µ01 La vraie mort du XXe siècle. Ce n'est pas en novembre 1989 avec le mur de Berlin mais bien ce 11 septembre 2001. Pour les avant-gardistes russes, l'art anticipait la réalité. A considérer le cinéma comme un art, on ne peut rester que stupéfait devant une telle concordance entre les films hollywoodiens grand public de ces dernières années et ce qui s'est produit ce 11 septembre 2001. Des avions kamikazes qui explosent à l'intérieur même des deux tours géantes du World Trade Center: l'image avait déjà été suggérée dans un remake de la "Guerre des étoiles", et avait suscité - je m'en souviens - des rires dans la salle de cinéma. "Ces producteurs en font beaucoup trop!", semblait dire le public. Nous savons depuis le 11 septembre que l'on n'en fait jamais trop. Et que la planète sur laquelle nous vivons vient de passer un cap décisif. Le XXe siècle n'est pas mort avec le mur de Berlin en novembre 1989; il est mort ce 11 septembre 2001. Les terribles attentats auxquels nous avons assisté sonnent en effet le glas définitif et simultané des deux visions du monde qui se sont opposées tout au long du XXe siècle. - La vision optimiste, selon laquelle l'Humanité marche globalement vers le progrès, a péri ce 11 septembre. A en croire cette vision, les guerres étaient de fâcheux soubresauts, les génocides de maudites parenthèses, les régimes barbares des enclaves provisoires; en somme, les tragédies humaines étaient des facteurs conjoncturels, dont aucune n'était susceptible de mettre à bas la marche structurelle de l'Humanité vers le progrès. Aucune date n'était fixée pour l'entrée de l'Humanité dans l'ère du bonheur, mais l'événement aurait lieu, c'était certain. Certes, cela faisait longtemps que plus personne ne croyait aveuglément au progrès, comme les positivistes du XXe siècle, pour qui la conjonction des découvertes scientifiques, de l'instruction obligatoire et du progrès social engendrerait une période de prospérité et de bonheur. Nous n'en étions plus là depuis plusieurs années, mais jusqu'au 10 septembre 2001, certains esprits résolument optimistes pensaient encore que nous traversions une vague d'intempéries, que la mer du progrès était très agitée, mais que la terre du bonheur collectif serait foulée un jour. Dans plusieurs générations peut-être, mais un jour. Un jour, tout le monde aurait été converti aux charmes de l'économie de marché tempérée et de la société de consommation raisonnable. Un jour, nous aurions vécu sur une planète pacifiée, rationnelle, cartésienne et humaniste. Un jour, nous aurions enfin connu la véritable "fin de l'Histoire" et une société apaisée, ouverte, tolérante et homogène, délivrée des démons qui la pourrissaient depuis des siècles. Nous savons aujourd'hui que cette vision a vécu; elle a subi trop d'outrages pour conserver sa fraîcheur enchanteresse. Aucune perspective optimiste n'est désormais possible sur le plan international. - A l'opposé de cette conception du monde, il y avait, jusqu'il y a peu, une vision pessimiste qui, elle aussi, a disparu. A l'en croire, il ne fallait pas rogner sur le budget de la défense, même si le cours du monde pouvait donner l'illusion d'aller vers la voie dé la paix. Il fallait développer les boucliers antimissiles, mener une politique radicale de dissuasion nucléaire, s'attendre au pire, en vertu du proverbe latin "si vis pacem, para bellum". Cette vision était - notamment - celle de l'administration Bush : on connaît l'incommensurable budget consacré à la défense américaine, ainsi que le nombre de systèmes d'allocations et de centres d'aide sociale au détriment desquels ce budget s'est construit; on sait qu'il se compte en milliards de dollars, alors que beaucoup d'institutions sociales peinent à obtenir quelques dizaines de milliers de dollars pour leurs actions. Il ne m'appartient pas de contester ce choix de société (même s'il y aurait matière); ce n'est pas l'objet de ces lignes. Il convient simplement de souligner ici que cette logique a montré ses faiblesses avec éclat: on sait désormais que, même en menant une politique de défense intensive, même en misant sur le "tout protection", même en imposant d'énormes sacrifices à d'autres sphères de la nation, on peut en arriver à des situations à proprement parler apocalyptiques: qui oubliera ces images du Pentagone, l'institution stratégique par excellence, protégée comme aucun autre bâtiment au monde, qualifiée à combien de reprises d'"inattaquable", protégée par les services secrets les plus efficaces de la planète, brûlant lamentablement devant les caméras du monde entier? Ces deux visions du monde se sont écroulées, et avec elles, la confiance, à la fois en l'homme et en la technique: en l'homme, car la croyance au progrès et à la marche de l'Humanité vers le bonheur - qui avait déjà du sérieux plomb dans l'aile - est passée de l'agonie à la mort~ et en la technique, car la politique de défense intensive menée par la plus grande superpuissance mondiale, épaulée par les dispositifs technologiques les plus développés et les systèmes de protection les plus perfectionnés, vient de montrer qu'elle était à l'image de tout système: complètement faillible. Désespérément faillible. µ02 Le chaos. Après la catastrophe de mardi, les Européens vont se sentir orphelins. Les débats sur l'antiaméricanisme vont devenir frivoles. Et une grande partie des manifestants contre la mondialisation vont être conduits à regretter les institutions internationales. Ce n'est pas la même chose que de savoir et d'avoir la preuve. Ce n'est pas la même chose de savoir que nos proches vont mourir et de pleurer leur mort. Nous savions qu'il n'y a plus d'hyperpuissance ni de superpuissance, ni de nation invincible, ni de sanctuaire inviolable. Nous le savions abstraitement. Désormais nous en avons la preuve. L'attaque de Pearl Harbor n'était rien au regard de ce qui vient d'arriver à New York et à Washington. En 1941, on connaissait les agresseurs. L'agression avait eu lieu loin du territoire américain. Les représailles étaient possibles. Aujourd'hui, avant même de s'interroger sur l'identité des auteurs de ces attentats, on est en face d'un simple chaos, celui de l'imprévisibilité et de l'irresponsabilité. Oui, nous savions tout sur tout. Le 25 août 1998, tous les journaux du monde publiaient de grands titres pour commenter les bombardements effectués par les Etats-Unis en représailles des attentats antiaméricains en Tanzanie et au Kenya. Les sites bombardés se trouvaient au Soudan et en Afghanistan, deux pays supposés constituer la logistique sophistiquée et opulente des réseaux d'Oussama ben Laden, un multimilliardaire saoudien déterminé à faire disparaître la réputation d'invincibilité des Etats-Unis. Il est intéressant de rappeler ces titres : « Les Etats-Unis fêteront le millénaire dans l'angoisse d'attaques terroristes » ; « Le maire de Seattle a annulé les célébrations, les autorités américaines redoutant des attentats islamistes » ; « Washington se prépare à une longue bataille contre le terrorisme islamiste » ; « Bill Clinton annonce une lutte de longue haleine contre le terrorisme » ; et enfin un autre titre, « Contre le terrorisme, une seule guerre possible : le Renseignement ». On avait tous tout dit, il y a trois ans déjà. Tout dit, tout prévu, et l'une des plus prestigieuses revues américaines, "Foreign Report", publiait un rapport officieux sur la relative incapacité de prévenir un acte terroriste. Surtout à l'intérieur d'un pays qui voit sa population d'immigrés s'accroître d'un million par an, population travaillée dans ses milieux les plus miséreux et les plus liés à l'islamisme par de puissantes organisations terroristes. Ce rapport était encore plus pessimiste. Il évoquait notamment un doute sur la capacité du fameux bouclier antimissile de prévenir une action terroriste. « Nous aurons tous les moyens de nous prémunir contre une agression de pays qui ne songent pas à nous attaquer et aucun moyen d'éviter des attentats de la part de ceux qui au contraire ne pensent qu'à cela. » Conclusion: nous n'avons à notre disposition que nos services de renseignement et ceux de nos alliés dans les pays soupçonnés d'abriter des terroristes. La CIA n'a jamais réussi, apparemment, ni à être informée des projets des terroristes, ni à infiltrer leurs réseaux. On l'a vu le 19 octobre 2000 lorsque Bill Clinton s'est engagé d'une manière théâtrale à traquer et à abattre les responsables de l'attentat qui avait tué 17 Américains le 12 octobre sur le destroyer américain "US Cole" dans le port d'Aden. De plus, et c'est révélateur, Clinton a ajouté que ses soldats « montaient la garde dans une région qui peut faire basculer le monde dans la guerre ». Mais quelle guerre ? Les commentateurs militaires à Washington ont eu une réaction immédiate qui a d'ailleurs été jugée simpliste et xénophobe. Selon eux, il y a bien désormais une internationale islamiste. Elle est radicalement anti-occidentale, souvent antichrétienne et en tout cas farouchement antiaméricaine. Pour les Asiatiques, qui depuis le Pakistan jadis protégé par les Etats-Unis procurent les bases des "cerveaux"» terroristes, Israël n'est qu'un détonateur possible dont on se sert pour unir dans un même combat les musulmans d'Asie et les Arabes du Proche-Orient. On ne sait rien sur la plausibilité de cette thèse. Il est vrai qu'elle sert d'alibi aux actions de Poutine en Tchétchénie. Il est vrai que le chef afghan Massoud - victime d'un attentat le 9 septembre - a confirmé l'existence d'un réseau islamo-terroriste. Il est vrai, enfin, que le soutien jugé inconditionnel apporté par les Etats-Unis à Israël suscite, depuis qu'il est question de Jérusalem, une émotion parfois vindicative chez un milliard de musulmans. Mais les Palestiniens paraissent hors de cause. Non seulement en raison des propos de Yasser Arafat condamnant les attentats, mais parce que les mouvements afghans et autres, s'ils ont eu une autorité sur les terroristes algériens, n'ont jamais pu imposer leur autorité sur les mouvements extrémistes palestiniens. Après les commentateurs militaires, ce fut au tour des essayistes comme Samuel Huntington de rappeler leur thèse sur le choc des civilisations. Dans l'avenir, il n'y aurait plus de conflit ni de proximité ni de souveraineté. Les convulsions actuelles sonnant le glas des conflits purement nationalistes. Nous irions vers un regroupement de civilisations entières dont certaines rechercheront l'affrontement. La cible principale serait l'Occident et surtout les Etats-Unis. Cette thèse, tenue pour légère il y a quelques années, a fait sa réapparition parmi les "penseurs" du Département d'Etat et du Pentagone avec l'émergence de la supposée internationale islamiste. Sans doute convient-on que les sociétés musulmanes et arabes connaissent davantage de conflits intérieurs qu'elles ne s'affrontent ensemble contre l'Occident. La bourgeoisie, les élites, les cadres sont occidentalisés. A quoi le même Huntington répond que l'on peut très bien à la fois boire du Coca-Cola et lutter contre les Etats-Unis, et qu'il suffira de démontrer que l'insécurité règne partout aux Etats-Unis pour unir toutes les victimes de l'impérialisme et du capitalisme américains. Il y a du vraisemblable dans ce pessimisme qui devient aujourd'hui apocalyptique. Car pour le monde entier les Etats-Unis ont in- carné le pays de la sécurité individuelle, collective, économique et financière. Cette tragédie sans précédent survient à un moment bien singulier où les Européens ont commencé à se mobiliser pour rechercher un moyen de rétablir la paix au Proche-Orient. Mais que leur manquait-il ? Ou plutôt qui, selon eux, leur manquait de manière tragique ? Les Etats-Unis. Trop présents hier, on les découvrait soudain trop absents. Bill Clinton s'investissait trop ? George Bush prenait trop de distance ? Alors les ténors de la presse américaine ravis pouvaient demander aux Européens : "Sommes-nous une hyperpuissance impériale ou une superpuissance indispensable?" Les deux à la fois, pensaient nos diplomates et, bien sûr, toutes les sociétés occidentales. Du fait de la simple frilosité de Bush, on se sentait abandonné. Après la catastrophe de mardi, on va se sentir orphelin. Les débats sur l'antiaméricanisme vont devenir frivoles. Une grande partie des manifestants de Gênes contre la mondialisation vont être conduits à regretter les institutions internationales. Les Américains ont un tel sentiment d'innocence qu'ils ne sauront jamais ce qu'ils expient. Il y avait dans l'arrogance de leur bonne foi, un mépris protecteur que des peuples, des sociétés, des individus ont trouvé humiliant. Mais le vide qu'ils peuvent laisser est peut-être supérieur au mal qu'ils auront fait. On est loin d'une possibilité d'appréciation, même très approximative, des conséquences de la tragédie de New York. L'équilibre de la terreur nucléaire procurait à la planète le sentiment que personne n'oserait prendre l'initiative suicidaire de l'agression. Avec les attentats suicides, il n'y a pas de sanctions possibles contre les auteurs directs, puisqu'ils se tuent, et surtout il n'y a plus aucune limite à leur désir effréné de ravages globaux et destructeurs. µ03 La guerre n'est pas seulement entre l'Amérique et Ben Laden L'islam contre l'islam Le spectre du choc des civilisations La guerre, la guerre, la guerre ... à force d'en parler, il faut bien finir par la faire. Redoutant que le lyrisme des promesses ne conduise à une irresponsabilité des comportements, de nombreuses personnalités américaines et européennes viennent de prendre une position claire. Elles refusent de considérer les attentats du 11 septembre contre les Etats-Unis comme le signe d'une première guerre du troisième millénaire qui opposerait l'Islam à l'Occident. D'autant que les gouvernements de la plupart des pays arabes et musulmans et les principales autorités religieuses de l'Islam ont confirmé le refus - qui est aussi celui de Henry Kissinger et de Colin Powell pour les Etats-Unis, de Hubert Védrine et d'Alain Richard pour la France - de se référer à un éventuel « choc des civilisations ». Ce refus n'est pas innocent. Cette expression non plus. Le spectre de ce choc hante ce début du XXIe siècle. L'expression vient du titre du livre d'un universitaire américain, Samuel Huntington, dont nos lecteurs ont été les premiers informés voilà presque dix ans. L'auteur s'est voulu l'héritier des grands anthropologues comme Oswald Spengler et Arnold Toynbee, dont il est sans doute loin, bien loin d'avoir le même niveau. Reste que ses thèses nourrissent régulièrement les réflexions des géopoliticiens et les spéculations de quelques stratèges. Rappel : Huntington soutient qu'après les convulsions nationalistes suscitées par la fin des empires, convulsions qui relèvent de la tradidon des conflits de souveraineté et de proximité du XIXe siècle, on va désormais se trouver en présence d'un gigantesque affrontement entre les six grandes civilisations qui se partagent la planète. L'Occident serait devenu la cible commune et privilégiée, en raison de son comportement hégémonique, de la sophistication matérialiste de son développement et de sa tentation, jadis colonialiste et aujourd'hui humanitaire, d'intervenir dans les affaires des autres cultures et de les corrompre. Résurrection de la lutte des classes à l'échelon international ? Révolte d'un tiers-monde pauvre contre un Occident riche ? En aucune façon. La confrontation des civilisations n'aurait lieu qu'en raison de l'incompatibilité de leurs valeurs respectives. Si l'on objecte, comme je l'ai fait, que le grand enjeu du XXIe siècle sera, du fait de la mondialisation, la conciliation de l'universalité des va- leurs avec la diversité des cultures, alors Huntington répond : « Il n'y a pas de valeurs universelles. » Pour lui, les nations ou sociétés du globe n'ont pas la même conception de la naissance, de l'éducation, de l'amour, de la souffrance, du mariage et de la mort. Les raisons de vivre n'y sont pas les mêmes. Conclusion : il faut s'abstenir de prétendre imposer aux autres nos valeurs comme celles de la démocratie, des droits de l'homme ou de la libération de la femme. L'urgence est désormais de forger une solidarité occidentale capable de dissuader d'inévitables agressions. Ainsi, le geste des pilotes qui ont lancé leur avion contre les tours du World Trade Center et contre le Pentagone, provoquant plus de 5.000 morts civils et blessant la fierté américaine, s'inscrirait dans une stratégie antioccidentale. Les inspirateurs du terrorisme islamiste ne peuvent, quant à eux, être choqués par une thèse qui les expriment avec autant de compréhension. Après tout, la grande majorité des musulmans a sans doute condamné les attentats contre les civils, mais les partisans des guerres saintes combattent toujours au nom d'une incompatibilité des civilisations. Pourquoi ces thèses séduisantes sont dangereuses. Sans doute peut-on dire que la montée des extrémismes religieux est la caractéristique la plus marquante de ces vingt dernières années. L'échec des grandes idéologies laïques qui promettaient le progrès matériel et la libération morale a procuré à l'extrémisme ce que l'on peut appeler une audience de contre-offensive : une alternative spiritualiste au matérialisme capitaliste ou à celui du marxisme athée. Cela dit, il faut s'empresser d'opposer à Huntington les trois objections essentielles que voici : 1) jamais les conflits entre fidèles d'une même religion - donc d'une même civilisation - n'ont été aussi nombreux ni aussi meurtriers. La guerre entre l'Irak et l'Iran, de 1980 à 1988, qui a opposé des musulmans entre eux, a fait entre 500.000 et 750.000 morts selon l'Institut stratégique de Londres. Elle a donc été l'un des plus grands conflits de la seconde moitié du XXe siècle, entre la guerre de Corée et celle du Rwanda. Or, dans chaque camp, les imams bénissaient les adolescents qu'on envoyait à cette boucherie. 2) En ce qui concerne l'islam, il faut distinguer le fondamentalisme, qui invite, comme l'ont fait tous les prophètes et les fondateurs d'ordre, à un réveil religieux par un retour ascétique aux sources, et l'intégrisme, qui instrumentalise ce réveil et s'appuie sur des interprétations intolérantes des textes sacrés pour imposer avec violence une conception rigoriste de la vie quotidienne et des droits de la femme. 3) On peut donc dire que les premières et les plus nombreuses victimes du terrorisme islamiste sont les musulmans eux-mêmes : 100.000 morts en Algérie, soit dix fois plus que le terrorisme intégriste n'en a jamais causé à l'Occident. Depuis le début de septembre, il y a eu 200 morts en Algérie alors qu'il y en a eu moins en Israël-Palestine depuis le début de la deuxième Intifada. C'est-à-dire aussi que toute espèce d'amalgame automatique entre les terroristes, les fondamentalistes et la masse des musulmans est non seulement une généralisation néoraciste mais aussi une absurdité sociologique. Oui, il y a quelques valeurs universelles qui permettent aux hommes de la planète de vivre ensemble. Les différences de conception, par exemple, sur la rapidité de l'émancipation féminine traversent les sociétés musulmanes bien plus qu'elles ne les opposent de manière collective à l'Occident. Encore faut-il chaque fois, il est vrai, que les militants de l'universalité de l'islam l'emportent sur les terroristes de la singularité islamiste. C'est d'ailleurs tout l'enjeu d'une tragédie que les Algériens ont connue avant les Américains. Comment soutenir I'anti-intégrisme des sociétés musulmanes? De ce qui précède il ressort que si Huntington s'est complètement égaré dans le constat, il peut avoir raison sur les dérives. Nous devons à tout prix aider les musulmans à combattre leurs terroristes intégristes. Encore faut-il savoir qui l'on aide. On rappelle que les Etats-Unis se sont appuyés sur les éléments les plus corrompus de l'Arabie Saoudite, du Pakistan, de l'Afghanistan et de certaines sociétés musulmanes d'Afrique - comme au Kenya et en Angola pendant la guerre froide -, sous le prétexte que toute alliance était bonne qui pouvait faire échec à l'expansionnisme soviétique. Personne, y compris à Washington, ne songe à le nier. Certains le justifient même en rappelant combien le danger soviétique l'emportait sur tout le reste aux yeux de ceux qui aujourd'hui leur font des reproches. Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une des erreurs les plus funestes de la démocratie. Erreur pratiquée par les empires coloniaux qui ont discrédité les valeurs de l'Occident en prenant pour alliés des gouvernements ou des mouvements qui déshonoraient leur propre civilisation. Les Etats-Unis et tout l'Occident, quels que soient leurs intérêts pétroliers ou autres, sont désormais invités à une large et sévère révision des alliances. Il faut surtout qu'ils s'abstiennent de considérer qu'ils incarnent le Bien contre des ennemis qui représenteraient le Mal. Quel est le lien avec Israël et le Proche-Orient? La violence du procès que les différents intégrismes font à ce qu'ils appellent l'Occident est apparue bien avant la naissance de l'Etat hébreu. Il y a toutes les chances pour qu'elle survive à la constitution d'un Etat palestinien viable et souverain. D'autant que l'islam est en pleine expansion au Proche-Orient arabe de plus en plus déserté par des chrétiens en exode. Cela ne veut pas dire qu'une paix au Proche-Orient ne ferait pas disparaître, ou en tout cas ne diminuerait pas, l'indignation permanente que suscite chez les Arabes et les musulmans le soutien jugé inconditionnel procuré à l'Etat hébreu par les Etats-Unis. Ce qu'il faut appeler l'occupation israélienne date de 1967, lorsqu'Israël a refusé d'obéir aux injonctions de l'ONU en occupant ou annexant certains territoires conquis. Une résistance est alors née dans les rangs des Palestiniens, qui voyaient pour la première fois une possibilité de prendre en main les destinées de leur pays après avoir été occupés par les Turcs, les Anglais et les Jordaniens. La résistance palestinienne a eu pendant un certain temps une dimension internationaliste et occidentalo-gauchiste. Depuis le Liban, soumis autant à leurs lois qu'à celle des Syriens, plusieurs leaders palestiniens d'origine chrétienne et d'obédience marxiste ont voulu instaurer un guévarisme arabe et susciter, selon l'expression du Che, « dix ou vingt Vietnam » dans le monde arabo-musulman. L'idéologie palestinienne n'était alors en rien antioccidentale. La résistance s'est transformée après la chute du mur de Berlin, le retour du réveil religieux et les accords d'Oslo. Tous les ultrareligieux se sont ligués contre ces accords, et il ne faut jamais oublier que l'assassin de Rabin était un juif ultraorthodoxe. Colin Powell contre les siens ... Le secrétaire dEtat au Département d'Etat a souligné d'autre part que la lutte contre le terrorisme ne rendait que plus urgente une rencontre entre Shimon Peres et Yasser Arafat et des négociations politiques permettant l'arrêt d'un affrontement qui fait le jeu de tous les terroristes antioccidentaux. Si Sharon continuait de s'y opposer, il exclurait Israël de la coalition antiterroriste. Colin Powell est bien placé pour comprendre que la lutte contre le terrorisme passe par une justice égale pour tous, par un refus d'offrir un alibi à tous ceux qui, en Algérie, en Tchétchénie, en Israël, croient avoir les mains libres du fait de l'indignation suscitée par les attentats de New York et de Washington, Il a donc clairement fait entendre que Sharon avait tort de traiter Arafat de « Ben Laden » (même si le Premier ministre israélien doit son élection à la frilosité d'Arafat). Colin Powell est bien placé parce qu'il a fait avec le père du président actuel la guerre du Golfe et qu'ils ont l'un et l'autre, avec le secrétaire d'Etat James Baker, imposé aux Israéliens de s'abstenir de toute action de guerre contre l'Irak. Cela dit, les Etats-Unis ont conservé au Proche-Orient leur rôle d'arbitre. La compétition qui a eu lieu entre le président de la République d'Israël et le président de l'Autorité palestinienne pour donner leur sang au profit des victimes des attentats contre les tours du World Trade Center et le Pentagone a souligné le besoin que les deux ennemis du Proche-Orient avaient du Grand Satan occidental. Pourquoi ? La réponse vient à la fois des Israéliens et des Palestiniens, qui disent des Américains, après les désastres barbares du terrorisme «Maintenant, eux, ils savent enfin ce que c'est ! » L'image des Etats-Unis Les Etats-Unis ont obtenu l'isolement total de l'Afghanistan. C'est déjà un très grand succès. Si désireux qu'ils soient d'abandonner leur stratégie du « zéro mort » et leur refus d'engager des troupes au sol, ils semblent, au moment où j'écris, se refuser à une attaque massive et aveugle qui n'aurait pour but que de satisfaire la soif de sanction prêtée à l'opinion publique. Mais il leur faut tout de même abattre quelques têtes, détruire quelques groupes, obtenir des renseignements assez précis sur des réduits territoriaux où se concentreraient des ennemis faciles à éliminer. Comment la grande nation américaine sort-elle de cette épreuve ? Elle a, en premier lieu, suscité des solidarités qui, pour être parfois intéressées et nourries par la crainte, n'en demeurent pas moins impressionnantes. Double victoire. Car si la puissance américaine peut intimider certains, le terrorisme islamiste parait bien inquiéter tout le monde. Georges W. Bush a obtenu de manière inattendue la même unanimité de soutien dont son père avait bénéficié aux Nations unies lors de la guerre du Golfe en 1991. D'autre part et surtout, dans cette patrie du capitalisme où les valeurs de compétition semblaient l'emporter définitivement sur les valeurs de solidarité, le peuple américain a fait preuve d'une dignité, d'un sens civique et, pour tout dire, d'un patriotisme d'une qualité rare, qui font s'interroger sur le matérialisme supposé de la civilisation américaine. Dans New York, cette ville cosmopolite où se juxtaposent souvent sans se mélanger tant de communautés différentes, un célèbre essayiste américain s'était demandé : « Qu'est-ce qui peut bien nous pousser à vouloir vivre ensemble ? » La réponse est donnée. Il y a bien aux Etats-Unis ce « patriotisme constitutionnel» qu'appelle de ses voeux le philosophe allemand Habermas pour son propre pays. C'est-à-dire un respect dévot et rassembleur pour la seule chose qu'ils aient en commun : leur Constitution. Si dure, cruelle, implacable que soit la lutte pour la vie, pour les pauvres, les exclus, les minoritaires, les Américains paraissent bien être fiers de leur démocratie. Cela ne réduit en rien le juste procès que l'on fait sans cesse de l'idée arrogante qu'ils se font de leur puissance, mais cela corrige singulièrement le regard que l'on pose sur eux, le regard que l'on continuera de poser si les représailles qu'ils vont être obligés de faire ne tombent pas sous le coup des reproches que le monde entier a faits aux terroristes. µ04 C'est la guerre. Peut-être mondiale. Sans doute mondiale. Elle l'est par ses implications qui mêlent plusieurs continents, par ses conséquences qui concernent l'ensemble de la communauté internationale, par ses objectifs, ses cibles qui symbolisent les pouvoirs de la première puissance de la planète sur le reste du monde, sa fierté, son orgueil, sa gloire: le quartier financier de New York, où trônaient les deux tours du World Trade Center, et, à Washington, le Pentagone, siège de l'armée américaine. C'est la guerre. Et non plus une guerre comme les autres, locales, régionales, parfois impliquant plusieurs pays mais jamais, comme autrefois les deux grandes guerres, la totalité des hommes et des femmes qui, de part et d'autre des océans, pleurent, s'inquiètent, tremblent. Ou se laissent aller à des manifestations de joie obscène. Il est trop tôt, à l'heure où s'écrivent ces lignes (mardi soir) que l'on pensait n'avoir jamais à écrire, pour répondre aux questions. Qui a déclaré cette guerre? Qui l'a savamment orchestrée, bénéficiant, pour parvenir a ses tristes fins, de complicités et de moyens considérables, inimaginables? Qui a donné l'ordre secret, dans quel pays, de quel bunker? Inutile de montrer du doigt un homme, un groupe, un pays, un mouvement international. Pour l'instant, à cette heure, l'ennemi sans visage n'a qu'un nom: terrorisme. Depuis des années, il tue, provoque des attentats aveugles, cherche à déstabiliser jusqu'à réussir ce coup de force et atteindre son but. Oui, le monde est aujourd'hui sous le choc, et les démocraties - c'est-à-dire pour les appeler autrement: les pays les plus riches, dont le nôtre, l'Europe et l'Amérique - ne savent que faire pour se protéger et riposter. En déclenchant l'apocalypse, les terroristes ont réussi par l'incroyable effet de surprise, qui, sans trop forcer la comparaison, rappelle l'attaque sur Pearl Harbor, à semer la panique sur tout le territoire des Etats-Unis et à paralyser - un temps - le gouvernement et les services de sécurité qui en dépendent. C'est une première bataille perdue par la Maison-Blanche et le peuple américain. Mais la réaction, sans qu'on puisse en deviner la forme, est certaine et attendue. La première puissance mondiale ne peut accepter d'être humiliée sur son sol. Elle contre-attaquera. Quand? Où? Comment? Cette guerre est la première de l'ère de la mondialisation. Cette nouvelle époque, pionnière, confuse et complexe, où s'opposent les intérêts contraires de l'hurnanité. C'est dans ces périodes de transition et d'incertitude, là où les siècles s'ouvrent, que les plus grandes menaces surgissent sans que l'on sache, faute de repères encore connus, comment les combattre. «Les démocraties doivent s'unir.» La première réaction des hommes d'Etat occidentaux, que résument ces mots de Jacques Chirac et de Tony Blair, est sincère et juste. Mais au-delà des alliances militaires et de l'indispensable - et aujourd'hui follement inexistante - coordination des actions menées contre le terrorisme international, cet appel à l'union et a la solidarité s'adresse à chacun d'entre nous, à tous ceux qui éprouvent cette impression, nouvelle et terrifiante, que, depuis ce mardi noir, la paix du monde est en jeu. C'est en ce sens, au nom de ce sentiment partagé par la communauté des hommes et des femmes, quelles que soient leur nationalité, leur race ou leur religion, que cette guerre déclarée à l'Amérique est mondiale. Elle désespère tout le monde. Sauf ceux qui l'ont déclarée. µ05 La guerre du XXIe siècle L'an 1 du nouveau millénaire commence par un acte de guerre de dimension planétaire. L'Occident est visé à la tête et au coeur, dans une Amérique chef de file de la communauté mondiale des nations libres. C'est New York, la moderne Rome de l'empire libéral, qui se trouve ainsi blessée. Et la poussière de cendres qui recouvre Manhattan envahit tout le ciel d'Occident. Pour qui sonne ce glas ? Pour nous tous, bien sûr, qui appartenons à cette vaste paroisse de la liberté ! Sur ses centaines de millions d'écrans télé le village planétaire ne s'y trompe pas : il voit frappé, dans un fracas de symboles, un ordre mondial où l'Occident tient le haut du pavé. Foudroyées les deux tours jumelles, dites du « commerce mondial », les deux géantes d'une ville debout soudain effondrées ! Foudroyé le Pentagone, où s'organise la gendarmerie d'un certain ordre mondial. Voici donc doublement ébréchée, à la face du monde, la pointe symbolique d'une pyramide de nations. Voici atteinte, jusque chez elle, une Amérique qui avait échappé à Hitler et à Staline! Pearl Harbor, dit-on. Oui, dans la soudaineté de l'assaut, dans l'hébétude du malabar d'Occident ainsi défié ! Mais non : car ce n'est pas - comme jadis le Japon - un pays déterminé qui se jette dans l'attaque, mais un ennemi inconnu venu d'une nébuleuse vague, et dont l'anonymat ajoute à la terreur. Non, enfin, car les victimes ne sont plus des militaires postés aux frontières océanes de l'Empire, mais une foule de civils ensevelis dans la ville phare d'Occident. Premier constat : une nouvelle guerre, une nouvelle variété de la guerre s'inaugure sous ces décombres, celle du terrorisme dont l'Occident n'aura cessé de sous-estimer les périls. Il élargit à la scène mondiale le principe qui est le sien : celui de l'attentat-suicide. Du Palestinien qui s'immole dans une pizzeria d'Israël jusqu'au pilote qui précipite un avion détourné sur une tour de New York, seule la dimension change. Mais la vulnérabilité du gibier est de même nature. La notion de sécurité s'en trouve fondamentalement changée. Aucun système militaire classique - et de même le fameux projet américain d'une défense antimissile - ne peut protéger un territoire contre des attentats perpétrés de l'intérieur, grâce à l'infiltration souterraine, à la perméabilité des frontières, à la liberté de circulation, d'expression et de culte qui fait l'honneur des pays libres. Considérez l'enragement des agresseurs et demandez-vous si, désormais, le risque bactériologique, voire nucléaire, peut être exclu de l'arsenal terroriste... Quel chemin parcouru, en deux siècles, depuis ces temps où la guerre avait ses lois, où les troupes manoeuvraient en carrés avec tambours et trompettes jusqu'aux carnages des civils de la nouvelle guerre sans loi! Second constat : le terrorisme le plus répandu dans le monde, celui du fanatisme islamique, aura été, lui aussi, sous-estimé. Non seulement par les services spéciaux, mais par tous les pouvoirs d'Occident. Un vieil optimisme croit pouvoir affronter une frénésie religieuse et irrationnelle comme un conflit d'intérêts que le compromis peut résoudre. On méconnaît la sourde puissance de la mouvance islamique : 1 milliard d'hommes dans le monde. Certes, elle ne soutient pas, dans sa majorité, ses enragés. Mais de silences complaisants en approbations secrètes, elle ne combat pas non plus l'engagement du djihad, la guerre sainte, «pilier essentiel de la religion ». Comment ne pas voir grouiller, dans l'immense vivier musulman, la dangerosité du fondamentalisme chiite ou sunnite ? Celui des croisés d'un ordre quasi monastique où se pêchent les commandos suicides. Comment négliger cet immense rabâchage de haines, ces délires de mort sanctifiés par le Prophète, ces frénésies d'ayatollahs ou de taliban avec leurs lapidations et mutilations médiévales culminant aujourd'hui dans cette apothéose : les tours du Grand Satan écrabouillant des milliers «d'infidèles » pour la plus grande gloire d'Allah ? C'est une grande faute que d'avoir négligé la capacité d'une paranoïa mystique à trouver dans le monde moderne des pilotes-suicides, à mettre des techniques sophistiquées au bout de sourates enflammées! Dans sa forme spectaculaire, le raid du 11septembre se présente comme le premier acte de guerre d'un conflit de civilisation. Mais dans sa forme seulement. Car l'extrême de ce terrorisme ne rallie ni des Etats ni même la majorité des opinions musulmanes retenues soit par une modération naturelle, soit par la crainte des futures sanctions. Toujours est-il que le devoir de nos nations d'Europe est de se placer, dans cette épreuve, auprès de l'Amérique. Cessons de la critiquer sans cesse, et en ingrats, tantôt parce qu'elle en fait trop et tantôt pas assez! Contemplant les ruines de Manhattan, la toute proche statue de la Liberté reste impassible. Notre place est à ses côtés. µ06 Le chätiment Comment punir les fous de Dieu sans s'aliéner des foules troublées dans leur vénération d'Allah? Comment déjouer une calamiteuse extension visée par ceux-là mêmes qui frappèrent l'Occident à son pic symbolique? Le spectre d'un conflit de civilisations hante bel et bien une humanité conviée à méditer la persistante férocité de l'espèce. Il hante une Amérique chez elle violentée et dont le choc traumatique n'est pas proche de se dissiper. Il hante tous les caciques d'Occident anxieux de l'exorciser. A quoi ce risque tient-il ? Au fait que le fanatisme à punir est un virus de la famille islamique. Les islamologues optimistes le présentent certes comme un fléau limité et provisoire de l'islam. Ils nous disent qu'après travaux l'immense demeure d'Allah sur Terre sera pleine de grâces. Hélas, nous habitons, nous, pendant les travaux! Et ce que nous avons sous les yeux, c'est, au contraire, le délire taliban, épicentre mystico-militariste d'une guerre de l'ombre; c'est la fourbe ambiguïté du prosélytisme saoudien ou émirati, les guerres rampantes du Nigeria et du Soudan, le sabbat funèbre d'Algérie, les ayatollahs d'Iran, l'intégrisme des masses pakistanaises, le prurit du Cachemire. Et l'émergence en Indonésie, aux Philippines, d'un nouveau terrorisme musulman. Quittons, pour comprendre, notre logiciel laïque! Et constatons d'abord que l'islam ne sépare pas, comme nous, le spirituel du temporel. Il courbe les hommes sous la prière et les peuples sous une loi coranique qui étouffe la laïcité. Son catéchisme est aussi code civil et pénal. Constatons que, sur son sol, aucune démocratie ne prospère. Et que l'islam conserve une inclination missionnaire par le verbe ou par l'épée. Voyons qu'aucune Eglise universelle ne peut y discipliner l'interprétation anarchique d'un Coran surgi, il y a treize siècles, dans les déserts d'Arabie, et où chaque musulman trouve ce qu'il cherche: tel imam un message de paix; tel autre le djihad, la guerre sainte aux infidèles. Réfléchissons à la terrible étrangeté de ces modernes et mystiques paladins qui passaient, dans nos campus, de l'ordinateur à la prière et se préparaient sereinement, en apprentis pilotes, à leur suicide assassin pour la gloire d'Allah! Oui, nous mésestimons, en Occident, la puissance des religions sur le destin des peuples. Mais le monde entier ne marche pas à notre amble économiste... Et en tout cas pas les pauvres de l'aire islamique! Le fanatisme intégriste y prolifère sur la misère. Voyez alors le cercle vicieux: l'islam allergique au rôle de l'individu demeure rétif à la production capitaliste: il entretient la misère, laquelle entretient la révolte; et la révolte un terrorisme que le fanatisme sanctifie d'avance par le martyrat ... Un tel enragement trouve sans peine ses boucs émissaires. Ce sera une Amérique jalousée et abhorrée, citadelle d'un Occident dépravé, exhaussée par son hégémonie même en Satan universel. Ce sera Israël, Satan du monde arabe. Autant de cibles sorcières pour inquisiteurs auxquels les techniques modernes délivrent un passeport pour l'apocalypse. Car ce n'est pas l'Amérique - mais l'Europe - qui a expédié les juifs rescapés de la Shoah en Israël. Et le conflit arabo-israélien n'est pas l'unique source de ce terrorisme. Il n'est que le plus actuel et visible foyer d'un plus vaste incendie. A entendre quelques gribouilles européens, pressés de sacrifier Israël pour s'assurer les faveurs suspectes de la passion arabe, on voit que le régional Ponce Pilate a déjà fait, chez nous, des émules! Pour éradiquer le fléau, c'est donc sur l'islam lui-même qu'il faudrait compter. Hélas, il n'a pas encore trouvé ni son Luther ni sa Réforme. Quelques Etats musulmans, c'est vrai, n'ont pas éludé la manière forte. Et par exemple, Ben Ali, sans qui la Tunisie serait une autre Algérie. C'est à cette manière forte que l'Amérique aussi se prépare. Son peuple patriote veut une riposte rapide. Ce ne sera pas la meilleure. Et Ben Laden n'est que le vilain, le loup-garou d'une malédiction transnationale. Il faut espérer en de plus durables atouts: la Russie confrontée au même mal, la Chine contaminée dans ses provinces de l'Ouest. L'assèchement des circuits financiers du terrorisme sera plus profitable. Et surtout l'engagement de leaders musulmans effrayés, tout autant que nous, par la mécanique infernale. De Palestine jusqu'en Iran. En France, méfions-nous de nos défauts. Du syndrome munichois qui nous fait braconner de vains répits en faisant d'avance à l'Amérique l'habituel procès d'intentions du conseilleur rechigneux. L'Arnérique a, certes, fait des erreurs. Mais que dire des nôtres ? Méfions-nous aussi d'un angélisme confit dans la repentance. Les seuls anges à considérer sont désormais les anges noirs qui ont fracassé New York. LEurope ne se sauvera pas seule avec un peu de déshonneur et beaucoup d'illusions. µ07 Guerre contre l'Occident. Les effroyables attentats commis aux Etats-Unis sont sans précédent. Ils ouvrent une nouvelle ère de l'histoire du monde, consacrent une fracture entre civilisations et soulèvent la question de l'inévitable riposte américaine. La Troisième Guerre mondiale a commencé mardi 11 septembre sur la côte est des Etats-Unis. Une guerre mondiale d'un nouveau genre, inédite dans l'Histoire, entre le terrorisme, selon toute vraisemblance islamiste, et l'Occident. On ne connaissait ni le jour ni le lieu où ceux que l'on désigne déjà comme les guerriers d'Allah frapperaient. Mais, depuis plusieurs années, dans l'ombre, ils attendaient leur heure et fourbissaient leurs armes. « Allah est avec ceux qui sont patients », dit-on dans le Coran. Et, soudain, ce matin de cauchemar, en quelques minutes, le coeur de l'Amérique, Manhattan, s'est embrasé dans un Pearl Harbor sans précédent que même les plus audacieux, les plus déraisonnables des réalisateurs de films catastrophes n'avaient jamais osé imaginer. Penser la peur, penser la rage, penser l'impensable et l'impuissance de la superpuissance. Voir l'impossible, voir les tours jumelles de New York, symbole triomphant de l'Amérique, l'une après l'autre, s'effondrer comme les châteaux de sable d'un enfant, voir qu'à Washington les flammes ravagent l'impérial Pentagone. Atterré, le maire de New York, Rudolf Giulani, annonce sur fond de décor de la mégalopole embrasée qu'il faut déplorer « un nombre terrifiant de morts ». Les premiers bilans avancent le chiffre de plusieurs milliers de victimes. Certes, ce n'est pas la première fois que l'hyperpuissance est frappée dans ses tours d'ivoire. En 1993, le World Trade Center déjà avait été ébranlé par une charge monstrueuse. Un complot ourdi dans les quartiers musulmans pauvres de Jersey City avait porté un coup à la fierté américaine. Le plan avait été alors exécuté par des novices, une nébuleuse incontrôlée d'une dizaine de Palestiniens immigrés et de rebuts des forces afghanes retournés contre leur mentor américain. Mais, cette fois, pour être aveugle dans la haine de l'Occident qui l'a inspirée, cette offensive tous azimuts a été orchestrée méthodiquement avec la précision d'un diabolique horloger. Du bricolage, le terrorisme est passé à la stratégie de la terreur. A 8 h 44, une gigantesque explosion se produit au sommet d'une des deux tours du World Trade Center. L'Amérique, en apprenant bientôt qu'il s'agit d'un avion de ligne, croit d'abord que ce n'est « qu'» un tragique accident aérien dû à un problème technique, voire à une défaillance humaine. Mais, dix-huit minutes plus tard, c'est un second Boeing de la compagnie American Airlines qui s'écrase sur la tour jumelle. « Il est impossible d'empêcher un acte de guerre sur un avion civil », expliquera bientôt un pilote. Une guerre totale, en effet, comprend-on immédiatement à Washington, où la Maison-Blanche et le Pentagone sont évacués dans la panique, tandis qu'à bord d'Air Force One le président George W. Bush parle de « national tragedy ». A leur tour, les citadelles de l'Occident, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, la Bourse américaine, se vident. Les services secrets, fusil mitrailleur en main, tentent de protéger la débâcle. Sur les écrans de télévision, un bandeau annonce que l'Amérique est en alerte maximum, le plus haut niveau d'alerte depuis la crise des missiles cubains en 1962. La panique envahit Times Square. Une foule monstrueuse se masse devant le journal lumineux qui défile sur la façade de l'agence Reuter de Manhattan. La scène rappelle son antithèse absolue : les masses qui se bousculaient en 1945 sous les mêmes panneaux pour fêter la capitulation du Japon et la fin de la Seconde Guerre mondiale. Car, inexorablement, le cauchemar se poursuit. A 14 h 5 GMT, la première tour du World Trade Center s'effondre. La seconde, quelques minutes plus tard. Puis c'est un Boeing, assurant la liaison Chicago-New York, qui s'écrase dans l'ouest de la Pennsylvanie. Un enorme Boeing 767 prend enfin le Pentagone de plein fouet. Newt Gingrich, l'ancien promoteur de la révolution conservatrice de 1995, nomme ce désastre le « Pearl Harbor du XXIe siècle ». Pendant que, d'un bout à l'autre des Etats-Unis, des millions de téléspectateurs sanglotent devant les images de fin du monde qui défilent sur leur petit écran, déjà à Kaboul, à Islamabad ou dans les ruelles sordides de Gaza, où le Hezbollah fait recette, d'autres s'exhibent devant les caméras en riant, en pavoisant, en rendant grâce à Allah. Etrangement, à la différence des Occidentaux abasourdis, tétanisés, ces foules enthousiastes ne semblent pas surprises outre mesure par cette apocalypse. Comme si, depuis des lustres, ils s'attendaient à ce que l'Amérique soit punie en tant que responsable de tous les maux de la communauté du Prophète. Bien sûr, ils ne sont qu'une minorité parmi 1 milliard de musulmans à sombrer dans cette criminelle paranoïa. Mais une minorité déterminée et fanatisée. Et si l'on tente de définir une sorte de pathologie du fondamentalisme islamique, force est de constater que ce sont presque toujours les mêmes frustrations, les mêmes circonstances, le même contexte social qui favorisent son éclosion et son épanouissement. Ces frustrations actuelles trouvent souvent racine dans un lointain passé. Sans épiloguer sur les cicatrices laissées par les croisades ou par le traumatisme de la première prise de Jérusalem, à la fin du XIe siècle, la perte progressive et irréversible de prééminence de l'Orient, de l'islam, sur l'Occident - la civilisation judéo-chrétienne - taraude le monde musulman depuis le XIIIe siècle. Mais l'humiliante domination ne fait que s'accentuer au fil du temps. Bientôt, alors que l'Occident envoie des hommes sur la Lune et que le monde arabe dépend encore des techniciens occidentaux pour extraire le pétrole de son sol, la montée en puissance de l'Etat d'Israël et l'insoluble question de la Palestine muent la frustration en exaspération et en haine. Miroir reflétant l'échec du monde islamique, le micro-Etat juif de 4 millions d'habitants s'impose magistralement, militairement et économiquement, avec un produit national brut égal à celui de... 200 millions d'Arabes ! L'interminable cortège de guerres israélo-arabes, avec leurs exodes et leurs massacres, puis, en 1991, la guerre du Golfe, menée contre l'Irak de Saddam Hussein par les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux au profit d'Etats arabes jugés réactionnaires par nombre de pays musulmans, aggraveront cette fracture entre civilisations occidentale et islamique. Inaccessible aux plus défavorisés, la modernité tapageuse à l'occidentale devient, pour les islamistes les plus démunis, obscène. En Arabie saoudite, Etat du Golfe exposé s'il en est, puisque gardien des lieux saints de l'islam, l'omniprésence américaine ne cesse d'être dénoncée par les islamistes. Et, pour certains observateurs, ce ne serait pas un hasard si les premiers attentats anti- américains, commandités par Oussama bin Laden, richissime Saoudien déchu de sa nationalité, se produisent huit ans, jour pour jour, après l'arrivée des troupes américaines dans le royaume des Saoud, à la suite de l'invasion du Koweït par l'Irak, en 1990. Sur l'écran, l'image vidéo est granuleuse. On y voit un homme barbu, d'origine arabe, portant le couvre-chef blanc traditionnel des musulmans les plus dévots. Sur un ton enflammé, il lit un poème en arabe. Mais ce n'est pas un imam. Ni un poète. Cet homme, c'est Oussama bin Laden . Dans cette cassette, diffusée en juin dernier, bin Laden décrit en détail son plan d'action. L'objectif, annonce-t-il clairement, est de tuer des Américains et des juifs. S'adressant à ses disciples, il exhorte : « Nos frères palestiniens vous attendent avec impatience. Ils attendent de vous que vous frappiez l'Amérique et Israël. La terre de Dieu est grande et leurs intérêts sont partout. » Selon les services israéliens, les agents de bin Laden sont en contact direct avec la plupart des groupes radicaux palestiniens, dont Hamas, le Jihad islamique et le Hezbollah basé au Liban. Longue de deux heures, la cassette rend également hommage aux auteurs de l'attentat suicide contre le destroyer de la marine américaine, à Aden, en octobre 2000, au cours duquel 17 soldats américains ont trouvé la mort. Et il promet de nouvelles attaques sur fond d'images du navire en flammes. Dans sa diatribe, bin Laden ironise sur la « futilité » de la puissance militaire américaine : « A Aden, vitupère-t-il, nos frères ont détruit un torpilleur, un navire si puissant qu'il répand la terreur partout où il vogue. Mais alors qu'il avance dans la mer, vers un petit bateau qui flotte à la surface, il va vers sa propre destruction, attiré par l'illusion de sa propre puissance. » Que peut faire l'Occident devant ce déferlement de haine, devant le temps des kamikazes ? « Les Israéliens commettent une grosse erreur s'ils pensent nous avoir à l'usure, car nous avons l'habitude de souffrir », confiait récemment à L'Express Moustafa, le cousin d'un jeune « martyr » palestinien qui, au lieu de se rendre à l'université de Gaza, s'est jeté sur un poste militaire israélien dans une voiture bourrée d'explosifs. Car cette frustration dépasse largement le clivage fondamentalisme islamique et Occident. C'est également un clivage Nord-Sud qui a succédé à un clivage Est-Ouest depuis la chute du Mur. Samuel Huntington, dans son célèbre essai "Le Choc des civilisations", avait annoncé cette nouvelle fracture comme la cause des confrontations à venir. A travers celle-ci s'affrontent riches et pauvres, nouveaux maîtres et anciens esclaves. Désormais, le capitalisme occidental ne suscite pas une opposition raisonnée, mais une aversion atavique. On ne réfute pas son modèle, on le hait. On ne cherche pas sa conversion, mais sa destruction. La chute de l'Union soviétique a libére des forces que la répartition du monde en deux blocs tenait sous une chape. Le paysage géopolitique qui naît après 1989 est marqué par une modification profonde des relations entre les Etats. Au face-à-face idéologique succède un affrontement de civilisations. Porté par son triomphe contre le communisme, convaincu de l'universalisme de sa pensée démocrate libérale, l'Occident croit que les non-Occidentaux doivent adopter ses valeurs. Cette démarche était non seulement vouée à l'échec dans le monde islamique, mais porteuse de conflits nouveaux. Née dans les ruines du mur de Berlin, l'arrogance occidentale, dopée par le traditionnel messianisme américain, provoque chez les musulmans une réaction en chaîne : le passage de la simple conscience islamique à la cohésion islamiste. Ce phénomène est si puissant qu'il passe par-dessus les frontières des Etats arabes, dessinés pour la plupart, d'ailleurs, par les pays occidentaux. C'est une civilisation qui surgit alors aux dépens de nations relativement faibles et divisées comme en témoigne, au début des années 90, la guerre du Golfe. Ce que les gouvernants arabes n'ont pas réussi, la religion va le faire : l'apparition d'une identité qui dépasse les Etats et qui va servir de ferment au terrorisme qui frappe, aujourd'hui, les Etats-Unis et un Occident pétrifié. Comme l'a encore écrit Samuel Huntington en 1996 dans son livre prophétique, « les civilisations forment les tribus humaines les plus vastes et le choc des civilisations est un conflit tribal à l'échelle de la planète ». Dès 1990, Bernard Lewis, l'un des meilleurs spécialistes de l'islam, écrivait à propos de cette nouvelle violence: « Il est désormais clair que nous sommes confrontés à un état d'esprit et à un mouvement qui vont bien au-delà des problèmes, des politiques et des gouvernements qui les incarnent. Ce n'est rien de moins qu'un choc des civilisations - c'est la réaction irrationnelle peut-être, mais ancienne d'un vieux rival contre notre héritage judéo-chrétien et ce que nous sommes aujourd'hui, et contre l'expansion de l'un et de l'autre. » Le mardi 11 septembre 2001 apparaît donc, par l'ampleur de l'assaut et les victimes qu'il a faites, comme le premier jour de cette « guerre civilisationnelle » entre l'islam et l'Occident. Mais c'est aussi le cours de l'Histoire qui s'emballe. Comme cela s'est déjà produit depuis quatorze siècles dans les relations entre le monde musulman et le monde chrétien, devenu occidental. Ce n'est pas une parenthèse, comme l'a été, le temps d'un siècle, l'affrontement entre la démocratie et le communisme, mais une très vieille affaire, une rivalité plus que millénaire dont l'intensité a varié en fonction de la démographie, du développement économique et de la fureur religieuse des deux camps. Si la tension est de nouveau extrême, c'est parce que le fossé économique ne cesse de grandir entre le Nord et le Sud, où la démographie galope en même temps que le chômage. La foi islamiste a prospéré sur ce terreau sans que l'Occident y apporte une réponse. L'islam a redonné aux musulmans la fierté de leur civilisation face à la civilisation occidentale. Cet antagonisme s'est alimenté, ces derniers mois, de la dégradation de la situation au Proche-Orient. Pour les pays du Sud, le sort des Palestiniens incarne le mépris de l'Occident pour le monde arabe et pour le tiers-monde. La conférence des Nations unies contre le racisme, la semaine dernière, à Durban, en Afrique du Sud, était comme un signal annonciateur de cette exaspération et de cette incroyable déchaînement de violence meurtrière. L'allumette a été craquée à Durban dans l'assimilation du sionisme au racisme et la dénonciation des pays colonisateurs. La haine y a pointé son nez avant de déferler sur les villes américaines. Autres signes annonciateurs, le procès fait aux ONG américaines par les taliban pour un prétendu « prosélytisme chrétien » et le sanglant attentat contre le leader de la résistance afghane, le commandant Massoud, un allié de Washington. Cette guerre d'un nouveau type est donc à la fois le résultat d'un long processus historique et des changements survenus dans le monde depuis dix ans. Elle n'intervient pas par hasard. Elle se greffe aussi à point nommé sur le conflit du Proche-Orient. Mais, après de tels actes, nul ne peut en rester là. Les extrémistes sont désormais les héros de leur camp et vont vouloir pousser leur avantage. Soit en poursuivant leurs actions et en terrorisant, encore et toujours plus, un monde occidental qu'ils imaginent lâche et prêt à céder sous la violence. Soit en réclamant des gestes spectaculaires de la part des Etats-Unis et d'Israël. De son. côté, l'Amérique et ses alliés europeens ne peuvent rester les bras croisés. L'acte de guerre est tel qu'il est impossible de le laisser sans la moindre riposte. George W. Bush, si peu au fait des questions internationales, va devoir trouver des réponses appropriées. Son pays ne comprendrait pas que les milliers de morts enfouis dans les gravats des Twin Towers ne soient pas, d'une manière ou d'une autre, vengés. Les Européens, eux-mêmes, sont confrontés à ce défi: comment pourraient-ils ne pas faire preuve de solidarité envers un peuple qui, par deux fois, au siècle dernier, est venu à leur rescousse. Certes, l'ennemi est insaisissable, mais il est impératif de trouver les voies et les moyens d'une réplique sans tomber dans un conflit généralisé. Malheureusement, l'Histoire en est la preuve, à la force ne peut que répondre la force. C'est pour cela que ce septembre noir américain installe ce IIIe millénaire sur les chemins épouvantables d'une nouvelle guerre dont les formes ne seront pas celles du passé, mais qui doit à tout prix endiguer la haine aveugle qui vient d'endeuiller l'Amérique. µ08 L'innommable. Ce qui nous coupe le souffle dans cette tragédie, c'est moins son horruer - nous somems habitués - que son illisibilité. C'est la guerre! Tel est le cri qui s'est élevé dans tous les coins du monde, mardi vers 16 heures, quand on a appris les incroyables nouvelles venues des Etats-Unis : les deux tours du World Trade Center en cendres, le Pentagone en flammes, la Maison-Blanche évacuée, tandis que des avions de ligne transformés en fusées suicides continuaient de sillonner le ciel d'Amérique. Il avait bonne mine, George W. Bush, avec son bouclier antimissile censé protéger le territoire américain d'attaques extérieures. Venues d'où? De Russie? De Chine? Du Moyen-Orient ? Alors qu'il est tellement facile d'organiser la guerre de l'intérieur, avec les moyens du bord si l'on peut dire, en détournant des avions de ligne américains ! Et pourtant, il faut résister à l'emploi du mot guerre. Celle-ci, sous sa forme classique, suppose l'affrontement d'adversaires identifiés, luttant pour la suprématie. Or si horrible, si effarant qu'il soit, le feu d'artifice terroriste ne remettra pas en cause la suprématie américaine. En revanche, ce terrorisme exercé à une échelle sans précédent a quelque chose à voir avec la guerre nucléaire, non sous la forme de destruction massive et réciproque qui conditionnait la doctrine américaine, mais à l'instar de la doctrine française de dissuasion du faible au fort. Une organisation terroriste - comme le réseau Ben Laden - est évidemment incapable d'affronter directement les Etats-Unis, et de puissance à puissance, il ne faudrait que quelques heures, au pis quelques jours, à ceux-ci pour anéantir l'Etat arabe ou musulman, qui, par hypothèse, se cacherait derrière l'organisation en question. Mais des terroristes supérieurement armés et organisés sont en état, à faibles coûts, d'infliger à la première puissance mondiale des blessures matérielles et surtout symboliques de très grande ampleur. Pis, la première puissance mondiale est rigoureusement incapable, en raison même de ses responsabilités, de répondre du tac au tac : qui peut le plus ne peut pas nécessairement le moins. Et la fragilité des grands systèmes modernes, qu'ils soient économiques, logistiques, militaires ou simplement administratifs croît chaque jour en raison directe de leur complexité. Contre celui qui est prêt en toute hypothèse à affronter la mort ou même à se la donner lui-même pour parvenir à ses fins, il n'y a pas de défense préventive qui tienne. Le Pentagone a les moyens de mettre le feu au monde, mais il suffit de quelques hommes déterminés pour mettre le feu au Pentagone. Faut-il parler d'une escalade dans la barbarie? Oui, à condition d'indiquer que cette évolution est ancienne, qu'elle remonte à la Révolution française et aux guerres révolutionnaires qui, substituant l'idéologie au simple affrontement des forces matérielles, a aboli la distinction entre le civil et le militaire. Depuis, Coventry, Dresde, Hiroshima ont été de nouveaux pas dans la substitution de la terreur, c'est-à-dire de la psychologie de masse à la force brutale, qu'on finira par regretter. Le terrorisme est le fruit de l'idéologie, et c'est cette filiation qui est, avec la technique, la marque la plus infaillible des temps modernes. Il est trop tôt, à quelques heures de cet immense événement, pour dire quelles en seront les conséquences sur le conflit israélien, et au-delà, sur l'équilibre des forces à l'échelle internationale. Au Proche-Orient, l'enlisement des deux camps dans la guérilla quotidienne relevait d'une absurdité totale dont les terribles attentats de New York et de Washington sont en quelque sorte le couronnement, Ce qui nous coupe le souffle dans l'événement présent, c'est moins son horreur - nous sommes habitués - que son illisibilité : nous sommes en face de l'innommable. Certes, nous n'avons pas encore atteint le degré d'atrocité des deux premières guerres mondiales, mais on se demande si l'on n'en a pas déjà dépassé l'absurdité. Aucune cause, fût-elle la plus légitime, ne saurait être justifiée par le courage désespéré et le froid nihilisme de ses partisans. Nous avons quitté le niveau des conflits classiques avec leurs ennemis identifiés, leurs rituels connus pour entrer dans un monde nouveau où, à la guerre entre puissances s'est substituée une guerre invisible, une guerre de tous contre tous, une guerre de tous les instants, à l'abri de laquelle personne ne peut demeurer longtemps. jadis, la barbarie avait son territoire. Aujourd'hui, elle est en train de s'infiltrer dans tous les interstices de la vie quotidienne, donnant l'image d'une guerre permanente des hommes contre eux-mêmes. L'irruption violente des peuples dans les domaines où se joue leur destinée, qui est la définition même de la démocratie, a réveillé des monstres qu'elle paraît pour le moment incapable de dompter. µ09 Le jour où l'Amérique est devenue vulnérable. Le nouveau désordre mondial. New York, ville martyre. Cette ville, qui est la plus cosmopolite du monde, ce rêve urbain qui fut aussi un espoir de liberté de tous les réfugiés et de toutes les victimes du monde pendant des siècles, accueille aujourdhui dans ses bureaux et dans ses rues de nombreux étangers. Cest une partie de cette population qui a été massacrée par des «bombardements» terroristes. New York n'est pourtant pas la première ville martyre. Toutes les guerres modernes se sont en effet acharnées contre les villes. Jamais pourtant une mégapole moderne, avec ses réseaux, ses transports, ses gratte-ciel, ses avenues, en dehors de toute déclaration de guerre, à froid, n'avait connu un tel acharnement meurtrier. Les stratèges de cette offensive de mort se sontacharnés sur le bas de Manhattan, sur le coeur financier mondial, sur Wall Street, de la même manière qu ils s' attaquaient au bâtiment le plus sûr du monde, là forteresse militaire a priori la mieux gradée, le Pentagone, à Washington, lui aussi aussi dévasté par un autre avion suicide chargé de kérosène. Wall Street frappé à New York, le Pentagone à Wâshington, la planète a été en partie paralysée par une réaction en chaîne, ses transports aériens immobilisés, ses communications perturbées, les grandes Bourses déstabilisées et l'économie mondiale soumise à une incertitude de plus. Les écrivains et les cinéastes de l'apocalypse, de New York 1999 à Mars Attack, ont imaginé des scénarios où NewYork et Washington subissaient de tels asauts. Mais cela restait des récits mythiques, des peurs mises en scène et projetées pour mieux les conjurer. Quand ces menaces se produisent vraiment, que les attentats et les victimes sont réels, quand ils dépassent tout ce qui était jusqu'alors imaginable, l'inquiétude et la peur deviennent évidemment contagieuses. Une telle opération paraissait impossible. D'abord, aucune puissance terroriste, étatique ou privée, ne disposait en principe d'une logistique de cette dimension, d'une capacité à implanter clandestinement autant d'activistes aux Etats-Unis et à enchaîner autant d'opérations. Deuxiéme impossibilité: l'ampleur, la densité et la qualité des systèmes d'espionnage, d'écoute et de sécurité occidentaux (en particulier américains). Ce double verrou a sauté: les protections n'ont pas, tenu, parce que l'ensemble de la chaîne de sécurité a disjoncté depuis l'impuissance des services secrets etdu FBI jusqu'à l'absence de réaction rapide de l'aviation américaine, alors que l'opération a duré plus dune heure. Les terroristes ont réussi techniquement à passer tous les filtres. Ils y étaient aidés par la foideur absolue de leur objectif le massacre de dizaines de milliers de civils américains. Des centaines de militants, de terroristes, les kamikazes comme les survivants, ont partagé cet objectif fanatique. Jusqu'à présent, seuls des intérêts économiques, des diplomates parfois, des militaires américains étaient visés. Pas la foule. Un palier psychologique a été franchi: la haine est totale, absolue. Alors, quelle différence existe-t-il entre des avions suicide et des bombes atomiques artisanales, des armes biologiques ou des bombes chimiques? Aucune, dès lors que l'objectif est le massacre de civils. Dans le choc planétaire provoqué par ces attentats, tous les citoyens des grandes mégapoles, non seulement occidentales, savent désormais que cette éventualité, qui paraissait romanesque, est devenue tout simplement possible, comme un élément constituant notre horizon. D'autant que le terrorisme a toujours besoin, pour «faire le spectacle médiatique», de surenchère mortelle dans les objectifs; il recherche inlassablement tous les moyens de stupéfier les opinions mondiales. Un «Hiroshima» terroriste sur une capitale, c'est désormais possible. Tel est le message du 11 septembre 2001: l'Amérique est vulnérable et tous les coups sont permis pour détruire l'Amérique. Le pire n'a pas eu lieu. Il est encore à venir. Cette offensive terroriste et sa réussite «technique» - meurtrière, médiatique et planétaire - constituent un événement majeur, un changement stratégique fondamental, qui sanctumne le basculement dans un monde nouveau dominé par le nouveau désordre mondial par antiphrase avec la comptine qui accorapagnait l'effondrement du système communiste: "Ie nouvel ordre mondial". Les terroristes ont remporté une victoire terrible et imposé aux Etats-Unis une défaite cauchemardesque qu'ils surmonteront, comme ils ont surmonté tous les autres grands traumatismes de leur histoire, mais on ne sait pas comment, ni dans quel état, ils en sortiront. On évoque Pearl Harbor en décembre 1941 - qui a mis fin à l'isolationnisme américain en précipitant les Etats-Unis dans la Deuxième Guerre mondiale - ainsi que la vague de kamikazes qui a précédé la défaite finale. A ceci près que les pilotes suicide japonais n'ont tué que 2304 marines et civils. Les attentats du 11 septembre feront sans doute une dizaine de milliers de morts, peut-être plus, un chiffre plus proche des 50000 morts américains au Viêt-nam. L:ennemi, dans un cas comme dans l'autre, était connu, identifié, revendiqué. L'anonymat des terroristes, même s'il est temporaire, renforce la perception mondiale de I'impuissance des gouvernements et des services de sécurité et maintient les opinions en état de choc. Cette insécurité n'est pas le moindre des succès des terroristes. Certes, les Etats-Unis brûlent de riposter. Mais là encore, ils seront limités par les liaisons dangereuses qui les ont unis aux mouvements islamistes depuis la guerre en Afghanistan contre les Soviétiques et l'utilisation du fanatisme religieux pour déstabiliser toutes les Républiques musulmaries de l'ex-URSS. Il paraît peu vraisemblable que les Etats-Unis s'acharnent contre leur allié, l'Arabie Saoudite, qui a pourtant couvé l'ensemble des mouvements de l'islamisme radical. Stratégiquement, il sera également difficile de déclencher une guerre totale en Afghanistan ou én Irak. il faudra non seulement asséner préalablernent la preuve de l'implication de ces régimes, mais, militairement, ces guerres seraient impossibles à mener. On voit mal les fantassins américains prendre KabouI ou, plus farfelu encore, reprendre la guerre en Irak, là où Bush père et le même Colin Powell l'avaient laissée. Cette offensive terroriste est une déclaration de guerre. La suite logique serait la guerre totale. Et les Etats-Unis ne feront pas cette guerre-là face à un ennemi qui lui échapperait, au moins en partie, et qui dispose de centaines, sinon de milliers, de kamikazes prêts à mourir pour détruire l'Amérique et Israël. L'équation est d'autant plus omple que les Etats-Unis de Bush incarnaient la tentation de l'isolationnisme. L:Amérique rêvait de pouvoir échaper au désordre mondial en l'abandonnant à ses difficultés. Cet isolationnisme est la première victime politique de cette offensive terroriste. Il lui faudra se mêler du monde, de ses injustices et de se horreurs. Et la manière forte, la politique du missile de croisière, ne sera pas suffisante: il y faudra aussi une politique qui rompe avecl'arme le l'islamisme, qui surtout s'engage pleinement dans le désamorçage des bombes à retardement que sont de nombreux conflits, à commencer par le Proche-Orient. La meilleure défense contre le terrorisme, ce n'est pas la guerre, c'est la justice. La mondialisation fait dëbat Malheureusement, dans de nombreux domaines, elle est déjà faite, comme le prouve cet attentat mondiaL Même les conflits locaux finissent. par déborder sur la puissance américaine: hier difficilement circonscrits, les conflits se globalisent. µ10 Les nouveaux barbares Sous les décombres encore fumants des symboles de la puissante Amérique, il s'agit désormais de démêler l'écheveau géopolitique des réseaux intégristes. Or, il faut se rendre à l'évience: nous les avons nous-mêmes nourris et alimentés pendant des années. D'abord, l'effroi devant l'ampleur de la tuerie. Puis l'indignation, la rage. Ensuite, la réflexion. Mais la réflexion tout de même. A partir de ce fait brut, quasiment inimaginable: ils étaient armés de couteaux et de cutters; ils ont attaqué et détruit le Pentagone. Ils étaient une poignée; ils ont frappé au coeur de l'empire: le symbole de sa puissance militaire et le symbole de sa puissance financière. Qui? Démosthène les appelait les «barbares», c'est-à-dire ceux quii étaient radicalement étrangers au type de civilisation que représentait Athènes, et il annonçait obsessionnellement qu'ils étaient déjà "aux portes de la Cité". Les barbares... Il faut prendre ce terme dans son acception originelle de ceux qui "ne parlent pas", donc "ne pensent pas" comme nous. Et, en effet, ce qui s'est passé le 11 septembre 2001 à New York et à Washington, les deux centres névralgiques de l'Amérique hégémonique, résume à sa façon le processus qui mit trois siècles a installer la barbarie au coeur de l'Empire romain. D'un côté, la puissance des puissances qui règnait sur l'univers, sa force militaire inimaginable, ses légions devenues presque invincibles, une concentration inouïe de richesses, l'ensemble du monde connu - ou civilisé - de la Bretagne aux confins du Sahara, de l'Espagne au Proche-Orient, qui s'habille à la romaine, construit ses villes a la romaine, parle et écrit à la romaine. El, dans les péripéties de cette "civilisation", dans ses marges, les "autres", les chevelus, les adorateurs de dieux implacables et guerriers, les hurleurs, les dépenaillés, les sans-le-sou, les barbares! Or, les barbares l'emportèrent. Non pas parce qu'ils battirent Rome, mais parce qu'ils s'installèrent dans Rome. Parce qu'ils devinrent Rome. Parce qu'ils furent portés par Rome elle-même. Comme les "nouveaux barbares". Rome utilisa les barbares pour résister à ses ennemis: n'est-ce pas ce que l'Occident a fait au cours de sa confrontation avec l'Union soviétique? Et, même après l'écroulement du communisme. Rome, peu à peu, se mit à penser comme les barbares: l'Occident n'a-t-il pas évolué de la même façon en s'adonnant à un matérialisme de l'argent roi compensé par un néo-obscurantisme clérical? Rome abandonna la république pour l'Empire. L'Occident aussi! Examinons froidement ces deux points: qui, par exemple, a financé, armé, manipulé l'islamisme radical? Entre 1979 et 1989, c'est la CIA qui, au Pakistan, entraîna les activistes islamistes qui, ensuite, se retrouvèrent dans la nébuleuse de Ben Laden. Ensuite, ce sont les services secrets pakistanais, très liés à la CIA, qui prirent le relais et permirent que la région de Peshawar devînt La Mecque de l'internationale terroriste armée. C'est le principal allié des Etats-Unis, l'Arabie Saoudite, qui favorisa, entretint et assista la plupart des mouvements intégristes dans le monde arabe, dont le FIS en Algérie, d'où a surgi le GIA. Le milliardaire saoudien Ben Laden rompit avec Riyad parce qu'il n'accepta pas l'installation des « troupes » américaines « impies » en Arabie Saoudite à l'occasion de la guerre du Golfe. Mais c'est tout de même sa société de BTP qui construisit la plus importante des bases où s'installèrent les GI. Et, jusqu'en août dernier, le chef des services de renseignement saoudiens était l'un de ses proches. Ce sont les pays du Golfe qui arrosèrent, et arrosent toujours, un peu partout les groupes fondamentalistes. C'est Ariel Sharon qui, non seulement permit l'émergence du Hezbollah en envahissant le Liban, mais également soutint l'idée folle qu'il fallait favoriser le Hamas pour affaiblir l'OLP. George W. Bush, jusqu'ici en panne de manichéisme, vient de ressusciter le vieux thème reaganien de lutte à mort entre le bien et le mal. Et l'on admettra que, si le bien riest pas toujours aussi bien que ça, le mal, lui, est tout à fait mal. Mais, hier, ce mal était justifié, utilisé, favorisé par le camp du bien. Ben Laden a trouvé un refuge en Afghanistan et y a installé ses camps d'entraînement. Mais où se trouve le véritable centre propagandiste et logistique de l'internationale intégriste? A Londres! Toutes les opérations de désinfonnation, tous les faux témoignages, tous les thèmes de propagande partent de là. Les publications intégristes y ont leur siège. La première tentative d'utilisation d'un avion de ligne détourné contre une cible civile (en l'occurrence le centre de Paris) fut le fait du GIA algérien, en 1994. Or, c'est peu dire que cette mouvance terroriste, proche de Ben Laden, dont certains des anciens cadres furent formés en Afghanistan, bénéficia, dans certains milieux occidentaux, d'une évidente indulgence; que sa propagande rencontra, dans quelques médias, des oreilles complaisantes; qu'on en vint à l'exonérer de ses crimes les plus épouvantables (peut-être comprendra-t-on mieux pourquoi Marianne n'a cessé de combattre cette dérive!). N'a-t-on pas eu tendance à minimiser l'importance qu'avaient prise, en France même, les réseaux fondamentalistes les plus radicaux? Pendant la guerre des Balkans, qui s'est inquiété de la constitution d'une brigade internationale islamiste dans le sillage de l'organisation Ben Laden, et dont certains des chefs viennent d'ailleurs d'être inculpés de crimes de guerre par le TPI? Le mal étant le Serbe, tout le reste, à l'époque, était le bien. Quand des extrémistes, issus de la même mouvance, se lancèrent furieusement, à partir de la Tchétchénie, à l'assaut du Daguestan, l'Occident réagit-il avec la même intransigeance qu'à l'invasion du Koweït? Non, il s'en lava les mains. Nous intervînmes au Kosovo et en Macédoine, mais qu'a-t-on fait pour soutenir la lutte héroïque du commandant Massoud contre l'effroyable régime des talibans longtemps soutenu par Washington? Rien! Combien de radios dites « libres », combien de sites Internet, combien de mosquées sont-elles, en Europe même, contrôlées par l'islamisme radical? Sait-on que la télévision privée, financée par le Qatar, qui couvre l'ensemble de l'Afrique du Nord et qui est la lus regardée également dans certaines de nos cités, fait certes le procès légitime des gouvernements arabes « dictatoriaux», mais d'un point de vue ouvertement intégriste! L'intégrisme armé et massacreur - qui, il y a deux semaines, ensanglantait le Proche-Orient et l'Algérie, organisait un attentat suicide contre Massoud en Afghanistan, tandis qu'un jeune homme, chez nous, à Béziers, s'en réclamait pour légitimer sa violence de frustration -, frap- pait aussi aux Philippines, au Nigeria, en Indonésie au Cachemire, au Tadjikistan et dans le Caucase. Mais il a fallu la destruction des deux tours du World Trade Center pour qu'il soit soudain proclamé que cette « internationale » menait une véritable guerre contre la démocratie. Que faisait-elle donc jusqu'ici? Les « nouveaux barbares »... L'expression a également un autre sens Elle signifie la mouvance intégriste radicale (et pas seulement musulmane, car elle peut aussi être hindouiste, tamoul, chrétienne, ethniciste, juive ou sectaire) remet en question tout ce qui a permis, depuis au moins le XVIIIe siècle, l'émergence de la civilisation moderne: la démocratie, la liberté, la rationalité, la tolérance, la laïcité, l'humanisme, le pluralisme. Tout! La barbarie tient, ici, moins à la sauvagerie qu'au refus total de tous les acquis, les pires comme les meilleurs, qui ont apporté au monde les idées de la Renaissance ou de la philosophie des Lumières. Volonté de retour, non au Moyen Age, mais à l'idéologie, à l'organisation politique et à la structure sociale du Moyen Age. A cette simple différence qu'au service des pratiques de ce temps - les guerres privées, les raids meurtriers pour convenances personnelles, le mépris total de la piétaille, l'esprit de croisade (Dieu reconnaîtra les siens), les duels à mort, les vendettas sans fin, la banalisation des massacres, les villes rasées - on met les moyens les plus sophistiqués de la technologie moderne. Les barbares sont partout. Or, à ce retour de la pensée barbare, n'avons-nous pas nous-mêmes donné des gages? N'avons-nous pas favorisé nous-mêmes ce recul de civilisation? Le progrès humain, depuis plus de trois siècles, a été en quelque sorte structuré par l'irradiation de ces concepts que sont la démocratie, la république (au sens philosophique et non institutionnel du terme), le rationalisme, la laïcité (qui implique la tolérance), le libéralisme (qui n'est pas le capitalisme débridé). Et cela, pas seulement en Occident, mais dans le monde entier, du Japon à l'Inde, de la Turquie à l'Egypte. Or, peu à peu, ces tuteurs, nous les avons nous-mêmes renversés. La tolérance, nous 1'avons surtout pratiquée à l'égard de l'intolérance; la laïcité, nous l'avons ringardisée; le rationalisme, nous l'avons ramené au rang d'une option facultative au même titre que le fanatisme et l'obscurantisme. La démocratie, nous l'avons déclarée «spécifique », c'est-à-dire peu faite, justement, pour les barbares. Quant à la république... Aujourd'hui, après la tragédie atroce que vient de vivre l'Amérique, hélas dirigée par un homme incapable d'en saisir toute la dimension, on nous invite à une nouvelle croisade contre un nouvel empire du mal. Non sans la secrète jubilation de pouvoir recréer, mais sur une base cette fois hégémonique, un monde artificiellement binaire pour remplacer l'autre, celui d'avant l'effondrement du communisme. Artificiellement, car les barbares ne sont pas confinés dans un camp, dans un espace. Ils sont partout. En nous... On frappera l'Afghanistan, alors même qu'on a favorisé l'installation des talibans et abandonné Massoud à son sort! Et après? Certes, quoi qu'on en dise, il n'y a pas d'autre issue, face au néonazisme intégriste et massacreur, que l'éradication. Mais, plus encore que « se venger », il faudra guérir. Plus encore que taper sur le mal, il faudra s'attaquer à la source du mal (la tragédie des Palestiniens, par exemple). On ne fera pas l'économie d'une réponse à ces questions majeures, les seules qui vaillent: comment notre système unipolaire a-t-il pu nourrir en son sein les artificiers de tels incendies? Comment a-t-il pu nourrir, justifier, légitimer aux yeux de certains - de beaucoup -, une telle dérive régressive? Comment la logique de la mondialisation a-t-elle pu déboucher, presque naturellement, sur la banalisation de telles horreurs? Comment le nouvel ordre du monde a-t-il pu avoir pour conséquences que tant de gens soient prêts à nous immoler et à s'immoler eux-mêmes à leur haine de cet ordre-là ? Comment le « centre » a-t-il pu à ce point engendrer tant de folies, et aussi de désespoirs et de rage, à ses périphéries? Et pourquoi, comment, sur les ruines du communisme, a-t-on laissé monter, se développer, bien pire, infiniment pire que le communisme? Pourquoi le terrorisme, qui était censé être manipulé par le KGB, est-il devenu cent fois plus meurtrier depuis qu'il n'y a plus de KGB? Comment, enfin, la dynamique de la globalisation planétaire, telle que le néolibéralisme l'a conçue, a-t-elle pu avoir pour résultat que dix-huit illuminés, armés de cutters, ont pu détruire Wall Street et le centre de commandement de l'armée impériale? Ces questions, Bush ne se les posera pas. Sharon non plus. Alors, le risque est là: que nous exterminions demain quelques «barbares» pour l'exemple, on a déjà commencé à Djenine, dans l'indifférence générale; que l'on se laisse aller à une hystérie anti-arabe ou antimusulman qui ne fera qu'exacerber les délires arabes ou musulmans; mais que rien ne soit modifié aux « conditions » qui font, hors de nos murs et dans nos murs, éclore et prospérer la barbarie! µ11 Une guerre du IIIe millénaire Ce n'est pas d'un acte terroriste - le plus terrible dans l'histoire du terrorisme - que les Etats-Unis ont été la cible le 11septembre mais d'un acte de guerre. Et l'attaque de la Côte est peut être considérée comme la première manifestation d'un nouveau type de guerre: celle qui oppose non pas deux Etats, ou deux coalitions d'Etats, mais qui oppose un Etat à la « société civile », représentée ici par des mouvements, groupuscules, associations, localisés ou ligués entre eux à l'échelle internationale. Il est symptomatique que l'attaque du 11 septembre survienne en ce moment charnière entre les XX et XXIe siècles, où les organisations non gouvernementales émergent comme acteurs de la vie politique économique, et sociale internationale. Le chemin de Seattle à Durban, qui a vu des groupements paysans ou des mouvements politiques s'exprimer et faire entendre leur voix au monde entier, aux côtés des gouvernements, passe aujourd'hui, tragiquement, par New York et Washington. Ironie du sort: ce sont les Etats-Unis eux-mêmes, qui, depuis un quart de siècle, appellent de leurs voeux l'émergence de cette « société civile », et sa « participation » à la prise de décision politique. Tous les experts en développement le savent : la littérature grise sur le développement, depuis le milieu des années 1970, en appelle à un « désengagement de l'Etat » et à une participation accrue de tous les acteurs non étatiques à la vie publique : secteur privé, organisations non gouvernementales, groupements de villageois, associations de femmes, de jeunes, etc. Cette attaque d'un nouveau type montre aussi que, désormais, ce n'est plus la puissance militaire qui est garante de la suprématie sur les autres nations, et du maintien de la paix et de la sécurité sur son propre territoire, mais la matière grise. L'information, l'organisation, les ressources humaines : voilà les seuls ingrédients qui ont rendu possible la plus terrifiante attaque non militaire à laquelle un pays ait jamais eu à faire face. Les Etats-Unis ont été attaqués par leur propre flottille civile, et les soldats malgré eux amenés à leur insu sur le champ de bataille furent, à côté des terroristes kamikazes, de simples civils américains en déplacement dans leur propre pays. En cela, cette attaque est symptomatique de notre ère, qualifiée d'« ère de l'information et de la communication ». L'on sait que la suprématie économique d'une nation se fonde aujourd'hui non plus sur ses ressources matérielles - réserves en sous-sol, potentiel industriel, ressources agricoles - mais sur sa capacité à innover et à inventer: en un mot, sur l'intelligence humaine, dont les Américains avaient pourtant fait le sigle de leur agence d'espionnage. L'attaque contre les Etats-Unis signe ainsi la revanche de l'immatériel sur le matériel jusque dans le domaine militaire. La guerre filmée en direct: c'est assi, évidemment, en raison des images que la planète entière a pu voir en direct ou légèrement en différé que l'attaque du 11 septembre acquiert tout son poids. Et l'on peut soupçonner que la seule fonction du deuxième raid sur le World Trade Center n'avait que cette fonction-là: pouvoir être filmé, en direct, par les caméras dont on savait qu'elles seraient déjà sur place, à la suite du premier. Neuf heures à New York: le moment fut sans doute choisi pour être vu en direct l'après-midi en Europe et en Afrique, le soir et dans la soirée au Proche-Orient et dans le sous-continent indien, et en fin de soirée en Asie et dans le Pacifique. Cette volonté de donner à voir la guerre en direct, cette utilisation de la télévision à des fins de communication à l'échelle planéaire, reprend la tactique mise en oeuvre pour la première fois par les Américains eux-mêmes lors de la guerre du Golfe. Nul ne sait qui sont les auteurs de cette attaque, et les experts s'accordent à y voir, étant donné le niveau sophistiqué d'organisation qui lui fut indispensable, la particiation nécessaire d'une ou de pluieurs puissances ennemies. Le conflit israélo-palestinien, tenu pour alibi de cet acte, ne joue en réalité, au sein du monde arabo-musulman, que le rôle de catalyseur de frustrations et de ressentinents qui le dépassent largement et qui se sont exacerbées depuis la guerre du Golfe, vécue comme une humiliation. Le ressentiment contre la puissance américaine lui-même dépasse aujourd'hui largement l'aire arabo-musulmane, pour s'étendre à d'autres pays du Sud, à ceux que Frantz Fanon appelait les « damnés de la Terre ». Car le mouvenent antimondialisation, qui est l'enfant de la crise économique mondiale, et qui se fait entendre depuis quelques années, peut être vu comme un mouvement anti-américanisation: le modèle écononique, social, et politique induit par ce que l'on nomme mondialiation est en réalité le modèle arnéicain, fondé sur le libéralisme économique, le règne de l'individua!isme et le retrait de l'Etat des systèmes de protection sociale. Et l'homogénéisation culturelle un autre mot pour dire l'américanisation des cultures locales, de l'alimentation aux programmes télévisés en passant par l'habillement et la musique entendue. Américanisation qui est vécue dans nombre de pays du Sud comme une forme d'agression. Cela ne signifie évidemment pas que de braves ONG paysannes ou féminines soient les commanditaires de cet acte militaire et sanglant. Mais cet acte peut être lu comme une conjonction historique, un moment particulier dans l'histoire. Les Etats-Unis s'étaient rendus maîtres du monde, durant la seconde moitié du XXe siècle, par leur puissance industrielle et militaire, et leur capacité à exporter leur modèle de civilisation dans le reste du monde. L'attaque du 11 septembre signe peut-être la fin de cette hégémonie sur le reste du monde, la fin tardive du XXe siècle. µ12 Le XXIe siècle est né le 11 septembre 2001. Une ère nouvelle de l'hulanité. Ca y est: le monde ne sera plus jamais en guerre, mais il sera désormais guerre tout court. Guerre et non-guerre, ce sera désormais la même chose. A compter du 11 septembre 2001, tout sera guerre, même la paix. La paix ne sera plus le contraire de la guerre, elle en sera son contexte, son milieu naturel, son écosystème, son décor, son fond d'écran, son background. Guerre et paix ne seront plus le contraire l'un de l'autre (c'était bon du temps manichéen des blocs Est-Ouest), mais ils seront imbriqués l'un dans l'autre, comme les deux faces connues d'une même réalité. La paix sera une sorte de cas particulier de guerre. La guerre sera dorénavant partout et nulle part. La guerre se fera dans une poubelle gare de l'Est, et au-dessus de nos têtes dans les airs. Elle sera permanente. Ouverte 24 heures sur 24, comme CNN. Jour et nuit. Elle sera faite de pauses, mais ne connaîtra pas de répit. Ce sera une guerre aveugle, mais précise. Floue, mais ciblée. Car jamais la distorsion n'a été si grande entre le flou des causes et la précision des coups. La première hyperguerre mondiale a commencé. C'est une guerre où tous les prétextes sont bons et où les actes servent a posteriori de déclaration. Appelons ça une hyperguerre. Un monde dans lequel le contexte normal, naturel, des sociétés n'est plus la paix mais la guerre. Une hyperguerre, ce n'est pas une guerre comme les guerres mondiales, avec des camps qui s'opposent C'est une guerre non euclidienne non répertoriée, sans règles et sans autres principe que sa propre logique. L'hyperguerre dest pas localisable dans l'espace. Pas plus que dans le temps. Elle est une sorte de chef-d'oeuvre du terrorisme, un "best of" , un "worst of" plutôt: détournements d'avion, bombes, crashs aériens, kamikazes. C'est tout le XXe siècle qui fut résumé en quelques minutes le 11 septembre 2001. Ce sera donc là l'acte de naissance du XXIe siècle, comme 1914 le fut pour le XXe. Mais ce ne sont plus des Etats qui font la guerre, cest la guerre qui fait les Etats. Des Etats inédits, sortis de nulle part, qui ne sont pas des Etats-nations, pas des Etats territoriaux, avec des citoyens, et des frontières, et des gouvernements, non: ce sont des Etats virtuels, des Etats-guerre éparpillés, diffùs, des Etats-pieuvres ramifiés, des Etats-communautés dont les seules frontières sont idéologiques. Ces Etats, comme le virus du sida, évoluent, s'adaptent, mutent, s'inventent et se réinventent chaque jour. Ils se réduisent parfois à un seul individu qui, déguisé en bombe humaine, est à lui seul une idéologie, une armée, un danger. Apres les nommes d'Etat, voici les Hommes-Etats. L'Etat politique se confond avec l'état biologique. On nous rebat les oreilles toute la journée avec Pearl Harbor: rien à voir. Car Pearl Harbor fut un épisode d'une guerre. Le 11 septembre 2001 est la définition d'une autre. Le point de départ d'une ère nouvelle de l'humanité. Oui: l'humain est affecté partout sur la planète, car l'hyperguerre, par la menace perpétuelle qiielle fait planer, se nourrit des psychoses qu'elle provoque. La psychose, c'est la continuation de la guerre par d'autres moyens. Elle ronge l'individu, gangrène son psychisme, le déstructure. C'est une guerre du «peut-être / peut-être pas» dont l'horreur est avant tout horreur potentielle. Par conséquent, une guerre qui peut avoir un début, mais pas de fin. L'hyperguerre est faite pour durer. Elle se plaùit dans la totalité: celle de l'Univers et de l'éternité.