[14,0] LIVRE QUATORZIÈME. [14,1] CHAPITRE I. PRÉAMBULE DES SUJETS TRAITÉS DANS CE LIVRE. Après avoir passé en revue, dans ce qui précède, tout ce qu'il était convenable de dire et d'entendre sur la philosophie de Platon, sur son accord avec les oracles des Hébreux, ce qui nous a donné sujet d'admirer ce philosophe ; puis en échange, ayant fait ressortir ses dissentiments d'avec eux : ce en quoi aucun homme sensé ne saurait l'approuver, je passe maintenant aux autres sectes de philosophie, en réputation, parmi les Grecs, et je me propose de mettre sous les yeux du lecteur leurs erreurs ; en les appuyant, non sur mon opinion personnelle, mais sur le témoignage des voix grecques. Ce n'est pas par inimitié contre quelques-uns de ces hommes que j'ai entrepris de les réfuter : je professe, au contraire, la plus haute admiration pour eux, toutes les fois que l'occasion se présente de les comparer au reste des humains. Mais lorsque je les oppose aux théologiens et aux prophètes des Hébreux ou plutôt à Dieu lui-même, qui, par l'organe de ces derniers, a prédit les événements futurs, a accompli d'innombrables prodiges, a enseigné aux hommes les dogmes de la saine piété, et a jeté les fondements de la véritable science; je ne crois pas qu'on puisse m'adresser de justes reproches pour avoir préféré Dieu aux hommes, et la vérité aux incertitudes des conjectures cl des raisonnements humains. En effet, le but unique de toute cette Préparation a été de fournir une réponse justificative aux questions qui nous sont adressées, sur ce que nous avons vu de si beau et de si vénérable dans les écrits des Barbares, pour songer à leur donner la préférence sur la noble philosophie que nous tenions de nos ancêtres : je veux dire celle des Grecs. Hâtons-nous de la faire connaître par les faits. [14,2] CHAPITRE II. DU DISSENTIMENT ET DE LA LUTTE QUI EXISTE ENTRE LES DIFFÉRENTES SECTES DE PHILOSOPHES. Je crois devoir inaugurer ce livre, en remontant à la première origine de la philosophie chez les Grecs, pour faire juger quels ont été les philosophes qui, antérieurement à la naissance de Platon, ont été désignés sous le nom de physiciens, et les chefs d'écoles qui se sont illustrés parmi eux. Je passerai ensuite à la série des Platoniciens, en donnant les noms et en signalant les qualités qui distinguent les successeurs de ce philosophe, aussi bien que leurs disputes intestines. Je ferai ressortir les différences d'opinions des différentes sectes, et les oppositions pour lesquelles, luttant, en véritables et généreux athlètes, ils entreront en scène aux yeux des spectateurs, s'escrimant de leur mieux, Nous montrerons d'abord comment Platon a tourné en ridicule ceux qui l'ont précédé ; puis, comment les autres philosophes se sont moqués des adhérents de Platon et de ses successeurs ; comment les disciples de Platon ont combattu les habiles inventions du génie fertile d'Aristote ; comment ceux qui exaltent Aristote et le Lycée ont démontré le néant des doctrines de leurs adversaires. Vous verrez les subtilités des Stoïciens qui, malgré leurs minutieuses exactitudes, ont été tournées en dérision par d'autres philosophes ; en un mot, vous assisterez à une mêlée de tous contre tous, soutenant noblement contre leurs voisins le combat et la lutte, se provoquant du poing et de la langue, ou plutôt de l'encre et de la plume à une guerre en règle, où des deux cotés, avec les armes offensives et défensives de la parole, ils s'attaquent et se défendent successivement. Le stade offrira aussi dans ce combat gymnique les adversaires de toute vérité, qui ont pris les armes contre tous les philosophes dogmatiques sans exception: je veux parler de Pyrrhon et de ses sectateurs, qui soutiennent que les hommes n'ont aucune conception certaine; ceux qui, avec Aristippe, ne reconnaissent de compréhensions réelles que celles de la douleur; Métrodore et Protagoras, qui prétendent qu'on ne doit ajouter foi qu'aux seules sensations corporelles ; enfin, les partisans de Xénophane et de Parménide qui, dans les rangs contraires, détruisent toute réalité des sensations. Nous n'oublierons pas non plus les champions de la volupté : (parmi eux, excelle Épicure), que nous enregistrerons après ceux que nous venons de nommer. Pour combattre ces philosophes, nous n'emploierons pas d'autres armes que celles qu'ils nous fournissent eux-mêmes. Je mettrai en évidence les divergences de doctrine, et les efforts de zèle inutile que nous présentent tous ceux des philosophes qui sont connus sous la dénomination de physiciens, non par un sentiment d'aversion pour les Grecs, ni pour cette science en gêneral, bien s'en faut : mais par le désir d'écarter le reproche qu'on pourrait nous faire, de n'avoir embrassé les doctrines hébraïques, qu'en ignorant complètement en quoi consistait la sagesse des Grecs. [14,3] CHAPITRE III. DE L'ACCORD QUI RÈGNE DANS LES DOCTRINES DES HÉBREUX. C'est en remontant à des temps extrêmement anciens, à des siècles très reculés, on peut même dire à la première apparition de l'homme sur la terre, que les Hébreux ont découvert les principes de la véritable et pieuse philosophie; qu'ils ont transmis intact, aux générations successives du père au fils, le trésor des leçons de la vérité, l'ayant reçu et gardé soigneusement, sans se permettre d'y rien ajouter ni d'en rien retrancher, après les avoir une fois admises. Ce n'est donc pas Moïse, quoique doué d'une profonde sagesse, et bien plus ancien qu'aucun des Grecs, mais le dernier venu de tous les Hébreux de cette époque, qui aurait conçu l'idée de remuer et de refaire cette tradition délivrée par les patriarches, en ce qui concerne la théologie dogmatique. Il a pu seulement jeter les bases d'une législation et d'une constitution politique en rapport avec le genre de vie des hommes au milieu desquels il se trouvait. Ce ne sont pas non plus les Prophètes qui ont fleuri après d'innombrables périodes d'années, qui auraient osé proférer une seule parole dissonante avec ce qui avait reçu l'autorité de la loi, soit de Moïse, soit des hommes chéris de Dieu qui l'avaient précédé dans le monde. Ce n'est pas enfin notre enseignement contemporain, sorti n'importe d'où, qui, ayant envahi presque toute la Grèce et toute la contrée barbare, par l'effet de la puissance divine, aurait pu introduire la moindre disparité dans ce corps de doctrine, donné par ceux qui nous ont instruits ; à moins que l'on ne dise que cet enseignement conserve la même teneur, non seulement quant aux dogmes de théologie; mais même, quant à la manière de vivre, que celle adoptée par les Hébreux chéris de Dieu et antérieurs à Moïse. Nos croyances sont telles, en effet, que, professées par des hommes de tous les rangs, d'un accord unanime, elles portent dans tous les suffrages l'empreinte de la stabilité qui n'appartient qu'à la véritable piété et à la saine philosophie : elles remplissent tout l'univers, se rajeunissant chaque jour, et fleurissant comme si elles étaient encore dans leur première sève. Ni les injonctions législatives, ni les pièges des ennemis domestiques, ni les glaives, souvent aiguisés, de ceux du dehors, n'ont pu triompher de la vertu intrinsèque des doctrines que nous professons : ils n'ont fait qu'en montrer la puissance. Voyons maintenant quelle force nous signaleront les sectes de la philosophie grecque? Semblables aux navires poussés sur les lagunes, nous verrons descendre, les premiers sur l'arène, les physiciens ainsi nommés, qui, comme nous l'avons dit, ayant vécu avant l'époque où a brillé Platon, ont été livrés entre eux à des dissensions interminables, que ce philosophe nous révèle. Il accuse, en effet, le combat à outrance de Protagore, d'Héraclite et d'Empédocle, contre Parménide et ses partisans. Ce Protagore avait été disciple de Démocrite, et avait acquis la réputation d'athée, parce que, dans son livre sur les Dieux, il débutait ainsi: «Au sujet des Dieux, je ne sais pas s'ils sont ou s'ils ne sont pas, ni quelle est leur essence.» Démocrite avait dit que le vide et le plein étaient les deux éléments de l'univers. Il appelait plein ce qui est solide, et vide ce qui ne l'est pas: en sorte, disait-il, que l'être n'a pas plus de réalité que le néant. Il ajoutait que les choses existantes, répandues de toute éternité dans le vide, y étaient dans un mouvement violent et continuel. Héraclite disait que le feu était l'élément universel de qui tout provenait, et en quoi tout devait venir se perdre. Car tout n'était qu'un échange perpétuel, et il ajoutait que le temps était marqué dans lequel tout devait être dissous par le feu, et où tout devait renaître du feu. Ces philosophes, sont aussi dans l'opinion que le mouvement est universel. Parménide était d'Élée. Il déclarait que le tout n'était qu'un, qu'il était sans principe de génération et immobile, doué d'une forme sphérique. Mélissus fut le compagnon de Parménide; il professait les mêmes dogmes que lui. A ce sujet, écoutons ce qu'en dit Platon dans le Théétète. [14,4] CHAPITRE IV. COMMENT PLATON LES A ATTAQUÉS DANS LE THÉÉTÈTE. «C'est donc de cet entraînement et de ce mouvement, ainsi que de cette mixtion, que tout a été formé. Ce que nous nommons tout, très improprement; car rien n'est dans aucun lieu, mais tout revient toujours; et, à cet égard, tous les sages par excellence, excepté Parménide, sont de cet avis : savoir, Protagore, Héraclite, Empédocle, ainsi que les poètes les plus illustres, dans les deux genres: savoir, dans la comédie Épicharme; dans la tragédie, Homère, lorsqu'il dit : «l'Océan, principe d'existence des Dieux, et la mère Téthys.» Il déclare, en effet, que tout est issu de l'écoulement et du mouvement. Ne vous semble-t-il pas que c'est là ce qu'il veut dire ? «Je le trouve. «Quel homme marchant dans une pareille armée, ayant pour chef Homère, ne se montrerait pas ridicule en mettant la chose en question (Théétète, p. 118 de Ficin et 158 de H. Et.) ? » Plus bas il ajoute, en continuant la même pensée : «Nous devons marcher en avant et nous serrer davantage, comme le prescrit le raisonnement, en faveur de Protagore : nous devons étudier cette substance mise en mouvement, en la faisant tinter, comme un vase, pour voir si elle rendra un bon ou un mauvais son. Le combat livré à ce sujet n'a pas été sans importance ni entre un petit nombre de combattants. «Il s'en faut de beaucoup; il a embrassé toute l'Ionie et s'accroît de plus en plus. Les compagnons d'Héraclite en sont les principaux soutiens, et défendent avec zèle cette opinion. «C'est donc pour cela, mon cher Théodore, que nous devons l'examiner, à partir du principe dont ils la dérivent. «J'y consens d'autant plus volontiers, ô Socrate, que sur ces doctrines d'Héraclite, ou comme vous le dites fort bien sur ces doctrines homériques, et même plus anciennes qu'Homère, il n'est pas possible de raisonner froidement avec tout ce qui, aux environs d'Éphèse, affiche la prétention de les avoir pénétrées, non plus qu'avec des fanatiques : ils ne veulent pas sortir des termes consignés dans les écrits d'Héraclite. S'en tenir au raisonnement, en faisant succéder paisiblement et à tour de rôle les réponses aux questions ; c'est ce qu'ils ne veulent pas plus entendre que quoi que ce soit au monde. Le moins du monde n'est pas assez dire, tant leur irritation est grande. Si cependant vous hasardez une question à l'un d'eux, ils vous lancent aussitôt, comme d'un carquois, une foule de petits traits énigmatiques qui vous accablent. Si vous cherchez à en comprendre le sens, vous serez bientôt frappé d'un autre mot de composition nouvelle, qui vous laissera incertain sur sa signification ; en sorte que vous ne gagnerez jamais le moindre pas contre aucun d'eux. Quand ils raisonnent entre eux, il en est de même : ils prennent bien garde de ne rien laisser admettre comme stable ni en parole ni au fond de l'âme : se figurant, à ce que je puis croire, que cela même est une base solide. Telle est l'arme avec laquelle ils combattent et qu'ils lancent de tout côté, autant qu'ils le peuvent. «Peut-être,Théodore, n'avez-vous vu ces hommes que dans la chaleur du combat, et ne vous êtes-vous jamais rencontré avec eux lorsqu'ils sont en paix ; car vous n'êtes pas de leurs amis; mais je pense que conversant avec leurs disciples, ils s'expliquent plus à loisir, par le désir de les rendre semblables à eux-mêmes. «De quels disciples voulez-vous parler, ô mon excellent ami ? Il n'y a pas parmi eux une telle chose qu'un maître et un disciple. Ce sont des plantes spontanées qui se produisent d'elles-mêmes, et qui s'inspirent chacune d'une inspiration qui leur est propre ; en sorte que celui-ci est persuadé que celui-là ne sait rien ; et quelle que soit la question que vous leur adressiez, vous n'en obtiendrez jamais un raisonnement de gré ou de force. Il ne nous reste donc pas d'autre parti à prendre, que de nous poser, comme un problème, cette assertion, que tout se meut. «Ce que vous proposez est très raisonnable. Le problème est-il celui-ci ou un autre, soit que nous l'ayons reçu des anciens, caché aux regards du vulgaire, sous le prestige de la poésie : savoir que l'Océan et Téthys sont le principe générateur de l'univers ; dès lors tout ne serait qu'un écoulement sans qu'il y eût rien de stable, ou que nous le tenions des modernes qui s'expliquent d'une manière plus savante et en même temps plus claire; en sorte que les savetiers eux-mêmes, en les entendant, apprennent toute leur sagesse et se désabusent de leur sottise, suivant laquelle ils se figuraient que, parmi les choses, les unes sont stables, les autres sont en mouvement ? en apprenant que tout se meut, ils apprendront aussi à les respecter. J'ai presque oublié de dire, mon cher Théodore, qu'il y a d'autres philosophes qui ont dit précisément le contraire : tellement que tout ce qui est, est dans une immobilité essentielle, à quoi on a donné le nom d'univers ; ainsi que toutes les autres choses qu'ont dites en opposition â ceux-ci, les Mélisses et les Parménides ; pour soutenir que tout ne forme qu'un; qu'il est immobile en soi-même, n'ayant aucune place pour se mouvoir. Eh bien, mon ami, quel usage ferons-nous de toutes ces choses ? car tout en cheminant petit à petit, nous nous sommes engagés, sans nous en apercevoir, entre les deux armées; et si nous ne trouvons pas une retraite quelque part, en nous mettant sur la défensive; nous en payerons la peine, comme ceux qui, dans les Palestres, jouant sur le bord de la ligne, lorsqu'ils sont également saisis par ceux des deux camps opposés, sont tiraillés en sens contraires (Platon, Théétète). » Cette citation est empruntée au Théétète. Passons maintenant au Sophiste. Voici encore ce qu'il dit des philosophes physiciens qui l'ont précédé (Platon, Sophiste) : «Parménide me semblé traiter cette question bien légèrement, aussi bien que tous ceux qui se sont mis en peine d'en décider, dans le but de définir les substances sous les rapports de quantité et de qualité. Chacun d'eux me paraît débiter une fable comme si nous étions des enfants : l'un dit que les substances sont au nombre de trois, lesquelles se font de temps en temps la guerre; puis réconciliées, il en résulte des mariages, des enfants, des éducations de progéniture : un autre n'en admettant que deux, l'humide et le sec, ou le chaud et le froid, les accouple et les fait produire. De notre temps, la tribu éléatique tout entière à commencer par Xénophane, et même à remonter plus haut, mettant en un seul Être ce qu'on nomme tous les êtres, poursuit cette idée dans tout son poème. Les Muses d'Ionie et de Sicile ont avisé plus tard qu'il serait plus sûr de réunir ces deux systèmes en un, et de dire que la substance est en même temps multiple et unique, que c'est par la haine et l'amitié que ses parties se maintiennent ensemble : ce qui tend à se disjoindre est sans cesse ramené à l'union, disent les plus graves de ces Muses. Les plus relâchées ont faibli, en disant que ces choses n'ont pas toujours lieu; mais qu'elles sont alternativement unes, formant un seul tout, sous l'influence amicale de Vénus; puis elles en forment plusieurs, lorsque l'instinct guerrier leur est soufflé par la dispute (g-neikos). Quant à décider si toutes ces assertions ou seulement une partie d'entre elles sont véritables; voilà ce qui serait difficile à prononcer. On s'exposerait à errer gravement en se permettant d'exercer une censure austère envers des hommes d'un si grand génie et d'une si haute antiquité. » Plus bas il continue : «Nous n'avons pas, il est vrai, passé en revue tous ceux qui ont apporté un soin particulier à définir ce qui est et ce qui n'est pas ; cependant contentons-nous de ce qui a été dit. Il nous faut maintenant examiner leurs adversaires, afin de nous convaincre, par la réunion de tous, qu'il n'est pas plus facile de définir l'être que le néant. «Procédons, j'y consens, à l'examen de ces derniers. «Mais d'abord j'observerai entre ces philosophes, comme une guerre des géants contre les Dieux, par l'incertitude qui règne entre eux, sur ce qu'on doit entendre par l'Être. «Comment cela? «Les uns tirent tout du ciel et de l'invisible en terre, tenant tout dans leurs mains à la manière des pierres et des arbres: saisissant les choses de cette nature, ils affirment que tout ce qui existe n'est autre que ce qui oppose de la résistance à notre toucher. Pour eux, la définition de l'Être est celle du corps. Si l'on venait à leur dire qu'il existe une telle chose qui ne soit point un corps, pleins de mépris pour cette opinion, ils ne daigneraient pas même en écouter davantage. «Vous nous avez dépeint là des hommes bien dangereux. La vérité est qu'il m'est arrivé bien des fois d'en rencontrer de pareils. «Ainsi donc, ceux qui luttent contre eux commencent par défendre, avec mesure, les choses d'en haut qui sont invisibles, en s'efforçant de prouver que les formes intellectuelles et incorporelles ont une réalité d'existence incontestable; tandis que les corpuscules de leurs adversaires, et ce qu'ils nomment une substance véritable, étant par eux réduit petit à petit à des particules extrêmes, ils nomment réellement dans leurs discussions substance ce qui n'est qu'engendrement. C'est de la sorte qu'un débat interminable sur cette question s'est engagé entre ces deux partis, ô Théétète. «Vous dites vrai. » Voici en quels termes Platon a fait la censure des philosophes physiciens qui l'ont devancé. Nous avons déjà fait connaître dans ce qui a précédé, quelle était l'opinion qu'il professait sur ces matières, lorsque nous avons exposé l'unanimité de ses doctrines avec les dogmes des Hébreux, et que nous avons montré qu'il était entièrement d'accord avec Moïse sur l'enseignement de l'Être. La suite de notre plan exige maintenant que nous mettions sous les yeux du lecteur les successeurs de Platon. On rapporte que Platon ayant établi son école dans l'Académie, cela lui fit donner le surnom d'Académique, ainsi qu'à la philosophie dont il est le fondateur. Après Platon vint Speusippe, fils de sa sœur Potone, auquel succéda Xénocrate, après lequel Polémon prit possession de cette école. Partant de cette origine, les doctrines platoniciennes ont été, d'un aveu unanime, tellement altérées par ses successeurs qui, en torturant les enseignements de leur maître, y ont introduit des dogmes étrangers, qu'il était à craindre, à la longue, que la force de ces admirables dialogues ne s'éteignît ; et qu'avec la vie de ce grand homme, la succession de ses doctrines ne s'oblitérât par l'altération de ses dogmes. De là naquit une guerre intestine dont le signal, ayant été donné par eux, n'a pas encore cessé de diviser des hommes qui, en manifestant le plus grand zèle pour les opinions que leur chef affectionnait, ne sont au fond rien moins que ce qu'ils disent; si on en excepte un ou deux ou au moins un très petit nombre, dans toute cette longue période ; lesquels encore ne sont pas complètement exempts d'une affectation sophistique. Les premiers successeurs de Platon ayant encouru de semblables accusations, on rapporte qu'après Polémon, Arcésilas prit la direction de cette école, et c'est un bruit généralement répandu, qu'ayant renoncé aux doctrines de Platon, il y substitua une autre philosophie qui lui était étrangère, et fonda la seconde Académie. Il posait comme principe qu'en toutes choses, on devait s'abstenir (g-epechein); que tout était incompréhensible; que les arguments d'une part et de l'autre se balançaient exactement; que nos sens sont si infidèles, aussi bien que tous nos raisonnements, qu'il louait par dessus tout cette sentence d'Hésiode : «Les dieux ont caché l'usage, de l'intelligence aux hommes.» Il mit tout en œuvre pour rajeunir certains paradoxes. Après Arcésilas, Carnéade et Clitomaque s'écartant des opinions de leurs prédécesseurs, furent, dit-on, les chefs de la troisième Académie, à laquelle quelques auteurs ajoutent une quatrième, celle de Philon et de Charmidas. On va même jusqu'à enregistrer une cinquième Académie, celle qui naquit sous Antiochus. Telle fut la lignée des successeurs de Platon ; quant à leur manière d'être, si vous voulez la connaître, prenez et lisez les propres paroles de Numénius, le Pythagoricien, qui nous les montre ainsi qu'il suit, d'après cet extrait puisé dans le premier livre de son ouvrage, qui porte pour titre : "Dissentiment qui règne entre les Académiciens et Platon". [14,5] CHAPITRE V. DE LA PREMIÈRE SUCCESSION DE L'ÉCOLE DE PLATON. TIRÉ DE NUMÉNIUS LE PYTHAGORICIEN. «Sous Speusippe, fils de la soeur de Platon ; sous Xénocrate, qui succéda à Speusippe ; sous Polémon, qui prit l'école des mains de ce dernier, le caractère de l'enseignement resta à peu près le même, au moins à l'égard de cette réticence (g-epocheh) si fameuse, mais qui n'était pas encore en usage ; aussi bien que pour les autres préceptes analogues. Ce ne fut que par Arcésilas et ses disciples que le premier changement fut introduit, lorsqu'en décomposant certaines expressions, en torturant certaines autres, ils ne persévérèrent plus dans le même enseignement. Une fois qu'ils eurent commencé à en agir ainsi, plus tôt ou plus tard, soit volontairement, soit même à leur insu, ils firent scission; car je ne permettrai pas d'attribuer ce résultat à quelque autre cause peu honorable, telle que l'ambition. Si ce n'était qu'envers Xénocrate, je pourrais le leur pardonner: mais je ne le veux pas, en ce qui concerne Platon. Je suis, je l'avoue, blessé qu'ils n'aient pas tout enduré et tout fait, pour conserver l'unité de doctrine entière et sans restriction, avec Platon. Au fait, ce philosophe méritait bien ces égards de leur part: car si l'on ne peut admettre qu'il l'emportât sur Pythagore, ni peut-être qu'il fût son égal ; au moins il ne lui est pas très inférieur. Or, les disciples du premier, par leur vénération profonde pour sa doctrine, ont été la principale cause de la haute estime dont il jouit encore. Les Épicuriens même, (ce que certes ils n'eussent pas dû faire), conservent soigneusement tout ce qu'ils ont appris de leur maître, et ne se sont mis sur aucun point en dissentiment avec lui, déclarant hautement qu'ils partagent toutes les opinions de ce sage, suivant eux, et ils jouissent avec raison du droit de s'honorer de son nom. Les Épicuriens, placés dans l'ordre des temps, le plus loin possible de leur chef, n'ont jamais professé aucune doctrine contraire les uns aux autres, ni contraire à celle d'Épicure, dans quoi que ce soit au moins, qui fût digne d'être cité. «Pour eux, ce serait une transgression, que dis-je, une impiété que d'être convaincu de la moindre innovation : et voilà la raison pour laquelle aucun d'eux n'a eu cette audace. Ses dogmes, en conséquence, reposent dans la plus grande paix à la faveur de l'accord qui a constamment régné entre ses disciples. L'école d'Épicure ressemble à une véritable république à l'abri du plus petit trouble, qui n'a qu'un esprit et qu'un sentiment, d'où sont sortis, d'où sortent, et d'où vraisemblablement sortiront encore, de zélés défenseurs de cette doctrine. «Les stoïciens sont en proie à des dissensions intestines, qui ont commencé, sous leurs fondateurs, et qui ne sont pas même encore maintenant apaisées : ils se combattent à satiété dans un véritable esprit d'hostilité, les uns tenant fortement à leur première doctrine, dont les autres ont dévié. Les premiers ont toutes les manières des Oligarques, qui, par leur séparation première, ont été pour ceux qui sont venus après eux, tant entre eux qu'envers les autres, la cause de nombreux griefs ; en ce qu'il y a des stoïciens plus stoïciens les uns que les autres. Ce sont principalement ceux qui se sont minutieusement adonnés à la partie technique de celle philosophie. Ces hommes, en voulant surpasser les autres par l'excès de leurs soins, s'exposent d'autant plus aux sarcasmes et aux coups de dents. «Cependant, bien avant eux, le même sort avait atteint les philosophes sortis de l'école de Socrate, où chacun avait tiré en sens divers, les paroles du maître. D'une part Aristippe, de l'autre Antisthène, ailleurs les Mégariens, puis la secte d'Érétrie, et quelques autres encore avec celles-là. La cause de cette divergence tient à ce que Socrate ayant formé trois classes de ses auditeurs, et discutant avec eux dans les termes convenables à chacun d'eux ; ceux, qui l'écoutaient, ne connaissant pas sa pensée, se persuadaient qu'il ne disait rien qu'au hasard, et qu'il ne parlait qu'en cédant au vent de fortune qui l'emportait, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. Quant à Platon, il était foncièrement pythagoricien, car il savait fort bien que Socrate, lorsqu'il était d'accord avec lui-même et qu'il parlait en connaissance de cause, ne le faisait que par des emprunts à Pythagore. C'est pourquoi Platon y a rattaché ses enseignements de la même manière que son maître, non pas habituellement ni ouvertement, mais en amenant chaque chose successivement, lorsqu'il le jugeait opportun; se déguisant entre des expressions claires et d'autres obscures pour pouvoir écrire en sûreté. C'est ce qui a donné naissance aux dissensions et aux tiraillements de doctrines qui ont eu lieu dans son école, sans qu'il y eût de sa part ni envie ni mauvaise intention. Je ne veux pas, certes, proférer une seule parole qui ne soit à la louange de ces hommes d'une respectable antiquité; mais en reconnaissant cette vérité, nous devrons y appliquer notre pensée, comme nous l'avons déclaré en commençant, et séparer Platon d'Aristote, de Zénon ; (par ce moyen, nous le rendrons étranger, si Dieu nous vient en aide, à l'Académie actuelle, et nous le laisserons, seul à seul, n'être autre chose qu'un Pythagoricien), bien plutôt que de le représenter mis en pièces à la manière de Penthée, dans un enthousiasme plus que bachique, où non seulement ses membres sont dispersés ; mais même où il est tellement dépecé et transformé qu'il ne reste plus rien de tout son ensemble. Ainsi, se partageant entre Pythagore et Socrate, abaissant la dignité de l'un jusqu'à la bonhomie, relevant l'urbanité, le sarcasme, l'ironie vulgaire de l'autre jusqu'à la sublimité et l'exaltation de la pensée, Platon nous apparaît intermédiaire entre Socrate et Pythagore, en étant plus familier que l'un, plus austère et plus grave que l'autre. «Cependant, telle n'est pas la question que nous avons à examiner, car nous ne sommes pas venus ici pour la traiter. Hâtons nous donc de rentrer dans les limites que nous nous sommes tracées, en débutant, pour ne pas paraître battre la campagne, au risque de ne plus retrouver notre chemin. Polémon eut pour disciples Arcésilas et Zénon, (j'aurai occasion vers la fin de cet écrit de les rappeler à la mémoire). Quant à Zénon, je me ressouviens d'avoir dit qu'il avait pris des leçons de Xénocrate, puis de Polémon, ensuite il se fit cynique sous Cratès ; qu'on ajoute maintenant à cela qu'il fut auditeur de Stilpon et des discours d'Héraclite. Puis donc, qu'Arcésilas et Zénon fréquentaient en commun l'école de Polémon, il s'éleva entre eux une telle rivalité qu'ils ne cessaient de toutes parts de recruter des auxiliaires l'un contre l'autre. Zénon se forma sur Héraclite, sur Stilpon, et en même temps sur Cratès. Sous Stilpon, il devint ardent au combat ; sous Héraclite, il devint austère, et cynique sous Cratès. Pour Arcésilas, il reçut des leçons de Théophraste, de Crantor le Platonicien, puis de Diodore; enfin de Pyrrhon. Sous Crantor, il fut persuasif ; sous Diodore, sophiste; sous Pyrrhon, prenant mille formes, il fut audacieux; puis, rien. Ce qui a donné lieu à une parodie satyrique contre lui : g-prosthe g-Platohn, g-opithen g-de g-Pyrrohn, g-messos g-Diodohros «Par devant Platon, par derrière Pyrrhon, au milieu Diodore. » Timon dit que c'est de Menédème qu'il tenait ce goût de dispute dont ses entretiens étaient assaisonnés; si c'est de lui qu'il parle, en disant : «Portant sur l'estomac le plomb (la gravité ) de Ménédème (Voir Diog. Laërce, liv. IV, 33, et ses interprètes), il imitera alternativement Pyrrhon le vaurien et Diodore. » «En effet, aux subtilités de la dialectique de Diodore, il unissait les raisonnements sceptiques de Pyrrhon et donnait un vernis d'élégance platonicienne à ce qui n'était qu'un verbiage éloquent. Il disait, contredisait, se retournait de ça et de là, de chaque côté où il était entraîné: reprenant ce qu'il avait abandonné, incertain dans ses jugements, effronté dans ses contredits, ne sachant rien, suivant ce qu'il disait ingénument; ensuite, je ne sais comment il prenait toute l'assurance de ceux qui sont savants, masquant sous un langage trompeur une astuce manifeste. » [14,6] CHAPITRE VI. D'ARCÉSILAS FONDATEUR DE LA SECONDE ACADÉMIE. TIRÉ DU MÊME. «Semblable au fils de Tydée dans Homère, qui ne laissait pas discerner à quelle armée il appartenait, s'il combattait avec les Troyens ou avec les Grecs (Iliad. E, v. 35) Arcésilas faisait naître la même indécision à son égard : il n'était pas en son pouvoir de se renfermer dans un seul et même langage, et il jugeait qu'il était indigne d'un homme de cœur et doué de sa dextérité, de le faire. Aussi avait-il le nom de sophiste, habile à égorger ceux qui ne s'étaient pas formés à cette escrime. De même que les Empuses (vampires), par les prestiges de ses discours, par l'artifice et le soin avec lesquels il les disposait, il fascinait ses auditeurs ; et tout en disant qu'il ne savait rien, il ne permettait pas aux autres de savoir. Il répandait la crainte et le trouble ; et comme on lui reprochait d'exceller dans les sophismes et dans l'abus des termes, il se réjouissait de ce blâme et en tirait une excessive vanité, ne sachant, disait-il, s'il existait quelque chose de honteux ou de vertueux, de bien ou de mal ; mais parlant au hasard, il changeait ensuite ce qu'il avait dit d'abord : il avait coutume de le détruire, et avec plus de développements qu'il n'en avait mis à le prouver. En voulant frapper l'hydre, il se frappait lui-même, et ressentant ses propres atteintes, il passait à l'opinion contraire sans discernement et sans décence, pourvu qu'il captivât ses auditeurs. Il devait ses succès non moins à sa belle figure qu'aux charmes de son élocution : il était, en effet, très agréable à voir et à entendre; et c'est ce qui fit qu'on s'accoutuma à écouter ses leçons; car elles partaient d'une belle bouche, d'un beau visage, non sans le concours d'un regard bienveillant. Au reste, il ne suffit pas d'entendre sans preuve ce que je viens d'en dire; mais voici comme les choses étaient dès le principe. S'étant, dès ses premières années, attaché à Théophraste, homme de mœurs douces et qui avait du penchant à aimer les jeunes gens, parce qu'il était beau lui-même, étant encore d'un âge à garder des traces de beauté, il fit accidentellement la connaissance de Crantor l'académicien qui s'en éprit : il s'y attacha donc: et comme son caractère était très versatile, cédant à son entraînement et à son ardeur de dispute, il prit part dans toutes les jongleries de Diodore qui avait le talent de persuader et de plaire : il fréquenta Pyrrhon (ce Pyrrhon sortait on ne sait comment de Démocrite ; s'étant donc assaisonné de toute sorte, il resta fidèle à Pyrrhon à la dénomination près, ne reconnaissant de réalité à quoi que ce soit : aussi Mnaséas, Philomèle, et Timon, les sceptiques, l'ont-ils déclaré de leur secte, anéantissant toute vérité, tout mensonge, toute persuasion. Étant, non sans fondement, nommé Pyrrhonien par les Pyrrhoniens, il continua à se qualifier d'Académicien par respect pour Crantor qui l'aimait. Il était donc réellement Pyrrhonien au nom près, et nullement Académicien, quoiqu'il s'annonçât pour tel; car je ne puis accorder aucune foi à Dioclès de Cnide qui dit, dans l'écrit intitulé Diatribes, que par la crainte des Théodoriens et celle de Bion le sophiste, la terreur des philosophes, et qui n'avaient aucune retenue, lorsqu'il s'agissait d'accuser, Arcésilas évitant d'avoir affaire à eux, n'osait avouer aucune opinion dogmatique, et semblable à la sépia qui se cache sous le noir qu'elle répand, il poussait au devant de lui l'g-epocheh, l'hésitation, en disant : «Quant à moi je n'ai aucune conviction.» «Cependant Arcésilas et Zénon, sortis d'une même école, soutenus par de tels auxiliaires, armés de raisonnements contraires, quoique tous les deux disciples de Polémon, semblèrent oublier cette origine commune, et se séparèrent en deux camps, se fortifiant de leur mieux. «Les boucliers se heurtent, les lances se croisent, les respirations haletantes des combattants couverts de fer se rencontrent, les boucliers circulaires sont serrés, un bruit de voix confuses s'élève, le bouclier s'appuie sur le bouclier, le casque sur le casque, l'homme sur l'homme ; chacun s'agite; on entend à la fois les gémissements et les cris de joie de ceux qui tuent et de ceux qui sont frappés : » (Homère, Iliad. IV, 447.- XIII, 131 - VIII, 65) ces derniers furent les Stoïciens; car les Académiciens n'étaient pas attaqués par eux, attendu qu'on ne pouvait découvrir le point par lequel ils seraient plus vulnérables. Ils auraient été vaincus en effet, si on avait pu ébranler une seule fois leur principe, en prouvant qu'ils ne parlaient pas dans les idées de Platon. Leur manière de combattre manquait de réalité; car la seule base qu'ils eussent, leur faisait faute, du moment où ils déviaient de leur définition sur la conception imaginaire, g-kataleptikeh g-phantasia. Mais le moment n'est pas venu pour moi de traiter cette question : j'y reviendrai plus tard, lorsque j'aurai lieu d'examiner à fond cette doctrine. Étant donc partagés en deux camps, ostensiblement, ils se lançaient des attaques, non pas tous les deux, mais Arcesilas à Zénon. Quant à Zénon, il conservait sa gravité et son flegme dans le combat, sans en tirer meilleur parti que le rhéteur Céphisodore. Ce Céphisodore voyant son maître Isocrate attaqué par Aristote, et n'ayant rien appris concernant Aristote, qu'il n'avait jamais eu lieu de fréquenter, il supposa, d'après ce qu'il voyait de la philosophie de Platon, qui était alors dans toute sa gloire, il supposa, dis-je, qu'Aristote partageait les notions philosophiques de Platon : il déclara à Aristote une guerre dont tous les coups portaient sur Platon. Il commença à l'attaquer sur les idées, il finit sur d'autres sujets qu'il ne connaissait en aucune sorte; mais qu'il se figurait entendre, d'après le sens qu'il croyait applicable aux termes avec lesquels on les exprimait; en sorte que ce Céphisodore n'attaquant pas celui auquel il avait déclaré la guerre, était agresseur de celui qu'il ne voulait pas attaquer. De même, si Zénon au lieu de laisser en paix Arcésilas, n'avait pas attaqué Platon, il aurait, à mon sens, fait un meilleur usage de ses moyens d'attaque. Comme philosophe, au moins il aurait pu vivre en paix; mais n'ignorant peut-être pas ce qu'était Arcésilas, et ignorant complètement ce qu'était Platon, (comme cela résulte évidemment des attaques dirigées contre lui, telles qu'on les trouve dans ses ouvrages, sans quoi il eut exactement fait le contraire de ce qu'il a fait, et ne frappant pas celui qu'il connaissait, il n'aurait pas employé contre celui avec qui il n'avait rien à démêler, les formes les plus dures, les plus avilissantes et les plus honteuses, et cela dans des termes qui dépassent même la licence d'un cynique); il aurait démontré que c'était par pure grandeur d'âme qu'il ménageait Arcésilas. Tandis que, soit par ignorance de ses doctrines, soit par crainte des Stoïciens, il a détourné ailleurs, c'est-à-dire contre Platon, «la grande bouche d'une guerre pleine d'amertume (Homère, Il. X, v.8.). » Toutefois je pourrai bien plus tard, revenir sur les accusations injustes et indécentes de Zénon contre Platon, si j'ai le loisir de me livrer à la philosophie, et plaise à Dieu que je ne sois pas réduit à n'avoir loisir de m'en occuper que par forme de récréation. Arcésilas voyant dans Zénon un rival de métier digne de faire honneur à son vainqueur, renverse de fond en comble tous ses raisonnements, sans hésiter. Quant aux autres doctrines sur lesquelles il avait combattu contre lui, je ne serais peut-être pas en état d'en rendre un compte fidèle, et quand même je l'aurais pu, je ne devrais pas en faire mention maintenant ; mais cette doctrine dont Xénon était l'inventeur et dont le nom jouissait de la plus grande faveur dans Athènes : je veux dire la g-kataleptikeh g-phantasia, il l'attaquait en toute occasion et de toute manière. Si Zénon, vu son infériorité, s'était tenu en repos, il n'aurait pu être victime d'une injustice ; mais sans rien répondre à Arcésilas, auquel il aurait eu tant de choses à dire, soit qu'il ne le voulût pas, ou par un autre motif que je ne puis deviner, il se livra à une apparence de polémique avec Platon qui avait cessé de vivre. Et comme s'il eût monté sur un char, il l'accablait d'invectives, sachant bien qu'il ne pourrait pas se défendre et que nul autre ne prendrait le soin de le venger, qu'Arcésilas, s'il en formait le projet. Zénon croyait y trouver son profit, ayant attiré son ennemi hors de son camp, à la manière du stratagème dont Agathocle de Syracuse fit usage contre les Carthaginois. «Les Stoïciens suivaient ce débat avec perplexité : leur muse n'était pas encore versée dans une érudition variée, et n'avait pas l'art de charmer par les grâces, à l'aide desquelles Arcésilas les enlaçant, leur coupant la retraite, leur donnant des croc-en-jambe, leur fermant la bouche, trouvait le moyen de persuader. En sorte que ceux qu'il réfutait étant vaincus, ceux devant lesquels il parlait étant frappés d'admiration, il semblait démontré aux hommes, qui vivaient alors, qu'il n'y avait ni parole, ni sentiment exalté, ni entreprise, quelque minime qu'elle fût, qui ne dût, contre toute apparence, réussir, s'il plaisait à Arcésilas, le Pitanéen, de s'y appliquer; tandis qu'au contraire, tout ce qui n'avait pas son suffrage, ne pouvait sembler rien de plus que de vaines paroles et un son inarticulé.» [14,7] CHAPITRE VII. QUELLE ÉTAIT LA MANIÈRE DE VIVRE DE CES PHILOSOPHES. DE LACYDE SUCCESSEUR D'ARCESILAS. TIRÉ DU MÊME AUTEUR. «Quant à Lacyde, je veux vous raconter un trait assez plaisant qui le concerne. Ce Lacyde était un peu vilain, ce qu'on appelle économe dans un certain langage, qui est l'expression honnête dont on se sert dans le peuple. Celui-ci donc ouvrait lui-même son cellier et le refermait lui-même, après y avoir pris ce dont il avait besoin. Il faisait aussi par ses mains tous les autres détails du service personnel, sans que pour cela il louât beaucoup la modération des désirs (g-autarkeia), ni que d'ailleurs il fût dans la pauvreté. Il ne manquait pas non plus de valets, dont il avait un bon nombre. On peut donc apprécier comme ou voudra la cause de ce penchant en lui; pour moi, je me bornerai à rapporter le récit amusant que j'ai promis. Étant donc son garde-magasin, à lui-même, il ne croyait pas devoir porter sur lui la clef qui l'ouvrait; mais après l'avoir fermé, il déposait cette clé dans un secrétaire creux qu'il scellait avec son anneau; puis il faisait glisser son anneau à travers le trou de la serrure, de manière à le faire rouler en dedans du cellier; de sorte que lorsqu'il rentrait ensuite, il ouvrait avec la clé; ce qui lui était facile : il ramassait son sceau, puis il refermait, après quoi il recachetait de nouveau et rejetait toujours son anneau en dedans. Ses esclaves ayant découvert son stratagème, chaque fois que Lacyde sortait pour aller se promener, ou pour un autre motif, ils ouvraient le cellier, et se livraient à tous leurs caprices, soit pour manger, soit pour boire, soit même pour emporter. Après quoi, ils refaisaient toutes les mêmes choses que lui, ils refermaient, puis recachetaient; et, se moquant de tout leur cœur de leur maître, ils faisaient repasser le cachet, dans l'intérieur, par le même trou. Cependant Lacyde, qui avait laissé ses buffets remplis et qui les retrouvait vides, ne pouvait comprendre comment cela s'était fait. Dans son incertitude, ayant écouté Arcésilas disserter sur l'impossibilité où nous sommes de rien comprendre (g-akatalehpsia), il pensa que c'était justement ce qui lui était arrivé, à l'égard de son cellier. Prenant de là son thème, il professait près d'Arcésilas cette philosophie, que nous ne pouvons ni voir, ni entendre rien qui soit évident ou sûr, et quelquefois, ayant attiré dans sa maison l'un ou l'autre de ses auditeurs, il leur soutenait, par surcroît, la doctrine de l'g-epocheh. «Et pour vous convaincre, disait-il, de la vérité de ce que j'avance, je vais vous en donner une preuve tirée de moi, et non d'un autre. » Puis, entamant son récit, il leur rapportait tout ce qui lui était arrivé au sujet du cellier. «Que pourrait dire Zénon, s'écriait-il, contre l'impossibilité de comprendre (g-akatalehpsia), avouée par tout le monde, et démontrée si clairement par ce que je vous rapporte : savoir, qu'après avoir fermé moi-même, de mes propres mains, qu'après avoir scellé de mon sceau, j'ai fait rentrer dans l'intérieur mon anneau, ensuite, de retour, j'ai ouvert, et d'une part je découvre mon anneau en dedans, mais non toutes les autres choses? Comment ne serai-je pas justement fondé à dire qu'on ne doit donner aucune foi aux apparences? Car je n'aurai pas l'absurdité de soutenir que quelqu'un est entré et qu'il a dérobé, puisque je revois mon anneau dans l'intérieur. » Cependant un de ses auditeurs qui était d'un caractère facétieux, ayant eu occasion d'apprendre comment toute la chose s'était passée, eut peine à se contenir dans le commencement du récit; mais il éclata, enfin en un rire inextinguible; et, tout au milieu de ses éclats et de ses redoublements, il lui démontra combien sa doctrine était erronée; en sorte qu'à dater de ce moment, Lacyde ne glissa plus son anneau dans l'intérieur, et ne fit plus usage de son cellier pour prouver l'acatalepsie ; et comprit très bien, d'après ce qui s'était passé, qu'il avait fort mal raisonné comme philosophe. Néanmoins ses esclaves qui étaient des rusés coquins, et qui n'étaient pas gauches, tels qu'on nous représente les Gètes, et les Daces, dans les comédies, qui savent fermer la bouche par leur caquet effronté, soit qu'ils eussent appris, de quelque Stoïcien, l'art de faire des sophismes, soit qu'ils se fussent formés à une autre école, marchèrent droit au but de leur audacieuse entreprise, et rompirent le sceau apposé par lui, soit en lui substituant une autre empreinte, soit, et sans recourir à ce moyen, en lui rappelant qu'il croyait que nulle chose n'était compréhensible. Cependant celui-ci, en rentrant, se mettait en recherche, et voyant que son secrétaire était sans scellé, ou qu'il était scellé, mais d'un autre sceau que le sien, il entrait en fureur. Alors ceux-ci de dire, que le cachet y avait été mis, qu'ils en voyaient certainement l'empreinte. De là naissaient des discussions et des démonstrations à n'en pas finir. Si les esclaves étaient réduits au silence par la preuve contraire, ils en venaient à dire que s'il n'y avait pas de sceau, c'est qu'apparemment il avait oublié d'en apposer un. A quoi celui-ci ripostait qu'il se rappelait parfaitement de l'avoir mis, et en donnait la démonstration. Il faisait de longues circonlocutions, employait toutes les ressources de sa dialectique, puis enfin, voyant qu'il était joué, il se mettait à jurer. Alors les esclaves, répétant ses propres accusations, disaient que c'était lui qui se moquait d'eux: en sorte qu'il ne restait plus rien de démontré au sage Lacyde, sinon qu'il était sans opinion et sans mémoire : car la mémoire n'est elle-même qu'une opinion. Il n'y avait pas longtemps, disaient-ils, qu'ils lui avaient entendu soutenir cette thèse devant ses amis. Le philosophe, en rétorquant leurs attaques, changeait ses batteries, il ne parlait plus en académicien; les valets, de leur côté, allant trouver quelque Stoïcien, en apprenaient les réponses qu'ils devaient lui faire; en sorte qu'ils opposaient sophismes à sophismes, et par une ruse contraire, étaient devenus des voleurs Académiciens. Celui-ci s'en prenait aux Stoïciens; mais les esclaves renversaient tous ses raisonnements, au moyen de l'acatalepsie, le tout assaisonné de lazzis nombreux. Ce n'étaient que conférences philosophiques, dits et contredits, et pendant tout ce temps rien ne restait, ni vase, ni ce qui y était contenu, non seulement de ce qui sert à l'ornement, mais même de tout ce qui est le plus nécessaire. Tant que Lacyde hésitait, cherchant si, dans sa philosophie, il ne trouverait pas quelque dogme protecteur, n'ayant pas découvert d'argument assez décisif, voyant sa fortune se dissiper; il était tombé dans un complet abattement ; appelant au secours ses voisins et les Dieux, criant : "iou, iou, pheu, pheu", par les Dieux et par les Déesses, et toutes les autres exclamations usitées dans les accès de désespoir, lorsque toutes les garanties sont impuissantes. Tout cela se bornait à des cris et à des supplications; enfin délibérant si, puisqu'il avait chez lui une guerre intestine, il ne ferait pas bien de devenir Stoïcien envers ses valets; ou, comme ceux-ci se défendaient par les doctrines de l'Académie, pour qu'il ne les troublât pas dans leur manière d'agir (il ne serait pas prudent à lui), de se placer comme un gardien fidèle devant la porte de son cellier. Voyant donc que sa philosophie ne lui avait rendu aucun service, et prévoyant où elle aboutirait, il se déclara franchement, et dit : "O enfants, nous parlons autrement dans nos écoles que nous ne nous conduisons dans le reste de la vie". Voici ce que Numénius raconte de Lacyde. Celui-ci eut de nombreux auditeurs, dont le plus illustre fut Aristippe de Cyrène. De tous ses disciples, Evandre fut celui qui recueillit son école ; puis, après lui d'autres la possédèrent. Ce n'est qu'après eux que Carnéade ayant pris possession de cette école, fonda la troisième Académie. Il employa la même marche dans ses discours, qu'Arcésilas avait mise en œuvre : il commençait par poser cette forme d'argumentation que l'on nomme g-heh g-eis g-hekatera g-epicheirehsis, l'argumentation pour et contre, où les raisons se balancent ; après quoi il renversait tout ce qui avait été affirmé par les autres. Il ne différait d'Arcésilas qu'en un seul point, celui de l'g-epocheh, le refus d'adhésion (assensionis retentio, Academ. Cic., l.2,18), déclarant qu'il était impossible comme homme de refuser son adhésion à toutes choses, et qu'on devait établir une différence entre l'incertain et l'incompréhensible; car l'universalité des choses est incompréhensible, mais l'universalité n'est pas incertaine. Il n'était donc pas tout à fait étranger aux opinions stoïciennes, encore qu'il fût en hostilité avec elles. Il s'est surtout grandi par la manière persuasive dont il se rendait maître des esprits, visant plus à ce succès qu'à connaître la vérité; de sorte qu'il créa beaucoup de difficultés aux Stoïciens. Mais voyons en quels termes Numénius nous le fait connaître. [14,8] CHAPITRE VIII. DE CARNÉADE FONDATEUR DE LA TROISIÈME ACADÉMIE. TIRÉ DU MÊME AUTEUR. «Carnéade ayant pris la direction de cette école, lorsque son devoir était de conserver ce qui était resté intact et même de défendre ce qu'on avait cherché à ébranler (dans la philosophie de Platon); il n'en prit aucun soin, ne remontant qu'à Arcésilas; et, sans chercher à distinguer ce qui était mieux de ce qui était pire, il renouvela un combat suspendu depuis longtemps.» Il continue plus bas : «Il apportait et retirait ensuite ; et, diversifiant sa manière de combattre, il opposait des réfutations, des revirements pleins de finesse : il niait, il affirmait : tout son art consistait en antilogies. Si, parfois, il fallait produire de l'effet, il se réveillait impétueux comme un fleuve rapide, coulant à pleins bords, remplissant toutes ses rives de droite et de gauche ; tombant avec force sur ses auditeurs, il les entraînait dans le trouble de son action. Toutefois, en imprimant aux autres un mouvement aussi violent, il restait maître de lui-même, ne se laissant point égarer par ses sophismes: ce qui n'était pas le cas chez Arcésilas. Celui-ci, enivré lui-même par le poison qu'il versait aux compagnons de son délire, ne s'apercevait pas qu'il était sa première dupe et se persuadait que les paroles qu'il disait, lesquelles tendaient à réduire tout au néant, étaient la vérité même. Aussi Carnéade était un nouveau mal enté sur le mal d'Arcésilas. Il ne relâchait pas un seul moment, pour ne laisser aucun repos à ses auditeurs ; en faisant sortir du persuasif ces imaginations appelées par lui g-phantasiai g-apo g-pithanou, soit affirmatives, soit négatives, prouvant que ceci est ou que ceci n'est pas un animal. Puis, battant en retraite, comme les animaux qu'on attaque, qui ensuite reviennent avec plus de furie se précipiter sur les épieux, après un moment de concession, il recommençait l'attaque avec plus de force. Lorsque le calme était revenu et qu'il triomphait, alors il négligeait volontairement ce dont il avait fait le principe de sa preuve et ne s'en souvenait plus; parce qu'en accordant qu'il y eût, en effet, une vérité et une erreur essentielles dans les choses, puis, faisant semblant de venir aider ceux qui cherchent la démonstration de cette proposition, il eut donné prise; et, à la manière des habiles lutteurs, il gagnait l'avantage par le moyen de ce stratagème. C'est à l'aide de l'inclinaison alterne qu'il imprimait au persuasif (g-to g-pithanon) qu'il amenait celte conclusion, qu'on ne peut rien concevoir avec certitude. C'était le filou et le joueur de tours le plus délié qu'il y eût; car en admettant que l'erreur est de pair avec la vérité, que la compréhension est égale à l'imagination compréhensive, en établissant une égalité parfaite entre ces choses il ne permettait plus de dire ni qu'il y eût une vérité, ni qu'il y eût un mensonge, ni que l'un fût plus certain que l'autre ou plus propre à être persuadé. C'était donc songe pour songe puisque les imaginations fausses ne différaient pas plus des réelles qu'un œuf de cire d'un œuf véritable ; et, cependant Carnéade entraînait par le charme de son éloquence et asservissait son auditoire. C'était un voleur qui s'introduisait à la dérobée, el puis se montrait comme franc voleur, dépouillant par ruse ou par violence ceux même qui étaient mieux préparés à lui tenir tête. Aussi les doctrines de Carnéade l'emportaient généralement, et aucune autre ne pouvait tenir contre elles: tous ceux qui osaient le combattre lui étaient très inférieurs pour l'éloquence. Il est vrai qu'Antipatre, qui fut son contemporain, conçut l'idée d'écrire pour le réfuter; mais jamais il ne fit paraître rien contre les discours improvisés, chaque jour, par Carnéade, dans les écoles, dans les lieux de promenades ; n'ouvrant jamais la bouche : seulement, il se contentait de composer ses réfutations, en se cachant dans les coins les plus reculés. C'est ainsi qu'il légua à la postérité les livres qu'il avait écrits qui, même aujourd'hui, n'ont pas une grande valeur; mais qui alors, auraient été bien moins forts contre un homme qui comme Carnéade, s'était montré si grand et qui avait tellement fasciné tous ses contemporains. Cependant, cet homme qui confondait tout, en public, par sa rivalité contre les Stoïciens, dans les confidences secrètes à ses amis, rendait hommage à la vérité, et s'exprimait comme l'aurait fait le premier venu. » Plus bas, il dit encore : «Mentor fut bien le premier disciple de Carnéade ; mais il ne fut pas son successeur, parce que Carnéade, de son vivant, l'ayant surpris dans un commerce adultère avec sa concubine, non par l'effet d'une persuasion imaginaire (g-pithaneh g-phantasia), ni comme privé de la faculté compréhensible : mais s'en rapportant beaucoup plus à sa vue; et, l'ayant bien clairement convaincu, il le chassa de son école. Le déserteur se mit à opposer une école de sophismes à celle de Carnéade et à rivaliser de talent avec lui, prouvant l'erreur de son système d'incompréhensibilité, bornée aux discours. » Puis il ajoute : «Carnéade professant les opinions opposées, dans sa philosophie, se faisait gloire des mensonges qu'il soutenait, et d'avoir éclipsé la vérité sous leur prestige : il faisait étalage de mensonges (comme d'un rideau de théâtre), en cachant, derrière, la vérité, à la manière des charlatans. Il avait le sort des légumes dont ceux qui sont vides surnagent et se montrent, tandis que les bons restent en dessous et demeurent cachés. » C'est ainsi qu'il parle de Carnéade. Clitomaque prit sa place en qualité de successeur, après lequel vint Philon que Numénius nous dépeint ainsi qu'il suit : [14,9] CHAPITRE IX. DE PHILON SUCCESSEUR DE CLITOMAQUE, QUI LUI-MÊME AVAIT REMPLACÉ CARNÉADE. TIRÉ DU MÊME AUTEUR. «Voici donc ce Philon qui, venant de recevoir la direction de cette école, fut saisi d'une telle joie et voulut tellement en marquer sa reconnaissance à Clitomaque, qu'il exagéra toutes ses doctrines et fit une guerre à outrance aux Stoïciens. Toutefois, en prenant des années, l'g-epocheh, ou la réticence venant à s'user par la longue habitude, il n'eut plus les mêmes convictions. L'évidence et sa bonne foi prouvent qu'il sut se soustraire à ces mouvements passionnés ; et comme il avait reconnu la distinction à faire entre les perceptions, il désirait passionnément, vous savez pourquoi, avoir des adversaires à combattre: c'était afin de ne pas paraître tourner le dos et fuir de plein gré. Philon eut pour auditeur Antiochus qui fut le fondateur d'une nouvelle Académie ; lequel, après avoir fréquenté l'école de Mnésarque, composa un livre contre Philon, son premier guide, et introduisit beaucoup d'opinions étrangères, dans l'Académie.» Voilà ce qu'on a transmis à la mémoire des hommes sur la succession de Platon ; à quoi l'on pourrait ajouter un nombre infini de citations. Il est temps de remonter à l'origine de la philosophie, et que nous reprenions les philosophes nommés physiciens, pour reconnaître également leurs fausses doctrines et leurs contradictions. Après avoir parcouru une grande partie du globe dans l'espoir de découvrir la vérité qu'ils appréciaient par-dessus toutes choses, après avoir pris connaissance des opinions de tous les anciens habitants du monde, après avoir approfondi avec le plus grand soin toutes les traditions répandues chez les Phéniciens, les Égyptiens et les Grecs, concernant la divinité; quel fruit ces hommes éminents ont-ils retiré de leurs efforts? c'est d'eux-mêmes qu'il est précieux de l'apprendre, pour connaître jusqu'à quel point, ce qui leur était parvenu des hommes plus anciens qu'eux, porte le caractère d'un enseignement divin. Dans le principe et depuis un temps immémorial, la superstition du polythéisme régnait parmi les nations: toutes, elles conservaient traditionnellement les temples et les mystères en l'honneur des Dieux, au sein des villes et des campagnes. Or, le besoin de la philosophie ne se serait pas fait sentir aux hommes, si la théosophie ou sagesse émanée de la divinité, avait pris les devants : il n'eût pas été nécessaire que les sages introduisissent des études nouvelles, si tout eût été le mieux possible, pour nos ancêtres : les généreux philosophes n'auraient pas songé à se partager en factions et à s'attaquer réciproquement, si la doctrine héréditaire concernant les Dieux eût été unanime et véritable. Qu'eût-il été besoin, dans cette hypothèse, de combattre l'un contre l'autre, d'entreprendre de longs voyages dans les contrées supérieures et inférieures, d'errer dans les régions barbares, pour dérober à leurs habitants les traditions qui leur étaient particulières; lorsque, en restant chez soi, on pouvait apprendre, soit des Dieux eux-mêmes, s'il en existait plusieurs, soit des théologiens de profession, les vérités irréfragables qui sont la matière des recherches philosophiques, et pour lesquelles ils ont enduré des souffrances sans nombre, tout en manquant complètement le but qu'ils s'étaient proposé : la découverte de la vérité? A quoi bon oser entreprendre des investigations nouvelles sur les Dieux; à quoi bon s'attaquer et lutter, comme des athlètes, si la connaissance sûre et solide des Dieux, si la science de la piété existaient réellement dans les initiations et les mystères et dans les autres pratiques de la théologie des premiers âges; lorsqu'il était si facile de remplir tous les devoirs de cette piété immuable et avouée unanimement? Si, au lieu de cela, il semblait qu'ils n'eussent rien appris de leurs devanciers, sur l'essence divine, qui eut un caractère de vérité incontestable, et qu'ils fussent plutôt dirigés par des conjectures que par une véritable compréhension, dans les idées particulières qu'ils s'étaient formées, en se livrant à l'étude et à la recherche de la nature : n'est-on pas forcé de confesser que la vieille théologie des nations ne contenait rien de plus que le compte que nous en avons rendu, dans les livres qui ont précédé celui-ci? Quant à ce que la philosophie en honneur chez les Grecs ne se composait pas d'autres choses que de conjectures humaines, d'une dispute de mots sans fin et d'incertitudes, au lieu d'être le fruit d'une conception approfondie ; il est facile de l'apprendre par la lecture de la lettre de Porphyre à l'Égyptien Anebon, qui en fait l'aveu dans les termes que vous allez entendre. [14,10] CHAPITRE X. QU'IL Y A DANS LES PHILOSOPHES GRECS QUE CONJECTURES, DISPUTES DE MOTS ET INCERTITUDE INFINIE. TIRÉ DE LA LETTRE DE PORPHYRE A ANEBON, DE SA RÉPONSE AU TRAITÉ DE L'ÂME DE BOETHUS ; ET TIRÉ AUSSI DE SON LIVRE DE LA PHILOSOPHIE PAR LES ORACLES. «Pour vous marquer toute mon affection, je commencerai par traiter des Dieux et des bons génies, et des doctrines philosophiques qui s'y rapportent, sur lesquelles il a déjà été dit bien des choses par les philosophes Grecs, mais qui, pour la plupart, fondent toute leur crédibilité sur des conjectures. » Plus bas il dit encore : «On a beaucoup et follement disputé sur ces questions parmi nous, attendu que ce n'est qu'à l'aide d'analogies que nous pouvons nous former une image du Bon. Mais ceux qui ont pu se procurer une intimité réelle avec l'être parfait, s'ils mettent de coté, dans leurs recherches, cette portion de leur science, se donneront une peine inutile pour acquérir la sagesse. » Dans son écrit pour combattre les doctrines de Boéthus sur l'âme, voici l'aveu textuel qu'il a fait à ce sujet : «Quant à reconnaître que notre âme est immortelle, les secrets de la pensée le confirment incontestablement, aussi bien que les recherches dues à l'histoire. Au lieu que les preuves, sous forme de démonstrations, employées par les philosophes, paraissent faciles à renverser, parce qu'elles participent toutes à cette subtilité propre aux disputes de l'école. Quel est en philosophie le raisonnement qui ne puisse pas être contesté par des philosophes d'une autre école ; puisque même les axiomes les plus évidents ont paru à certains philosophes soumis à l'g-epocheh (la suspension d'assentiment) ? » Dans son traité qui porte pour titre : "De la philosophie, d'après les oracles", il avoue ouvertement que tous les Grecs sont dans l'erreur; il en donne pour garant son propre Dieu, Apollon, qui l'a, en effet, déclaré par des oracles, en ayant rendu ce témoignage, que les Barbares l'emportent sur les Grecs pour la découverte de la vérité : dans lesquels oracles, le nom des Hébreux se trouve proféré. Après avoir donc allégué l'oracle lui-même, voici les observations dort il le fait suivre : «Avez-vous entendu dire toute la peine qu'on doit s'imposer pour offrir un sacrifice de purification dans l'intérêt du corps et non pas même pour trouver ce qui peut procurer le salut de l'âme? c'est que la voie qui mène à Dieu est d'airain, élevée et escarpée: les Barbares en ont découvert quelques sentiers, tandis que les Grecs, ou s'y sont fourvoyés, ou après l'avoir prise, l'ont perdue. Le Dieu a rendu témoignage que son invention appartenait aux Égyptiens, aux Phéniciens et aux Chaldéens (j'entends par ce mot les Assyriens), aux Lydiens et aux Hébreux. » Voilà ce qu'a dit ce philosophe ou plutôt son Dieu (Apollon). Peut-on après cela nous faire reproche, que désertant les Grecs qui ont méconnu la route qui mène à Dieu, nous ayons adopté les sentiments des Hébreux, auxquels ce témoignage, d'avoir compris la vérité, a été rendu? Que pouvons-nous espérer apprendre des philosophes, et quelle utile assistance en attendrons-nous; si tout ce qu'ils ont enseigné ne nous donne que des conjectures ou des analogies, pour des principes de foi? Quel fruit peut-on recueillir de leurs disputes de mots; si tous les raisonnements des philosophes sont faciles à détruire, à raison de la subtilité et de la manie d'inventions qui y règne? ce n'est pas nous qui avons les premiers et nouvellement porté cette plainte contre eux; mais qu'on veuille bien l'entendre de leur propre bouche. D'après ce, ne passerons-nous pas pour avoir agi avec un discernement sain, et non comme des insensés, en méprisant les traditions des Grecs, en chérissant, en préférant celles des Hébreux : non parce qu'elles ont en leur faveur les témoignages d'un démon; mais parce que, ainsi que nous l'avons démontré, elles sont émanées de la vertu et de la puissance divine? Cependant, pour que vous puissiez vous convaincre, par les faits, de la logomachie qui règne dans les écrits de ces fameux philosophes, de leurs dissensions sur les principes, sur les Dieux, sur l'harmonie de l'univers, je vais bientôt vous alléguer leurs propres paroles, mais auparavant, et attendu qu'ils portent jusqu'aux nues les sciences mathématiques, disant qu'il faut absolument que ceux qui se destinent à la connaissance de la vérité, soient instruits en astronomie, en arithmétique, en géométrie et en musique; car sans cela, nul homme, disent-ils, ne peut revendiquer le titre d'homme instruit, ni de philosophe ; nul ne saurait atteindre à la vérité des choses, si son âme n'était imbue de ces sciences; puisque ensuite s'étant guindés sur ces études, il se croient, en quelque sorte, élevés dans les airs, et marcher dans les nuages, à ce point qu'ils ont rangé Dieu lui-même parmi les nombres; tandis qu'ils nous considèrent à l'égal des troupeaux, parce que nous n'avons pas montré le même empressement qu'eux pour ces études ; comme, d'après eux, nous ne pouvons connaître Dieu ni aucune des choses qui méritent d'être vénérées; trouvez bon qu'avant tout, nous rectifiions ce qu'il y a d'erroné dans cette prétention, et qu'au lieu de leur lumière, nous leur opposions l'expression de la vérité, en leur démontrant que d'innombrables races de Grecs et de Barbares, en y comprenant même ceux qui sont versés dans les sciences que nous venons de nommer, ne connaissent réellement ni Dieu ni la sainteté de la vie, ni quoi que ce soit des choses honnêtes et utiles; tandis qu'en dehors de ces sciences, on trouvera les hommes les plus pieux et les plus éminents comme philosophes. En conséquence, si vous accordez votre confiance à Xénophon, vous apprendrez ce que Socrate, si universellement célébré par tout le monde, pensait de ces connaissances. Voici ses paroles tirées du livre (Des dits mémorables de Socrate). [14,11] CHAPITRE XI. DE LA GÉOMÉTRIE, DE L'ASTRONOMIE ET DU CALCUL. TIRÉ DES APOMNEMONEUMATA DE XÉNOPHON (Xénophon, I. 4, c. 7.). «Il enseignait jusqu'à quel point il convient à un homme bien élevé d'être versé dans chacune de ces sciences ; par exemple en géométrie, on doit en apprendre assez, disait-il, pour se mettre en état, s'il en était besoin, de mesurer le terrain avec exactitude, soit comme acquéreur, soit comme vendeur, ou pour le diviser, ou pour faire voir qu'on s'est acquitté d'une tache imposée : de cette manière cette science s'apprendra facilement, et celui qui y appliquera son intelligence connaîtra la surface que contient cette terre et se retirera, en ayant lui-même appris la manière de mesurer. Mais il réprouvait l'usage de la géométrie portée jusqu'à la description des figures (g-diagrammata) qu'on a peine à comprendre (les coniques). Il ne voyait pas, disait-il, à quoi cela pouvait être utile, et cependant il n'était pas étranger à ces études : il les trouvait tout au plus bonnes à user la vie des hommes et à détourner d'autres enseignements beaucoup plus utiles. Il engageait aussi à acquérir une teinture d'astronomie, seulement assez pour pouvoir connaître l'heure pendant la nuit, l'époque du mois et de l'année, dans le but d'entreprendre un voyage, une navigation, une garde de nuit ou toute autre action qui s'exécute d'après le mouvement déterminé de la nuit, du mois ou de l'an. Il est bon, pour ces choses, d'avoir des signes certains qui nous fassent connaître les divisions du temps susdites : mais cela s'apprend facilement des observateurs nocturnes, des pilotes de navires, et d'un grand nombre d'individus qui ont la nécessité de le connaître. Voilà jusqu'à quel degré il voulait qu'on apprît l'astronomie. Quant à perdre son temps pour pouvoir distinguer les étoiles qui ne sont pas comprises dans notre révolution périodique, de celles qui sont errantes ou vagues, pour connaître leur distance de la terre ou leur mouvement circulaire, et en rechercher les causes; il en dissuadait de toutes ses forces; car il ne voyait aucune utilité à de telles choses; et toutefois il n'était pas dénué de connaissances en ce genre. Tout cela, ajoutait-il, ne peut qu'user la vie de l'homme et porter obstacle à bien des emplois utiles de son temps. «Il défendait donc de se livrer à une recherche générale de la manière dont Dieu a combiné les mouvements célestes; car il pensait qu'il était impossible aux hommes de le découvrir, et jugeait que ce ne serait pas payer les Dieux de reconnaissance, de rechercher ce qu'ils n'ont pas voulu nous manifester. De plus on courrait le risque de délirer, en méditant sur ces matières; non moins que le fit Anaxagore, qui tirait sa plus grande gloire de la manière, dont il avait rendu compte du mécanisme employé par les Dieux. Car en disant que le feu et le soleil étaient une même chose, il méconnaissait que les hommes peuvent considérer le feu aisément, tandis qu'il leur est interdit de regarder le soleil ; que lorsqu'ils sont exposés à l'action des rayons solaires, ils prennent une teinte plus noire : ce que ne produit pas le feu : il ne pouvait pas méconnaître que, de toutes les plantes qui végètent sur la terre, aucune ne saurait prospérer sans sa chaleur ; tandis que le feu détruit tous les corps échauffés par lui. En disant que le soleil est une pierre de feu, il ignorait que la pierre, même dans le feu, ne jette aucun éclat et ne tarde pas à se détruire; au lieu que le soleil étant de tous les corps le plus lumineux, garde en tout temps son intégrité de substance. Il recommandait aussi d'apprendre les calculs, de même que les autres sciences, en prescrivant de se garder de toute application sans utilité; car, en toutes choses, il ne s'exerçait lui-même qu'à ce qui pouvait être utile, et ne démontrait à ses disciples que ce qui était compris dans cette limite. » C'est ainsi que Xénophon s'exprime dans le traité des entretiens mémorables de Socrate. Le même, parlant de Platon dans sa lettre à Eschine et de ceux qui se vantent de connaître le système du monde, s'exprime dans le même sens. [14,12] CHAPITRE XII. DE CEUX QUI SE TARGUENT D'ÊTRE PHYSIOLOGISTES. TIRÉ DE LA LETTRE DU MÊME A ESCHINE. «Tout le monde reconnaît que les essences divines sont au-dessus de nous, et nous devons les adorer du meilleur de notre cœur : quant à découvrir ce qu'elles sont, c'est une entreprise pleine de difficultés et qui ne nous est pas permise. En effet, il ne convient pas aux esclaves de vouloir connaître la nature et les actes de leurs maîtres : cette recherche est au-dessus de la condition servile. Plus on doit d'éloges à ceux qui se sont occupés des intérêts de l'humanité, plus doit être pesant le fardeau de ceux qui désirent acquérir de la gloire, par de nombreuses recherches aussi vides que déplacées. Quand avez-vous entendu Socrate, ô Eschine, disserter sur les corps célestes, et célébrer l'utilité des figures géométriques pour la correction des mœurs? Nous savons qu'il regardait la musique comme un charme des oreilles; mais l'occupation constante de sa vie était de nous entretenir de ce qui est honnête, de ce qui constitue le vrai courage, la justice et les autres vertus : voilà ce qu'il nommait les biens de l'homme. Quant aux autres choses, ou bien il disait qu'il était impossible aux hommes de les concevoir, ou il trouvait qu'elles rentraient dans le cercle des fables et des jongleries que les sophistes débitent avec suffisance: et il ne se bornait pas à dire ce qu'on devait faire, sans y conformer sa conduite. «Vous écrire ce qu'il avait l'habitude de faire à cet égard, à vous qui le connaissiez, quoiqu'il pût ne pas vous être désagréable, cela n'est cependant point à sa place; d'autant plus que je l'ai déjà écrit ailleurs. Que ceux donc auxquels Socrate n'a pas su plaire, se rendent à l'évidence, ou du moins, qu'ils ne le jugent qu'en raison de la vraisemblance ; puisque le Dieu (Apollon) a rendu hommage à sa sagesse lorsqu'il vivait, et que ceux qui l'ont fait périr n'ont pas trouvé d'expiation suffisante pour leur crime. Au lieu de cela, les beaux diseurs se sont pris de passion pour l'Égypte et pour la philosophie toute pleine de merveilles, enseignée par Pythagore. Ce sont ceux dont le caractère excentrique et infidèle à Socrate s'est fait juger par l'amour qu'ils ont pour les tyrans et la préférence donnée par eux, sur la vie frugale, aux somptuosités des festins de Sicile.» Voici ce que Xénophon a écrit dans une intention cachée d'inculper Platon. Mais Platon lui-même, dans la République, attribue à Socrate ce que je vais citer concernant la gymnastique et la musique : [14,13] CHAPITRE XIII. DE LA GYMNASTIQUE ET DE LA MUSIQUE D'APRÈS PLATON DANS LA RÉPUBLIQUE (Platon, République, liv. 7, p. 483). «Quelle sera donc, ô Glaucon, cette science de l'âme qui la transporte de ce qui naît à ce qui est? et tout en vous parlant je réfléchis pour savoir si nous n'avons pas dit qu'il était nécessaire que, dans leur jeunesse, ceux-ci fussent des athlètes de guerre ? «Nous l'avons dit. «Il faut donc joindre à cette science, celle que nous cherchons. «Laquelle? «Celle, de n'être pas inutile aux hommes de guerre. «Il le faut, dit-il, si cela est possible. «Cependant, dans ce qui a précédé, leur éducation ne consistait, qu'en gymnastique et en musique. «Cela est vrai, dit-il. «La gymnastique n'a pas d'exercice plus relevé que pour ce qui naît et périt; car elle ne préside qu'aux développements du corps et à sa décroissance. «Cela me paraît ainsi. «Or, ce ne peut être là la science que nous cherchons. «Non assurément. «Mais, serait-ce la musique telle que nous en avons précédemment développé la nature ? «Mais si vous vous en souvenez bien, dit-il, il a été reconnu qu'elle était l'opposée de la gymnastique. La gymnastique, par les habitudes qu'elle fait contracter, exerce nos défenseurs suivant une régularité cadencée. Mais ce n'est pas une science : elle nous donne le mouvement rythmique, d'après le rythme. Nous voyons pareillement dans l'art oratoire des choses contraires qui fraternisent entre elles : ainsi la fable et la vérité sont entremêlées dans les discours. Mais, pour un résultat aussi important que celui que vous recherchez, vous ne trouverez dans la musique aucune instruction réelle. «Vous me rappelez parfaitement ce qui a été dit, lui répliquai-je ; car dans la réalité la musique n'a rien de semblable à l'Être proprement dit. Mais, mon cher Glaucon, qui sera donc dans ces conditions; car tous les arts m'ont semblé n'avoir qu'une manutention servile? «Comment cela serait-il autrement ? » Ensuite en continuant il dit (Platon, Répub. livre 7, p. 487) : «Que ceux que nous élevons n'entreprennent donc pas d'apprendre imparfaitement quoi que ce soit, qui n'aurait pas toujours pour résultat d'atteindre où nous avons déclaré que tous devaient atteindre, comme nous venons d'en donner la preuve, en parlant de l'astronomie. Avez-vous appris qu'ils obtinssent plus par l'harmonie? En effet, en soumettant à une mesure commune les symphonies et les sons qu'ils viennent d'entendre, ils n'ont rien accompli, non plus que les astronomes. «Par tous les dieux, dit il, ne sont-ils pas ridicules de donner des noms à certaines vibrations, de tromper les oreilles comme si l'on entendait une voix venant de chez les voisins? Les uns disent qu'ils entendent encore un son dans l'intervalle, ce qui est la plus petite subdivision par laquelle on les puisse mesurer : les autres contestant cela, regardent les sons comme égaux entre eux et tous les deux placent les oreilles au-dessus de l'intelligence. «Eh bien, lui répondis-je, vous parlez de ces excellentes gens qui nous donnent beaucoup à faire avec des cordes et qui nous mettent à la torture pour monter leurs chevilles. Et pour que cette peinture ne soit pas par trop allongée, en parlant de coups répétés avec le plectrum, de sons pleins, de demi-tons, de tons forcés des cordes, je finirai ce tableau, en disant que ce ne sont pas eux à qui j'ai affaire : mais bien aux autres dont je disais tout à l'heure que je voudrais les interroger sur les lois de l'harmonie. Eh bien, ils font comme les astronomes, ils cherchent des nombres dans les symphonies dont ils nous entretiennent ; mais ils ne sont pas parvenus à résoudre notre problème : Quels sont les nombres harmoniques, quels sont ceux qui ne le sont pas, et d'où vient qu'il existe des nombres de ces deux espèces?» Que ces citations servent de précédents au projet, que nous formons, de nous justifier d'avoir écarté par un jugement sain des études aussi inutiles. Continuons cependant l'examen déjà commencé des doctrines des philosophes, désignés sous le nom de physiciens et des oppositions qui régnaient entre eux. Plutarque rassemblant dans un même cadre toutes les opinions, tant des platoniciens que des pythagoriciens; celles des philosophes plus anciens, appelés physiciens, comme celles des plus récents : savoir, les Péripatéticiens, les Stoïciens et les Épicuriens, il les a consignées dans un traité qui a pour titre : "Sentiments des philosophes sur les principes naturels". J'en vais citer des extraits. [14,14] CHAPITRE XIV. DOCTRINES DES PHILOSOPHES SUR LES ÉLÉMENTS. TIRÉ DE PLUTARQUE DANS SON TRAITÉ DES SENTIMENTS DES PHILOSOPHES SUR LES DOCTRINES NATURELLES (Plutarque, "De Placitis Philos.", l. I, c. 3.). «Thalès de Milet, l'un des sept sages, a professé que l'eau était l'élément universel. Cet homme semble avoir ouvert la carrière de la philosophie, et c'est de lui que la secte ionienne a pris son nom ; laquelle a donné naissance à la plupart des sectes venues ensuite. Après avoir été en Égypte pour se former à la philosophie, il revint à Milet, étant déjà vieux : il dit donc que tout provient de l'eau et tout doit retourner en eau. Il a été amené à cette conjecture, d'abord, parce que le germe d'existence de tous les animaux est une substance aqueuse ; il est donc rationnel d'en déduire que toutes choses tirent leur origine de l'eau. Ensuite il prouve que toutes les plantes ne se nourrissent et ne portent fruit qu'à l'aide de l'humidité ; tandis qu'elles se dessèchent, lorsqu'elles en sont privées. Troisièmement, il dit que le feu, même du soleil et des astres, ne s'alimente que des évaporations de l'eau, aussi bien que l'univers entier : ce qui a fourni à Homère l'idée d'attribuer à l'eau le principe créateur : g-Ohkeanou g-hosper g-genesis g-pantessi g-tetuktai L'océan qui est la cause génératrice de toutes choses. Voilà pour ce qui concerne Thalès. «Anaximandre de Milet dit que le principe des choses est l'infini; car c'est de lui que tout sort, c'est en lui que tout vient se détruire; aussi se crée-t il et se détruit-il, sans relâche, des mondes infinis. Il nous apprend pourquoi il est infini ; c'est pour qu'il n'y ait pas cessation d'être, quelque part que ce soit, et que l'entendrement soit toujours actif. Ce philosophe pèche en ce qu'il ne nous explique pas ce que c'est que l'infini, si c'est l'air, ou l'eau ou la terre ou quelques autres corps : il pèche en nous rendant compte de la matière, sans nous donner sa cause créatrice; car l'infini ne peut être autre chose que la matière, et cependant la matière n'a aucune vertu (innée) due à son énergie; si l'on ne suppose ce qui la met en œuvre. «Anaximène de Milet enseignait que l'air était l'élément des choses, car tout vient de l'air, et tout se résout en air : tel que notre âme, dit-il, qui n'est qu'un souffle d'air et qui exerce sur nous son empire. Le vent et l'air embrassent tout l'univers : ces deux mots g-pneuma et g-aehr sont pris comme synonymes. Il pèche en posant en fait que les animaux se forment d'un air simple et uniforme; car il est impossible que la matière soit l'unique principe d'existence, et l'on doit y adjoindre la cause efficiente : ainsi l'argent ne suffit pas pour produire une coupe, à moins d'un ouvrier, qui est l'orfèvre. Il en est de même de l'airain, du bois et des autres matières. «Héraclite et Hippasus de Métaponte reconnaissent dans le feu le principe de toutes choses: c'est de lui que tout est sorti, c'est en lui que tout doit finir, disent-ils. Lorsqu'il s'éteindra, l'univers se reconstruira. D'abord la portion la plus compacte se condensera en soi-même, qui est la Terre : puis la Terre venant à se détendre naturellement de la contraction opérée par le feu, produira l'Eau : l'air se formera de la vaporisation de cette dernière: puis, de nouveau, l'univers et tous les corps qu'il renferme se consumeront par la combustion. Le feu est donc le principe, parce que tout eu sort: il est le terme, parce que tout vient s'y résoudre. «Démocrite qu'Épicure a suivi en majeure partie, donne pour éléments aux êtres les corpuscules insécables, seulement conçus par la pensée, qui n'ont rien de commun avec le vide, qui sont ingénérés, éternels, impérissables, infrangibles, incapables de prendre une figure formée de parties inaltérables et perceptibles par la seule pensée. Ces corps se meuvent dans le vide et à l'aide du vide : quant au vide, il est infini, de même que ces corps, qui sont infinis. Tous les corps ont trois accidents : la forme, la grandeur et la pesanteur. Démocrite n'en avait admis que deux, la grandeur et la forme. Épicure y a ajouté la pesanteur ; car il est de toute nécessité, disait-il, pour que les corps soient mis en mouvement, qu'ils aient reçu le choc de la pesanteur, sans lequel ils seraient immobiles. Les formes des atomes sont indéfinissables, mais non infinies: ainsi ils n'ont ni la forme d'un hameçon, ni celle d'un trident, ni celle d'un anneau; car ces formes seraient faciles à briser; au lieu que les atomes sont infrangibles et exempts de toute impression extérieure. On les nomme atomes, non parce qu'ils sont la dernière molécule des corps ; mais parce qu'ils ne peuvent être coupés : ils sont sans atteinte venant du dehors et sans mélange de vide; en sorte qu'en disant atome, on entend un corps infrangible, impassible, sans mélange de vide. On comprend ce que veut dire le terme atome, ce sont des éléments toujours persistant et sans vie : en un mot la monade. «Empédocle, fils de Méton, natif d'Agrigente, admet quatre éléments: le feu, l'air, l'eau, la terre, plus deux puissances archiques : l'amitié et la contention, dont l'une tend à réunir, l'autre à diviser. Voici comment il le dit : «Écoutez d'abord quelles sont les quatre bases de toutes choses : l'étincelant Jupiter, Junon qui communique la vie, Pluton et Nestis qui inonde de ses larmes la source de mortalité. » Il entend par Jupiter l'ardeur éthérée; par Junon, qui communique la vie, l'air; la terre, par Platon ; quant à Nestis et la source de mortalité, c'est comme le germe et l'eau. » On peut juger ainsi la discorde qui règne entre les premiers philosophes physiciens. Leur opinion sur les éléments ne présuppose ni Dieu, ni créateur, ni ordonnateur, ni cause première de toutes les choses, ni même des Dieux, ni des puissances incorporelles, ni des natures intellectuelles, ni des substances raisonnables, ni en un mot rien qui, dans ces éléments, soit en dehors des sens. Anaxagore est donc le premier qu'on cite parmi les Grecs, qui, dans ses entretiens sur les éléments, ait fait apparaître le g-Nous (l'esprit) comme cause de toutes choses. On rapporte de lui, qu'émerveillé plus qu'aucun de ceux qui l'avaient précédé, du système de la nature, il abandonna ses champs à la dépaissance des troupeaux ; et le premier parmi les Grecs rectifia l'enseignement concernant les éléments : il ne se borna pas comme ses devanciers à traiter de la substance considérée dans les choses; mais il rechercha la cause qui la fait mouvoir. Dans le principe, dit-il, toutes choses étaient confondues, l'esprit y pénétrant, les tira du chaos, pour y établir l'ordre. Ce qui doit causer notre étonnement, c'est que, après avoir enseigné de la sorte la divinité, il ait pu passer pour athée aux yeux des Athéniens ; parce qu'au lieu de célébrer la divinité du soleil, c'était le créateur du soleil qu'il nommait Dieu, et peu s'en fallut qu'on ne le fît périr, en le lapidant. On prétend qu'il ne conserva pas pur et intact ce dogme qu'il avait enseigné, en ce qu'en effet il avait bien placé l'esprit au-dessus de toutes choses; mais il n'avait plus expliqué par l'esprit et le raisonnement, l'ordre de l'univers. Écoutons, à cet égard, la manière dont Socrate accuse ce personnage illustre, dans le traité de l'âme, de Platon. [14,15] CHAPITRE XV. DE LA DOCTRINE D'ANAXAGORE D'APRÈS SOCRATE DANS LE TRAITÉ DE L'ÂME DE PLATON (Phédon, p. 393 et 394). «J'entendis dire dans un livre qu'on attribuait à Anaxagore, où il était dit que c'était certainement l'esprit (g-Nous) qui, en disposant toutes choses, en était la cause. Je me réjouis en pensant que c'était une heureuse découverte d'avoir attribué à l'esprit la cause de tout ce qui existe; et je me dis que s'il en était ainsi; que si c'est l'esprit qui a réglé l'univers, il a dû le régler le mieux possible. Que si donc, on voulait rechercher la cause de chaque chose, pourquoi elle vient à l'existence, pourquoi elle périt, pourquoi elle subsiste; on devra découvrir la raison pour laquelle il vaut mieux qu'elle soit, il vaut mieux qu'elle endure ou qu'elle fasse telle ou telle chose. D'après ce principe, il n'est aucun devoir plus important pour l'homme, que de scruter, soit pour lui, soit pour les autres, ce qui est le mieux et le plus excellent : par la même marche, il comprendra nécessairement ce qu'il y a de pire, car la même science doit mener à l'un et à l'autre. Après avoir fait tous ces raisonnements, j'accueillais avec joie le maître que je croyais avoir rencontré, qui m'enseignait, d'une manière que je goûtais infiniment, la cause de toutes choses : c'était Anaxagore. Il devrait me dire d'abord si la terre est plate ou sphérique ; après m'a voir donné cette notion, il devrait m'en rendre raison et m'en expliquer la cause nécessaire, en me montrant ce qu'il y a de mieux ainsi. Et s'il me disait qu'elle était au centre, il m'expliquerait pourquoi il valait mieux qu'elle fût au centre, et s'il m'expliquait ces choses, je me disposerais à ne plus admettre d'autre espèce de justification. Ainsi, je me préparais à lui faire la même demande relativement au soleil, puis à la lune, puis aux autres astres, pour connaître la cause de leur vitesse relative et de leurs conversions, aussi bien que de tous les accidents que chacun d'eux doit ou produire ou éprouver, pour que la chose soit pour le mieux. Car je ne me figurais pas le fait que les choses sont pour le mieux, en étant comme elles sont. Attribuant donc à chaque effet sa cause spéciale et à la réunion des effets la raison pour laquelle chacun d'eux est au mieux possible, je pensais qu'il en résulterait une exposition du bien commun à tous ; et je n'aurais pas vendu bien cher mes espérances en ce genre ; mais en saisissant avec empressement ces livres, je me flattais de connaître bientôt ce qu'il y a de mieux au monde et ce qu'il y a de plus mauvais. Je volais donc, ô mon ami, au gré de cette séduisante espérance. Mais en avançant dans ma lecture, je vis que mon homme ne tenait plus compte de son esprit, ne me donnait plus de causes de l'arrangement qui avait présidé à la distribution des choses, et ne me citait comme auteur de ce qui se faisait, que l'air, l'éther, les eaux et beaucoup d'autres principes, dépourvus d'intelligence. Alors il me sembla que j'éprouvais un sort absolument semblable à ce qui m'arriverait, si quelqu'un disant que tout ce que fait Socrate, il le fait par l'esprit; il essayât ensuite d'expliquer les causes de chacune de mes actions ; et qu'il dît d'abord pourquoi je suis maintenant ici (dans la prison). C'est parce que j'ai un corps composé d'os et de fibres, que mes os sont solides et séparés les uns des autres par des emboîtures, que mes fibres ont la faculté de s'étendre et de se contracter, qu'ils environnent avec les chairs et la peau mes os, de manière à les contenir. Lorsque les os s'élèvent dans leurs commissures, les fibres se relâchant ou se contractant, font fléchir les membres de la manière et dans l'attitude où je suis maintenant : telle est la cause pour laquelle je suis ici dans une posture contractée. Ensuite sur l'entretien que j'ai avec vous, s'il disait d'autres choses du même genre : savoir que la cause en est due aux voix, à l'air, à l'audition, à une infinité de choses semblables, en omettant de rendre compte de ce qui est la cause véritable : savoir, que comme il a paru bon aux Athéniens que j'y fusse, ce qu'ils avaient de mieux à faire, était de lancer un décret contre moi, par cette raison, j'ai jugé que de mon côté, ce que j'avais de mieux à faire était de demeurer ici, et que ce que je pouvais faire de plus juste, était d'attendre le jugement qu'il leur paraîtrait le plus équitable de rendre à mon égard. Tandis que, par le chien, à ce que je crois, ces fibres et ces os seraient depuis longtemps ou à Mégare, ou chez les Béotiens, transportés par l'opinion du mieux ; si je n'avais pas jugé qu'il était plus juste et plus honorable, plutôt que de fuir et de me soustraire, de donner à la République le moyen de m'appliquer la justice qu'elle entendra. Mais vouloir donner le nom de causes à de telles choses, c'est par trop ridicule. Si l'on disait que, sans avoir toutes ces choses, telles que des os et des fibres et toutes les autres que j'ai réellement, je n'aurais pas été capable d'exécuter tout ce qui m'aurait semblé bien : certes on parlerait avec justesse ; mais soutenir que c'est au gré de ces agents que je fais ce que je fais, même ce que je ne fais que par l'esprit, et que ce n'est pas par l'option de ce qui me semble le mieux; voilà, sans contredit, un immense abus du langage. » Plus bas il reprend (Platon, Phédon, p. 394) : «C'est pourquoi l'un ayant enveloppé la terre d'un tourbillon, la fait demeurer sans mouvement sous le ciel; l'autre l'étalant comme un large pétrin, lui donne l'air pour support. Quant à la puissance qui serait capable de placer ces choses pour le mieux, et qui les a, en effet, établies ainsi, ils n'ont pas eu l'idée de la rechercher: ils n'ont pas même supposé qu'il existât une force divine qui le pût faire ; mais ils croient qu'ils trouveront un Atlas plus fort que celui d'autrefois et plus doué d'immortalité, qui contiendra bien mieux toutes choses; tandis que le Bon qui lie et enchaîne tout, ils n'en ont absolument pas l'idée. » Tels sont les sentiments de Socrate sur les doctrines d'Anaxagore. Ce philosophe eut pour successeur, tant de son école que de sa doctrine, Archelaüs; c'est ce même Archelaüs dont Socrate fut, dit-on, le disciple. Il y a encore d'autres philosophes physiciens. Ce sont Xénophane et Pythagore qui furent les contemporains d'Anaxagore, qui ont enseigné la doctrine philosophique de l'immuabilité de Dieu et de l'immortalité de l'âme. De ceux-ci et après eux, sont écloses toutes les sectes de philosophie Hellénique, les unes suivant les doctrines d'un d'entre eux ; les autres d'un autre. Il en est qui ont substitué leurs propres systèmes à ceux des maîtres. Mais revenons à Plutarque qui nous fera connaître leurs opinions sur les Dieux. Voici de quelle manière il les expose. [14,16] CHAPITRE XVI. OPINIONS DES PHILOSOPHES SUR LES DIEUX. TIRÉ DE PLUTARQUE (Plutarque, Des opinions des philosophes, livre I, ch. 7). «Quelques philosophes, comme Diagoras de Mélos, Théodore de Cyrène, Euhemère de Tégée, disent nettement qu'il n'y a pas de Dieu. Quant à Euhemère, Callimaqne de Cyrène, le fait connaître sans le nommer dans des iambes. Euripide, le poète tragique, n'a pas voulu se dévoiler parce qu'il craignait l'Aréopage; mais il s'est fait comprendre de la manière suivante : Il a introduit sur la scène, Sisyphe, comme ayant le premier mis cette opinion en avant. » Après cela, Plutarque amène Anaxagore, en disant que c'est lui qui, le premier, a conçu une opinion juste de Dieu. Voici en quels termes : «Anaxagore a dit : «Dans le principe les corps étaient en repos et dans la confusion; mais l'esprit de Dieu les a mis en ordre, et a fait éclore les générations de tous les êtres. » Platon soutient, au contraire, que les premiers corps n'étaient pas dans l'inertie, mais qu'ils étaient mus d'une manière désordonnée ; c'est pourquoi il dit que Dieu, ayant la connaissance que l'ordre était meilleur que le désordre, les a soumis à un arrangement d'ordre. » Plutarque ajoute : «Tous les deux sont dans l'erreur, en ce qu'ils ont admis que Dieu se préoccupait des choses humaines, et que c'est dans l'intérêt de l'humanité qu'il avait créé l'ordre de l'univers. Cependant l'animal, essentiellement heureux et impérissable, étant plein de tous les biens et exempt de toute apparence de mal, uniquement attentif au maintien de son bonheur et de sa propre immutabilité, est totalement étranger aux affaires humaines. Il serait bien à plaindre, en effet, si, semblable à un manœuvre ou à un artisan, gémissant sous le fardeau, et troublé de préoccupations d'esprit, il devait se livrer au maintien du système de l'univers. Et de plus, le Dieu dont ils parlent, ou n'existait pas dans la première durée des siècles, soit lorsque les corps étaient dans l'immobilité, soit lorsqu'ils étaient soumis à un mouvement désordonné, ou bien il dormait, ou il était éveillé, ou il n'était dans aucune de ces situations. Or, on ne saurait admettre la première hypothèse, Dieu étant éternel. La seconde ne l'est pas davantage; car si Dieu avait dormi de toute éternité, il serait mort : la mort n'étant pas autre chose qu'un sommeil éternel. D'ailleurs l'idée du sommeil est inconciliable avec celle de Dieu; car l'immortalité, telle qu'elle est en Dieu, est séparée infiniment de l'état le plus voisin de la mort : le sommeil. Cependant si Dieu était éveillé, ou bien il manquait quelque chose à son bonheur, ou il était complètement heureux. Dans la première supposition Dieu n'est pas heureux; car celui au bonheur duquel il manque quelque chose, n'est pas heureux. Dans la seconde supposition il ne l'est pas davantage; car celui qui ne manque de rien, pourrait-il se livrer à des entreprises, sans un but utile? Comment, s'il est un Dieu et que toutes les affaires humaines soient soumises à sa direction, voit-on prospérer ce qui est faux ; et ce qui est généreux et distingué, être en proie à l'adversité ? Agamemnon était, «à la fois, un roi excellent, et un lancier de la plus grande force» (Homère, Iliade, III, v. 179), et cependant il a péri dans le piège tendu par un adultère, et de complicité avec sa femme. Hercule, qu'on peut placer près de lui, après avoir délivré la société humaine d'une foule d'obstacles à la félicité publique, n'a t-il pas été également victime, par surprise, du poison que Déjanire lui avait envoyé ? «Thalès nomme Dieu l'esprit de l'univers. Anaximandre nomme les astres, les Dieux célestes. Démocrite place Dieu dans le feu, et dit que l'âme du monde a une forme sphérique. Pythagore veut que Dieu soit la Monade ou l'unité des éléments, et le Bon, qui est la nature de l'unité et l'esprit lui-même. Quant à la Dyade infinie, elle renferme la divinité elle mal. C'est autour d'elle que se place la multitude matérielle, qui est l'univers visible.» Après tous ces anciens, écoutez ce que les philosophes d'une époque plus récente ont professé à cet égard. «Socrate et Platon disent, que Dieu est l'un, unique en substance, et procédant de lui-même. C'est l'unitaire par excellence, le Bon essentiellement tel. Toutes ces dénominations se confondent dans l'esprit. Dieu est donc l'esprit, une forme à part, ce qui n'admet aucune participation avec la matière, ce qui ne reçoit l'atteinte d'aucune souffrance. «Aristote nomme le Dieu suprême une forme à part, élevée au-dessus de la sphère de l'univers, qui est le corps éthéré, le cinquième corps de sa classification. L'univers étant distribué en sphères qui s'enchaînent l'une à l'autre par leur nature; mais qui, par la pensée, peuvent se séparer, il est d'opinion que chacune de ces sphères est un animal formé de l'union d'un corps et d'une âme: leur corps, tiré de la matière éthérée, se meut circulairement : leur âme, raison immobile, est, par son énergie interne, la cause du mouvement. «Les Stoïciens, d'une manière plus vulgaire, soutiennent que Dieu est un feu artiste, marchant par la route qui mène à l'engendrement de l'univers, contenant en lui les germes rationnels, au moyen desquels tout s'opère d'après la destinée. C'est encore un souffle qui s'étend sur tout l'univers, qui prend différentes dénominations, en raison des variations des matières avec lesquelles il est en rapport. Dieu, pour eux, est à la fois l'univers, les astres, la terre, et cet esprit qui réside dans l'éther, étant placé au point culminant de toutes les substances. «Épicure donne à tous les Dieux une forme humaine, il les croit concevables par la pensée, à cause de la ténuité de la nature de leurs images. Le même admet quatre natures indestructibles, suivant leur genre. Ce sont les atomes, le vide, l'infini, les homoeomeries, qui forment les éléments.» Telles sont les divergences d'opinions, et les doctrines impies des philosophes, dits physiciens, dont l'exposé ci-dessus nous apprend que Pythagore, Anaxagore, Platon et Socrate, sont les premiers qui aient reconnu une intelligence suprême, qui préside à l'univers, qui est Dieu. Mais ces derniers sont tout à fait enfants d'après le calcul des temps, où l'histoire en fait mention, comparativement à l'antiquité des Hébreux. Ce n'était donc pas une notion très ancienne, parmi les Grecs qui, dans le principe, ont emprunté aux Phéniciens et aux Égyptiens le polythéisme, que cette reconnaissance d'un Dieu unique de l'ensemble des choses, qu'Anaxagore, le premier, puis ceux de son école, ont répandue en Grèce; et malgré laquelle, la superstition qui admet les Dieux, en multitude, n'a pas cessé de régner sur toutes les nations. Cette croyance loin de contenir les dogmes d'une véritable théologie, n'était qu'un emprunt fait aux Phéniciens et aux Égyptiens, à qui tous les témoignages de l'histoire en font remonter l'origine. Cette erreur ne reconnaissait véritablement pas de Dieux, ni de puissances divines; mais elle avait déifié des hommes, depuis longtemps morts et ensevelis ; comme nous l'avons démontré. Toutefois, reprenons le fil de notre examen; et puisque nous avons fait voir que les philosophes physiciens faisaient tout dépendre des sensations, voyons ceux qui, par un excès contraire, niaient la vérité des mêmes sensations : savoir, Xénophane de Colophon et Parménide d'Élée. Ceux-ci soutenaient qu'on ne pouvait rien concevoir par les sens, et qu'on ne devait accorder sa foi qu'à la seule raison. Examinons en quels termes on a réfuté cette doctrine. [14,17] CHAPITRE XVII. CONTRE XÉNOPHANE ET PARMÉNIDE QUI ANÉANTISSAIENT LE TÉMOIGNAGE DES SENS. TIRÉ DU HUITIÈME LIVRE DE L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE PAR ARISTOCLÊS. «Il en est d'autres qui ont énoncé une doctrine toute contraire. Ils croient que l'on doit répudier toutes les relations des sens et de l'imagination, et n'accorder de confiance qu'à la seule raison. Ceux qui se sont prononcés de la sorte, les premiers, sont Xénophane, Parménide, Zénon et Mélissus. Plus tard, Stilpon et les Mégariens les imitèrent. Ils ont établi comme axiome que l'Être était un, et que ce qui n'était pas un, était autre (le néant); que rien ne naissait, que rien ne périssait, que rien absolument n'était en mouvement. Nous nous étendrons plus tard sur l'examen philosophique de cette opinion ; quant à présent, voici ce que nous pouvons dire. Nous conviendrons d'abord que la raison est en nous ce qu'il y a de plus divin; mais néanmoins elle a besoin des sens, comme elle a besoin du corps. Quant à ce que la sensation ne saurait être erronée, la preuve en est évidente; car il est de toute impossibilité que celui qui sent n'en reçoive pas une impression ou une souffrance. Or, cette souffrance qu'il ressent, il en a la science; donc la sensation est une connaissance d'un certain genre. Si sentir n'est pas autre chose que souffrir, tout ce qui souffre, souffre de la part d'un tiers. Ainsi agir et souffrir sont deux choses distinctes et entièrement opposées. Nous avons donc pour première science, de connaître ce qu'on nomme autre, soit la couleur, soit le bruit; en conséquence, l'Être ne saurait être restreint à l'unité. Il ne sera pas, non plus, privé de mouvement; car la sensation est un mouvement. Par conséquent chacun vent jouir des sens qui sont dans l'ordre de sa nature, devant, je le crois, accorder sa confiance à ceux qui sont sains, plutôt qu'à ceux qui sont malades. «Rien n'est donc plus conforme à la raison que ce désir immodéré dont nous sommes dévorés, d'avoir l'usage de tous nos sens. Il n'y a qu'un insensé qui préférerait d'en être privé, dans l'espoir que tous les autres biens lui arriveraient en échange. Dans la persuasion où ils sont que celte possession leur est inutile, ils auraient dû leur adresser des reproches semblables à ceux que Pandare dans Homère profère contre son arc: «Je consens qu'un autre mortel me tranche la tête, si, après avoir brisé de mes mains cet arc, je ne le jette pas dans le feu; car le service que j'en tire est illusoire (Homère, Iliade, E, v. 214), » puis ensuite se livrer à la destruction de leur sens. En donnant cet enseignement pratique, ils pourraient nous faire croire que les sens ne leur servent de rien. Mais voici l'absurdité la plus complète de leur doctrine. Ils proclament que les sens ne rendent aucun service à la raison, et dans la réalité ils continuent à s'en servir le plus qu'ils peuvent. Ainsi Mélissus voulant nous démontrer que, de tous les phénomènes de la vision, il n'est aucun qui ait une réalité d'existence, se sert de ces mêmes phénomènes pour en donner la preuve; et voici comme il procède. «Si la terre, l'eau, l'air, le feu, le fer et l'or sont réellement; qu'il y ait un vivant, qu'il y ait un mort; qu'il y ait un noir et un blanc et toutes les autres choses que les hommes disent avoir une existence certaine, ou que nous voyons clairement et que nous entendons distinctement; il eût fallu que cet être persévérât dans sa manière d'exister, tel qu'il nous a apparu dans le principe ; il eût fallu qu'il ne changeât pas et ne devînt pas autre; mais que chacun fût toujours pareil à ce qu'il était. Maintenant, nous soutenons que nous voyons clairement, que nous entendons distinctement et que nous comprenons; mais ne voyons-nous pas que le chaud devient froid, que le froid devient chaud, que le dur devient mou, que le mou devient dur ? » «Mélissus, en disant ces choses et d'autres du même genre, ne nous autorise-t-il pas à lui faire cette question : N'est-ce pas par les sens que vous savez qu'une telle chose est chaude maintenant, que plus tard elle sera froide, et de même de toutes les choses semblables? Ce que je disais est donc de la dernière évidence : savoir, qu'on ne pourrait rien découvrir en ce genre, à moins que, dans le dessein d'anéantir les sens et de les convaincre d'erreur, on ne leur accordât la part la plus explicite. De semblables propositions peuvent à peine se justifier, et leur inanité est telle qu'elles n'auraient besoin d'aucune réfutation, pour être pulvérisées. Nous osons donc soutenir hautement que la saine philosophie est celle qui, pour parvenir à la connaissance des choses, emploie le secours des sens et celui de la raison. » Tel fut Xénophane, contemporain de Pythagore et d'Anaxagore; il eut pour disciple Parménide qui fut le maître de Mélissus auquel succéda Zenon; à celui-ci Leucippe, et successivement vinrent Démocrite, Protagore et Nessas. De Nessas nous parvenons à Métrodore, puis à Diogène, puis à Anaxarque. Pyrrhon enfin fut le disciple d'Anaxarque, et c'est lui qui créa la secte des philosophes nommés sceptiques, qui soutenaient qu'il n'y avait de réalité de conception ni dans les sens ni dans la raison ; et qui voulaient admettre la réticence (g-epocheh) en toutes choses. Nous pouvons apprendre dans le même ouvrage comment les philosophes dogmatiques réfutaient cette erreur. Nous allons citer le texte même. [14,18] CHAPITRE XVIII. CONTRE LES SCEPTIQUES SUIVANT PYRRHON, OU CEUX QU'ON NOMME EPHECTIQUES, C'EST-A-DIRE REFUSANT LEUR ASSENTIMENT, PARCE QU'ILS SOUTIENNENT QUE RIEN N'EST COMPRÉHENSIBLE. TIRÉ DU MÊME. «Il est nécessaire avant tout de pénétrer dans la connaissance de ce qui est en nous ; car, si nous n'avons reçu de la nature aucune faculté pour connaître, il n'est plus nécessaire de rechercher quelque autre chose que ce soit. Il y a eu même jadis certains philosophes qui ont proféré cet axiome auquel Aristote a répondu; mais Pyrrhon de l'Élide, plus qu'aucun autre, s'est signalé par la profession de cette doctrine, quoiqu'il n'ait laissé après lui aucun écrit. «Son disciple, Timon, dit que celui qui veut être heureux doit diriger ses regards vers trois points : d'abord, ce que sont les choses ; secondement, de quelle manière nous devons nous gouverner à leur égard; enfin, quelle sera l'issue d'une pareille conduite. En procédant ainsi, disait-il, les choses lui semblaient également indifférentes, inconsistantes, impossibles à classer; en conséquence, il ne saurait y avoir ni vérité ni erreur dans nos sensations non plus que dans nos opinions. On ne doit donc point leur accorder la moindre confiance, et nous devons être sans opinion, sans penchant pour l'une préférablement à l'autre et inébranlables, en disant de chaque chose, qu'il n'est pas plus vrai qu'elle soit, qu'il n'est vrai qu'elle n'est pas; puisqu'être ou n'être pas, n'ont pas plus d'existence l'un que l'autre. Dans cette disposition d'esprit il ne reste donc plus, dit Timon, que l'g-aphasia, la réticence; l'g-ataraxia, la quiétude, et suivant Aenésidémus l'g-hehdoneh, la volupté. «Voici en résumé ce qu'ils disent. Examinons jusqu'à quel point cela est bien dit. Dès lors qu'ils disent que toutes choses sont également indifférentes, et que par ce motif ils nous exhortent à n'y donner aucune attention, à n'en concevoir aucune opinion, ne serait-on pas fondé à leur adresser cette question ? N'est-il pas vrai que ceux qui croient qu'il existe des différences entre les choses, ou sont complètement dans l'erreur, ou n'y sont pas ? Or, s'ils sont dans l'erreur, il est certain que leur supposition est fausse ; il est donc nécessaire pour ces philosophes de déclarer qu'il est des hommes qui ont de fausses opinions des choses, tandis que ce seraient eux, sceptiques, qui diraient la vérité; par conséquent, il existe une vérité et une erreur. Que si nous, peuple, nous ne péchons pas, en croyant que les choses sont différentes entre elles, quelle est la manie qui les porte à venir nous régenter ; car, évidemment, le tort est du côté de ceux qui excluent toute différence dans les choses? Et si nous leur accordions que l'indifférence la plus entière règne entre toutes les choses, il s'en suivrait donc qu'ils ne différeraient en rien de la masse du peuple. En quoi consisterait, dans ce cas, leur sagesse? Pourquoi Timon injurie-t-il tous les philosophes, ne connaissant que le seul Pyrrhon qui soit digne de ses louanges ? Allons plus loin : si toutes les choses sont indifférentes, et que par ce motif nous ne devions en avoir aucune opinion, mais cela même ne nous présente-t-il pas une différence : de différer ou de ne pas différer, d'opiner ou d'être sans opinion ? «Pourquoi une telle chose existe-t-elle plutôt que de ne pas exister ? ou, pour parler comme Timon, pourquoi oui et pourquoi non ? Pourquoi ce pourquoi ; puisqu'on ne doit rien chercher à connaître ? En sorte que nous leur dirons de cesser de nous tourmenter; car il y a dans leur conduite de la folie, et ils s'éloignent tout à fait de leur but. D'une part, ils nous défendent de nourrir quelque opinion que ce soit; et de l'autre, ils veulent nous inculquer la leur, disant qu'on ne doit rien affirmer de quoi que ce soit, en affirmant eux-mêmes. Ils établissent comme axiome qu'on ne doit accorder d'adhésion à aucune personne, et ils nous commandent de leur donner notre confiance : ils disent qu'ils ne savent rien, et ils réfutent tous les autres, comme en sachant plus qu'eux. Il est indispensable pour des philosophes qui disent que tout est incertain, de prendre un de ces deux partis : ou se taire ou affirmer en parlant. S'ils optent pour le silence, il est certain qu'on n'a rien à leur répondre; mais s'ils viennent à produire une assertion quelconque, forcément ou ils diront qu'une telle chose existe ou ils le nieront ; de même que, dans le cas actuel, ils disent que tout est inconnu et qu'il n'y a qu'opinion chez tous les hommes; eh bien, cela même leur est inconnu. Quiconque profère un axiome, ou veut prouver une chose, comme dans ce cas, est dans la possibilité de faire comprendre ce qu'il dit, ou bien cette possibilité lui est refusée. Mais s'il ne prouve rien, la dispute cesse tout-à-coup. S'il veut donner des preuves, ou ces preuves seront indéterminées ou elles seront déterminées; si elles sont indéterminées, il n'y a rien à discuter, car ce qui est indéterminé est par là même inconnu. Que si ces démonstrations sont déterminées, ou au moins l'une d'elles; ce ne peut être qu'à l'aide de définitions et de jugements ; comment donc alors tout serait-il inconnu de manière à ce qu'on ne puisse juger ? S'il affirme que ces choses sont et ne sont pas, la première conséquence sera que la vérité et l'erreur ne seront qu'une même chose ; la seconde, qu'il dira et qu'il se contredira; qu'en faisant un raisonnement, il le renversera ; qu'en avouant qu'il ment, il prétendra qu'on doit le croire. «Il est curieux de rechercher par quelles études ils sont parvenus à apprendre et à soutenir que tout est incertain. Il a fallu que, précédemment à cette découverte, ils eussent la connaissance de ce qui est certain: ce n'est qu'en vertu de cette science qu'ils auraient la possibilité de dire que les choses ne sont pas telles. Il faut qu'ils aient connu l'affirmation précédemment à la négation; car s'ils ne connaissaient pas ce qui est certain, ils n'auraient aucune idée de ce qui est incertain. Lorsque Aenesidemus, dans son hypotypose, nous développe les neuf modes suivant lesquels il essaye de nous prouver que toutes les choses sont incertaines, dirons-nous qu'il les connaisse ou qu'il les ignore? il convient que les animaux sont différents entre eux; à quoi nous ajoutons qu'il en est de même des villes, des genres de vie, des coutumes et des lois. Il dit que nos sens sont faibles, que beaucoup de causes extérieures viennent en pervertir les relations, telles que les distances, les grandeurs et les mouvements; que nous ne sommes plus les mêmes, vieux, que nous étions jeunes ; éveillés, que nous sommes endormis; en santé, que nous sommes en maladie: qu'aucune de nos perceptions n'est simple et sans mélange, attendu qu'il y a mélange partout, et que tout ce qu'on dit n'est dit que relativement et confusément. A ces objections et à d'autres pareilles dont il fait un grand étalage, je n'opposerai qu'une question : était-il bien sûr de ce qu'il disait, en énonçant que les choses sont d'une telle manière, on l'ignorait-il ? s'il l'ignorait, comment veut-il que nous le croyions ? s'il le connaissait; n'est-ce pas le comble de la stupidité de venir nous démontrer comme incertaines, toutes les choses qu'il prétend bien connaître? Cependant, lorsque les sceptiques font de semblables distinctions, que font-ils autre chose qu'une argumentation inductive, nous montrant ce que sont individuellement chacune des choses, d'après ce qu'elles nous apparaissent. C'est justement ce qui est, et ce qu'on est convenu de nommer preuve. S'ils lui donnent leur assentiment, il est clair qu'ils ont une opinion; s'ils ne croient pas eux-mêmes ce qu'ils disent, ils n'ont aucun droit à réclamer notre suffrage. «Dans son Python, Timon fait un long récit de la manière dont il fit la rencontre de Pyrrhon, lorsqu'il allait au temple d'Apollon Pythien, étant vers le temple d'Amphiaraüs, et des conversations qu'ils eurent ensemble. Eh bien, ne serait-il pas très naturel, que quelqu'un s'approchant de lui, lorsqu'il écrivait ces choses, lui eût dit : O malheureux, tu t'épuises en efforts superflus pour écrire des choses que tu n'es pas certain d'avoir dites. Comment, en effet, est-il plus vrai que tu aies eu cet entretien avec Pyrrhon, que tu ne l'aies pas eu? Et cet admirable Pyrrhon lui-même, savait-il ce qu'il allait voir au temple pythien, ou s'il ne s'était pas fourvoyé comme font les gens en démence? Lorsqu'il commença à déclamer contre l'ignorance des hommes, pouvons-nous affirmer qu'il disait la vérité ou non? Est-il sûr que Timon fut frappé de sa manière de parler, au point de se rendre à ses raisonnements, au lieu de les repousser? S'il n'avait pas cédé à sa conviction, comment de danseur de théâtre serait-il devenu philosophe et admirateur de Pyrrhon pendant tout le reste de son existence? S'il a consenti à admettre comme vérités, ce qu'il lui entendait dire, n'est-il pas déraisonnable, ayant pris le rôle de philosophe, de vouloir nous empêcher d'en faire autant? ou tout simplement n'a-t-on pas lieu d'être surpris du motif qui a pu dicter les Silles de Timon, les mauvais rudiments d'Aenesidemus et toute cette multitude d'écrits sur le même sujet, pleins d'injures contre l'espèce humaine? S'ils ont cru travailler à nous rendre meilleurs en écrivant ces livres, et que par cette cause ils doivent réfuter tous les autres (philosophes), pour que nous cessions de nous repaître de chimères ; c'est qu'apparemment ils veulent que nous connaissions la vérité, et que nous supposions que les choses sont réellement telles que le veut Pyrrhon; de manière que si nous étions persuadés par eux, nous deviendrions meilleurs, de plus mauvais que nous étions; nous jugerions mieux ce qui peut nous être plus utile, et nous admettrions comme devant être crus de préférence, ceux qui parleraient le mieux. Eh bien, s'il en est ainsi, comment peut-on dire que toutes les choses sont indifférentes (indiscernables)? comment pourrions-nous ne donner d'assentiment à rien, et n'avoir aucune opinion? Si leurs discours ne sont d'aucune utilité, pourquoi nous tourmentent-ils, et pourquoi Timon vient-il nous dire : «qu'aucun homme ne pourrait entrer en lutte avec Pyrrhon? » Je ne vois pas pourquoi j'admirerais Pyrrhon plus que Corœbus, plus que Mélitidès qui paraissent l'emporter en extravagance sur tous les autres hommes. Il est encore bon de réfléchir sur ceci. Qui pourra être bon citoyen, bon juge, bon conseiller, bon ami, ou pour le dire en un mot, un bon homme, en étant tel qu'ils le veulent? A quel excès ne se livrera pas celui qui est persuadé qu'il n'y a, dans la réalité, rien qui soit mal, ni honteux, rien de juste, ni d'injuste? On ne dira pas, en effet, que c'est parce qu'ils craignent les lois, les juges, et les châtiments. Comment cela se pourrait-il, étant impassibles, insouciants, comme ils le prétendent ? Voici qui le prouve, ce sont ces vers de Timon, concernant Pyrrhon: «Tel que je l'ai vu, sans faste ; mais ne fléchissant point la tête sous les préjugés qui dominent tous les hommes, tant ceux qu'on enveloppe de mystère, que ceux qu'on dit tout haut, qui pèsent ça et là sur les populations frivoles, leur imposant des passions effrénées, des opinions sans preuves, des législations sans plan. » «Lorsqu'ils proclament ce sophisme, que l'on doit vivre en se conformant à la nature et aux usages établis ; mais qu'on ne doit acquiescer à quoi que ce soit, ne se montrent-ils pas tout à fait absurdes ? Car si l'on ne devait acquiescer à rien, au moins devrait-on le faire à cette règle de conduite qu'ils nous tracent, et admettre qu'il en doit être ainsi. Cependant pourquoi devons-nous suivre la marche de la nature et des usages plutôt que de ne pas le faire, sans rien savoir, sans avoir moyen d'en juger? Mais voici encore une autre règle qu'ils nous prescrivent qui est de la dernière stupidité, quand ils nous disent que, de même que les remèdes purgatifs s'évacuent avec les humeurs peccantes, qu'ils entraînent; de même l'argumentation par laquelle nous prouvons que tout est incertain, s'élimine, en éliminant tout le reste. Mais si leur manière de raisonner se réfute elle-même, il n'y a que des fous qui peuvent s'en servir. Ce qu'ils auraient de mieux à faire, serait donc de se tenir en repos et de ne pas desserrer les lèvres ; car il n'y a aucune similitude entre le remède purgatif et leur raisonnement. Ce remède se sécrète pour ne pas rester dans les corps; au lieu que ce raisonnement doit demeurer dans les âmes, étant toujours le même et toujours digne d'être cru; puisque c'est lui seul qui nous préserve d'acquiescer à aucune proposition. Quant à l'impuissance où sont les hommes d'être sans opinion quelconque, en voici la démonstration : il est impossible à l'homme qui a éprouvé une sensation de ne pas sentir; or, sentir c'est connaître quelque chose, il croit donc à la sensation: tout le monde en conviendra. Veut-il examiner un objet avec plus d'attention, il se frotte les yeux, se rapproche, contracte sa pupille. Nous savons encore quand nous sommes dans la joie ou dans la peine. Il est impossible d'ignorer qu'on se brûle ou qu'on se coupe. Que dirons-nous des souvenirs et des réminiscences? ne résultent-t-ils pas de nos conceptions ? Je passe aux idées communes, qu'une telle chose est un homme; aux sciences et aux arts, qu'en dira-t-on? Certes aucune de ces choses n'aurait de réalité, si nous ne devions pas à la nature de concevoir. Je laisse bien d'autres objections de côté; mais je soutiens qu'il est nécessaire en tout et par tout d'avoir une opinion, soit que nous donnions foi à ce qu'enseignent ces philosophes, soit que nous leur déniions toute croyance. Il est donc manifeste qu'on ne saurait être philosophe, en voulant l'être de cette sorte; c'est être à la fois en opposition à la nature et aux lois, comme nous allons le faire voir. Si en effet les choses étaient telles qu'ils les dépeignent, que nous resterait-il à faire, sinon de vivre au hasard et sans plan de conduite, comme si nous étions plongés dans le sommeil? Les législateurs, les généraux d'armée, les instituteurs de la jeunesse perdraient leur temps. Quant à moi, je déclare que tous les autres hommes me semblent vivre d'une manière conforme à la nature, et ceux-là seuls, qui professent de semblables extravagances, me semblent pleins d'illusions, ou plutôt atteints d'une démence de la plus fâcheuse espèce. J'en vais donner un échantillon qui se fera surtout comprendre. Antigone de Caryste, qui vécut vers la même époque que Pyrrhon, ayant composé une biographie de ces philosophes, dit que Pyrrhon étant poursuivi par un chien, se réfugia sur un arbre, et qu'étant tourné en ridicule par ceux qui se trouvaient là, il leur répondit qu'il était difficile de dépouiller l'homme. Sa sœur Philiste devant faire un sacrifice, un de ses a mis avait promis de fournir la victime et ne tint pas sa parole. Pyrrhon ayant dû l'acheter, il se mit en colère : cet ami lui observant qu'il ne se comportait pas d'une manière conforme à ses discours et à l'impassibilité qu'il préconisait, Pyrrhon répondit que ce n'était pas au sujet d'une femme qu'on devait en faire l'application. Cet ami aurait pu lui répliquer avec raison que cela ne pouvait s'appliquer ni à une femme, ni à un chien, ni à quoi que ce soit. «Pour que vous puissiez tirer parti de mon travail, il est bon que vous connaissiez quels furent ses imitateurs, et quels sont les modèles que ce même Pyrrhon s'était proposé d'imiter. D'abord Pyrrhon fut disciple d'un certain Anaxarque, qui avait commencé par être peintre, et comme il ne réussissait pas dans cet art, il se mit à parcourir les écrits de Démocrite qui lui tombèrent sous la main : il n'inventa, ni n'écrivit rien de bon, il parla mal de tout, des Dieux et des hommes ; puis ensuite, s'étant entouré de suffisance, il a pris le surnom g-atypos (sans faste). Il n'a rien transmis à la postérité par écrit. Pyrrhon eut pour disciple Timon, le Phliasien, qui lui-même, dans le commencement, avait dansé sur le théâtre, dans des chœurs; ensuite, ayant fait la rencontre de Pyrrhon, il composa des tragédies de mauvais style, des bouffonneries où il injurie tout ce qui a jamais existé de philosophes. C'est lui qui est auteur des Silles, où il dit : «Misérables humains, rebut de la nature, «Qui n'avez de souci que pour votre pâture, «Quels bavardages vains troublent votre repos, «Et consument vos jours en querelles de mots?» Puis : «Les hommes ne sont que des outres remplies du vent de l'opinion » Comme personne ne se souciait d'eux, pas plus que s'ils n'eussent jamais existé, il y a à peine deux jours qu'il se trouva à Alexandrie, un certain Aenésidémus qui essaya de ressusciter cette jonglerie. Voilà, en résumé, les hommes qui passent pour les plus valeureux champions des sectateurs de cette confrérie. Soit qu'on la nomme secte ou simplement un jargon; sous quelque nom qu'on la désigne, il est bien sûr que nul homme, doué d'un jugement sain, ne saurait en penser avantageusement. Quant à moi, je déclare que je ne décorerai jamais du nom de philosophie, une argutie qui n'a d'autre but que de battre en ruines les fondements de toute philosophie. » Telles sont les expressions dont se sert Aristoclès envers ceux qui se donnent pour les disciples de Pyrrhon. On peut leur associer la réfutation que fait le même écrivain, de ceux qui, sur les traces d'Aristippe de Cyrène, n'admettent pas d'autres conceptions que celles de la douleur et de la volupté. Aristippe avait été un familier de Socrate. Il fonda la secte, dite Cyrénaïque, de laquelle Épicure a tiré les éléments de la fin qu'il nous propose. Aristippe était un homme efféminé et adonné au plaisir; mais jamais il ne professa, en public, que la volupté était son but, seulement il disait que l'essence du bonheur reposait dans les voluptés; et comme il parlait sans cesse de la volupté, il laissa soupçonner à ses auditeurs qu'il leur proposait, comme but, le soin de vivre dans les délices. Il eut pour disciples Synallus et sa fille Arêté, qui, ayant eu un fils, le nomma Aristippe. Celui-ci prit le surnom de Métrodidaktos (instruit par sa mère), des leçons de philosophie qu'il en avait reçues. Ce fut lui qui précisa le but de vivre dans les délices, y plaçant la volupté qui résulte du mouvement. Il y a, disait-il, trois catastases (situations) qui partagent notre constitution; l'une, suivant laquelle nous ressentons de la douleur, semblable à la tempête qui agite la mer; l'autre, d'après laquelle nous éprouvons de la volupté, ils la comparent à une légère agitation des flots; car la volupté est une douce agitation, procurée par un vent favorable. La troisième est la catastase intermédiaire, d'où il ne résulte ni douleur, ni volupté : elle est pareille au calme. C'est ainsi qu'il soutenait cette thèse, que nous n'avons de sensations que par les impressions, soit pénibles, soit agréables. Voici comment Aristoclès le réfute. [14,19] CHAPITRE XIX. CONTRE LES PHILOSOPHES DE L'ÉCOLE D*ARISTIPPE OUI SOUTIENNENT QU'IL N'Y A PAS D'AUTRES CONCEPTIONS VRAIES QUE CELLES QUI TIENNENT AU PLAISIR OU A LA DOULEUR : QUE TOUTES LES AUTRES CHOSES SONT INCOMPRÉHENSIBLES. TIRÉ DU MÊME AUTEUR. «Nous voyons venir, à la suite, ceux qui affirment qu'on n'a de conceptions que par les souffrances ou les affections corporelles ; ce sont quelques philosophes venus de Cyrène. Ils soutiennent que, semblables aux malades atteints d'un assoupissement carotique, les hommes ne savent rien du tout, à moins qu'on ne les frappe ou qu'on ne les pique. Lorsqu'on les brûle, disaient-ils, ou qu'on les ampute, ils connaissent qu'ils souffrent, sans pouvoir dire si c'est le feu qui les brûle, ou le fer qui les ampute. A de pareils raisonnements la première question à faire serait, s'ils savent bien qu'ils souffrent et qu'ils sentent; car s'ils ne le savaient pas, ils ne seraient pas même en état de dire qu'ils n'ont pas d'autre science que la souffrance; s'ils le savent, il est donc des choses compréhensibles, en dehors des souffrances ; car : je suis brûlé, est une pensée, et non pas une souffrance. D'ailleurs, dans la souffrance sont contenus nécessairement trois termes : la souffrance, l'agent, le patient. Celui qui a la perception de sa souffrance doit avoir sa sensation; car si on le réchauffait, par exemple, il ne connaîtrait pas si c'est lui ou son voisin ; si c'est dans ce moment ou l'année dernière; si c'est à Athènes ou en Égypte; si c'est comme vivant ou comme mort; si c'est comme homme ou comme pierre. Il doit également avoir la notion de celui de la part duquel il souffre; car les hommes se connaissent entre eux : ils connaissent les chemins, les villes, les aliments. Les ouvriers ont la connaissance de leurs outils : les médecins et les navigateurs pronostiquent l'avenir : les chiens suivent la trace du gibier ; l'homme, en proie à une souffrance, a le sentiment de la cause interne ou externe de cette souffrance. Comment sans cela pourrait-il dire : cela est plaisir : ceci est peine; ou bien qu'en goûtant, qu'en voyant, qu'en écoutant, il éprouvera une telle sensation; celle de la langue par le goût, celle de l'œil par la vue, celle de l'oreille par l'ouïe ? Comment sauraient-ils de plus, qu'on doit préférer une telle chose, qu'on doit en éviter une autre, s'ils n'avaient pas cette connaissance? Ils n'auraient aucun appétit, aucun penchant : ce ne seraient plus des animaux Ils sont plaisants de venir nous dire qu'ils savent bien que telles choses leur sont advenues; mais qu'ils ne savent pas comment, ni de quelle manière. Ils ne seraient donc pas en état de nous dire s'ils sont hommes, ni s'ils vivent, s'ils disent quelque chose et font une affirmation quelconque. Contre de pareils philosophes que peut-on dire ? On pourrait s'étonner de ce qu'ils ignorent où ils sont, sur la terre ou au ciel; mais on aura bien plus lieu de s'étonner que, ne sachant rien, ils veulent se donner pour philosophes. Est-ce que quatre sont plus que trois ? Un et deux combien font-ils ? Des hommes, comme ils les supposent, ne sauraient nous dire combien ils ont de doigts à chaque main, ni si chacun d'eux est un ou plusieurs. Ils ne connaîtraient, ni leur nom, ni leur patrie, ni Aristippe. Ils ne sauraient non plus discerner ceux qu'ils aiment de ceux qu'ils haïssent, ni les objets qui émeuvent leurs désirs. Ils ne sauraient dire ni s'ils rient, ni s'ils pleurent, ni ce qui est divertissant, ni ce qui est triste. Il est certain qu'ils ne comprendront pas ce que nous disons maintenant. De pareilles créatures ne l'emporteraient en rien sur les papillons et sur les mouches; car les insectes connaissent encore ce qui convient à leur nature. Contre de pareils hommes, en un mot, quoiqu'il y ait mille choses a dire, il vaut mieux s'en tenir là. » A la suite de cet examen vient naturellement celui des philosophes qui ont adopté une marche tout à fait contraire, et qui posent en principe qu'on doit ajouter foi à toutes les perceptions quelconques; dont font partie Métrodore de Chio, et Protagore d'Abdère. Ce Métrodore, dit on, avait on pour maître Démocrite. Il reconnaissait comme premier élément le plein et le vide, dont le premier est l'être, le second le néant. Voici de quelle manière Métrodore débute dans son, traité de la nature : «Personne ne sait rien, nous ne savons pas même si nous savons on si nous ignorons. » C'est cette introduction qui a donné naissance aux mauvaises doctrines de Pyrrhon qui l'a suivi. En continuant, il déclare (que tout ce que nous pensons existe). «Protagore passa pour athée et en reçut le surnom. Voici en, quels termes commence son livre des Dieux. «Au sujet des Dieux, je ne sais ni s'ils existent, ni de quelle manière ils existent, car il y a de nombreux empêchements à ce que je puisse les connaître individuellement. » Les Athéniens l'ayant condamné à l'exil, ils firent brûler ses livres au milieu de la place publique. Or, puisqu'il disait qu'on ne devait avoir foi qu'aux sens, voyons de quelle manière notre auteur le réfute. [14,20] CHAPITRE XX. CONTRE MÉTRODORE ET PROTAGORE QUI DISENT QU'ON NE DOIT ACCORDER DE CONFIANCE QU'AUX SENS. TIRÉ DU MÊME. «Il y a eu des philosophes qui ont posé en principe qu'on ne devait accorder de foi qu'aux sens et aux images qu'ils laissent dans notre esprit. Il en est même qui disent qu'Homère l'a donné à entendre, lorsqu'il déclare que l'Océan est le principe de toutes choses, pour marquer leur écoulement continuel. Or, Métrodore de Chio le dit; mais celui qui le professe ouvertement c'est Protagore d'Abdère. Il disait, en effet, que «l'homme est la mesure de toutes choses, tant de celles qui existent comme existant, que de celles qui n'existent pas comme privées d'existence. » Donc, telles les choses apparaissent à chacun, telles elles sont réellement, et nous ne pouvons rien en affirmer, pour ce qui regarde les autres. A quoi l'on peut répondre comme l'a fait Platon dans le Théétète (Platon, Théétète, p. 122) : «D'abord qui a pu vous amener à déclarer que, les choses étant telles qu'elles sont, l'homme était la mesure de leur réalité? Pourquoi pas plutôt un porc ou cynocéphale? Ensuite, comment ont-ils pu s'inscrire au rang des sages, si chaque homme est pour lui-même un juge compétent de la vérité? Enfin, comment réfutent-ils les autres, si l'imagination que chacun de nous enfante est véridique ? Nous ne reconnaissons pas des objets que nous avons cependant souvent vus; non plus que lorsque nous avons entendu une langue étrangère. Celui qui a vu une chose quelconque et qui s'en ressouvient ensuite, sait cette chose quoiqu'il n'en ait plus la sensation, et s'il venait à fermer un œil, tandis qu'il regarderait de l'autre; il est clair qu'il saurait et ignorerait cette même chose. En outre de cela, si tout ce qui frappe l'imagination individuelle est véritable, et qu'il ne nous paraisse pas que ce qu'ils disent soit vrai, il sera donc vrai que l'homme peut n'être pas la mesure de toutes choses. D'ailleurs, les artistes l'emportent sur ceux qui n'ont point étudié les arts, les hommes d'expérience sur ceux qui sont inexpérimentés ; c'est par cette raison qu'un pilote, qu'un médecin, qu'un général d'armée prévoient l'avenir. Ces docteurs anéantissent le plus et le moins, l'inévitable, le fortuit, le naturel, ce qui est contre nature : ce qui mène à confondre l'être et le néant. Dans ce système, rien ne s'oppose à reconnaître que la même chose qui frappe l'imagination de l'un reste inaperçue pour un autre, et qu'une planche et un homme ne soient identiques; car il se peut que le même objet apparaisse comme un homme à l'un, comme un morceau de bois à un autre. Par ce moyen, il n'est pas de proposition qui ne soit vraie et fausse tout à la fois. Les hommes qui délibèrent sur les questions d'état et les juges, n'auront plus rien à décider, et ce qui est plus inconcevable, c'est que les mêmes êtres seront à la fois vertueux et scélérats; le vice et la vertu étant une même chose. Il y aurait bien d'autres réponses à faire à cette proposition ; mais à quoi bon employer beaucoup de paroles pour combattre des gens qui ne croient avoir ni esprit ni raison? » Plus bas il ajoute : «Puisqu'il se trouve des philosophes qui disent que toute sensation et toute imagination est l'expression de la vérité, disons en quelques mots. Ces gens paraissent craindre que si l'on soutenait que certaines sensations sont erronées, il n'existât plus de critérium ni de règle certaine de jugement, ni enfin de garantie des vérités. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils ne parviendront pas ainsi à démontrer que toutes les sensations sont infaillibles, car nous sommes appelés par la nature à rectifier un grand nombre de leurs erreurs; néanmoins, ils repoussent l'idée que les unes sont vraies et les autres sont fausses. Ensuite, en y réfléchissant, on verra qu'entre les autres critérium ou règles de jugement, il n'en est aucun qui ne soit jamais en défaut. Prenons pour exemple la balance et le tour, ou tout autre régulateur analogue : chacun de ces instruments de rectification, dans un certain cas est exact, dans tel autre est défectueux. Pour ceux qui s'en servent d'une telle manière, leur compte-rendu sera fidèle ; pour ceux qui l'employèrent autrement, il sera erroné. Si chaque sensation était d'une vérité incontestable, elles ne pourraient pas offrir tant de différences entre elles; les unes sont plus rapprochées, les autres sont plus éloignées; les unes nous arrivent, en état de maladie, les autres, en état de santé; les unes sont reçues par des hommes d'expérience, les autres, par des gens inexpérimentés; les unes, par des êtres doués de leur pleine raison, les autres, par ceux qui en sont privés. Il serait tout à fait absurde de vouloir qu'elles fussent dignes de foi chez les insensés, chez ceux dont la vue ou l'ouie sont désordonnées. C'est un argument mais que celui qu'on emploie, en disant : celui dont la vue est troublée ou voit ou ne voit pas : on répondra qu'il voit; mais qu'il ne voit pas comme il devrait voir. Quand ils disent que la sensation qui n'est pas à l'état normal n'ajoute rien ni ne retranche rien, ils montrent qu'ils ne voient pas, eux-mêmes, la difficulté qu'ils doivent résoudre; car, par la rame qui se brise dans l'eau, par la vue d'un portrait et par mille choses semblables, la sensation est abusée. Aussi, dans ces divers exemples, nous imputons le tort non à notre intelligence, mais à notre perception. L'argument par lequel ils veulent prouver que toute relation des sens est vraie, se réfute de lui-même; car il tendrait à déclarer fausse, celle par laquelle nous prouvons qu'elles ne sont pas toutes vraies. Il en résulterait donc que, pour eux, il y aurait nécessité d'admettre que toute représentation d'objets est à la fois vraie et fausse. Ils s'égarent complètement en déclarant que les choses sont effectivement telles qu'elles nous apparaissent ; elles sont au contraire telles qu'elles doivent être, pour nous apparaître ainsi. Ce n'est pas nous qui les faisons ce qu'elles sont; mais nous sommes affectés par elles de telle ou telle manière ; et nous serions ridicules si, à l'instar des peintres et des sculpteurs qui font de Scyllas et des Chimères, nous voulions donner une existence normale à toutes les choses qui se peignent dans notre imagination. » Ces raisonnements prouvent clairement que ceux qui admettent comme infaillible toute sensation et toute imagination font une fausse supposition. Cependant, puisque ce point est suffisamment démontré, revenons aux continuateurs d'Aristippe, aux partisans d'Épicure, qui rattachent tout à la volupté et qui, dans les sensations, ne reconnaissent comme véritables que celles qui nous causent de la peine ou du plaisir ; qui, enfin, assignent comme le seul terme des biens, la volupté. On prétend qu'Épicure n'a reçu de leçons d'aucun maître ; mais qu'il s'est formé un système en lisant les livres des anciens : d'autres pensent, au contraire, qu'il a suivi les enseignements de Xénocrate, puis ceux de Nansiphanès le Pyrrhonien. Quoi qu'il en soit, voyons de quelle manière notre philosophe combat sa doctrine. [14,21] CHAPITRE XXI. CONTRE LES ÉPICURIENS QUI ÉTABLISSENT COMME LA FIN QUE NOUS DEVONS NOUS PROPOSER, LA VOLUPTÉ : TIRÉ DU MÊME. «Comme notre science est double, l'une provenant des choses extérieures, l'autre, de celles que nous devons rechercher et éviter, certains philosophes disent que c'est le plaisir et la peine qui doivent nous guider comme principe et comme critérium pour savoir ce que nous devons désirer et ce que nous devons fuir. Cette opinion règne encore aujourd'hui dans l'école d'Épicure; il est donc nécessaire d'en discuter la solidité. Je suis tellement éloigné de reconnaître que le principe et la règle du bien soient la souffrance, dans les deux acceptions contraires, qu'elle me semble tout à fait avoir, elle-même besoin d'une règle qui nous la fasse juger. La sensation nous dit bien si la souffrance vient de nous ou du dehors, mais c'est la raison qui enseigne si nous devons la rechercher ou la fuir: ces philosophes eux-mêmes reconnaissant que toute volupté n'est pas de nature à ce qu'on l'embrasse imprudemment, ni toute peine à ce qu'on s'en détourne aussitôt ; et cette manière de penser est fort sage. Ce que nous nommons critérium ou discernement se déclare de soi-même et fait aussi connaître les objets soumis à son jugement; tandis que le pathos ou souffrance ne fait connaître que soi. Je prends ces philosophes eux-mêmes en témoignage de cette assertion ; car en professant que toute volupté est le bien par excellence et que toute douleur est le mal suprême, ils disent que l'on ne doit pas toujours accueillir la première, ni toujours fuir la dernière ; mais qu'on doit les mesurer d'après la quantité, si ce n'est pas d'après la qualité. Or, il est clair que c'est la raison seule qui juge celle quantité ; car «il est préférable d'endurer certaines peines pour en obtenir des voluptés infiniment plus grandes, » de même qu'il « est avantageux de se priver de certaines voluptés pour n'avoir pas à ressentir à leur suite des douleurs beaucoup plus cuisantes, » et c'est la raison qui juge toutes ces choses. Dans leur ensemble, les sensations et les imaginations que nous en obtenons, sont comme des miroirs et des peintures qui nous reflètent les choses : au lieu que les souffrances, soit plaisirs, soit peines, sont des manières d'être et des modifications de nous-mêmes ; ce qui fait que, par les sensations et les imaginations, nous sommes simples spectateurs du dehors; par les voluptés ou les douleurs, nous sommes rappelés en nous. Les objets extérieurs, quels qu'ils soient, par leur nature, donnent naissance aux sensations telles que nous les percevons, et aux images qui les suivent : les souffrances, quelles qu'elles soient, ne viennent que de nous, et suivant la manière dont nous sommes préparés à les recevoir; car tantôt elles nous flattent agréablement, tantôt elles nous répugnent invinciblement : elles sont plus ou moins bien venues, suivant les occurrences. Les choses étant telles, nous reconnaîtrons, pour peu que nous veuillions y faire attention, que la supposition la plus raisonnable sur le principe de nos connaissances, est celle qui unit les sensations à l'intelligence. On peut comparer la sensation aux panneaux et aux lacets ainsi qu'aux autres instruments de chasse ; l'esprit et la raison, aux chiens qui suivent la trace du gibier et le poursuivent. On doit donc regarder comme ayant adopté une meilleure philosophie ceux qui n'accordent pas une confiance aveugle aux sensations telles qu'elles leur arrivent, ni aux souffrances telles qu'ils les ressentent, pour la diagnostique de la vérité. Il serait déplorable, en effet, pour les hommes, du s'abandonner sans réserve aux plaisirs ou aux peines qui sont dépourvues de raison, en écartant le juge le plus divin, qui est l'esprit. » Tous ces extraits sont tirés d'Aristoclès. [14,22] CHAPITRE XXII. CONTRE CEUX QUI DÉFINISSENT LE SOUVERAIN BIEN PAR LA VOLUPTÉ. TIRÉ DU PHILÈBE DE PLATON (Philebus de Platon, p. 94). «Comparons donc chacune de ces trois choses avec la volupté et l'esprit; car il faut voir avec laquelle des deux nous leur reconnaîtrons une plus grande affinité. «Vous voulez parler du beau, du vrai et de la modération. «Oui. Eh bien commençons par le vrai, ô Protarque, en regardant dans ces trois : l'esprit, la vérité et la volupté; puis, après y avoir longtemps réfléchi, répondez-vous à vous-même sur cette question, si c'est l'esprit ou la volupté qui se rapprochent plus de la vérité. «A quoi bon y consacrer beaucoup de temps ? Je crois que la vérité et la volupté sont extrêmement distantes l'une de l'autre. La volupté est ce qu'il y a de plus effronté au monde ; aussi est-ce un proverbe que, dans les voluptés, j'entends celles de l'amour, qui passent pour les plus délectables, le parjure obtient l'indulgence de la part des Dieux; pour faire comprendre que les êtres entraînés par ces voluptés sont comme des enfants, qui n'ont en partage que la plus petite portion possible d'esprit. Quant à l'esprit, ou bien il se confond avec la vérité, ou bien c'est la chose qui ressemble le plus à ce qu'il y a de plus vrai. «Venons maintenant au tour de la modération, et considérons si la volupté renferme plus de prudence, ou la prudence plus de volupté. «Cet examen est facile, et déjà vous y avez préludé. Je crois donc qu'il est impossible de rien découvrir de plus immodéré par nature que la volupté et l'ivresse du plaisir; rien, au contraire, n'est plus modéré que l'esprit et la science. «Vous avez très bien parlé; néanmoins venez au troisième, et dites-nous si l'esprit participe plus au beau, ou si c'est la volupté prise en général ; en sorte que l'esprit possède plus de ce qui constitue la beauté que la volupté, ou bien si c'est le contraire ? «Mais ne savez-vous pas, ô Socrate, que personne n'a jamais rêvé, soit d'un rêve véridique, soit d'un rêve trompeur; que rien de honteux ait souille la prudence ni l'esprit : on n'a jamais pu supposer en aucun lieu, qu'une telle association ait eu lieu, ait lieu ou doive avoir lieu. «Cela est très exact. En effet, lorsque nous voyons des hommes s'abandonner à ces voluptés, qui sont réputées les plus grandes, et que nous découvrons le ridicule ou plutôt la honte dont elles sont entachées, nous en sommes honteux nous-mêmes, et nous nous efforçons de les faire disparaître, en les cachant, le plus que nous pouvons, en confiant à la nuit toutes les actions de ce genre; parce que la lumière du jour n'en doit rien voir. «Vous direz donc partout, ô Protarque, soit en le répandant au loin par des délégués, soit en le déclarant vous-même à ceux qui vous approchent, que la volupté n'est pas le premier des biens ni le second. Le premier bien repose dans la mesure, la modération, l'opportunité et toutes les autres choses pareilles qui semblent l'apanage de la nature éternelle. «Cela paraît, du moins, d'après ce qui vient d'être dit. «Le second bien est dans symétrie, le beau, le parfait, ce qui est approprié au but, et, en un mot, tout ce qui est appartient à la race dont nous faisons partie. «Cela me paraît encore vrai. «Pour le troisième bien, oserai-je parler en prophète, en l'attribuant à l'esprit et à la prudence? «Vous ne vous écarterez peut-être pas infiniment de la vérité, en le faisant. «Est-ce qu'après les trois biens que nous avons reconnus à l'âme : savoir, les sciences, les arts et les opinions saines, nous n'admettrons pas ces choses en quatrième ordre; puisque, en effet, elles ont une relation plus intime encore: le bien qu'avec la volupté ? «Cela serait assez à propos. «Ayant donc classé en cinquième ordre les voluptés que nous avons définies sans douleur, que nous avons surnommées les sciences pures de l'âme, encore qu'elles viennent à la suite des sensations, peut-être, suivant le conseil d'Orphée, vous dirons-nous : Terminez à la sixième race le cycle de vos chants. «Ainsi, notre discours court risque de se clore à la sixième épreuve. Ce qui nous reste à faire est, suivant le proverbe, de couronner l'œuvre. «Eh bien, soit. «Allez donc, et après avoir invoqué le Dieu Sauveur, consacrons-lui le troisième discours. «Lequel ? «Philébus nous a déclaré que le premier de tous les biens, celui qui remplit toutes les conditions de bonheur est la volupté. » «Mais vous disiez tout à l'heure, à ce qu'il me semble, ô Socrate, que vous alliez reprendre le troisième discours. «Cela est vrai; mais écoutez ce qui va suivre. Eh bien, en repassant dans mon esprit tout ce que nous avons dit, et souffrant avec peine cette proposition non seulement dans la bouche de Philébus, mais dans celle de mille autres qui la répètent sans cesse, je soutins que l'esprit était, pour la vie des hommes, une possession infiniment plus estimable et meilleure que la volupté. «Les choses se sont passées ainsi. «Cependant, réfléchissant qu'il y avait beaucoup d'autres biens que ceux-là, je me mis à dire que si l'on pouvait démontrer qu'il y eût une troisième chose meilleure que les deux que nous venons de nommer, je combattrais sous les bannières de l'esprit pour que la seconde place lui fût réservée à l'exclusion de la volupté. Ainsi, la volupté n'obtiendrait pas même le second rang. «Vous l'avez dit, en effet. «Après quoi, nous avons fait valoir de la manière la plus complète qu'aucune de ces choses ne remplissait toutes les conditions du bien accompli et absolu. «Cela est très vrai. En conséquence, dans ce même discours, l'esprit et la volupté ont élé éconduits du rang de bien suprême, étant privés l'un et l'autre de l'indépendance et de l'énergie essentielles à l'être parfait, en possession de se suffire à soi-même. «Très bien. «Or, cette autre nature, meilleure que chacune des deux soumises à notre examen, s'étant fait connaître, elle nous a révélé une affinité et une propension infiniment plus grande pour le principe du parti vainqueur : celui de l'esprit, que celle qu'elle a pour la volupté. «Comment en serait-il autrement? Ainsi donc, la valeur propre de la volupté, d'après le jugement contenu dans ce discours, la range à la cinquième place. «Cela me paraît ainsi. «Et jamais à la première, quoi qu'en puissent dire tous les bœufs, les chevaux et les animaux de toute espèce, dans leur élan à la poursuite du plaisir ; car ce sont là les oracles qu'au lieu du vol des oiseaux, consulte la populace, en décidant que les voluptés sont les guides les plus sûrs pour vivre heureux : ils pensent que les amours des bêtes sont des témoignages plus prépondérants dans cette question, que le penchant pour les discours inspirés par la muse de la philosophie. Vous avez résume de la manière la plus lucide cette discussion, ô Socrate : nous le déclarons tous. » Telles sont les paroles de Platon. Maintenant, je vais vous donner de courts extraits d'un homme qui appartient à la philosophie chrétienne de l'évêque Denys, pris dans son Traité de la nature en réponse à Épicure. Ce que vous allez lire sont ses propres expressions. [14,23] CHAPITRE XXIII. CONTRE LES ÉPICURIENS QUI NIENT LA PROVIDENCE, ET ATTRIBUENT AUX ATOMES L'ORIGINE DE L'UNIVERS. TIRÉ DU TRAITÉ DE LA NATURE PAR DENYS, ÉVÊQUE D*ALEXANDRIE. «Examinons si l'univers est un tout (lié dans son ensemble) et compacte, comme cela nous paraît, ainsi que l'ont cru les plus sages des Grecs, Platon, Pythagore, les Stoïciens et Héraclite, formé de la réunion de deux éléments, comme l'ont supposé un ou deux philosophes, ou s'il est dû à un nombre infini d'éléments, comme cela a été l'opinion d'autres philosophes, lesquels, par un égarement d'esprit sans mesure, sous des dénominations diverses, ont tenté de réduire en petite monnaie toute la substance de l'univers, qu'ils nous donnent pour infinie, n'ayant point eu de commencement et n'étant point soumise à l'action de la Providence. Les uns appelant du nom d'atomes certains corps indestructibles et de la plus grande ténuité, immensurables en multitude, occupant un espace vide dont l'étendue n'est pas circonscrite, disent que ces atomes portés dans le vide, concourant d'une manière fortuite l'un vers l'autre, par l'impulsion irrégulière qui les meut, et s'accrochant l'un à l'autre en raison de la multiplicité de leurs formes, finissent par adhérer entre eux, de manière à produire l'univers et tout ce qu'il contient, ou plutôt des univers infinis : telle a été l'opinion d'Épicure et de Démocrite. Leur dissentiment ne consiste qu'en ce que l'un veut que tous les atomes soient les plus petits possibles, et par là même imperceptibles : Démocrite, au contraire, a supposé que les atomes pouvaient être de la plus grande dimension. L'un et l'autre les déclarent insécables : ce qui leur a mérité ce nom, marque de leur solidité indissoluble. Ces philosophes, en les nommant atomes, prétendent que ce sont des corps sans parties qui sont eux-mêmes parties du tout, formé par leur agrégation : ils ne peuvent être divisés, et c'est en eux que ce même tout, en se dissolvant, doit se réduire. On dit que c'est en vue de cette propriété, que Diodore les a nommés g-amereh (sans parties) : Héraclide leur a imposé un autre nom : celui de g-ogkos (masse) : nom dont Asclépiade le médecin a hérité et qui sert à le désigner. » Le même auteur renverse cette doctrine par plusieurs arguments dont ceux qui suivent font partie. [14,24] CHAPITRE XXIV. RÉFUTATION PRISE DES EXEMPLES QUE FOURNIT LA SOCIÉTÉ DES HOMMES. TIRÉ DU MÊME. «Comment supporter d'entendre dire que les coïncidences dans les choses qui dénotent le plus de sagesse de la part du créateur, et par conséquent les créations les plus admirables, sont des effets du hasard; tandis que chacune de ces œuvres, prise isolément, a paru belle à celui qui les a ordonnées, et qu'il est dit également de l'ensemble : Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites; et il vit qu'elles étaient très belles? Ces hommes ne peuvent-ils pas apprendre, d'après les exemples journaliers qu'ils ont sous les yeux, pour les plus petites choses, que rien de ce qui est utile, qu'aucun ouvrage tendant à une bonne fin, n'est amené à bien, sans préparation et fortuitement: mais que son exécution exige une assiduité proportionnée à son importance. C'est lorsque cette œuvre s'oblitère avec le temps, de manière à perdre son usage, que devenue stérile, elle se décompose indéfiniment, qu'elle se dissipe au hasard; parce qu'alors la sagesse qui l'avait élaborée de ses mains, et qui l'avait disposée dans un ordre convenable, a cessé de lui prodiguer les soins qui l'y maintenaient. Un vêtement ne saurait se produire en rassemblant la chaîne, en y adaptant la trame, de soi-même, sans le secours du tisserand. S'il vient à s'user, c'est alors que ses lambeaux se rompent et se dispersent. Une maison, une ville, ne sauraient se construire, en recevant les pierres mises en mouvement d'elles-mêmes et s'élançant à leur place; mais le maçon, après les avoir appareillées, les pose comme elles doivent l'être. Cette maison vient-elle à être ébranlée? chacune de ses pierres est jetée ça et là, sans ordre et comme elles peuvent. Dans la construction d'un navire, jamais la quille n'est venue se poser à la base, d'elle-même ; jamais le mât ne s'est dressé au milieu ; jamais aucune des pièces de charpente n'est arrivée spontanément, dans le bordage, au point qui lui était destiné. Parmi ce qu'on nomme les cent bois d'un char, aucun n'est venu, entre les autres, au joint qu'il trouvait vide; mais le charron les a disposés un à un, pour la place qui leur était assignée. Le vaisseau fait-il naufrage, le char se brise-t-il dans la rapidité de sa course; alors les bois d'assemblage sont, les uns emportés par les flots, les autres fracassés par la violence de la chute, désunis et dispersés? Voilà sous quels images il conviendrait de leur montrer leurs atomes, soit restés immobiles et n'ayant point été mis en œuvre par l'artisan de l'univers, ou errants dans l'espace, sans cause et sans but. Qu'ils les voient donc, ces corps invisibles, qu'ils les conçoivent donc, ces corps inconcevables, non pas à la manière de celui qui confesse à Dieu, ce que Dieu même lui a révélé (mes yeux ont vu l'imperfection de vos œuvres ) (Psaume 138, 19) ; mais lorsqu'ils disent que les tissus les plus délicats sont produits par les atomes, et qu'ils ajoutent que ces mêmes atomes font tout cela d'eux-mêmes, sans discernement et sans sentiment ; qui peut supporter d'entendre dire que les atomes sont des fileurs : eux qui sont moins intelligents que l'araignée, qui, du moins, agit avec art, en faisant sa toile ? [14,25] CHAPITRE XXV. DE LA CRÉATION DE L'UNIVERS. TIRÉ DU MÊME. «Qui supporterait l'idée que cette vaste maison, formée du ciel et de la terre, à laquelle, en considérant l'immensité et la plénitude de sagesse qu'on y découvre, nous donnons le nom d'univers, (g-kosmos), ait été mise dans l'ordre que nous admirons par des atomes, mus sans aucun ordre; en sorte que le désordre aurait été un principe d'ordre? Comment admettre que les mouvements les plus réguliers, et les révolutions les mieux établies, seraient issus d'une impulsion sans dessein? Comment comprendre que l'harmonie si parfaite de la mécanique céleste ait été exécutée par des instruments ignorants et discordants? Quel mode d'action a pu faire que, d'une substance unique et la même dans tous les êtres, douée d'une nature indestructible, sauf, disent-ils, la différence de formes et de grandeurs, soient sortis des corps divins, sans souillure, et éternels (ils le renient ainsi), en possession d'un bonheur infini, suivant la dénomination qu'Épicure lui-même a employée : (g-hemkraiohna); tant ceux qui se laissent voir (g-phainomena) : le soleil, la lune, les astres, la terre et l'eau ; que ceux qui restent invisibles (g-aphaneh) : Dieux, démons et âmes ; car ils ne peuvent pas nier qu'ils existent, quelque bonne volonté qu'ils en eussent? Puis viennent les animaux et les plantes : les uns doués d'une grande longévité: savoir, parmi les oiseaux, assure-t-on, les aigles, les corbeaux, les phénix; parmi les animaux terrestres, les cerfs, les éléphants et les serpents (g-drakontes) ; parmi les habitants des eaux, les baleines ; entre les arbres, les palmiers, les chênes, les persées (g-perseai) : arbres dont les uns conservent leurs feuilles (ceux qui en ont fait le calcul, en reconnaissent quatorze), les autres poussent et perdent leurs feuilles, suivant la saison. La plus grande partie des plantes et des animaux n'ont qu'une vie promptement écoulée et d'un terme court: de ce nombre est l'homme, comme l'a dit la Sainte-Ecriture. «L'homme, né de la femme, vit peu (Job, ch. 14, 1). » Ce sont, disent-ils, les variations qui se rencontrent dans les accrochements des atomes qui sont causes de cette différence dans la durée d'existence. Il en est parmi les atomes qui, prétendent-ils, sont tassés et pressés les uns contre les autres, à la manière des feutres, en sorte qu'il devient tout à fait difficile de les séparer complètement ; d'autres, au contraire, ont une cohésion plus humide et plus lâche. Voilà ce qui fait que les atomes sont plus ou moins adhérents, et qu'ils brisent les liens de leur connexion, ou plus tôt ou plus tard : les uns, étant les produits d'atomes homogènes : les autres, devant leur mixtion à des atomes hétérogènes. «Quel est donc celui qui a fait ce triage, pour réunir ou pour éloigner ces divers principes? Qui a mis ensemble ceux-là, qui devaient former le soleil? Qui a mis à part ceux-ci, dont la lune devait être composée? Qui a combiné chaque atome d'après la convenance relative à la nature de chaque astre? Jamais, en effet, les atomes solaires, par leur quantité, par leurs qualités, par la manière dont ils sont unis, n'auraient pu servir à produire la lune, comme les agencements des atomes lunaires n'auraient jamais fait le soleil. Jamais l'Arcture, encore qu'il ait une éclatante lumière, ne pourrait se glorifier d'avoir les atomes de Vénus, ni les Pléiades d'avoir ceux d'Orion. C'est avec un grand sens que Paul a établi leur différence : «autre, dit-il, est la gloire du soleil, autre est la gloire de la lune, autre est la gloire des astres. L'astre diffère de l'astre en gloire (1ère aux Corinth., 15, 41) » Et quand bien même cette concentration des atomes aurait été inaperçue par eux, puisqu'ils sont inanimés ; il ne fallait pas moins qu'elle procédât d'un agent doué de savoir. Quand même elle eût été sans élection de leur part, et de nécessité; puisqu'ils sont privés de raison; il ne fallait pas moins qu'un directeur habile eût présidé à leur rapprochement. Et quand ils se seraient prêtés volontairement à l'accomplissement de cette œuvre, il n'en fallait pas moins qu'un architecte admirable réglât la distribution de l'ouvrage. Ou comme un général d'armée, ami de la discipline, il n'aurait pas pu laisser son armée débandée, agglomérant et confondant toutes les armes qui la composent; mais il aurait mis d'une part la cavalerie, puis ensemble les hoplites, ailleurs, et en corps compacts, les lanciers, d'autre part les archers et les frondeurs, tous dans le rang qu'ils doivent occuper; afin que les hommes d'une même arme combattissent ensemble. S'ils traitent ces comparaisons de dérisoires, parce que je me permets de rapprocher ce qu'il y a de plus grands corps de ce qu'il y a de plus petit, nous alIons descendre à ceux qui sont les plus petits de tous. » Après d'autres réflexions, il ajoute : «S'il n'y a eu pour les atomes, ni mot d'ordre, ni élection, ni arrangement d'un chef, et que d'eux-mêmes ils se soient tirés et débarrassés de la cohue et de la confusion qui régnait dans leur premier écoulement; si, ayant traversé toute la foule qui affluait de toutes paris, les semblables se sont joints aux semblables, sans être conduits par un Dieu; comme le veut le poète; si, se reconnaissant mutuellement, ils sont accourus vers le même lieu pour s'y concentrer à la manière des troupeaux; certes on peut dire que la démocratie des atomes est bien admirable, puisqu'ils vont au devant les uns des autres, comme des amis qui s'accueillent et s'embrassent pour rester désormais unis dans une même demeure; où les uns se sont arrondis d'eux-mêmes dans une conglobation qui a produit l'éclatant flambeau du soleil, afin de créer le jour; les autres se sont dispersés en une foule de pyramides enflammées, que nous nommons astres, pour tapisser toute la concavité du ciel; les troisièmes se sont rangés en voûte, afin de donner un appui solide à l'éther vaguant dans l'espace, et pour circonscrire dans leur sphéricité les corps lumineux qui s'y appuient ; enfin, les troupes d'atomes vulgaires, se choisissant sous le ciel les demeures qui leur plaisaient, se sont partagé son immensité, en une foule de petites stations et de maisons à leur convenance. » Après d'autres observations de ce genre, il poursuit : «Cependant ces hommes imprévoyants n'aperçoivent pas les choses visibles, tant il s'en faut qu'ils puissent embrasser, d'un coup d'œil, les invisibles. Ils ont l'air de ne pas se douter des levers et des couchers réguliers, tant des autres astres que ceux plus admirables encore du soleil ; de ne pas reconnaître les bienfaits en tous genres que les hommes en retirent, lorsque ce flambeau s'allume, pendant le jour, pour éclairer notre travail, et qu'il s'éclipse, pendant la nuit, pour en favoriser l'interruption, «L'homme sortira, est-il dit, pour se rendre à son travail jusqu'au soir (Psaume 103, 23). » ils n'observent pas, non plus, l'autre révolution de cet astre qui, conduit par ses atomes, amène les diverses saisons, les temps favorables aux travaux, enchaîne et accomplit les successions invariables de température. Quand bien même ces misérables ne le voudraient pas, le Seigneur suprême qui a fait toutes ces choses, ainsi que le croient tous les hommes réfléchis, est aussi celui qui a tracé cette route au soleil. Comment, aveugles que vous êtes, ce sont les atomes qui vous donnent les orages et les pluies, afin que la terre produise les aliments qui vous soutiennent, ainsi que les autres animaux ! Ce sont eux qui ramènent l'été, pour que vous cueilliez les fruits délicieux suspendus aux arbres ! Mais pourquoi n'adorez-vous pas les atomes, en leur offrant, comme sacrifices, ces mêmes fruits? Ingrats que vous êtes ! pourquoi ne décernez-vous pas aux atomes mêmes les prémices de tant de biens, que vous tenez d'eux, leur en abandonnant une faible portion?» Plus bas il dit encore : «Ce peuple, si nombreux et si mélangé d'étoiles que, dans leur divagation en tout sens et leur diffusion générale, ont créé les atomes, s'est donc distribué les places, par une convention synallagmatique, comme on se partage des terres coloniales, ou les appartements d'une maison commune ; sans avoir eu besoin du directeur de la colonie, ni du maître de l'hôtel qui présidât au partage. Ils conservent religieusement et paisiblement leur lot, sans transgresser les limites de contiguïté qui les séparent de leurs voisins. Jamais ils ne dépassent les bornes qui leur ont été marquées dès le principe; comme si des rois atomes leur en avaient fait la loi. Mais les atomes n'ont point de monarques : ils n'en ont pas besoin. Au lieu de cela, écoutez les oracles divins; «les œuvres du Seigneur sont dans le jugement, depuis leur origine : depuis leur création, il a distribué les rôles de chacune d'elles, il a classé dans un ordre admirable ses créatures pour l'éternité, et leur principe doit durer pendant toutes leurs générations (Ecclésiaste, 16, 26). » En continuant, il dit encore : «Quelle est donc cette armée qui marche en ordre comme sur une terre unie, sans un seul soldat avant-coureur, ni traînard : bien qu'elle n'ait pas de chef pour s'opposer à leur marche trop prompte, ni d'arrière-garde pour faire rentrer dans le rang ceux qui s'attardent? Ils s'avancent d'un pas toujours égal, et également couverts de leurs boucliers. C'est l'armée toujours unie, toujours inébranlable, toujours imperturbable, qu'aucun obstacle n'arrête : l'armée des astres. Quelques-uns de leurs mouvements échappent à nos regards, lorsqu'ils prennent une direction oblique ou une inclinaison éloignée ; néanmoins ceux qui se livrent à la contemplation des astres, les retrouvent à leurs époques, en les voyant reparaître dans les régions d'où ils s'étaient éclipsés. Que ces disséqueurs d'atomes, ces diviseurs de g-amereh (impartibles), ces collecteurs d'éléments inconciliables, ces inventeurs d'infinis, viennent donc nous dire d'où procède le mouvement circulaire des corps célestes, leurs conjonctions, leur périodicité; non pas en tant qu'ils sont le produit d'une concentration, contre toute raison, d'atomes lancés dans l'espace, comme avec la fronde; mais comme la marche régulière d'un chœur de danse qui s'avance avec mesure, et suivant le rythme, décrivant un cercle ou revenant sur son orbite ? Comment des voyageurs nombreux, répandus sur une même route, qui marchent sans accord, sans un commun but, et sans se connaître l'un l'autre, auraient-ils pu faire un semblable mouvement de retour au même point? Le prophète a eu raison de classer, parmi les impossibles dont on n'a pas d'exemple, que des étrangers inconnus, ne fussent-ils que deux, tendissent au même but. «Est-ce que deux voyageurs, dit-il, entreront dans une même hôtellerie, s'ils ne se connaissent pas? » Après avoir fait usage de ces preuves et d'une foule d'autres contre le système des atomes, il poursuit l'examen de cette question sous plusieurs aspects : savoir, sous la considération des éléments partiels de l'univers, sous celle des animaux de toute espèce qui en peuplent l'étendue, enfin sous celle de la nature de l'homme. Après avoir donc tiré de courts passages de cette dernière section de son ouvrage, je mettrai fin à ce livre. [14,26] CHAPITRE XXVI. DE LA NATURE DE L'HOMME. TIRÉ DU MÊME AUTEUR. «Ils ne voient ni eux-mêmes ni ceux qui les environnent. Si, en effet, l'un des premiers fondateurs de cette doctrine d'impiété avait réfléchi sur ce qu'il est, sur son origine, il serait venu à résipiscence, en se retrouvant, et au lieu de s'adresser aux atomes, c'est à son père et à son créateur qu'il se serait adressé, en lui disant : «Vos mains m'ont formé et vous êtes mon créateur (Psaume 116, 75):» il eût repassé dans son esprit l'admirable progrès de sa création, en disant : «N'est-ce pas vous qui m'avez trait comme le lait, qui m'avez solidifié comme le fromage? Vous m'avez recouvert de peau et de chair : vous m'avez uni par mes os et mes ligaments, vous avez répandu en moi la vie et la miséricorde, et votre surveillance a conservé mon souffle (Job, X, 10). » Combien d'atomes, et venant d'où, le père d'Épicure a-t-il dû répandre, pour lui donner le jour? comment ces germes se sont-ils tenus renfermés dans le sein de sa mère, pour s'y coaguler, s'y former, s'y figurer, s'y mouvoir et croître ? comment cette goutte de liqueur a-t-elle évoqué à elle les nombreux atomes d'Epicure, pour que les uns, en devenant chair et peau, le revêtissent ; les autres le fissent tenir droit en s'ossifiant ; d'autres le rendissent flexible en devenant nerfs et tendons ? Et tous les autres membres si nombreux, et les viscères, et les intestins, et les organes des sens tant intérieurs qu'extérieurs, dont le corps tire son existence, comment ont-ils été mis en ordre? Cependant il n'en est aucun qui soit inutile et surabondant, pas même ceux qui semblent les plus vils, tels que les cheveux et les ongles : tous ont leur destination ; les uns comme indispensables à l'ensemble, les autres comme ornements. Car la Providence ne s'est pas proposé un but d'utilité seulement, elle a aussi donné des soins à la beauté : la chevelure, en couvrant tout le crâne, protège la tête contre les accidents : la barbe est la parure du philosophe. La Providence a combiné la structure du corps humain dans toutes ses parties, d'après les nécessités : elle a réparti dans tous les membres une convenance mutuelle, en leur donnant des proportions qui devaient plus efficacement concourir à leur commun bien-être : avantages dont les hommes les plus grossiers apprennent toute la force par l'expérience, lorsque les membres sont intacts. Le commandement appartient à la tête et au cerveau qui, placé comme dans une citadelle, est entouré des sens qui lui servent de gardes : les yeux forment son avant-garde : les oreilles sont ses messagers: l'appétit est son collecteur: l'odorat est son éclaireur: enfin, le toucher, mettant tout à sa place, maintient la subordination. «Parcourons maintenant d'une manière sommaire un petit nombre des œuvres de la Providence si pleines de sagesse; nous y reviendrons plus tard avec plus de développement, si Dieu le permet, lorsque nous en poursuivrons la démonstration en forme, et de la manière qui nous semblera plus rationnelle. «D'abord, le service des mains par lesquels s'accomplissent les travaux de tout genre, et toutes les créations des arts mécaniques. Ces mains sont séparées et distancées l'une de l'autre pour les faire concourir par leurs forces respectives à une même action : les épaules sont disposées pour recevoir les fardeaux; la contractilité des doigts est faite pour saisir et retenir les objets: la flexibilité des coudes, qui se rapprochent et s'éloignent du corps, est afin d'attirer du dehors et de repousser au loin ce qui est à leur portée : les pieds à l'instar des rames nous rendent la terre accessible, la mer navigable, les fleuves guéables, pour la communication de tous avec tous; l'estomac est le magasin des aliments, qui distribue à toutes les parties du corps la subsistance, dans la mesure qui leur est nécessaire, en sécrétant ce qui surabonde. Il en est de même de tous les autres organes à l'aide desquels la vie est procurée et entretenue dans l'homme : leur utilité est reconnue par les insensés aussi bien que par les sages, bien qu'ils en méconnaissent l'origine. Les sages, en effet, rapportant à la divinité . telle qu'ils la conçoivent, tout ce mécanisme, le considèrent comme l'œuvre d'une intelligence et d'une puissance réellement excellente et divine : les autres, au contraire, dédient au concours fortuit d'atomes, mus sans intention, ce chef-d'œuvre admirable de création. Les médecins, en consacrant leurs études les plus assidues à l'examen de la disposition des parties intérieures du corps humain, ont été frappés d'admiration et ont divinisé la nature. Plus tard, nous donnerons nos soins à l'examen de cette question avec toute l'application dont nous sommes capables, quoique d'une manière générale ; mais pour résumer, maintenant, ce qui est à dire sur ce sujet, nous demanderons qui a construit cette tente, qui l'a élevée droite, bien proportionnée, accessible aux sensations du dehors, ayant la faculté de se mouvoir, capable de bien ou de mal faire? C'est, nous disent-ils, la multitude aveugle des atomes. Mais quoi, ces atomes, en se réunissant tous, ne seraient pas en état de mouler une image d'argile, de tirer à l'aide du ciseau une statue du sein de la pierre, de faire sortir du creuset un buste d'or ou d'argent. Je conviens que tous ces arts, tous ces mécanismes pour reproduire des corps inanimés sont dus à l'invention humaine; mais peut-on croire que ce dont les représentations en relief ou au trait n'ont pu être produites sans l'effort de la science, ait été dans sa réalité et dans son prototype l'œuvre du hasard ? L'âme, l'esprit et la raison, d'où ont-ils pu arriver au philosophe Épicure ? Est-ce par les atomes inanimés, inintelligents, dépourvus de raison, dont tous et chacun lui ont insufflé la pénétration et la doctrine de leur existence? Mais ceci n'est que la répétition de la fable d'Hésiode où Pandore est l'ouvrage commun de tous les Dieux : la sagesse d'Épicure est-elle aussi le résultat des efforts réunis des atomes ? Et alors, toute poésie, toute musique, toute astronomie, toute géométrie et toutes les sciences, en un mot, ne sont plus des inventions ni des enseignements des Dieux, comme les Grecs le prétendent : les seuls habiles, les seuls sages au monde, sont les muses atomes ; et la théogonie d'après les atomes, que nous enseigne Épicure, en se retirant de l'infinité d'ordre des mondes, s'est réfugiée dans le désordre infini. [14,27] CHAPITRE XXVII. QUE LE TRAVAIL N'EST PAS UN EFFORT PÉNIBLE EN DIEU. TIRÉ DU MÊME. «Travailler, arranger, répandre des bienfaits, se préoccuper de projets à venir et toutes les autres opérations semblables, peuvent sembler pénibles aux êtres indolents, sans élévation d'âme, faibles ou pervertis, entre lesquels Épicure s'est rangé, en parlant des Dieux comme il l'a fait; mais pour des hommes vertueux, pleins de force et d'intelligence, épris de l'amour de la sagesse, tels que doivent être des philosophes; à plus forte raison pour des Dieux, non seulement ces occupations n'ont rien de pénible ni de rebutant ; mais elles sont les plus délicieuses et les plus désirées de toutes. Pour eux, l'insouciance, les raisons dilatoires, lorsqu'il s'agit de faire le bien, sont une ignominie. Le poète le déclare dans les avis qu'il nous donne : «Ne rien renvoyer au lendemain, » et dans les menaces qu'il nous adresse : «Toujours l'homme qui diffère son ouvrage, lutte avec l'adversité (Hésiode, Les jours et les oeuvres, v. 410). » Le prophète nous donne un enseignement encore plus solennel, en disant que les œuvres inspirées par la vertu, sont dignes de Dieu, et que celui qui les néglige doit être repoussé. «Maudit soit celui qui s'acquitte négligemment des œuvres du Seigneur (Jérémie, 48, 10). Il est bien vrai que celui qui n'a point acquis l'instruction d'un art quelconque, et qui n'a point l'habitude du travail, éprouve de la peine dans ses premiers essais; mais ceux qui ont fait des progrès dans la science, et à plus forte raison ceux qui sont parvenus à la perfection du savoir, mettant avec aisance la dernière main, aux travaux qu'ils entreprennent, en sont remplis de joie et préféreraient de beaucoup persévérer dans leur habitude d'études et d'excellents ouvrages, à posséder tous les biens du monde. «Démocrite, à ce qu'on assure, disait qu'il aimait mieux découvrir une cause des effets naturels que de posséder le royaume de Perse. Et cependant, partant d'une supposition erronée et d'un principe imaginaire, n'attribuant qu'au hasard la cause des êtres que le hasard ne saurait produire, ne voyant pas le fondement et la nécessité universelle de la nature où ils sont, il était convaincu que la plus grande sagesse consistait à avoir imaginé le concours fortuit d'atomes dépourvus de prudence et de jugement, il établissait la fortune pour souveraine et reine de tout ce qui existe, même des essences divines, en montrant que rien ne se faisait que par elle ; et cependant il voulait la bannir, cette fortune, du commerce des hommes et de la vie commune, et traitait d'insensés tous ses adorateurs. Voici en quels termes il débute dans son livre des conseils : «Les hommes se sont fait une idole de la fortune pour se cacher leur propre déraison : la prudence étant en effet l'ennemi naturel de la fortune, ils veulent que ce soit le plus cruel adversaire de la prudence qui gouverne le monde : ils font bien plus : ils voudraient la renverser de fond en comble et la faire disparaître, pour lui substituer sa rivale. Ce n'est pas en effet l'heureuse prudence qu'ils préconisent; mais c'est la fortune comme si elle était la plus haute prudence. «Les hommes qui président aux travaux essentiels à l'humanité se font gloire des secours qu'ils apportent à leurs semblables, et veulent des éloges et des honneurs en échange des efforts qu'ils font pour eux, tant ceux qui pourvoient à leur subsistance, que ceux qui dirigent les navires, que les médecins et les politiques. Que dis-je? Les philosophes mêmes, dont l'unique occupation est d'éclairer et d'instruire, partagent ce sentiment d'orgueil. Quoi, Épicure et Démocrite oseront-ils dire qu'ils supportent avec peine les études de la philosophie, tandis qu'il n'est pas de jouissances qu'ils lui préférassent ? Car encore qu'ils pensent que la volupté est le bien suprême, cependant ils auraient honte d'avouer que la philosophie n'a pas pour eux infiniment plus de charme. Quant aux Dieux que les poètes célèbrent, comme répandant les bienfaits, (g-diohterehs g-eaohn) ces philosophes les tournent en ridicule avec une apparence de respect, en disant qu'ils ne peuvent nous concéder aucuns biens, parce qu'ils y sont étrangers. Quelle preuve nous donnent-ils pour admettre qu'il y ait des Dieux, du moment où ils ne les voient, ni se montrer eux-mêmes, ni se manifester par les œuvres? Comme ceux qui, frappés d'admiration à la vue du soleil et de la lune, disaient qu'ils sont nommés g-theoi (Dieux) parce qu'ils courent (g-apo g-tou g-theein), ou comme ceux qui font remonter le nom de Dieux au verbe g-theinai dans le sens de faire : c'est à cause de cela, en effet, que le créateur et l'ordonnateur du monde est le seul Dieu (g-Theos) ; ils ne leur attribuent ni gouvernement du monde, ni jugement des hommes, ni le droit de les gracier : ce qui nous les fait adorer, par le double mobile de la crainte et de la reconnaissance. Est-ce qu'Épicure en élevant la tête au-dessus des bornes de l'univers, ayant dépassé l'enceinte du ciel, ou bien se glissant furtivement à travers des ouvertures cachées au reste des humains, a vu seul, les Dieux dans le vide, pour venir nous peindre la délicieuse béatitude où il les dit plongés, et pour que de là, enflammé d'un vif désir de la volupté et de celui d'imiter cette quiétude dont on jouit dans le vide, il appelle tous les hommes à la participation de cette béatitude, en les engageant à se rendre semblables aux Dieux; préparant pour la salle du festin de délices, où il les convie, non le Ciel ou l'Olympe, comme les poètes, mais le vide; recueillant des atomes, l'ambroisie, qu'il leur sert, et tirant des mêmes, le nectar, qu'il leur verse? Cependant, tout en écrivant contre les Dieux qui ne sont rien pour nous, il ne cesse d'insérer dans ses livres les formules usitées d'invocation et de serments, disant: oui par Jupiter: non par Jupiter: il conjure par les jurements les plus redoutables et au nom des Dieux, les premiers venus de ses auditeurs, de le croire, comme s'ils avaient lieu de craindre ces Dieux, ou s'ils pouvaient redouter les suites d'un parjure; comme si, en voulant rattacher ses paroles à un principe solide, il nous donnait autre chose que le vide, le mensonge, le néant et l'absence de toute raison. Ses paroles n'ont pas plus de valeur que s'il crachait, que s'il tournait la tête, que s'il agitait sa main. L'usage qu'il fait du nom Dieux, n'est qu'une hypocrisie vaine et dépourvue de sens. Il est évident qu'après la mort de Socrate, frappé de la terreur que lui causaient les Athéniens, et pour ne pas paraître ce qu'il était réellement, c'est-à-dire athée; à la manière des jongleurs, il a tracé une peinture imaginaire et vide, de Dieux qui ne sauraient être : il n'a pas dirigé les regards de son esprit vers le ciel, pour entendre cette voix si retentissante, descendue d'en haut, à laquelle a rendu témoignage l'auditeur attentif qui a dit : «Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament annonce l'œuvre de ses mains (Ps 18, 1). » Sa méditation ne s'est pas dirigée non plus sur la terre qu'il foule ; car il y aurait appris ci qu'elle est remplie de la miséricorde du Seigneur (Ps. 31, 5), que la terre et tout ce qu'elle renferme sont sa possession (Ps. 23, 1). » On y lit encore : «Le Seigneur a regardé la terre, et l'a remplie de ses biens : la vie répandue dans tous les animaux en couvre la surface (Ecclésiaste, 16, 30).» Qu'ils étudient en effet cette multitude et cette variété infinie d'animaux qui l'habitent : ceux qui se meuvent sur les parties solides, ceux qui fendent les airs, ceux qui vivent dans les eaux; et qu'ils reconnaissent combien est vraie la déclaration du maître, sur toute sa création, que tout ce qui fut créé par son commandement fut beau. » Je n'ai fait qu'effleurer, pour ainsi dire, l'ouvrage infiniment plus étendu de l'évêque Denys notre contemporain, contre Épicure. Mais il est temps de passer à l'école d'Aristote et à la secte des philosophes Stoïciens, puis, d'examiner le reste des opinions des célèbres physiciens, afin de compléter, auprès de ceux qui nous attaquent, notre justification de nous être éloignés d'eux.