forces de l’Alliance dans kaboul – en violation, semble-t-il, d’un accord passé avec les Américains – ne va pas faciliter cet équilibrage des pouvoirs. III. L’alibi palestinien Les autres objections relèvent de l’argument dit «des deux poids et deux mesures»: on punit le peuple afghan alors que l’on abandonne les Tchétchènes, les Tibétains, les Soudanais et surtout les Palestiniens. En fait, ceux qui soulèvent ce genre d’objections se résigneraient volontiers, au moins provisoirement, à oublier toutes les autres causes si l’on voulait bien mettre sur le même plan Ben Laden et Sharon. Ce n’est pas toujours formulé de manière aussi brutale, mais c’est bien ce que l’on veut dire. Sans doute, dans leurs tournées au Proche et au Moyen-Orient, Tony Blair et Colin Powell se sont-ils entendu répéter par les différents chefs d’Etat que ceux-ci ne pourraient pas tenir longtemps leurs opinions publiques si l’on assistait de manière concomitante aux bombardements d’un pays musulman par des infidèles et au maintien des «privilèges» accordés aux Israéliens. Ces chefs d’Etat, en général, ne soutiennent pas que la thèse de l’équivalence des causes afghane et palestinienne soit parfaitement justifiée. Ils se contentent, eux, d’observer que c’est ainsi que réagissent leurs peuples, constamment traversés par une violente propagande antiaméricaine dont les retombées antisionistes ont désormais, hélas, des accents de plus en plus antisémites. En revanche, certains partisans européens ou occidentaux de cette thèse n’ont pas les mêmes raisons, c’est-à-dire les mêmes excuses, pour en arriver à trouver des circonstances atténuantes à un Ben Laden. Il est évident que justice devrait être enfin rendue au peuple palestinien. On nous accordera que nous en sommes ici convaincus depuis des lustres. Pour la première fois, les Chinois, les Russes, les Américains et l’Union européenne se sont prononcés en faveur d’un Etat palestinien, et il en existerait un aujourd’hui, selon moi, si Rabin n’avait pas été assassiné par l’un des siens et si – je n’en démordrai pas – Arafat avait accepté les accords de Taba comme prélude à la reprise de négociations permanentes. Mais l’idée qu’il faille s’interdire de lutter contre les talibans ou contre n’importe quelle organisation terroriste tant que les Palestiniens n’auront pas obtenu gain de cause est une idée aux connotations suspectes. IV. Les origines du monstre D’abord, cela consiste à penser – si l’on suit les tenants de la célèbre «politique arabe de la France» – que, pour plaire aux chefs d’Etat arabo-musulmans, il faudrait voir en Ben Laden le produit monstrueux d’un croisement entre Washington et Jérusalem. Ce serait tout à la fois énorme et complètement idiot. Ben Laden serait le premier à en rire: il situe sa mystique ambition de chef de secte planétaire bien au-delà. Un tel raisonnement conduirait d’ailleurs à rejoindre ceux qui pratiquent l’amalgame tant redouté entre l’islam et l’islamisme. Car enfin, cela reviendrait à prêter à tous les Arabo-Musulmans – pris dans une généralité raciste – une singulière idée: celle qu’un Ben Laden issu du processus hostile qui lui a donné naissance ne serait pas complètement étranger à la tradition musulmane. Je crois, en vérité, que ceux qui soutiennent cette thèse ne comprennent rien à la spécificité islamique, mais je crois aussi qu’au fond – et c’est plus grave –, quoi qu’ils prétendent, ils n’ont pas de véritable sympathie pour le sort des Arabes. La singularité islamique? Les Irakiens et les Iraniens l’ont vécue pendant une épouvantable guerre de huit longues années qui a fait près d’un million de morts. Ni Bagdad ni Téhéran n’ont alors songé à accuser Israël de quoi que ce fût. Quant aux Algériens, qui ont eu en quelques années près de 100000 morts dans des conditions atroces, il ne s’en est pas trouvé un seul pour voir la cause indirecte des massacres dont ils étaient victimes ailleurs que dans les camps d’entraînement de l’Afghanistan, commandités alors par les Pakistanais et les Saoudiens. Et s’il m’arrive de soupçonner certains ténors de l’arabisme de manquer de compassion à l’égard des peuples qu’ils affirment défendre, c’est que je les vois rarement s’intéresser aux tragédies de leurs guerres civiles. Ces peuples ne leur paraissent intéressants que lorsqu’ils sont victimes des Occidentaux – ou d’Israël, bien entendu. Cela dit, un fait demeure incontournable: seuls des accords conclus entre Sharon et Arafat, accompagnés d’un cessez-le-feu et d’une suspension de l’asphyxie économique, pourraient atténuer la virulence de l’antiaméricanisme arabe. Ne serait-ce d’ailleurs que parce que de tels accords justifieraient le choix proaméricain fait par des hommes comme Arafat lui-même, comme l’Egyptien Moubarak et comme ceux des responsables de l’Arabie Saoudite et du Pakistan qui veulent endiguer l’entreprise islamiste de déstabilisation.