Le scandale. On retrouve dans les instructions données à chacun des volontaires de la mort du 11 septembre l'esprit de toutes les sectes anarcho-sataniques qui ont entrepris de dresser leurs fidèles dans une sorte d'ascèse apocalyptique Le saisissant document publié par "Le Monde", qui recense les injonctions données aux terroristes intégristes à la veille des attentats de New York et de Washington, a un intérêt qui relève pour tous du scandale. Il est évident qu'aucun texte ne pouvait favoriser davantage cette tendance nouvelle et parfois solennelle à l'autocritique que de nombreux musulmans ont entrepris de faire à propos de certaines façons de vivre l'islam. De même que. la Terreur de 1793 a suscité des interrogations sur certains aspects de la Révolution de 1789, de même que l'on s'est demandé si le premier Robespierre contenait le second et s'il y avait tout Staline dans Lénine, de même, enfin, que l'on s'est demandé si l'Inquisition était inscrite dans le christianisme ou si l'assassin de Rabin était inspiré plus ou moins directement par quelque texte biblique, nous sommes, avec l'horreur du 11 septembre, en présence de la question décisive : les musulmans s'alarment de la possibilité qu'ils ont eux-mêmes de sécréter, de susciter ou même de comprendre les dérives démentes d'une religion dite de la miséricorde. Il y a dans les commandements faits à chacun des volontaires de la mort une inspiration qui fait penser au "catéchisme révolutionnaire" de Netchaïev à la fin du XIXe siècle en Russie. Règne aussi dans ce texte l'esprit de toutes les sectes anarcho-sataniques qui ont entrepris de dresser leurs fidèles dans une sorte d'ascèse apocalyptique. Voilà le scandale. Voilà ce qui sépare totalement la terreur intégriste du fondamentalisme religieux, la foi égarée de ceux pour qui le salut ne peut se trouver que dans le meurtre et le suicide de la mystique quiétiste de ceux qui cherchent ce salut dans un face-à-face avec Dieu et un retour aux sources. Soudain, nous nous éloignons - et les musulmans le font avec effroi - de tous les débats sur les incompatibilités éventuelles entre la tradition et la modernité. A défaut d'islamiser la modernité, il fallait bien se douter qu'on se trouvrait un jour devant la nécessité de moderniser l'islam. L'islam, dans son expansion continue et dans son regain inattendu, était supposé posséder tous les atouts pour s'imposer comme religion temporelle et répondre aux problèmes que ni l'arabisme, ni l'occidentalisme, ni le marxisme n'avaient résolus. Cependant, à défaut d'islamiser la modernité, il fallait bien se douter qu'on se trouverait un jour devant la nécessité de moderniser l'islam. Et c'est le moment de définir cette modernité. Elle a, comme on le sait, deux caractéristiques essentielles. La première a été en quelque sorte inaugurée par la Révolution française lorsque le tiers état s'est proclamé souverain et a donc dérobé au roi de droit divin c'est-à-dire à Dieu lui-même, la souveraineté. C'est alors que l'individu, concept ignoré auparavant, est né. C'est l'acte révolutionnaire dans son essence suprême et dans sa radicalié absolue. Tout le reste est secondaire. La démocratie est née ce jour-là, dans le traumatisme d'une solennelle et éclatante rupture. Or c'est un événement qui n'a jamais eu lieu dans l'arabo-islamisme. L'islam, on le sait, n'a même pas connu une réforme. C'est-à-dire que la place de Dieu dans la cité, de la religion dans le pouvoir, de l'Eglise (ou de ce qui en tient lieu) dans l'Etat, cette place demeure toujours indiscutée, même lorsque les consultations électorales sont organisées. On se souvient que le pouvoir à l'origine fut exercé par la délégation du sommet et qu'il n'excluait pas la consultation ("Personne ne consultait les compagnons aussi fréquemment que le Prophète"). Il n 'agissait pas de choisir les meilleurs intersprètes de la volonté populaire, mais ceux qui connaissaient le mieux les sciences religieuses pour rapprocher le pays au plus près de la volonté divine. Cela, c'est le contraire de la "modernité". Ce ne peut être, quoi qu'on dise, la démocratie. C'est même exactement la théocratie. La deuxième caractéristique de ce qu'on appelle aujourd'hui la modernité, c'est tout simplement la civilisation industrielle. On sait d'ailleurs que le terme d'« intégrisme» a été pour la première fois formulé avec une connotation tout à fait positive, pour condamner les incidences de l'industrialisation sur les moeurs. De nos jours, ces incidences sont l'éclatement de la famille, le féminisme, l'affirmation des jeunes, la civilisation de consommation, le matérialisme, l'abandon du respect des traditions et des rites, la désertification des campagnes et l'urbanisation sauvage, le débordement sexuel et la drogue, bref, c'est un peu la description de New York telle qu'elle a été faite par Tom Wolfe dans son roman «le Bûcher des vanités». Tout ce qui a conduit les intégristes à estimer que le sida était la punition de Dieu contre les homo-sexuels et que, aujourd'hui, les "martyrs" de New York et de Washington sont des instruments de la colère divine contre les Sodome et Gomorrhe de lère industrielle. Ce dont les intégristes ont toujours fait le procès, c'est finalement l'usage d'une liberté abandonnée à l'homme. Abandon blasphématoire à leurs yeux, puisque cette liberté n'appartient qu'à Dieu. Et la philosophie de cet intégrisme islamique rejoint tout naturellement - terrorisme en plus - celle des traditionalistes français du XIXe siècle, lesquels ont dénoncé dans la Révolution de 1789 l'optimisme aberrantet irresponsable qui a consisté à faire confiance à l'homme. «Islam» veut dire "soumission" à Dieu, et les musulmans s'en souviennent. Dans les périodes de fin de siècle, de fin de millénaire et de fin des idéologies, dans les périodes de peurs cosmiques et d'anxiété personnelle, sur une planète où la majorité des enfants meurent de malnutrition et où les conflits prolifèrent, le mythe de Prométhée qui dérobe à Dieu une partie de son pouvoir perd sa magie. Il ne paraît épique et conquérant que pour ceux, privilégiés, en Occident surtout, qui n'intègrent pas l'apocalypse dans leur univers par besoin d'absolu ou comme rançon de leur impuissance. Il s'agit du heurt de deux conceptions métaphysiques : celle qui inclut la liberté et cette autre qui se soumet au destin. Sauf qu'aujourd'hui, grâce au «scandale», on se rend compte que le destin n'est que l'expression de la «liberté » de ceux qu'un mystique espagnol a appelés « les enchanteurs de la mort ».