Allah est loin. Alors que la fonction historique du christianisme est d'avoir rapproché le ciel de la terre, l'islam maintient jalousement la barrière entre eux. Jusques à quand ? Quand on lit les propos tenus par Bruno Mégret, à Poitiers, sur l'islam, on n'a pas envie de hurler avec les loups. Quand on lit ceux de certaines chaisières de banlieue à propos de ce même islam, on n'a pas envie non plus de bêler avec les moutons. Alors essayons d'être exacts, tout simplement. Il y a d'évidence un problème de l'islam dans le monde contemporain, qu'il y a trente ans encore personne n'eût imaginé. Nous avons fait la guerre d'Algérie, de 1954 à 1962, sans beaucoup nous préoccuper de l'islam. Le FLN n'invoquait guère la religion mais l'anticolonialisme, le nationalisme, les droits du peuple algérien. Il pratiquait le terrorisme, mais c'était, si l'on peut dire, un terrorisme laïque. Ceux qui se référaient à un "choc des civilisations" - Huntington n'avait pas encore écrit son livre - étaient minoritaires et se recrutaient surtout à l'extrême-droite, nuance "Algérie française». Les temps ont changé. A la veille du 11 septembre, les islamologues français se divisaient en deux camps : ceux qui pensaient que l'islamisme était sur son déclin ; ceux qui pensaient qu'il n'avait jamais existé. Lisez dans le numéro d'« Esprit » d'août-septembre la controverse entre François Burgat et Alain Roussillon, d'une part, Olivier Roy, de l'autre. Disons, pour être charitables, que la problématique a évolué. Cela n'enlève rien, d'ailleurs, à la qualité de l'information ni même de la réflexion des uns et des autres. Nous sommes tous trop près de l'événement pour décider s'il s'agit d'une tragique péripétie ou au contraire d'un véritable tournant dans la perception du monde contemporain. Mais il n'est pas trop tôt pour réfléchir au statut de l'islam dans ce monde. L'islam est la religion par excellence. Nul n'a poussé plus loin que lui la double exigence du monothéisme et de la transcendance. Autrement dit, nul Dieu n'est plus loin des hommes qu'Allah. Le paganisme antique avait installé les dieux près de la terre, sur l'Olympe par exemple. Mais c'est le christianisme qui a poussé le plus loin le rapprochement de Dieu avec les hommes puisque, en bonne théologie, Jésus-Christ est pleinement Dieu et pleinement homme. « Deus fit homo ut homo fieret Deus », dit saint Ambroise (Dieu se fait homme pour que l'homme devienne Dieu). Perspective qui paraît parfaitement impie, voire blasphématoire aux juifs comme aux musulmans. En ce sens, dans son e Désenchantement du monde », Marcel Gauchet a eu raison de décrire le christianisme comme « la religion de la sortie de la religion ». Il ne s'agit pas seulement d'une évolution historique. Le projet du fondateur du christianisme, je veux dire Jésus, était d'emblée de combler le fossé réputé infranchissable qui sépare le créateur de la créature, d'abolir les espaces infinis occupés par la religion. Qui, du reste, sans être théologien, ne comprendrait pas d'emblée qu'une religion de l'amour ne saurait être une religion puisque religion suppose espace, distance, incommunicabilité, alors que l'amour suppose le contraire ? J'ai dit la semaine dernière comment le christianisme avait, de ce fait, engendré la laïcité tandis que l'islam débouchait naturellement sur la théocratie. Mais il faut aller plus loin. Le mystère de l'Incarnation a engendré un double processus de sacralisation-désacralisation du monde au terme duquel se profile la prise de possession de l'homme sur la nature - autrement dit, la technique. Au sens le plus noble du terme, le christianisme est un matérialisme historique où la religion disparaît en tant que telle tandis que la foi peut s'épanouir, comme l'avait profondément vu Maurice Clavel, commentateur de Kant. Une telle évolution est-elle escomptable de la part de l'islam ? Toute religion comporte une face fermée, totalitaire, tournée vers la toute-puissance de la divinité, et une face ouverte, fondée sur le libre commerce de l'homme avec Dieu. Je crois l'islam capable d'une attitude ouverte à condition qu'il se débarrasse de tous ceux qui prétendent parler au nom d'Allah, ce qui est la définition même de l'intégrisme. Quiconque parle au nom de Dieu, du prolétariat ou de l'Histoire est un despote en acte et un assassin en puissance. Nous sommes ici, comme dit Victor Hugo, «dans ce lieu où la religion sinistre tua Dieu». Le texte distribué aux membres du commando suicide du 11 septembre, publié dans "Le Monde" du 2 octobre, est de ce point de vue un document à la fois terrifiant et infantile. Si Dieu existe, il ne saurait être ce fanatique. C'est pourquoi, à toute époque et contre tous les fanatismes, demeure vrai pour les croyants et les incroyants le mot d'ordre de Voltaire : «Ecrasons l'infâme». Ou plutôt l'infamie.