Une guerre du IIIe millénaire Ce n'est pas d'un acte terroriste - le plus terrible dans l'histoire du terrorisme - que les Etats-Unis ont été la cible le 11septembre mais d'un acte de guerre. Et l'attaque de la Côte est peut être considérée comme la première manifestation d'un nouveau type de guerre: celle qui oppose non pas deux Etats, ou deux coalitions d'Etats, mais qui oppose un Etat à la « société civile », représentée ici par des mouvements, groupuscules, associations, localisés ou ligués entre eux à l'échelle internationale. Il est symptomatique que l'attaque du 11 septembre survienne en ce moment charnière entre les XX et XXIe siècles, où les organisations non gouvernementales émergent comme acteurs de la vie politique économique, et sociale internationale. Le chemin de Seattle à Durban, qui a vu des groupements paysans ou des mouvements politiques s'exprimer et faire entendre leur voix au monde entier, aux côtés des gouvernements, passe aujourd'hui, tragiquement, par New York et Washington. Ironie du sort: ce sont les Etats-Unis eux-mêmes, qui, depuis un quart de siècle, appellent de leurs voeux l'émergence de cette « société civile », et sa « participation » à la prise de décision politique. Tous les experts en développement le savent : la littérature grise sur le développement, depuis le milieu des années 1970, en appelle à un « désengagement de l'Etat » et à une participation accrue de tous les acteurs non étatiques à la vie publique : secteur privé, organisations non gouvernementales, groupements de villageois, associations de femmes, de jeunes, etc. Cette attaque d'un nouveau type montre aussi que, désormais, ce n'est plus la puissance militaire qui est garante de la suprématie sur les autres nations, et du maintien de la paix et de la sécurité sur son propre territoire, mais la matière grise. L'information, l'organisation, les ressources humaines : voilà les seuls ingrédients qui ont rendu possible la plus terrifiante attaque non militaire à laquelle un pays ait jamais eu à faire face. Les Etats-Unis ont été attaqués par leur propre flottille civile, et les soldats malgré eux amenés à leur insu sur le champ de bataille furent, à côté des terroristes kamikazes, de simples civils américains en déplacement dans leur propre pays. En cela, cette attaque est symptomatique de notre ère, qualifiée d'« ère de l'information et de la communication ». L'on sait que la suprématie économique d'une nation se fonde aujourd'hui non plus sur ses ressources matérielles - réserves en sous-sol, potentiel industriel, ressources agricoles - mais sur sa capacité à innover et à inventer: en un mot, sur l'intelligence humaine, dont les Américains avaient pourtant fait le sigle de leur agence d'espionnage. L'attaque contre les Etats-Unis signe ainsi la revanche de l'immatériel sur le matériel jusque dans le domaine militaire. La guerre filmée en direct: c'est assi, évidemment, en raison des images que la planète entière a pu voir en direct ou légèrement en différé que l'attaque du 11 septembre acquiert tout son poids. Et l'on peut soupçonner que la seule fonction du deuxième raid sur le World Trade Center n'avait que cette fonction-là: pouvoir être filmé, en direct, par les caméras dont on savait qu'elles seraient déjà sur place, à la suite du premier. Neuf heures à New York: le moment fut sans doute choisi pour être vu en direct l'après-midi en Europe et en Afrique, le soir et dans la soirée au Proche-Orient et dans le sous-continent indien, et en fin de soirée en Asie et dans le Pacifique. Cette volonté de donner à voir la guerre en direct, cette utilisation de la télévision à des fins de communication à l'échelle planéaire, reprend la tactique mise en oeuvre pour la première fois par les Américains eux-mêmes lors de la guerre du Golfe. Nul ne sait qui sont les auteurs de cette attaque, et les experts s'accordent à y voir, étant donné le niveau sophistiqué d'organisation qui lui fut indispensable, la particiation nécessaire d'une ou de pluieurs puissances ennemies. Le conflit israélo-palestinien, tenu pour alibi de cet acte, ne joue en réalité, au sein du monde arabo-musulman, que le rôle de catalyseur de frustrations et de ressentinents qui le dépassent largement et qui se sont exacerbées depuis la guerre du Golfe, vécue comme une humiliation. Le ressentiment contre la puissance américaine lui-même dépasse aujourd'hui largement l'aire arabo-musulmane, pour s'étendre à d'autres pays du Sud, à ceux que Frantz Fanon appelait les « damnés de la Terre ». Car le mouvenent antimondialisation, qui est l'enfant de la crise économique mondiale, et qui se fait entendre depuis quelques années, peut être vu comme un mouvement anti-américanisation: le modèle écononique, social, et politique induit par ce que l'on nomme mondialiation est en réalité le modèle arnéicain, fondé sur le libéralisme économique, le règne de l'individua!isme et le retrait de l'Etat des systèmes de protection sociale. Et l'homogénéisation culturelle un autre mot pour dire l'américanisation des cultures locales, de l'alimentation aux programmes télévisés en passant par l'habillement et la musique entendue. Américanisation qui est vécue dans nombre de pays du Sud comme une forme d'agression. Cela ne signifie évidemment pas que de braves ONG paysannes ou féminines soient les commanditaires de cet acte militaire et sanglant. Mais cet acte peut être lu comme une conjonction historique, un moment particulier dans l'histoire. Les Etats-Unis s'étaient rendus maîtres du monde, durant la seconde moitié du XXe siècle, par leur puissance industrielle et militaire, et leur capacité à exporter leur modèle de civilisation dans le reste du monde. L'attaque du 11 septembre signe peut-être la fin de cette hégémonie sur le reste du monde, la fin tardive du XXe siècle.