[4,0] LIVRE QUATRIÈME [4,1] CHAPITRE I Des oracles établis dans certaines villes, et de ceux en particulier dont les réponses célèbres sont dues à des apparitions extraordinaires des dieux. Quelle est la raison du mépris que nous professons pour eux ? Dans ce quatrième livre de la préparation évangélique, nous sommes amenés par l'ordre des matières, à traiter de la troisième espèce de superstitions introduites par le polythéisme, erreurs dont nous sommes heureusement affranchis par la bonté de notre Rédempteur et Sauveur Jésus-Christ. En effet, toute la théologie des Grecs se divise en trois parties : la partie fabuleuse, chantée par les poètes; la partie allégorique, imaginée par les philosophes, et la partie soutenue par les lois et observée religieusement dans chaque cité ou dans chaque pays. De ces trois parties, nous avons déjà traité les deux premières dans les livres précédents; savoir, la partie historique ou plutôt mythologique, comme ils l'appellent, et celle qui, pénétrant au-delà de l'écorce des fables, en cherche l'explication dans la nature; et c'est celle-là qu'ils appellent pour cela théologie naturelle, allégorique, contemplative, et je ne sais de quels autres noms encore. Maintenant donc le but du livre présent est de mettre sous les yeux la troisième espèce de théologie, celle qui règne dans chaque ville ou chaque pays en particulier, et à laquelle ils donnent le titre de théologie politique. Cette dernière est placée sous la sauvegarde des lois, qui la font respecter comme une doctrine antique, une tradition paternelle, une preuve frappante de la vertu de ceux qu'ils ont placés au rang des dieux. Or ils citent à l'appui de cette théologie, des divinations, des oracles, des guérisons miraculeuses, des châtiments sévères infligés aux impies : et comme ils disent en avoir fait l'épreuve, ils croient remplir un devoir sacré en révérant ces divinités ; nous, au contraire, qui ne faisons aucun cas de ces divinités, dont la vertu bienfaisante se manifeste si évidemment, qui affectons même pour elles un souverain mépris, ils nous taxent de la plus monstrueuse impiété: chacun, disent-ils, doit respecter les institutions qu'il a reçues de ses pères, et ne point porter une main sacrilège sur ce qui est inviolable. Il faut s'attacher fortement au culte que nos ancêtres nous ont transmis, et avoir en horreur toute nouveauté. Aussi n'est-ce qu'une juste sévérité des lois d'avoir porté la peine de mort contre ceux qui se rendent coupables d'un pareil crime. Quant à la première partie de la théologie, qui est la partie historique ou fabuleuse, elle est du domaine des poètes, qui peuvent en user au gré de leur imagination. La seconde partie est pareillement abandonnée aux disputes des philosophes, auxquels on laisse le champ libre pour les interprétations allégoriques qu'il leur plaira d'adapter aux fables : mais quant à la troisième, elle est sacrée. Les princes et les législateurs ont ordonné de la respecter et de la conserver religieusement comme une chose antique et qui touche à la constitution même de la société ; en conséquence, ni poètes ni philosophes n'ont droit d'y porter atteinte, mais tous, pour obéir aux lois de leur patrie, doivent vouer un attachement inviolable aux rites qui ont pour eux l'autorité du temps, soit dans les villes, soit dans les campagnes. Nous avons donc maintenant à rendre raison de notre foi contre ces doctrines, et à faire l'apologie de l'Evangile de notre Sauveur, qui renferme les enseignements tous contraires à ces principes, des lois en opposition formelle avec la législation de toutes les nations païennes. D'abord que ces simulacres inanimés ne soient point des dieux, ceux que nous combattons ne sauraient s'empêcher de l'avouer eux-mêmes. Qu'il n'y ait dans la mythologie des poètes rien de vénérable, rien, au contraire, que d'indigne de la Divinité, nous l'avons fait voir dans le premier livre; l'objet du second et du troisième a été de montrer que les interprétations des philosophes ne sont que des explications forcées des fables des poètes, une troisième chose nous reste maintenant à examiner, c'est le cas qu'il faut faire de ces vertus mystérieuses que recèlent les idoles. Voyons donc si nous y trouverons quelque chose de vraiment divin, la probité et la décence dans leurs habitudes, ou plutôt si nous n'y rencontrerons point les défauts contraires. D'abord, en tête d'une semblable discussion, il faudrait peut-être commencer par ranger tout cet appareil idolâtrique parmi les artifices et les fraudes d'hommes fourbes, et effacer d'un trait ces croyances populaires qui, loin d'être dignes de la Divinité, ne sauraient même s'appliquer aux mauvais génies ; car dans tous ces vers où sont enveloppées les réponses des oracles, il ne faut pas voir seulement l'œuvre d'esprits ineptes ; mais il est aisé d'y reconnaître les pratiques d'hommes accoutumés à tromper et qui, au moyen d'un sens équivoque et amphibologique, sont toujours d'accord avec les événements, quelle qu'en soit l'issue. Quant à ces prétendus prodiges qui en imposent au vulgaire, ils sont ordinairement le résultat de causes physiques. Car il y a dans les diverses substances de la nature, dans les racines, dans les herbes, les plantes, les fruits, les pierres, une prodigieuse variété de propriétés résultant de la sécheresse ou de l'humidité. Il y en a qui ont une vertu de répulsion et d'autres une puissance d'attraction; quelques-uns ont la propriété d'éloigner les choses, d'autres celle de les rapprocher et de les resserrer; les unes ont une propriété dissolvante, d'autres une vertu astringente; il y en a qui ont la vertu de dissoudre, d'autres, celle de condenser; il y en a qui relâchent, qui humectent, qui raréfient. Celles-ci procurent la santé, celles-là la mort; d'autres changent finalement l'état des corps et leur font prendre tantôt un aspect, tantôt un autre; les unes produisent ces effets lentement et progressivement, les autres les produisent subitement; les unes opèrent sur un grand nombre de sujets, la force des autres est restreinte à un petit nombre ; les unes paraissent les premières, tandis que d'autres ne viennent qu'après, et que d'autres encore croissent et périssent simultanément. La médecine reconnaît dans les unes la propriété de guérir, dans les autres celle de produire les maladies et la mort. Il y a des choses qui sont soumises aux lois d'une certaine nécessité physique, qui croissent et décroissent avec la lune; il y a dans les animaux, les plantes, les racines, une multitude de propriétés antipathiques; il y en a dont les exhalaisons produisent le sommeil avec une certaine pesanteur de tête, tandis que d'autres agitent l'imagination; quelquefois le lieu est pour beaucoup dans l'opération de ces prodiges. Ces prétendus thaumaturges ne manquent pas non plus d'instruments disposés à point et de longue main pour leurs prestiges. Ils savent aussi s'entourer d'associés qui s'emparent de ceux qui viennent consulter l'oracle, leur arrachent le secret des demandes qu'ils ont à lui proposer. Ils ont une multitude de secrets au fond des temples, dans ces sanctuaires impénétrables à la multitude. Ils ne sont pas peu servis par les ténèbres dont ils s'enveloppent, mais surtout par la superstition de ceux qui, en s'adressant à eux, ont l'intime persuasion qu'ils parlent à une divinité, opinion enracinée dans leur esprit comme par droit de succession. Après cela, représentez-vous l'intelligence bornée de la multitude, son esprit incapable de raisonner et de saisir une preuve; d'un autre côté faites-vous une idée de l'étonnante habileté de ces imposteurs exercés de longue main à ces artifices diaboliques, de leurs habitudes de ruses et de fourberies. Les promesses qu'ils font à ceux qui les consultent ne respirent que joie et bonheur; le remède souverain qu'ils apportent aux maux présents, c'est l'espérance d'un meilleur avenir. Quelquefois leurs conjectures vont jusqu'à prétendre soulever le voile de l'avenir; mais alors ils enveloppent leurs prédictions de ténèbres impénétrables, ils dérobent le sens de leurs oracles sous des termes obscurs et ambigus; de la sorte ces oracles deviennent de vraies énigmes, dont les auteurs se mettent à l'abri de tout reproche. Un autre genre de déceptions et de prestiges qu'ils emploient, c'est de mêler à leurs opérations certains enchantements, certaines imprécations en langage barbare et inintelligible, afin de donner le change aux spectateurs, en paraissant s'occuper de toute autre chose que de ce qui les occupe réellement. Mais rien ne frappe la multitude comme ces oracles rendus dans des vers qui semblent le fruit d'une merveilleuse facilité: il y a dans le luxe des expressions qu'emploie le devin, dans le son de voix sonore et éclatant avec lequel il le prononce, dans les gestes emphatiques dont il les accompagne, de quoi imposer au vulgaire crédule, par l'apparence mensongère de l'inspiration divine et le sens équivoque des termes. [4,2] CHAPITRE Il Combien il est facile de démontrer que toutes ces réponses d'oracles ne sont qu'un tissu de fables et d'impostures, oeuvre de la fraude et de la fourberie. S'il est quelqu'un de ces oracles auquel on ne puisse reprocher de s'être enveloppé dans l'ambiguïté des termes, ce n'est pas à la prescience de l'avenir qu'il le faut attribuer: ils sont dus uniquement à certaines conjectures lancées au hasard. Aussi parmi tous ces oracles, vous en trouverez la plus grande partie, pour ne pas dire la presque totalité, qui manquent des premiers caractères d'une prophétie, c'est-à-dire que les événements ont eu une issue contraire à la prédiction, à l'exception peut-être d'une sur mille qui, par pur hasard ou parce qu'elle était fondée sur une conjecture probable, aura obtenu un accomplissement qui a conquis à l'oracle le crédit dont il est en possession; car c'est cette prédiction qui est dans toutes les bouches, c'est elle que vous voyez gravée sur toutes les colonnes, dont le récit remplit l'univers. Cette multitude de prédictions privées de leur effet, on n'en veut pas tenir compte ; mais arrive-t-il qu'une sur mille vienne à s'accomplir, il n'est bruit de tous côtés que de celle-là, à peu près comme sur dix mille hommes qui tirent au sort, lorsqu'il arrive par hasard que deux remontrent le même nombre, il fallait en être émerveillé et attribuer cette coïncidence à une divination et secrète connaissance de l'avenir : car il n'est pas plus étonnant que sur des milliers d'oracles il s'en trouve un par hasard qui rencontre juste. Et cependant aux yeux de l'homme peu éclairé cet oracle devient une merveille, tandis qu'il devrait trouver à guérir sa folle admiration, en pensant de combien de morts, de dissensions, de guerres, les mêmes devins ont été la cause : un coup d'œil sur l'histoire des temps anciens suffirait pour lui démontrer clairement qu'on n'eut jamais à admirer dans ces oracles le plus petit acte de vertu qui fût digne de la Divinité, pas même à l'époque la plus florissante de la Grèce, alors que régnaient dans toute leur splendeur ces oracles si fameux, dont aujourd'hui on chercherait en vain la trace, dans ces siècles, dis-je, où ils étaient l'objet du culte et de la vénération des peuples; et où les lois nationales leur avaient consacré des mystères et des honneurs religieux. Mais il n'y a pas de circonstance où paraisse avec plus d'éclat la vanité de ses oracles, que dans les périls extrêmes de la guerre. Dans leur impuissance à donner aucun conseil salutaire, les plus illustres devins sont convaincus d'avoir eu recours à des réponses amphibologiques, pour tromper leurs suppliants. Nous en donnerons la preuve en son lieu, lorsque nous les montrerons, ces oracles, armant les uns contre les autres les peuples qui les consultaient, refusant de répondre à des consultations qui touchaient à des intérêts de première importance, ou bien jouant dans leurs réponses de la crédulité de leurs clients, ou bien enveloppant leur ignorance sous le voile du mystère. Mais recueillez plutôt vous-mêmes vos souvenirs, et voyez combien de fois se donnant pour des dieux, ils ont promis à des infirmes la guérison et la vigueur de la santé, pour extorquer d'abondantes rétributions, faisant ainsi de leur prétendue inspiration divine, comme une marchandise de laquelle ils trafiquaient, mais bientôt il devenait impossible de se méprendre sur leur compte, le triste sort de leurs dupes les faisant aisément reconnaître ce qu'ils étaient véritablement, des imposteurs et non des dieux. Est-il besoin d'ajouter que la puissance de ces merveilleux devins ne s'étend pas même jusqu'à leurs compatriotes, jusqu'à ceux qui habitent leurs villes où ils font leur séjour, puisque là comme ailleurs vous rencontrez des milliers de malades, des boiteux, des estropiés de tout genre. D'où vient donc qu'ils savent si bien repaître des plus belles espérances des clients qui viennent des régions lointaines, tandis qu'ils sont impuissants en faveur de leurs compatriotes, auxquels cependant les droits de l'amitié et de la patrie devraient donner la première part dans le bienfait de la présence des dieux? Ah ! c'est que les étrangers, ignorant tous les artifices de l'imposture, se laissaient aisément duper, au lieu que les indigènes étaient trop au fait de toutes ces manœuvres de la supercherie, et trop familiers avec les tours ridicules qu'elle mettait en œuvre. La Divinité n'était donc évidemment pour rien dans tous ces prodiges; ils n'allaient point au-delà de l'industrie humaine. Aussi au milieu de ces terribles calamités que lançait contre les impies le bras tout-puissant du Dieu de l'univers, les temples de ces fameuses divinités n'ont point été épargnés : on les a vus mille fois devenir, ces temples avec leurs richesses et leurs statues, la proie d'un fléau dévastateur. Ainsi montrez-moi maintenant ce fameux temple de Delphes, cette merveille tant célébrée par les Grecs. Cherchez le temple d'Apollon Pythien ; où est maintenant votre oracle de Claros, de Dodone? La renommée publie que ce temple de Delphes a été trois fois incendié par les Thraces, sans qu'il ait été au pouvoir du dieu Pythien de dérober aux flammes, ni un sanctuaire pour y prédire l'avenir, ni un temple pour y habiter. L'histoire nous apprend que celui du Capitole de Rome eut le même sort, au temps des Ptolémées : c'est aussi vers ce même temps que le temple de Vesta à Rome devint la proie des flammes. Sous Jules César, la foudre réduisit en cendre le fameux temple de Jupiter Olympien, cette merveille de la Grèce dont s'enorgueillissait la ville d'Olympie. Un incendie dévora le temple de Jupiter Capitolin : la foudre frappa aussi le Panthéon et le temple de Sérapis à Alexandrie. Et ce sont les Grecs eux-mêmes qui nous fournissent les témoignages de ces événements. Je ne finirais pas si je voulais citer et énumérer tous les temples que n'ont pu préserver de la destruction les devins fameux auxquels ils servaient d'asile. Or s’ils n'ont pu se défendre eux-mêmes, quel secours les autres devaient-ils en attendre? Enfin il ne manquera rien à l'évidence de cette démonstration, si à tout ce que nous venons de dire nous ajoutons cet unique fait, que tous ces hommes inspirés, ces grands interprètes des choses sacrées, ces devins, ces prophètes, non seulement ceux des temps anciens, mais encore ceux qui de nos jours prétendent à cette science divine, cités devant les tribunaux romains, n'ont pu s'empêcher d'avouer dans les tortures de la question, que tout cela n'était qu'imposture, prestiges et artifices inventés pour tromper les hommes. Les écrits qu'ils ont laissés contiennent en toutes lettres toutes les manœuvres et toutes les voies par lesquelles ils en imposaient à la multitude. Condamnés à porter la juste peine de leur art pernicieux, ils ont dévoilé tout le mystère, appuyant de leur témoignage irrécusable la vérité des faits que nous soutenons. Mais qu'étaient-ce que ces hommes ? peut-être n'étaient-ils que de misérables jongleurs, des hommes vils et obscurs? Erreur : ils comptaient parmi eux des adeptes de cette fameuse philosophie tant vantée, de ces hommes qui marchent le front haut, sous le manteau de philosophes, de ces magistrats de la ville d'Antioche, auxquels les maux qu'ils nous ont faits au temps de nos persécutions, ont acquis un nom si fameux. Nous savons en effet un philosophe qui était aussi prophète, qui a subi à Milet le sort que nous venons de dire. Maintenant en réunissant toutes ces preuves et beaucoup d'autres encore qu'il serait facile d'y ajouter, est-il possible de ne pas avouer que les oracles dont s'enorgueillissent certaines villes, n'étaient dus ni aux dieux ni même aux démons, mais à la fraude et aux artifices de quelques imposteurs. Et cette opinion compte parmi ses défenseurs des sectes entières de philosophes grecs et non pas des moins illustres ; car ce sont les disciples d'Aristote, et tous ceux qui furent connus plus tard sous le nom de péripatéticiens, les cyniques, et les épicuriens. Je n'ai jamais pu voir sans étonnement que tous ces hommes, qui avaient pour ainsi dire sucé avec le lait les superstitions grecques, qui avaient été nourris dans l'idée que tous ces oracles étaient vraiment des dieux, ne s'y soient cependant pas laissé prendre; mais qu'ils aient au contraire combattu avec force ces oracles célèbres que consultaient à l'envi tous les peuples, et démontré qu'il n'y fallait pas chercher la vérité, et que loin d'être utiles à quelque chose, ils pouvaient au contraire causer les plus grands malheurs. Comme une foule de ces philosophes ont démontré d'une manière irréfragable la vanité de ces oracles, je n'aurai besoin, pour confirmer ce que je viens de dire, que de citer présentement l'un deux dans la réponse où il réfute Chrysippe, auteur d'un écrit sur le destin, où les arguments sont tirés des prédictions des oracles. Notre philosophe lui démontre que c'est à tort qu'il appuie la destinée sur les oracles, que le plus souvent les oracles de la Grèce étaient convaincus d'erreur, que s'il arrivait quelquefois que l'événement répondît à leur prédiction, c'était purement par hasard; qu'enfin ces prédictions étaient inutiles, quelquefois même dangereuses. Écoutez-le parler lui-même, je cite ses propres expressions. [4,3] CHAPITRE III On démontre d'après Diogénien que l'art de la divination est dépourvu de fondements, qu'il n'aboutit le plus souvent qu'à l'erreur, et que les prédictions des oracles sont toujours vaines et inutiles, quelquefois même dangereuses. « Voici à peu près comme raisonne Chrysippe dans l'ouvrage dont nous venons de parler: Si les prédictions des oracles sont conformes à la vérité, ce ne peut-être que parce que toutes choses sont soumises à la fatalité : principe du dernier ridicule. « Car il suppose d'abord comme une chose incontestable, que toutes les prédictions de ce qu'il appelle les devins s'accomplissent toujours, ou plutôt il semble mettre en principe qu'il est admis par quelqu'un que tout est soumis aux lois de la fatalité, comme si ce n'était pas là une hypothèse de toute fausseté, puisque nous voyons tous les jours que ces prédictions ne s'accomplissent pas toutes, ou plutôt que le plus souvent il arrive le contraire. Tel est pourtant l'argument de Chrysippe, où il est évident qu'il prouve réciproquement deux propositions l'une par l'autre ; car il conclut que tout est soumis à la destinée, de ce qu'il y a des devins qui prédisent l'avenir ; et pour prouver qu'il existe un art de prédire l'avenir, il n'a pas d'autre moyen que de supposer toutes choses soumises à la nécessité : or peut-on raisonner d'une manière plus pitoyable? car qu'il arrive qu'un événement soit conforme à la prédiction des devins, ce n'est pas une preuve qu'il existe un art de la divination : cela prouve seulement qu'il peut arriver par hasard qu'un événement concoure avec la prédiction ; mais cela ne constate nullement l'existence d'une science. En effet nous ne regardons pas comme habile à tirer de l'arc celui qui atteint une fois par hasard le but et qui le manque le plus souvent. Reconnaissons-nous l'habileté du médecin qui tue la plus grande partie de ses malades, et qui rend la santé à l'un d'eux par hasard? Nous ne donnons le nom de science qu'à celle qui réussit, sinon dans tous, du moins dans la plupart de ses actes. Que le plus souvent les prédictions des devins n'obtiennent pas leur effet, toute la vie humaine en est un témoignage perpétuel; et ceux-là mêmes en donnent la meilleure preuve, qui font profession de l'art divinatoire : car ce n'est pas sur cet art qu'ils s'appuient dans les diverses nécessités de la vie ; mais ils ont recours à leur propre jugement, aux conseils et à l'assistance des hommes que l'opinion publique cite comme les plus expérimentés dans les affaires. Qu'il n'y ait rien de solide dans cet art auquel nous avons donné le nom d'art de la divination, nous le démontrerons ailleurs plus au long, lorsque nous rapporterons le sentiment d'Épicure à ce sujet. Pour le présent nous n'ajouterons à ce que nous venons de dire qu'une réflexion, c'est que si quelquefois les devins prédisent la vérité, il ne faut pas l'attribuer à leur science, mais bien au pur hasard. En effet, bien que nous rencontrions quelquefois la vérité qui est l'objet de nos recherches, dès lors que ce n'est pas toujours, que ce n'est pas même le plus souvent, qu'enfin, lors même que cela arrive, ce n'est point par une vraie connaissance, il est impossible de donner à ce cas exceptionnel un autre nom que le hasard, pour peu que l'on comprenne la véritable signification des termes. Puis, admettons même par hypothèse que l'art de la divination puisse connaître et prédire les choses futures, que s'en suivrait-il ? que toutes choses sont soumises aux lois de la fatalité. Mais reste toujours à démontrer l'avantage et l'utilité de l'art divinatoire, et c'est cependant là-dessus que Chrysippe fonde l'éloge qu'il fait de cet art. A quoi nous servira en effet de prévoir des maux qu'il n'est pas en notre pouvoir de prévenir ou d'empêcher? Or est-il au pouvoir de quelqu'un de détourner des maux qui sont le résultat d'une invincible fatalité ? Loin de nous servir à quelque chose, cet art ne semble-t-il pas fait pour le malheur de l'humanité : car il n'est propre qu'à nous faire gémir d'avance sur les maux qu'il nous annonce, puisque nous chercherions en vain à détourner des malheurs auxquels une fatale nécessité nous condamne. Et qu'on ne dise pas que d'un autre côté, la connaissance des choses heureuses qui nous doivent arriver sert à nous remplir de joie; car l'homme est ainsi fait, que la prévision du bonheur qui l'attend, lui cause moins de joie, que la connaissance des maux dont il est menacé ne lui cause de peine. Ajoutez à cela que lorsqu'il s'agit de malheurs, à moins qu'ils ne nous aient été révélés, nous ne croyons jamais en être si voisins ; tandis que pour les choses heureuses, nous y comptons pour ainsi dire toujours, en raison de l'inclination naturelle que nous avons à les désirer; c'est au point que plusieurs portent sans cesse leurs espérances et leurs prétentions au-delà même de la possibilité. De là je conclus que la prédiction des choses heureuses excite peu en nous le sentiment du plaisir, parce que sans cette prédiction, chacun de nous ne manque jamais de se promettre les succès les plus brillants : ou du moins elle ne l'excite pas au degré qu'on le croirait ; il arrive même qu'elle peut y diminuer quelque chose, savoir, lorsque l'événement se trouve au-dessous de notre attente. Il n'en est pas ainsi de la prévision des événements malheureux : il est impossible qu'elle ne jette pas une âme dans un chagrin profond; d'abord à cause de l'aversion naturelle que nous ressentons pour toute chose pénible, ensuite parce qu'elle nous force souvent à renoncer précisément aux plus douces espérances dont nous nous étions nourris. Mais je veux qu'il n'en soit point ainsi : l'inutilité des prédictions n'en sera pas moins évidente; car si, pour soutenir l'utilité de l'art de la divination, vous prétendez qu'elle prédit les événements comme devant arriver, si nous ne nous tenons pas sur nos gardes, alors vous avouez par là même que les événements ne sont plus la conséquence d'une inévitable nécessité, puisqu'il serait, dans cette hypothèse, en notre pouvoir de les éviter ou de nous y exposer. Que si vous dites que ce pouvoir lui-même est enchaîné par la fatalité, parce que c'est une loi à laquelle toutes choses sont soumises, alors revient notre première conséquence : donc la prédiction de l'avenir est inutile; car vous éviterez le malheur, s'il est dans les lois du destin que vous l'évitiez ; mais vous ne l'évitez pas, si le destin veut que vous ne l'évitiez pas, quand tous les devins du monde vous auraient prévenu de ce qui doit vous arriver. Chrysippe lui-même est contraint d'avouer que tous les moyens mis en œuvre par les parents d'Œdipe et par ceux de Pâris, fils de Priam, pour les faire périr et détourner par là le fléau dont l'un et l'autre devaient être les auteurs, que tous ces moyens, dis-je, furent en pure perte. Ainsi il ne leur servit de rien, il le reconnaît lui-même, d'avoir été instruits dans ces malheurs futurs, parce que la nécessité était là avec son inflexible loi. Mais c'est avoir prouvé assez au long et l'incertitude de la divination et son inutilité. » Ici s'arrête notre philosophe. Pour nous, nous ne saurions voir, sans le remarquer, des Grecs nourris des traditions grecques dès le berceau, instruits à fond de toutes les doctrines de leur pays sur la Divinité, des disciples d'Aristote, de Diogène, d'Épicure et une foule d'autres qui professent les mêmes opinions, tourner en dérision les devins que célèbre toute la Grèce, leur propre patrie. S'il y avait du vrai dans toutes ces merveilles attribuées aux oracles, est-il croyable qu'elles n'eussent fait aucune impression sur des Grecs qui connaissaient à fond tout le culte de leur patrie, et se seraient reproché d'ignorer le moindre point qui pouvait offrir quelque intérêt. Il y aurait donc un vaste champ pour quiconque voudrait recueillir ces diverses observations et une foule d'autres du même genre au sujet des oracles. Mais il n'entre pas dans mon dessein de suivre cette méthode. Nous serons fidèles au plan que nous nous sommes prescrit dès le commencement. Ainsi accordons aux défenseurs des oracles que ce qu'ils en disent est vrai : prenons seulement acte de leurs propres paroles, lorsqu'ils soutiennent que les réponses qui en émanent sont vraies, et sortent de la bouche même des dieux. Ces aveux que nous recueillerons, nous donneront une idée précise de ces oracles. [4,4] CHAPITRE IV Que nous sommes redevables à la doctrine évangélique d'être délivrés de toutes ces misères. Il n'est personne qui ne comprenne aisément, je pense, que la discussion présente doit être pour beaucoup dans le sujet que nous traitons, ou plutôt qu'elle en forme une des parties les plus importantes et les plus indispensables. En effet, si l'on est forcé de reconnaître qu'avant la venue de notre Sauveur Jésus-Christ tous les peuples de l'univers, grecs ou barbares, n'avaient aucune connaissance du vrai Dieu, mais qu'ils avaient pris pour des êtres dignes de leur vénération des objets qui n'avaient pas même l'existence, qu’ils s'étaient laissés emporter en aveugles, à travers toutes les régions de l'erreur, par des esprits pervers et ennemis de la Divinité, par des démons méchants et impies qui les avaient précipités au plus profond des abîmes de l'iniquité (n'est-il pas évident, en effet, qu'ils subissaient l'impulsion des démons?); ce fait ne révèle-t-il pas d'une manière éclatante le mystère de l'économie de l'Evangile, en montrant tous ces peuples affranchis du joug de leurs erreurs traditionnelles, et de la tyrannie des démons par la voix libératrice de notre Sauveur, et les extrémités les plus reculées de la terre délivrées des impostures dont le genre humain tout entier était la victime depuis des siècles? A dater de cette époque, on a vu tomber et s'abîmer les monuments de l'antique erreur des peuples, les temples avec les idoles qu'ils renfermaient. A leur place on a vu s'élever par tout le monde, au milieu des villes et des bourgades, des temples vénérables, écoles de la vraie piété, en l'honneur du Dieu souverain et créateur de l'univers; miracle dû à la puissance et à la volonté de notre Sauveur : on a commencé à offrir des sacrifices dignes de Dieu au milieu des prières des saints, des hosties pures de toute tache, sacrifices qui s'offrent par la pureté de l'âme et la pratique de toutes les vertus, conformément aux enseignements divins et salutaires de l'Évangile; ces sacrifices, les seuls qui soient agréables au Dieu suprême, s'élèvent sans cesse chaque jour vers lui du sein de toutes les nations. Après l'exposé de tels faits, ne reste-t-il pas démontré que notre abjuration des superstitions de nos pères ne doit point passer pour une folie, mais qu'elle est au contraire le fruit d'une pensée sage, que c'est à bon droit et à juste titre que nous avons embrassé une doctrine plus parfaite, et que nous avons placé nos affections dans une piété véritable et divine? Mais ces réflexions suffisent ; abordons maintenant le point que nous nous proposons de traiter. [4,5] CHAPITRE V Division de la théologie des Grecs. Les auteurs les plus versés dans la connaissance de la théologie grecque y établissent un ordre différent de celui que nous avons suivi. Ils la divisent en quatre parties. Dans la première ils définissent le Dieu suprême, et le reconnaissent pour le premier de tous les êtres, le Dieu, le père, le roi de toutes choses. Après lui ils placent les dieux d'un ordre inférieur; ensuite vient la classe des démons, puis enfin celle des héros. Tout ce qui participe à l'idée du bien est tantôt actif, tantôt passif, et tout cela s'appelle la lumière, à cause d'une sorte d'identité avec elle. Tout ce qui a une nature mauvaise s'appelle le mal; c'est la classe des mauvais génies, qui ne peuvent jamais s'accorder avec les bons; ils ont la principale puissance du mal, comme Dieu la principale puissance du bien : toute cette classe s'appelle les ténèbres. Cette division établie, les hommes dont nous parlons assignent aux dieux pour demeure le ciel et l'air supérieur à la lune; aux démons ils donnent l'atmosphère de la lune et l'air inférieur; aux âmes des héros, l'atmosphère terrestre et l'air inférieur à la terre. D'après cette division, ils placent au premier rang, parmi les dieux auxquels est dû le culte religieux, ceux qui habitent le ciel et l'air supérieur; au second rang, les bons génies; au troisième, les âmes des héros; au quatrième, les mauvais génies, les démons malfaisants. Celte division n'est vraiment que dans les termes, car en réalité ils confondent ces diverses classes ; et au lieu de tous ceux auxquels ils prétendent que conviennent les honneurs divins, ils ne révèrent que les mauvais démons et se dévouent tout entiers à leur service, comme la suite de la discussion en fournira la preuve. C'est à nous maintenant d'examiner, d'après ce que nous rapporterons, quel jugement il faut porter sur les puissances qui agissaient dans les idoles, s'il faut les appeler dieux ou démons, de bons ou de mauvais génies. Nos saintes Écritures ne savent pas ce que c'est qu'un bon démon, parce quelles ne reconnaissent que de mauvais esprits parmi ceux qui portent cette dénomination; comme aussi elles ne reconnaissent pas d'autre Dieu qui mérite, véritablement et rigoureusement ce titre, que le créateur de toutes choses. Quant aux puissances bonnes et saintes, comme elles sont créées et que par cela seul elles sont à une distance infinie du Dieu incréé, qu'elles reconnaissent elles-mêmes pour leur créateur; comme d'un autre côté elles sont néanmoins essentiellement différentes des esprits malins, nos livres sacrés ne leur donnent ni le nom de dieux ni celui de démons; mais la nature de ces intelligences tenant en quelque sorte le milieu entre celle de Dieu et celle des démons, ils ont pour elles une dénomination moyenne, fondée sur leur propre essence : ils les appellent anges de Dieu, puissances divines, esprits qui font l'office de serviteurs de Dieu, archanges, ou de tout autre nom puisé dans la nature de leurs fonctions. Quant aux démons, s'il faut que nous donnions l'étymologie de leur nom, il ne vient pas, comme le pensent les Grecs du mot g-daimohn; qui signifie savant ou habile, mais du mot g-deimainein, qui signifie craindre et effrayer, nom qui convient parfaitement à leur nature. Pour les puissances divines et saintes, il est juste qu'elles soient distinctes des démons par la dénomination, comme elles sont par les propriétés. Rien ne serait plus déraisonnable, en effet, que de confondre sous un même titre des êtres qui n'ont ni la même destination ni le même genre d'existence. [4,6] CHAPITRE VI Que ce n'est pas chez nous, mais dans les écrits mêmes des Grecs, que nous avons puisé les témoignages sur lesquels nous appuyons nos démonstrations. Examinons donc quelles sont les propriétés de leurs oracles, afin de savoir à quelle puissance il faut les attribuer, et quel jugement il faut porter de l'abjuration que nous en avons faite. Si je puisais dans mon propre fond les preuves de ma démonstration, je sens que ce serait ouvrir un trop vaste champ aux objections des esprits chicaneurs. Aussi, fidèle à la méthode que je me suis prescrite, j'emprunterai ailleurs les témoignages sur lesquels j'appuierai mes raisonnements. Il y a mille écrivains, mille philosophes grecs qui pourraient me fournir les documents dont j'ai besoin; mais il en est un surtout dont l'autorité ne sera point suspecte en cette matière, à cause de la prédilection qu'on lui connaît pour les démons. Il ne faut pas l'aller chercher hors de notre siècle; il s'y est rendu célèbre par ses écrits calomnieux contre le nom chrétien. Parmi tous les philosophes, on n'en voit point qui paraisse avoir commerce plus intime avec les démons, qu'il veut bien appeler des dieux; qui ait pris plus résolument leur défense, qui soit mieux instruit de tout ce qui les concerne. Or, dans un ouvrage qu'il a composé sur la philosophie des oracles, il a recueilli les oracles d'Apollon, des autres dieux et des bons démons; il a choisi particulièrement ceux qui lui paraissaient les plus propres à établir la puissance et la vertu de ses prétendus dieux, et à concilier du crédit à la théosophie, comme il se plaît à l'appeler. D'après ces oracles, dont il a fait lui-même le choix et qu'il a jugés dignes de l'attention de la postérité, nous pourrons juger avec connaissance de cause les devins, et prononcer à coup sûr quelle était la puissance qui les faisait agir. Observons d'abord que notre auteur, au commencement de son ouvrage, s'engage par un serment solennel à dire la vérité. Voici comment il s'exprime. [4,7] CHAPITRE VII Exposition des mystères des oracles d'après les témoignages des Grecs : serment au sujet des oracles, tirés des écrits de Porphyre. « Il a établi son salut sur une base solide et inébranlable, celui qui fonde sa confiance sur cet écrit comme sur l'unique monument certain; et il pourra communiquer intacte la doctrine qu'il y aura puisée. Car je prends les dieux à témoin que je n'ai rien ajouté, rien retranché aux réponses sacrées des oracles : si ce n'est peut-être que je me suis permis quelquefois de rectifier un mot corrompu, ou de le remplacer par une expression plus claire, ou de suppléer la mesure d'un vers tronqué, ou de supprimer quelque chose qui ne touchait en rien au sens de la réponse. Je me suis attaché scrupuleusement à rendre avec la dernière pureté le sens des termes plutôt par horreur pour l'impiété qu'il y aurait à l'altérer, que par la crainte des châtiments réservés aux sacrilèges. Ce recueil contiendra l'exposé d'une foule de dogmes philosophiques, dont la vérité est attestée par l'autorité même des dieux. Ensuite, nous dirons quelque chose des oracles, cet art divin qui procure tant d'avantages pour la connaissance de la nature et la pureté de la vie. Quant à l'utilité de ce recueil, elle sera facilement sentie par ceux qui, dans leur ardeur insatiable pour la vérité, ont plus d'une fois fait des vœux pour que la Divinité se manifestât sensiblement, afin que l'autorité de ses divins enseignements fît cesser toute crainte d'erreur. » Après ce préambule, il conjure et avertit ses lecteurs de ne point exposer aux yeux du vulgaire ce qu'il va dire, il continue en ces termes. [4,8] CHAPITRE VIII Il faut se garder de divulguer ce qu’en dit le philosophe. « Pour vous, lecteur, si je vous révèle ces mystères, gardez-vous de les divulguer : surtout que la vanité, l'appât du gain ou le désir des applaudissements des hommes ne vous les fassent jamais livrer aux profanes. Songez que ce ne serait pas sur vous seulement que retomberait la peine de transgression, mais aussi sur moi qui, trop confiant dans votre discrétion, n'ai pu garder le secret de la bienfaisance divine. Ceux-là seulement ont droit de les connaître qui font du salut de leur âme l'objet des pensées de toute leur vie. » Plus loin il ajoute : «Souvenez-vous donc de recevoir ces secrets comme les plus sacrés des mystères : car les dieux n'ont pas voulu se révéler à nous sans ombre, mais sous des voiles énigmatiques. » Vous venez d'entendre les recommandations solennelles de notre auteur : voyons maintenant, d'après les propres réponses des divins oracles, quel jugement il faut porter des puissances invisibles qui agissent en eux, et qu'on nous donne pour des dieux. Car nous ne voulons, pour réfuter cet homme, que ses propres paroles et ses propres principes. Dans son ouvrage sur la philosophie tirée des oracles, il rapporte les réponses d'Apollon, où ce dieu prescrit les sacrifices d'animaux et ordonne d'immoler non pas seulement aux démons ni aux puissances qui habitent la terre, mais aussi en l'honneur des dieux du ciel et des régions éthérées ; bien que dans un autre écrit il enseigne positivement que les êtres auxquels les Grecs offrent des sacrifices sanglants et immolent des animaux ne sont point des dieux, mais des démons ; que pour les dieux véritables, c'est un crime de leur immoler des animaux. Transcrivons donc les premières lignes de son ouvrage, où il pose les principes de la philosophie fondée sur les oracles, et où il nous apprend de quelle manière Apollon veut que les dieux soient honorés. Voici ce qu'il nous en a transmis. [4,9] CHAPITRE IX Quels sacrifices il faut offrir aux dieux d'après la doctrine de l'oracle d'Apollon. « Après avoir parlé de la piété, nous devons exposer les cultes que les dieux eux-mêmes réclament par la voix de leurs oracles, quoique nous ayons déjà dit quelque chose de cette matière, en traitant de la piété. Voici un oracle d'Apollon qui fixe les diverses hiérarchies des dieux. Ô toi, que la bienveillance des dieux conduit par cette voie, n'oublie pas d'immoler des victimes aux dieux propices : à ceux qui habitent la terre, à ceux qui règnent dans les cieux, à ceux qui habitent la terre ou les régions humides de l'air, la mer ou les demeures infernales; car la nature des dieux remplit tout de sa présence ! Je tracerai d'abord les règles des sacrifices d'animaux; grave mes paroles sur tes tablettes. Trois victimes aux divinités de la terre, trois aux dieux célestes ; elles seront blanches pour les dieux du ciel, de la couleur de la terre pour les divinités terrestres. Pour les sacrifices en l'honneur des dieux de la terre, tu les feras en trois manières : aux dieux infernaux, tu enseveliras la victime dans le sein de la terre, une fosse profonde en boira le sang ; aux nymphes, tu feras couler le miel et les dons sacrés de Bacchus; aux divinités qui voltigent autour de la terre, que le sang de la victime inonde l'autel où brûle le feu sacré : que la flamme consume l'oiseau immolé, avec de la farine d'orge pétrie de miel; que l'encens parfume l'autel et la victime; sème dessus les grains d'orge sacrés. Ensuite, si tu vas sur les sables du rivage sacrifier à la mer azurée, plonge d'abord la tête de la victime, puis abîme sous les flots le reste de son corps. Libre de ces premiers devoirs, tourne-toi vers les spacieuses régions de l'éther qu'habitent les dieux célestes ; aux dieux qui règnent dans les airs et dans les astres, égorge la victime : que des flots de sang baignent l'autel : sers les membres aux dieux ; livre les extrémités aux flammes, que le reste couvre la table du festin : que l'air liquide s'embaume des exhalaisons de l'encens : puis élève ta prière vers les dieux. » Après avoir rapporté cet oracle, il en donne plus loin l'explication suivante : « Tel est, dit-il, l'ordre des sacrifices, basé sur les différentes classes de dieux établies par l'oracle. Il y a des dieux qui habitent sur la terre et des dieux dont le séjour est sous la terre. Les dieux qui habitent sur la terre sont désignés sous le nom de dieux terrestres ; ceux qui habitent sous la terre sont appelés dieux infernaux. Aux uns et aux autres il veut qu'on immole des quadrupèdes noirs, mais avec un rite différent ; en l'honneur des dieux terrestres, l'immolation se fait sur un autel ; en l'honneur des divinités infernales, elle se fait dans une fosse où l'on ensevelit le corps entier de la victime. Que les quadrupèdes soient les victimes communes aux uns et aux autres, nous en avons la preuve dans la réponse que voici: Une victime commune honore les dieux de la terre et ceux des enfers, un quadrupède, la chair tendre d'un jeune agneau. Aux dieux célestes, l'oracle veut qu'on immole des oiseaux, que la flamme les consume entièrement, que leur sang coule autour de l'autel ; aux divinités marines, il veut qu'on offre aussi des oiseaux, mais des oiseaux vivants ; qu'on plonge dans les flots des oiseaux au plumage noir: car voici ce qu'il dit, à tous ces dieux des oiseaux, mais aux dieux marins des oiseaux noirs : par où l'on voit qu'il désigne les oiseaux pour tous les dieux (excepté toujours les dieux de la terre), et que pour les dieux marins seulement ils doivent être noirs ; d'où il suit que pour les autres ils doivent être blancs. De ces victimes blanches qui s'offrent aux dieux du ciel et des régions aériennes, on ne consacre que les extrémités des membres ; le reste doit être mangé : ce sont les seules victimes dont il soit permis de se nourrir ; les autres sont interdites. Les dieux qu'il a appelés en les classant, dieux célestes, il les appelle aussi dieux des astres. Maintenant est-il besoin d'exposer les symboles de ces divers sacrifices ? je ne le pense pas, tant ils sont clairs par eux-mêmes pour tout homme intelligent. Ainsi aux dieux terrestres on offre des quadrupèdes terrestres, parce que chacun aime son semblable : or la brebis est un animal terrestre; c'est pour cela qu'elle est consacrée à Cérès, et dans le ciel, elle préside avec le soleil à la production des fruits de la terre. Ces victimes doivent être noires, parce que la terre est opaque; elles doivent être au nombre de trois, parce que ce nombre est le symbole de la nature terrestre et corporelle. En l'honneur des divinités terrestres, la victime s'immole sur un autel, parce qu'elles ont leur séjour à la surface de la terre. En l'honneur des divinités infernales, la victime est ensevelie dans une fosse ou tombeau, parce que ces divinités habitent sous la terre. Aux autres dieux, on immole des oiseaux. Si c'est aux dieux marins on les choisit de couleur noire ; la nature de l'oiseau représente la mobilité perpétuelle des flots ; la couleur du plumage représente celle de la mer. Aux divinités aériennes, on offre des oiseaux au plumage blanc, parce que de sa nature, l'air est brillant et diaphane. Aux dieux qui habitent les régions de l'éther ou du ciel, on offre ce qu'il y a de plus léger dans la victime, l'extrémité de ses membres. Il est donné aux hommes de participer à ces victimes, pour marquer que ces dieux sont la source des biens, tandis que les autres ne font que nous préserver des maux. » Telle est la sagesse divine que notre auteur révèle dans son ouvrage sur la philosophie fondée sur les oracles. [4,10] CHAPITRE X Qu'il ne faut point regarder comme des dieux véritables, ceux auxquels on offre des animaux en sacrifice. Maintenant veuillez comparer ces doctrines de notre admirable philosophe, avec celles que l'on trouve dans son ouvrage sur l'abstinence des êtres animés. D'abord il reconnaît et établit par les raisonnements les plus solides, que le Dieu suprême, aussi bien que les puissances divines et célestes qui lui sont immédiatement inférieures, ne doivent être honorés par aucune espèce d'holocauste ou de sacrifice. Puis il rejette les croyances populaires, en disant qu'il ne faut point prendre pour des dieux ceux auxquels on offre des sacrifies d'animaux. Car comme il est de la dernière injustice d'ôter la vie à des animaux, de tels sacrifices sont trop impies, trop abominables, trop cruels, pour être agréables aux dieux. Pouvait-il plus clairement faire le procès à sa propre divinité? ne vient-il pas, en effet, de nous citer son oracle qui veut qu'on immole des animaux, non pas seulement aux divinités infernales, mais aussi aux dieux qui habitent l'air, l'éther et le ciel. Apollon le veut ainsi, il est vrai: mais notre philosophe n'en prononce pas moins sur l'autorité de Théophraste, que l'immolation des animaux ne saurait honorer les dieux, qu'elle ne convient qu'aux démons : d'où il suit que d'après son raisonnement et celui de Théophraste, Apollon n'est point un dieu, mais un démon, et non pas Apollon seulement; mais il en faut dire autant de tous les dieux reconnus chez les divers peuples; car le culte que leur rendent partout rois et sujets, dans les villes et les campagnes, consiste dans l'immolation des animaux. Selon nos deux philosophes, il ne faut donc voir dans tous ces dieux autre chose que des démons. Diront-ils que ce sont de bons démons ? Mais quand ils ont déclaré impie, abominable, cruel, tout sacrifice sanglant, comment oseraient-ils appeler bons, des génies qui acceptent de tels sacrifices? Que sera-ce maintenant, si nous faisons voir que non seulement ces sortes de sacrifices, mais même les sacrifices humains leur étaient d'une agréable odeur, ce qui est le comble de l'inhumanité et de la cruauté? Ne sera-ce pas mettre dans la dernière évidence leur amour pour le meurtre, leur goût pour le sang, leur penchant à la cruauté, en un mot ne sera-ce pas avoir prouvé qu'ils ne sont que de mauvais démons? Quand nous en serons venus là, ne restera-t-il pas clairement démontré que nous nous sommes laissé conduire par la droite raison, lorsque nous avons abandonné cet horrible culte. N'est-il pas en effet contre toute religion et toute piété de prostituer le nom auguste de Dieu avec l'honneur suprême qui lui est dû, à de méchants génies ? d'accorder à des brigands, à des profanateurs de tombeaux, les honneurs dus à la dignité royale parmi les hommes? Aussi nous avons appris à révérer Dieu d'une autre manière dans les honneurs dignes de lui que nous lui rendons, à lui et aux puissances bienheureuses qui l'environnent et auxquelles il prodigue sa bienveillance : rien de terrestre et de mortel, rien de sanglant et de souillé, rien de matériel et de corruptible n'existe dans notre culte : mais nous lui offrons l'hommage d'un esprit pur de toute pensée mauvaise, d'un corps réglé par la chasteté et la tempérance, parure mille fois plus brillante que tous les ornements de luxe, voilà le culte que nous avons à cœur et si nos formons des vœux aux pieds de notre Dieu, c'est celui de conserver intactes jusqu'à notre dernier soupir les doctrines pures et dignes de Dieu, et surtout les divers enseignements qui nous ont été laissés par notre Sauveur. Ce sont là des observations que nous voulions mettre en avant : maintenant il est temps que nous venions à la preuve de ce que nous avons avancé. Suivons d'abord notre auteur dans l'endroit de son titre sur l'abstinence des êtres animés, où il défend de brûler ou d'immoler rien de terrestre en l'honneur du Dieu suprême, ni des puissances divines qui lui sont immédiatement inférieures, parce que ce culte répugne à la véritable piété. [4,11] CHAPITRE XI Que rien de terrestre ne doit être brûlé et immolé en l'honneur du Dieu suprême. « Rien de ce qui tombe sous les sens ne doit être offert ou immolé au Dieu souverain, comme l'a dit un sage. Car tout ce qui est matériel devient indigne par là même d'un Dieu immatériel. Ainsi, le langage même ne saurait l'honorer, soit le langage extérieur, exprimé par des paroles, soit le langage intime de l'âme, si elle est souillée par quelque passion mauvaise. C'est par un chaste silence, par des pensées pures que nous devons l'honorer : c'est en nous approchant de lui, en retraçant en nous son image, en élevant jusqu'à lui nos affections, que nous lui offrirons un sacrifice véritable, qui sera à la fois un hymne de louange en son honneur, et une cause de salut pour nous. Et c'est dans le calme d'un esprit occupé de la contemplation de Dieu que s'accomplit ce sacrifice. » [4,12] CHAPITRE XII Que de semblables sacrifices ne doivent point être offerts non plus aux puissances divines. « Aux dieux qui procèdent de lui, à ces dieux que conçoit l'intelligence, il faut aussi offrir un esprit, un sacrifice de louanges : car il convient de consacrer à chacun d'eux les prémices des dons que nous tenons de leur munificence, les prémices des bienfaits par lesquels ils pourvoient au soutien et à la conservation de notre être. Et de même que le laboureur offre les prémices de ses gerbes et de ses fruits, de même aussi nous devons offrir à ces dieux les prémices de nos pensées pures, comme une action de grâce du bienfait de l'intelligence que nous leur devons, et aussi pour leur témoigner notre gratitude de ce qu'ils ne dédaignent pas d'habiter parmi nous, de se laisser voir pour être, par leur présence, notre nourriture, et même de se faire comme des flambeaux qui éclairent nos pas pour notre sûreté. » Voilà ce que dit notre auteur. C'est à peu près la même doctrine que celle de cet homme tant célèbre partout, Apollonius de Tyane ; car dans un ouvrage qu'il a composé sur les sacrifices, voici ce qu'il dit au sujet du grand Dieu, du Dieu suprême. [4,13] CHAPITRE XIII Nouvelle autorité en faveur de cette assertion, qu'il ne faut immoler ou offrir rien de terrestre au Dieu souverain. « Il a trouvé, à mon avis, le seul culte agréable à la Divinité, il doit par conséquent plus que personne la trouver propice et favorable, celui qui n'immole point de victimes, qui n'allume point de bûcher, en un mot, qui ne consacre aucun objet sensible en l'honneur du Dieu que nous appelons suprême, le Dieu unique placé à une distance immense des autres dieux, du Dieu que nous devons reconnaître avant tous les dieux d'un ordre inférieur : car il n'a besoin de rien, ce Dieu, pas même des objets qui sont d'une nature bien supérieure à la nôtre; et parmi les diverses productions de la terre, parmi tous les animaux qu'elle nourrit, aussi bien que l'air, il n'est rien qui ne soit comme une vile ordure en comparaison de ce grand Être. Celui-là seul l'honore donc dignement qui lui offre sans cesse le culte de ses louanges, mais non point de cette louange qui s'exprime par les lèvres. Quand on demande des sens au plus parfait de tous les êtres, on doit employer la plus parfaite de toutes nos facultés ; or cette faculté, c'est l'esprit agissant sans le secours des organes. » Ces notions ne nous conduisent-elles pas à conclure que c'est un crime d'immoler des victimes au Dieu souverain? Maintenant rapprochez de cette doctrine sur les sacrifices celle dont notre auteur se fait aussi le patron, en s'appuyant sur le témoignage de Théophraste. [4,14] CHAPITRE XIV Que les sacrifices d'animaux sont une injustice, une impiété, un crime digne de toutes les imprécations. « Bientôt les hommes en vinrent à ce point de perversité dans leurs offrandes, qu'ils conçurent l'idée affreuse de sacrifices pleins d'une horrible cruauté : au point que les imprécations dont nous avons parlé précédemment durent être au terme de leur accomplissement, depuis que les hommes osèrent immoler des victimes, ensanglanter leurs autels, en un mot, n'eurent recours, dans les extrémités de la famine ou de la guerre, qu'aux sacrifices sanglants. Aussi la Divinité, dit Théophraste, indignée de semblables horreurs, dut les punir de châtiments proportionnés au double crime dont les hommes se rendirent alors coupables; car il y en eut qui devinrent athées, d'autres, impies ou plutôt insensés, puisqu'ils ne supposaient pas aux dieux une autre nature, une nature plus parfaite que la nôtre. Les premiers n'offrirent aucun sacrifice, les seconds offrirent des sacrifices, mais où ils immolèrent des victimes abominables. » Plus loin il ajoute : « D'après ces principes, on ne doit pas trouver étrange que Théophraste interdise les sacrifices d'êtres animés en l'honneur de Dieu, défense qu'il appuie sur plusieurs raisons. En effet, continue notre auteur, quand nous faisons une offrande, elle ne doit blesser les intérêts de personne ; car si nous ne devons jamais nuire à qui que ce soit, c'est surtout dans un acte de religion comme le sacrifice. Mais on dira peut-être : Dieu ne nous a pas moins accordé les animaux que les fruits pour notre usage. Je l'avoue ; mais vous n'en faites pas moins injure aux animaux, en les immolant, parce que vous les privez de la vie. C'est donc un crime de les immoler; car qui dit sacrifice dit une chose sainte, comme l'indique le nom même du sacrifice, Thusia, qui vient de Osia, c'est-à-dire saint. Or rien n'est plus opposé à la sainteté que d'usurper, pour témoigner sa reconnaissance, les biens d'autrui, contre la volonté du légitime propriétaire, que ces biens soient des fruits ou des plantes; car ce qui se fait au détriment d'autrui ne saurait être saint; mais si la sainteté défend d'user pour un sacrifice de simples fruits, par cela seul qu'ils appartiennent à autrui, à combien plus forte raison sera-t-il défendu par la justice d'usurper, pour faire un sacrifice, des biens infiniment plus précieux? car alors le crime est beaucoup plus grand. Or aucune des productions de la terre ne saurait entrer en comparaison avec l'âme ou la vie; c'est donc une injustice affreuse que de dépouiller les animaux d'un semblable bien en les immolant. » Puis il conclut : « Il faut donc respecter la vie des animaux et ne pas lui offrir en sacrifice. » Plus loin il ajoute : « Ce que l'on ne peut acquérir sans injustice ne doit pas faire la matière d'un sacrifice. » Et plus bas : « Si nous immolons des animaux en l'honneur des dieux, c'est pour quelqu'une des raisons suivantes: car l'une d'elles doit être toujours le but de nos sacrifices. Or d'abord, la Divinité peut-elle regarder comme un honneur que nous lui faisons, un sacrifice qui est par lui-même une injustice? Ne verra-t-elle pas plutôt une injure dans un pareil hommage? Pouvons-nous en effet sans une injustice évidente, immoler des animaux dont nous n'avons reçu aucun mal : nous ne les offrirons donc pas en sacrifice sous prétexte de rendre hommage à la Divinité. Mais ensuite ces sacrifices ne nous sont pas plus permis pour remercier les dieux des biens que nous en avons reçus; car si je veux témoigner ma reconnaissance pour un bienfait, et payer son auteur d'un juste retour, je me garderai bien de le faire au détriment d'autrui : autrement ce serait exactement comme si je ravissais à mon voisin une chose qui lui appartient, pour en faire hommage à quelqu'un que je voudrais honorer ou remercier. Enfin, en troisième lieu, ces sortes de sacrifices ne sauraient nous servir davantage, s'il s'agit d'obtenir des dieux quelque bien ou quelque faveur : car lorsqu'un homme use de moyens injustes pour obtenir un bienfait, il est bien permis de supposer qu'il n'y a que de l'ingratitude à attendre de lui lorsqu'il l'aura reçu. Donc il ne faut pas offrir des animaux en l'honneur des dieux, même en vue d'en obtenir des biens: car à un homme la connaissance d'une pareille action pourrait peut-être échapper, mais aux dieux jamais. Si donc d'un côté, nos sacrifices doivent toujours avoir pour but une des trois fins que nous venons d'exposer, que d'un autre côté, les sacrifices d'animaux ne puissent remplir aucune de ces trois fins, il en résulte évidemment qu'il n'existe point de cas où il soit permis d'immoler des animaux en l'honneur des dieux. » Plus loin il ajoute : « Voici quels sacrifices ne répugnaient point à la nature de l'homme et au sentiment intime de son âme : c'était alors que le sang des taureaux vigoureux ne souillait point les autels, alors que c'était pour les hommes le plus exécrable de tous les forfaits de se nourrir d'une chair à laquelle on aurait arraché la vie. » Puis après quelques mots : « Quel sera le jeune homme pour qui la tempérance aura des charmes, quand il saura que les dieux aiment les festins somptueux, qu'ils se repaissent, comme l'on dit, de la chair des taureaux et des autres animaux ? Quand il aura appris que ces victimes sont agréables aux dieux, ne se croira-t-il pas autorisé à commettre impunément toutes sortes de crimes, sachant qu'il aura dans les sacrifices un moyen infaillible de les racheter? Persuadez-lui au contraire que les dieux ne se soucient pas de semblables hommages, qu'ils ne considèrent que la moralité de ceux qui les honorent, que le plus beau sacrifice qu'on puisse leur offrir, c'est d'avoir des pensées justes et droites sur leur nature et sur celle de toutes choses, n'y aura-t-il pas dans cette doctrine de quoi lui imprimer l'amour de la tempérance, de la justice, de la sainteté? Qu'il sache donc que la plus belle offrande à présenter aux dieux, c'est celle d'un cœur pur, d'une âme exempte de pulsions mauvaises : que cependant ils acceptent avec bienveillance quelques autres modestes offrandes, lorsqu'elles sont faites dans toute l'ardeur de l'âme, et non point avec négligence: que le véritable culte envers les dieux est le même que celui qu'on rend aux hommes vertueux, c'est-à-dire de leur accorder la préséance dans les assemblées, de se lever en leur présence, de leur donner la première place à table ; et ce culte ne consiste nullement dans la richesse de ces offrandes. » Ces maximes de Théophraste prouvent que c'était un sentiment admis chez les Grecs par leurs philosophes, que rien ne devait être offert aux dieux de ce qui avait eu vie; que de tels sacrifices étaient impies, injustes, nuisibles et dignes d'exécration. Il n'était pas d’un dieu, il n'était pas même d’un bon démon, ami de la vérité, l'oracle que nous avons entendu plus haut exiger de sacrifices sanglants, et l'odeur de la graisse des animaux: elles n'étaient donc pas des dieux, toutes ces prétendues divinités en l'honneur desquelles le même oracle prescrit d'immoler des victimes animées. Il ne faut donc pas voir autre chose qu'un mauvais démon, un esprit d'erreur ou d'imposture, dans cet oracle qui proclame le mensonge, qui décore du titre de dieux des êtres qui ne le sont pas, qui ordonne des sacrifices sanglants, non pas seulement en l'honneur des dieux infernaux, mais aussi en l'honneur des dieux célestes. Mais s'il faut voir des dieux dans tous les êtres, voyons du moins quelle idée, il faut s'en faire, c'est-à-dire quels dieux ils sont : notre auteur va nous le dire lui-même. [4,15] CHAPITRE XV Que les Grecs n'offraient pas ces sortes de sacrifices aux dieux, mais aux démons. « Dans son zèle pour la religion, il n'ignorait pas que les victimes animées ne s'offraient point aux dieux, mais aux démons bons ou méchants. Il savait aussi à qui il importait d'offrir ces sacrifices et quelle sorte de culte les démons exigeaient de ceux qui s'adressaient à eux ». Puis il ajoute : « Ce n'était pas aux dieux, mais aux démons, qu'offraient des sacrifices sanglants ceux qui reconnaissaient des puissances divines dans l'univers; c'est là un fait appuyé sur le témoignage des anciens théologiens, et parmi ces démons, les uns sont méchants et ont une puissance nuisible, les autres sont bons, et nous n'avons rien à craindre d'eux. » Voilà ce que dit notre auteur. Il y a donc, de son propre aveu, de bons et de méchants démons. Eh bien ! prouvons-lui que ceux qu'il appelle des dieux n'étaient pas même de bons, mais bien de méchants démons. Et voici comme je raisonne : un bon génie fait du bien, un mauvais génie ne connaît que le mal. D'après ce principe, s'il est clair que tous ces prétendus dieux ou démons, dont le nom retentit en tous lieux, et qui reçoivent le culte de toutes les nations, comme Saturne, Jupiter, Junon, Minerve et les autres dieux du même ordre, les puissances invisibles, les démons qui habitent les idoles; s'il est clair, dis-je, que tous ces dieux se font un plaisir de voir couler dans leurs sacrifices, non pas seulement le sang des animaux sans raison, mais même celui des hommes, plaisir cruel qui n'est satisfait que par la douleur des malheureux mortels, peut-on concevoir un plus terrible fléau que de semblables dieux? En effet, si au sentiment des philosophes, les sacrifices d'animaux sans raison sont une chose affreuse et digne d'exécration, un crime détestable, une injustice, une impiété qui peut attirer les derniers malheurs sur ceux qui offrent de telles victimes indignes de la Divinité, que faut-il penser des sacrifices humains, sinon qu'ils sont une impiété mille fois plus criminelle. Ils ne sauraient donc être agréables qu'à des génies malfaisants et destructeurs, mais jamais à de bons démons. Eh bien! faisons voir que tel était le joug affreux qui pesait sur les hommes, avec les erreurs idolâtriques, avant que notre Sauveur eût annoncé la doctrine de son Évangile ; que l'univers n'a été délivré de ce fléau que vers le temps d'Adrien, alors que la doctrine de Jésus-Christ éclairait déjà toutes les régions de sa bienfaisante lumière. Et ici encore ce ne sera pas nous qui parlerons ; nous invoquerons le témoignage de nos ennemis ; nous les entendrons avouer que telle fut l'impiété des temps antérieurs, que dans leur vaine superstition, les hommes excédèrent de beaucoup les limites de la nature, poussés par des esprits malfaisants et comme par une fureur diabolique, jusqu'à acheter les faveurs de leurs divinités sanguinaires au prix de la vie de ce qu'ils avaient de plus cher et de mille autres sacrifices humains. Ainsi on voyait un père immoler au démon son fils unique; une mère, sa fille chérie ; les amis les plus intimes offrir en holocauste leurs amis et leurs proches comme de vils animaux étrangers à notre nature. Partout dans les villes et les campagnes, vous auriez vu les peuples dépouiller en quelque sorte la sensibilité et la compassion naturelle de l'humanité, pour prendre des mœurs farouches et sans pitié, immoler à leurs dieux leurs proches et leurs compatriotes ; coutumes affreuses, inspirées évidemment par quelque furie ou quelque mauvais démon. Parcourez l'histoire de la Grèce et des nations barbares, et vous y verrez comment ils dévouaient aux sacrifices, ceux-ci leurs fils, ceux-là leurs filles, d'autres jusqu'à leurs personnes mêmes. Pour moi j'invoquerai un témoignage dont je me suis déjà servi fréquemment. Voici comment parle Porphyre dans ce même ouvrage où nous l'avons vu combattre comme une injustice et une impiété, les sacrifices d'animaux. [4,16] CHAPITRE XVI Sur les anciens sacrifices humains d'après Porphyre et quelques autres philosophes. « Pour prouver que nous n’avançons pas ces faits gratuitement, mais sur l'autorité de l'histoire qui en est remplie, il suffira de citer les exemples suivants. A Rhodes, au sixième jour du mois de Métagitnion, on immolait un homme à Saturne. Plus tard on remplaça cet antique usage par un autre : on gardait jusqu'aux prochaines saturnales, un criminel condamné par la justice publique au dernier supplice; puis quand arrivait le temps de la fête, on le conduisait hors des portes de la ville, on l'enivrait, puis on l'immolait vis-à-vis le temple d'Aristobule (la déesse du bon conseil ). A Salamine, nommée autrefois Coronée, au mois que les Cypriotes appellent Aphrodisius, on immolait un homme à Agraule, fille de Cécrops et de la nymphe Agraulide, usage qui subsista jusqu'au temps de Diomède, où l'on immola cet homme en l'honneur de Diomède lui-même. Or, une même enceinte contenait les temples de Minerve, d'Agraule et de Diomède. La victime destinée à ce sacrifice était conduite par les jeunes gens, qui lui faisaient faire en courant trois fois le tour de l'autel : puis le sacrificateur lui plongeait une lance dans la poitrine, et le corps était consumé entièrement dans les flammes d'un bûcher. Cet usage fut aboli par Déiphilus, roi de Chypre, vers le temps de Séleucus le théologien : ce prince substitua à ce sacrifice l'immolation d'un bœuf; l'échange fut agréable au démon, ce qui prouve que l'un et l'autre sacrifice ont la même valeur. Manéthon, dans son livre de la Piété et des Antiquités, cite aussi une autre abolition d'un semblable sacrifice humain à Héliopolis en Égypte, abolition qui fut prononcée par Amosis. Ce sacrifice s'offrait en l'honneur de Junon ; on choisissait les hommes qui devaient en être les victimes, avec les mêmes cérémonies qui étaient en usage pour chercher et marquer les jeunes taureaux blancs. On en immolait trois en un jour. Amosis leur fit substituer un égal nombre de figures de cire à forme humaine. Dans les îles de Chio et de Ténédos, au rapport d'Euelpis de Carysté, on immolait à Bacchus Omadius un homme que l'on avait mis en pièces : les Lacédémoniens offraient un semblable sacrifice à Mars, au témoignage d'Apollodore. Les Phéniciens, dans les grandes calamités publiques, comme la guerre, la famine, la sécheresse, immolaient à Saturne le plus cher de leurs amis, désigné par les suffrages communs. On en trouve une foule d'exemples dans leur histoire écrite par Sanchoniaton, et traduite en grec, en huit livres, par Philon de Biblos. Ister, dans un ouvrage où il traite des sacrifices des Crétois, rapporte que c'était autrefois un usage chez les Curètes d'immoler des enfants à Saturne. Pallas, auteur d'un excellent ouvrage, où il a réuni tout ce qui a rapport aux mystères de Mithra, assure que les sacrifices humains furent abolis à peu près chez tous les peuples, sous le règne de l'empereur Adrien. En effet à Laodicée, en Syrie, on immolait, chaque année, à Minerve une jeune fille; maintenant on se contente d'offrir une biche. En Afrique les Carthaginois offraient aussi des sacrifices humains ; ils furent abolis par Iphicrate. Dans l'Arabie, les Dumatiens immolaient chaque année un enfant, et l'enterraient sous l'autel qui leur servait d'idole. Philarque rapporte qu'en général tous les peuples de la Grèce, avant de marcher contre leurs ennemis, immolaient des victimes humaines. Je passe sous silence les Scythes et les Thraces ; je ne dis rien du sacrifice de la fille d'Érechthée et de Praxithée, immolée par les Athéniens. Mais quel est l'homme qui ignore que dans la grande ville, on immole un homme à la fête de Jupiter Lotiaris? » Il ajoute ensuite : « Depuis ce temps jusqu'à nos jours, non seulement aux Lupercales, en Arcadie, non seulement aux fêtes de Saturne à Carthage, on immolait un homme dans un sacrifice public ; mais il n'y avait pas d'année où ces deux peuples, à une certaine époque, n'arrosassent leurs autels du sang d'un de leurs compatriotes, d'après une ancienne coutume consacrée par le temps. » Contentons-nous de ce fragment de l'ouvrage que nous citons. Mais voici un passage du premier livre de l'Histoire des Phéniciens par Philon. « C'était un antique usage, dit-il, que, dans les grandes calamités publiques, les premiers de la ville ou du pays immolassent le plus chéri de leurs enfants en expiation aux dieux vengeurs. Des cérémonies mystérieuses accompagnaient ces sacrifices. Or il arriva que Saturne, auquel les Phéniciens donnent le nom d'Israël, et auquel ils rendirent les honneurs divins après sa mort, en le plaçant dans l'étoile qui porte son nom, régna dans ce pays. Il eut un fils unique d'une nymphe de la contrée, qui s'appelait Anobret; il lui donna le nom de Jeüd, qui signifie chez les Phéniciens, fils unique. Or le pays ayant à soutenir une guerre très périlleuse, son père revêtit cet enfant des insignes de la royauté, et l'immola sur un autel qu'il avait élevé lui-même. » Voilà les faits que nous représentent les histoires anciennes. C'est donc à juste titre que l'admirable Clément d'Alexandrie, dans son exhortation aux Grecs, après avoir condamné ces horreurs, déplore ainsi l'aveuglement des hommes de ces temps-là. « Ajoutons encore ceci, dit-il : voyez ce que sont ceux dont vous vous êtes fait des dieux : des démons barbares et ennemis de l'humanité, qui non contents de jouir des folies des malheureux mortels, se font souvent un plaisir de savourer leur sang. Ce sont eux qui armaient le bras des combattants dans l'arène ou qui soufflaient le feu de la guerre en soulevant mille ambitions rivales; peu leur importait le moyen, pourvu qu'ils pussent satisfaire leur goût honteux pour le sang humain. Tel est le fléau qu'ils faisaient peser sur les nations dont ils exigeaient des libations atroces. Ainsi on a vu Aristomène de Messine immoler trois cents hommes à Jupiter Ithomite, prétendant offrir au dieu une hécatombe d'agréable odeur : au nombre des victimes, on en comptait une illustre, Théopompe, roi des Lacédémoniens. Tous les étrangers que la tempête pousse vers les côtes de la Chersonèse Taurique, à peine sont-ils venus échouer sur le rivage, que le peuple de ce pays les immole à Diane Tauríque. Ce sont ces sacrifices qu'Euripide a transportés sur la scène tragique. Monime dans son Recueil des faits mémorables, raconte qu'à Pella, en Thessalie, on immolait un Grec en l'honneur de Pelée et de Chiron. Anticlide, dans son livre intitulé le Retour, raconte que les Lyctiens, peuple Crétois, immolaient des hommes à Jupiter. Au témoignage de Dosidas, il existait chez les Lesbiens un usage semblable en l'honneur de Bacchus. Je ne saurai passer sous silence les Phocéens, lesquels, selon Pythoclès, dans son troisième livre de la Concorde, offraient un homme en holocauste à Diane Tauropole. Ni Érechthée, à Athènes, ni Marius, à Rome, qui immolèrent l'un et l'autre leur propre fille, le premier à Proserpine, comme le dit Démarate au premier livre de ses Événements tragiques, le second, aux dieux préservateurs, d'après Dorothée au quatrième livre de son Histoire d'Italie. Ces exemples suffisent pour vous faire comprendre toute l'humanité des démons. Mais comment l'impiété ne serait-elle pas le partage de ceux qui se sont voués à leur culte, qui donnent à ces démons le nom de dieux sauveurs, et qui attendent leur salut de puissances qui se montrent toujours ennemies du salut des hommes ? Aussi les partisans de ce culte sont tellement persuadés qu'ils honorent leurs divinités par ces sortes de victimes, que cette idée leur fait perdre de vue que c'est un homme qu'ils immolent, comme si le lieu pouvait sanctifier le meurtre, et en faire un sacrifice pur. En effet, immolez un homme à Diane ou à Jupiter, serez-vous moins coupable que si la colère ou la cupidité vous eût armé le bras? Aurez-vous le droit de donner à votre action le nom de sacrifice, parce que cet homme, vous l'aurez immolé sur l'autel des démons, et non pas sur le chemin? Non, un pareil sacrifice ne sera jamais qu'un meurtre. Quoi donc! ô hommes ! les plus sages des êtres animés, vous fuyez à l'aspect d'une bête féroce; si vous rencontrez un ours, un lion, vous détournez vos pas : que vous rencontriez un serpent, vous reculez d'horreur; la vallée n'a pas de retraites assez profondes pour vous y réfugier, tant la frayeur a saisi vos membres ; et vos démons sont méchants, ils veulent votre mort, vous tendent des pièges; ils sont destructeurs, ennemis des hommes, et vous ne les abandonnez pas ! vous n'en avez pas horreur ! » Tel est le témoignage de Clément d'Alexandrie. Mais j'ai encore à vous produire une autre autorité pour constater les goûts sanguinaires de ces démons impies et cruels, c'est Denys d'Halicarnasse, qui a écrit avec une grande exactitude l'histoire des Romains ; or, il affirme que Jupiter et Apollon exigeaient des victimes humaines et c'était là leur volonté si expresse, que malgré la fidélité de leurs adorateurs à leur payer le tribut des prémices de leurs fruits et de leurs troupeaux, ils ne les accablaient pas moins de toutes sortes de fléaux, pour la seule omission des sacrifices humains. Mais écoutons l'auteur lui-même, son récit vaudra mieux que tout ce que nous pourrions dire : « L'Italie dut un reste de salut à la prudence des Aborigènes. Un fléau dévastateur menaçait le pays d'une ruine certaine; la terre était désolée par une affreuse sécheresse. Les fruits ne mûrissaient point aux arbres; ils tombaient encore verts ; les semences jetées dans le sein de la terre laissaient voir une tige languissante, où la fleur périssait avant que l'épi eût atteint l'époque de la maturité. Plus de pâturages pour les troupeaux, plus d'eau qu'on pût boire avec sécurité : les fontaines diminuaient par l'excès de la chaleur ou restaient totalement à sec. Le fléau s'étendait jusque sur la fécondité des animaux et même des femmes. Le fruit avortait ou périssait en naissant, on vit même la mort de la mère en être la suite. Un enfant parvenait-il à franchir le sein de sa mère, c'était toujours avec telle imperfection, tel défaut, qui le rendait incapable d'être élevé. Tout ce qu'il y avait d'ailleurs d'êtres animés dans la force de l'âge était consumé par des maladies affreuses qui centuplaient le nombre ordinaire des morts. Or ils consultèrent l'oracle pour savoir quel était le dieu ou le démon envers qui ils s'étaient rendus coupables, et dont la colère leur avait mérité ces maux, à quel prix ils pourraient en obtenir la cessation. Il leur fut répondu qu'ayant obtenu des dieux l'effet d'une demande, ils n'avaient pas été fidèles de leur côté à l'exécution de leur vœu ; qu'ils étaient même demeurés redevables de la portion la plus importante. Car, dans une disette absolue de toutes les choses nécessaires à la vie, les Pélasges avaient fait vœu d'immoler à Jupiter, à Apollon et aux Cabires, la dîme de tout ce qui leur naîtrait. Le fléau cessa à leur prière ; aussitôt ils offrent aux dieux la portion promise des productions de la terre, et des fruits des animaux, comme si ces offrandes eussent été seules comprises dans leur vœu. Ces faits se trouvent dans Myrsile de Lesbos qui les a rapportés à peu près dans les mêmes termes que moi, si ce n'est qu'il donne au peuple auquel il les attribue, le nom de Tyrrhéniens, au lieu de Pélasges. Je dirai plus loin Ia raison de cette différence. Or, après que la réponse de l'oracle leur eut été rapportée, ils se perdirent en conjectures pour en découvrir le sens. Dans leur incertitude, un vieillard ouvrit cet avis : Après avoir réfléchi mûrement au sens de l'oracle, je crois, dit-il, que ce serait une grande erreur, que d'accuser les dieux de vous châtier injustement. Il est bien vrai que vous vous êtes acquittés envers les dieux, comme vous le deviez, des prémices de tous vos biens; mais il est une chose dont vous leur êtes restés redevables, c'est la dîme de la race humaine; et certes, c'est bien là la chose la plus précieuse aux yeux des dieux. Ce ne sera qu'en payant cette dette légitime que l'oracle recevra son accomplissement. Cette interprétation trouva d'une part des approbateurs, mais aussi, d'un autre côté, elle rencontra des esprits disposés à la tenir pour suspecte. Un homme proposa de s'en rapporter au dieu lui-même. En conséquence on envoya de nouveau consulter l'oracle, pour savoir s'il avait entendu comprendre les hommes dans les choses dont on devait offrir la dîme aux dieux. L'oracle dit que tel était le sens de sa réponse. A celle décision, il s'éleva de grandes contestations au sujet du mode d'après lequel devait s'opérer la décimation. La discorde se mit d'abord parmi les chefs de chaque cité; puis le peuple conçut des soupçons sur les chefs eux-mêmes. De là des désertions sans nombre et sans ordre, telles qu'on doit s'attendre à en rencontrer parmi des hommes frappés de vertige par la colère des dieux. Des maisons entières furent abandonnées, parce qu'après l'émigration d'une partie des habitants, ceux qui restaient ne pouvaient supporter l'idée d'être séparés de leurs proches, et jetés au milieu et en quelque sorte comme à la merci de leurs ennemis. Ils passèrent donc de l'Italie en Grèce, et dans les contrées barbares. Cette première émigration fut bientôt suivie de beaucoup d'autres; il n'y avait pas d'année qu'il ne s'en fît quelqu'une, parce que dans chaque ville les chefs ne cessaient de décimer la jeunesse, dans la persuasion où ils étaient de rendre en cela de justes devoirs aux dieux, et aussi parce qu'ils craignaient des soulèvements parmi ceux qui échappaient à la mort. Ajoutez que les partis ennemis trouvaient là un prétexte spécieux pour satisfaire leurs haines réciproques. Il se faisait donc des émigrations continuelles, et la nation des Pélasges se trouva bientôt dispersée par toutes les contrées de la terre. » Un peu plus loin il ajoute : « Les anciens offraient aussi, dit-on, à Saturne des sacrifices humains, comme on le faisait à Carthage pendant qu'elle subsistait, et comme nous le voyons encore aujourd'hui chez les Gaulois et chez plusieurs peuples de l'Occident. Hercule en abolit l'usage, et fut le premier qui éleva un autel sur la colline de Saturne, pour y offrir des victimes pures sur un bûcher sacré ; et pour qu'il ne restât au cœur des peuples aucune crainte d'avoir transgressé les traditions de leurs pères, il leur apprit un moyen d'apaiser le courroux des dieux. Ils précipitaient un homme pieds et mains liés dans le Tibre; à la place de cette victime, il leur fit faire des statues de forme humaine, et les fit jeter dans le fleuve avec les mêmes cérémonies qui avaient lieu pour la victime humaine. De la sorte, s'il restait encore dans les esprits quelque idée de l'ancien culte, elle devait s'évanouir peu à peu par l'introduction d'un sacrifice où l'on conservait l'image de l'ancienne victime. C'est ce que font aujourd'hui encore les Romains, peu de temps après l'équinoxe du printemps, aux ides de mai. Après avoir immolé les victimes légales, les pontifes, qui sont les chefs suprêmes du culte religieux, et avec eux les vestales, chargées de l'entretien du feu sacré, les généraux et ceux des citoyens auxquels la loi permet d'assister aux sacrifices, prennent trente petites statues de forme humaine, auxquelles ils donnent le nom d'Argées, et les lancent dans le Tibre du haut du pont sacré. » Voilà ce que rapporte Denis d'Halicarnasse. Nous trouvons à peu près les mêmes faits rapportés par Diodore de Sicile au vingtième livre de sa Bibliothèque historique ; voici ce qu'il dit textuellement des Carthaginois assiégés par Agathocle, tyran de Sicile, après la mort d'Alexandre, au temps de Ptolémée : « Ils attribuaient la colère de Saturne contre eux, à ce qu'ayant autrefois l'usage d'offrir au dieu la fleur de leur jeunesse, quelques citoyens s'étaient depuis soustraits à cette loi en achetant des enfants qu'ils élevaient en secret, et qu'ils destinaient au sacrifice. Des recherches exactes à ce sujet prouvèrent qu'il y avait parmi les victimes des enfants supposés. Ce fait ayant donné lieu à des réflexions, comme ils voyaient à leurs portes une armée ennemie qui les assiégeait, dans leur frayeur religieuse, ils attribuèrent ce fléau à ce qu'ils avaient transgressé les lois du culte de leurs pères : en conséquence, pour expier et réparer cette faute, ils immolèrent publiquement deux cents jeunes gens des plus illustres familles, désignés par un commun suffrage. A ces deux cents victimes se joignirent librement tous ceux sur lesquels pesait le soupçon d'avoir violé l'ancien usage religieux; ils n'étaient pas moins de trois cents. Saturne avait dans la ville une statue d'airain dont les bras étaient étendus et inclinés vers la terre, de telle sorte que la victime qui y était déposée devait glisser et tomber dans une fournaise ardente. » Tel est le récit de Diodore dans son Histoire. C'est donc avec raison que nos divines Écritures, reprochant aux Juifs circoncis d'imiter les nations, leur adressent cette accusation : « Ils immolaient leurs fils et leurs filles aux démons. La terre a été ensanglantée et souillée par leurs œuvres. » Ces faits prouvent, selon moi, que c'est aux démons, et non pas aux bons démons, mais à ce qu'il y a de plus méchant et de plus barbare parmi eux, qu'il faut attribuer l'érection primitive des anciens simulacres des dieux, en un mot, l'institution de tout ce culte idolâtrique des païens. Après cela, le prophète ne dit-il pas une grande vérité, lorsqu'il s'écrie que « Tous les dieux des nations sont des démons. » Et l'Apôtre, lorsqu'il dit : « Leurs victimes, c'est aux démons et non à Dieu qu'ils les immolent. » Or, s'il y avait véritablement en eux quelque chose de bon qui pût leur mériter le nom de bons génies, comme ils sont quelquefois appelés, on devrait les trouver bienfaisants, cherchant le salut de tout le monde, aimant la justice, s'intéressant au bien-être de l'humanité. Mais s'il en était ainsi, leurs oracles ne défendraient-ils pas aux hommes de semblables abominations? Mais, loin de là, on ne trouve pas même chez les hommes tant de malice et de cruauté ; car eux, du moins, ont cherché à restreindre par la sévérité des lois, ces meurtres parricides. Ainsi ce n'est pas un dieu, mais un homme que l'on a vu délivrer le genre humain de ce fléau sanguinaire qui le désolait depuis des siècles. Et si vous voulez encore une preuve plus éclatante qu'il faut attribuer aux méchants démons l'invention de tout ce culte religieux, vous la trouverez dans les abominations, les prostitutions effrénées qui ont lieu à Héliopolis, en Phénicie et chez la plupart des autres nations. Et ces adultères, ces dissolutions, tous les autres crimes de ce genre, ils s'en font un devoir, ils prétendent que les dieux veulent être honorés ainsi. La débauche et la prostitution, voilà les prémices qu'ils aiment à leur offrir, et les fruits de ce commerce honteux et immoral sont comme un gage de gratitude qu'ils se plaisent à donner à leurs divinités. Il y a, comme il est facile de le remarquer, une affinité frappante entre ces horreurs et les sacrifices humains. Il y a si peu d'apparence que de telles infamies puissent être agréables à la nature divine ou aux bons démons, que nous voyons l'homme lui-même, pour peu qu'il ait conservé le sentiment naturel de la probité, avoir en horreur, non seulement le sang, mais même tout un commerce honteux et criminel avec des femmes impudiques, qui trafiquent impudemment de leur honneur. Vous me direz peut-être que, pour ce culte, il faut bien avouer qu'il ne peut être agréable qu'aux mauvais démons, mais qu'il n'en est pas moins vrai qu'il y en a de bons que vous honorez comme les sauveurs du genre humain. Mais alors je vous demanderai : Où étaient donc ces bons génies que vous prétendez honorer ? puisqu'il n'y en avait pas qui sussent protéger leurs adorateurs contre la cruauté des méchants démons. Ou étaient-ils en effet ces bons génies impuissants à éloigner les méchants démons, et à défendre leurs zélés serviteurs contre la cruauté de ces esprits de malice ? Ils voyaient le genre humain tout entier, sans en excepter les hommes sages et religieux, devenu la victime de la cruauté des méchants démons, et il n'y en avait pas un qui élevât la voix pour proclamer que tout être qui pouvait accepter en son honneur un culte sanguinaire, inhumain, honteux et immoral, ne devait point être tenu pour un dieu, mais pour un méchant démon, auquel il fallait renoncer et dire anathème. Ainsi, il y avait autrefois à Rhodes un prétendu dieu auquel on offrait des victimes humaines, eh bien ! pourquoi ne vit-on pas le Dieu véritable si tant est qu'il y en ait un parmi ceux que vous honorez, mettre fin à cette horrible pratique, en proclamant à la face de tout le peuple que celui qu'ils honoraient comme un dieu, n'était autre chose qu'un méchant démon ? Quand l'île de Salamine, autrefois Coronée, immolait un homme dans le mois que les habitants de l'île de Chypre appelaient Aphrodisius, pourquoi votre dieu véritable ne venait-il pas pour abroger cette impie et barbare coutume, déclarer que celui à qui on offrait un tel sacrifice, était un mauvais démon? S'il est vrai qu'à Héliopolis en Égypte, la loi des sacrifices humains ait été abrogée par Amasis, il était du devoir de votre Dieu véritable de reconnaître dans ce prince des sentiments bien supérieurs à ceux du dieu ou plutôt du démon (car ce ne pouvait qu'être un démon) qui avait exigé ce sacrifice. Votre dieu véritable ne devait pas non plus garder le silence sur la cruauté du démon de Junon, auquel, selon le témoignage de l'histoire, on offrait chaque jour trois hommes en sacrifice. Peut-on concevoir encore un être qui rappelle plus clairement l'idée d'un démon, que ce Bacchus Omadius, auquel les habitants de Chio offraient, dit-on, un homme dont ils arrachaient les membres, ou encore cet autre dont les habitants de Ténédos fléchissaient le courroux par des sacrifices humains. Pourquoi votre dieu véritable ne s'opposait-il pas à ce qu'on immolât un homme à ce Mars altéré de sang et de carnage? Que ne défendait-il aux peuples d'immoler à ce mauvais génie les têtes les plus précieuses parmi leurs proches ou parmi les étrangers? Et cette Minerve à laquelle on immolait, dit-on, chaque année, une jeune fille à Laodicée en Syrie, pourquoi votre dieu véritable ne la proclamait-il pas un mauvais démon, aussi bien que ce dieu de la Libye qui aimait aussi ces horribles sacrifices, et celui de l'Arabie auquel on immolait chaque année un enfant qu'on enterrait sous l'autel. [4,17] CHAPITRE XVII Les anciens sacrifices humains abolis par la doctrine évangélique. Je dis donc que tous ces dieux, qui aimaient l'obscénité du langage, qui étaient possédés de la passion de la lubricité, comme nous l'avons vu, c'était au Dieu véritable, qu'il s'appelât dieu ou bon démon, c'était à lui à dénoncer tous ces prétendus dieux, comme n'étant point des dieux. Or nous n'en voyons point qui l'aient fait, si ce n'est le Dieu qu'honoraient les Hébreux, parce que lui seul en effet était le Dieu véritable; nous le voyons seul, par la bouche de Moïse, son prophète, auquel il avait révélé les secrets de la divinité, défendre solennellement à tous les peuples d'honorer comme des êtres bienfaisants les méchants démons. Nous le voyons ordonner de les chasser comme des esprits de malice, prescrire de renverser leurs temples, d'abolir leur culte impie et sacrilège, de faire disparaître du milieu des hommes toute trace de ce culte, tout vestige des honneurs qu'on leur rendait comme à des dieux. Ceux en effet qui sont sous la protection de bons génies ne doivent pas rechercher la faveur des mauvais démons. Quant aux autres peuples, ils étaient tous asservis à ce culte tyrannique des démons. Ainsi, au rapport de Philarque ou de je ne sais quel autre historien, les Grecs immolaient un homme avant de marcher contre leurs ennemis. Nous voyons les mêmes actes de barbarie inspirés par les démons chez les Africains, les Thraces et les Scythes. Les Athéniens et les habitants de la grande ville nous offrent le même spectacle de sacrifices humains aux fêtes du grand Jupiter. En un mot, en réunissant toutes les cérémonies affreuses que nous venons de mentionner, il est aisé de se convaincre que tout le culte religieux des peuples païens est l'œuvre d'esprits avides de sang humain, l'invention de méchants démons. En effet, lorsqu'on voit à Rhodes, à Salamine, à Héliopolis en Égypte, dans les îles de Chio et de Ténédos, à Lacédémone, dans l'Arcadie, la Phénicie, la Libye, la Syrie, l'Arabie, chez le premier peuple de la Grèce, les Athéniens, à Carthage, dans l'Afrique, chez les Thraces et les Scythes; lorsqu'on voit, dis-je, dans les temps anciens ces divers peuples immoler, à l'instigation des démons, des victimes humaines, et conserver cet usage barbare jusqu'au temps où la doctrine de notre Sauveur leur est annoncée, qui pourrait s'empêcher d'avouer qu'autrefois tous les peuples étaient asservis au joug tyrannique des méchants démons, et que le genre humain n'a commencé à voir briller pour lui l'affranchissement de tous ces maux, qu'au jour où la doctrine de notre Sauveur commença à répandre sur l'univers l'éclat de sa bienfaisante lumière. Car ils durèrent jusqu'au temps de l'Empereur Adrien ; ce n'est qu'à cette époque que l'histoire cesse de nous rapporter de semblables horreurs; or c'est précisément le temps où la doctrine de notre Sauveur établissait son heureux empire sur toutes les nations. Et qu'on ne dise pas que ces sacrifices n'étaient offerts qu'aux mauvais démons; car nous pouvons prouver, l'histoire à la main, que c'était aux grands dieux eux-mêmes qu'on offrait des victimes humaines. Nous y voyons qu'on en immolait à Junon, à Minerve, à Saturne, à Mars, à Bacchus, au grand Jupiter, le maître des dieux, à Phébus, cet Apollon, le plus sage et le plus vénéré des dieux : or ce sont bien eux qui étaient appelés les grands dieux, les dieux bienfaisants, les dieux sauveurs. Mais ils n'en doivent pas moins être mis au rang des mauvais démons ; car des êtres qui font ainsi leurs délices du sang humain, des êtres à qui il faut des victimes humaines, à quel titre, je vous le demande, pouvez-vous les exclure de la société des esprits malfaisants et sanguinaires ? Peu importe d'ailleurs qu'on dise qu'ils n'y mettaient pas eux-mêmes leur plaisir, mais seulement qu'ils les permettaient, qu'ils ne défendaient pas qu'on les offrît à d'autres puissances. Devaient-ils en effet permettre aux hommes de fléchir ainsi les puissances du mal? Devaient-ils laisser le genre humain victime d'une pareille erreur, le voir avec indifférence flatter et honorer des esprits pervers, se faire l'esclave de mauvais génies ? C'était à eux comme êtres bienfaisants, comme dieux véritables, d'user de toute leur puissance divine pour délivrer la vie humaine de tout ce qui lui était funeste et nuisible Quoi ! un bon père voit-il avec indifférence son fils maltraité par des scélérats? Un maître juste et humain laisse-t-il entraîner son serviteur par les ennemis ? Un général laisse-t-il asservir son pays, quand il a les armes à la main pour le défendre? Un berger livre-t-il ses troupeaux aux loups ? Et des dieux, de bons génies laisseront le genre humain devenir l'esclave de puissances cruelles et malfaisantes ! Ces innombrables patrons de l'humanité, ces pasteurs, ces sauveurs, ces rois, ces pères, ces seigneurs des hommes laisseront entraîner et traiter sans miséricorde par des êtres méchants, plus cruels que des bêles féroces, ce qu'ils doivent avoir de plus cher ! Ils ne combattront pas pour la défense de leurs clients ! Ils ne s'armeront pas pour éloigner de l'humanité ces animaux cruels et altérés de sang ! ils n'apprendront point aux hommes que, consacrés à une multitude de dieux et de bons démons, ils doivent compter sur leur protection et braver la puissance des mauvais génies, ou plutôt mépriser leur faiblesse et impuissance ! Non ; loin d'en agir de la sorte, ils prêtent leur concours à ces mauvais génies, consacrant par l'autorité de leurs oracles, les sacrifices humains, montrant leur goût honteux pour les obscénités et les oeuvres qui en sont la suite, preuve manifeste, qu'entre eux et ces méchants démons, il n'y a guère de différence, ou plutôt qu'ils ont les mêmes goûts, une même volonté : d'où je conclus que le nom de Dieu ne peut être donné à aucun des êtres qui étaient adorés sous ce titre ou sous celui de bons démons, chez tous les peuples, dans les villes ou les campagnes. Comment en effet un être bon peut-il aimer ce qui est mauvais? Autant vaudrait dire que la lumière peut s'allier avec les ténèbres. Elle est donc bien supérieure à toutes ces prétendues divinités, la raison humaine, qui défend d'immoler des victimes aux méchants démons. Aussi le philosophe que nous avons déjà tant de fois cité, dans son ouvrage contre les sacrifices d'animaux, s'oppose-t-il à ce qu'on offre des victimes aux méchants démons. Voici comment il s'exprime. [4,18] CHAPITRE XVIII Porphyre défend d'offrir des victimes aux méchants démons. « Un homme prudent et sage se gardera donc bien de tous ces sacrifices par lesquels on prétend fléchir ces sortes de démons. Tous ses soins se borneront à purifier son âme, parce qu'une âme pure est à l'abri de leurs attaques: car le mal ne peut prévaloir contre le bien. Que des villes croient devoir se les rendre favorables, il nous importe peu; car une ville ne voit de bien que les richesses, les prospérités extérieures et temporelles, et de mal, que ce qui est opposé à ces avantages: une ville compte peu de citoyens qui s'occupent spécialement de leur âme. » Puis il ajoute. [4,19] CHAPITRE XIX Il ne faut s'attacher qu'au Dieu souverain. « Pour nous, nous nous efforcerons de n'avoir point besoin de semblables biens; mais nous dirigerons l'exercice de toutes les facultés de notre âme à devenir semblables à Dieu et aux natures qui l'approchent de plus près. Or on y parvient en domptant ses passions, en concevant des idées saines et justes de tout ce qui existe ; en conformant sa vie aux modèles que nous fournissent la Divinité et les autres êtres qui approchent de sa nature. Quant aux hommes pervers et aux méchants démons, en un mot à tout être qui s'attache aux choses mortelles et matérielles, nous éviterons de leur ressembler. L'homme sage, tel que nous le concevons, s'abstiendra de toutes les choses extérieures, renoncera à tout commerce avec les démons, n'aura point recours aux devins ni aux présages qui se tirent des entrailles des animaux, parce qu'il a su s'abstenir des choses qui sont l'objet de la divination. Ainsi il ne se liera pas par le mariage, pour savoir du devin si cette alliance sera heureuse ou malheureuse; il s'abstiendra du commerce, pour ne point avoir à consulter le devin, sur un domestique, sur un vol qui aura été commis à son détriment, en un mot sur toutes ces futilités qui remplissent la vie humaine. Le bien qui fait l'objet de ses recherches, il n'y a ni devin, ni entrailles fumantes d'animaux égorgés qui puissent le lui révéler. Mais, comme nous l'avons dit, il s'approchera lui-même de Dieu qui réside réellement dans son propre cœur ; et là tout recueilli en lui-même, il recevra les préceptes de la vie éternelle. » Après de telles paroles, peut-il rester encore quelques doutes sur ce qu'il faut penser de la divination, des aruspices et de toutes ces prédictions de l'avenir qui ont fait tant de bruit ? pure vanité que tout cela, ouvrage des méchants démons, au jugement même de notre philosophe. Il continue à traiter le sujet des mauvais démons, et après avoir dit que l'homme sage ne se fera pas leur esclave, et ne s'occupera pas à se les rendre favorables par des sacrifices, il ajoute que le vrai philosophe ne consultera ni les devins, ni les entrailles des animaux, ni rien de semblable, parce qu'en tout cela il n'y a qu'artifice des démons et donc un homme sage doit s'abstenir scrupuleusement de tous ces sacrifices par lesquels on cherche à se rendre les démons propices, j'entends ces sacrifices qui se font par l'effusion du sang et l'immolation des animaux, il n'y eut donc pas un seul homme sage parmi tous les peuples anciens qui immolèrent des animaux, et à combien plus forte raison parmi ceux qui immolèrent des hommes ! Or nous avons démontré que, à quelques rares exceptions près, tous les peuples qui ont précédé la venue de notre Sauveur Jésus-Christ sur la terre, ont fait usage des sacrifices humains pour fléchir les méchants démons. Donc le sens commun des hommes, quand il est dirigé par la droite raison, apprend à l'homme sage à s'abstenir de tous ces sacrifices qui s'offrent aux méchants démons, et à s'appliquer plutôt à purifier son âme, parce qu'une âme pure est à l'abri de leurs attaques, à cause de la différence qui se trouve entre elle et les mauvais génies. Or Apollon, ce prétendu dieu, (en le comparant avec l'homme raisonnable, il est facile de voir combien sa divine sagesse le cède à la droite raison humaine). Apollon ordonne d'offrir des sacrifices aux méchants démons; preuve évidente qu'il est leur ami, or un être méchant ne peut avoir pour ami que son semblable. Et si voulez vous convaincre que telle est la volonté d'Apollon, vous en trouverez la preuve dans l'écrit du philosophe que nous venons de citer : voici comment il s'exprime dans son traité de la Philosophie des oracles. [4,20] CHAPITRE XX Apollon ordonnant d'offrir des sacrifices aux méchants démons. « Dans les efforts et les instances que faisait le devin pour que le dieu se manifestât à lui, Apollon lui fil connaître qu'il fallait auparavant offrir un sacrifice expiatoire au mauvais démon : voici les propres expressions du dieu : Offre un sacrifice expiatoire au génie qui habite la terre de tes pères; d'abord des libations, puis un bûcher, puis une victime au sang noir, ensuite un vin noir, enfin des flots de lait de brebis. Et ailleurs encore il s'exprime d'une manière plus claire sur le même sujet: Fais des libations de vin, de lait et d'eau limpide : offre le fruit de l'arbre consacré à Jupiter, arrose de liqueurs grasses les entrailles des victimes. Interrogé ensuite sur les prières dont il convenait d'accompagner ces sacrifices, il commença ainsi, mais n'acheva point sa réponse : Démon, dont l'empire s'étend sur les âmes errantes, dans les régions aériennes, en haut et dans les cavernes de la terre, en bas....» Voilà les paroles de cet admirable dieu ou plutôt de ce démon imposteur. La raison naturelle au contraire ordonne de purifier son âme, sans chercher à se rendre propices les méchants démons par de semblables offrandes, parce qu'ils ne peuvent rien sur l'âme pure, à cause de la distance qui la sépare d'eux. Or si l'homme sage, celui qu'on doit appeler vraiment pieux, ne sacrifie point aux démons, que faut-il penser de celui dont l'oracle recommande d'offrir des sacrifices à ces mêmes démons ? Quel nom faudra-t-il donner à l'auteur d'un pareil oracle? je vous le laisse à juger. Puis en remontant plus haut, on peut reconnaître facilement quelle idée il faut se faire de tous ces dieux qui savouraient avec délices le sang des victimes humaines, et qui ont retenu pendant tant de siècles le genre humain sous le joug de cette affreuse tyrannie. Et s'il est un homme qui ose soutenir qu'il n'y avait rien de répréhensible dans la coutume d'offrir des victimes humaines, et prétendre qu'en cela les anciens ne violaient point la justice et la sainteté, qu'il fasse donc un crime à leurs descendants de ce que pas un d'eux aujourd'hui n'observe cette antique coutume. [4,21] CHAPITRE XXI Notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ, seul libérateur du genre humain, qu'il a affranchi du joug des démons. Si notre âge a fait preuve de sagesse en abandonnant un culte cruel et sanguinaire, il faut donc convenir qu'il n'y eut pas un homme sage parmi les anciens, puisque tous crurent devoir acheter la faveur des méchants démons par des sacrifices humains. En effet il n'est pas un homme si aveugle qui ne voie clairement qu'ils n'étaient ni des dieux ni même de bons démons, tous ces êtres que la superstition païenne avait divinisés, mais dont la nature était infiniment éloignée du bien. Ils mériteraient à bien plus juste titre le nom d'impies et d'ennemis de la Divinité, puisqu'ils avaient affligé la vie humaine d'un fléau dont notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, est le seul qui ait apporté la délivrance aux hommes, en leur annonçant à tous, Grecs et Barbares, la guérison de cette antique maladie, l'affranchissement de ce long et dur esclavage. C'est à cette heureuse liberté que nous appelle avec une force irrésistible la démonstration évangélique, lorsqu'elle proclame à haute voix ces paroles, afin que tous puissent les entendre : « L'Esprit du Seigneur est sur moi : le Seigneur m'a donné l'onction divine: il m'a envoyé évangéliser les pauvres, annoncer aux esclaves la liberté, aux aveugles la lumière, guérir ceux qui ont le cœur brisé. » Et encore : « Briser les fers des esclaves, et tirer de prison ceux qui sont assis dans les ténèbres. » Tels sont les oracles qui retentirent autrefois chez les Hébreux, et qui prédisaient à nos âmes plongées dans les ténèbres et chargées en quelque sorte de mille chaînes par les mauvais démons, sa délivrance de tous ces maux. Voilà pourquoi, ouvrant enfin l'œil de l'intelligence à la brillante lumière de la doctrine du salut, libres de toutes ces superstitions, nous croyons faire preuve de prudence, de piété et de jugement en refusant de sacrifier aux dieux des païens, et de nous faire les esclaves de ces divinités qui trop longtemps ont fait peser sur nous leur joug affreux. Conduits et attirés par les enseignements de notre Sauveur, vers le seul vrai Dieu, maître et conservateur, sauveur et bienfaiteur, auteur, créateur et roi suprême de l'univers, nous le reconnaissons pour le seul vrai Dieu; nous ne rendrons qu'à lui l'honneur qui lui est dû : il sera le seul objet de notre religion : nous lui offrirons, non pas un culte fait pour plaire aux démons, mais ce culte que nous ont transmis les enseignements évangéliques de notre Sauveur qu'il nous a envoyé lui-même. Formés à cette divine piété, loin de craindre ces méchants esprits, nous les repousserons, nous les chasserons par une vie chaste, pure, sobre et vertueuse, dont notre Sauveur nous a tracé les règles. Nous n'aurons recours ni à la divination ni aux oracles ; nous ne consulterons point les entrailles des victimes, nous mépriserons tous ces prestiges par lesquels les démons séduisent les sens ; car les enseignements de notre Sauveur nous ont appris a nous passer de toutes les choses pour lesquelles les peuples consultaient leurs oracles, et celles auxquelles il nous a ordonné de nous attacher, il n'y a ni devin ni entrailles palpitantes qui puissent nous les révéler : elles sont manifestées par le Verbe de Dieu qui habite réellement dans les entrailles de ceux qui lui ont préparé dans leur cœur une demeure digne de lui par la pureté de leur âme. C'est d'eux que parle la sainte Écriture lorsqu'elle dit : « J'habiterai en eux, je marcherai au milieu d'eux ; je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. » Mais nous avons tiré de cet endroit de Porphyre, sur les sacrifices, une preuve suffisante de la perversité des démons. Écoutons-le maintenant dans son traité "De l'abstinence de la chair des animaux", où il avoue ingénument que les méchants démons prennent toutes les formes, revêtent toutes sortes de figures pour tromper et séduire les hommes. Sous une apparence de bonté, dit-il, ils gagnent la multitude en excitant l'ardeur de ses passions, et se font passer pour les dieux suprêmes. Et il avoue que ce système leur a si bien réussi, qu'ils en sont venus à séduire les plus sages de la Grèce, poètes et philosophes, qui ont contribué à accréditer l'erreur de la multitude. Ce sont ces mauvais génies qui ont imaginé tout cet appareil de prestiges qui en impose au vulgaire, et qui ont séduit tous les hommes par l'attrait du plaisir. Tout méchants qu'ils sont, ils veulent passer pour des dieux ; ils veulent que leur principale puissance soit regardée comme la plus grande divinité. Voici comment Porphyre expose leur mode d'opération. [4,22] CHAPITRE XXII Manière dont les démons opèrent leurs prestiges. « Toute âme, dit-il, qui ne domine pas l'esprit auquel elle est continuellement unie, mais qui se laisse ordinairement dominer par lui, s'expose à devenir le jouet de mille mouvements désordonnés, lorsque le feu de la colère ou l'ardeur de la concupiscence se sont emparés de l'esprit. On pourrait à juste titre donner à toutes ces âmes le nom de mauvais démons : or tous ces démons et tous ceux qui sont d'une vertu contraire sont invisibles et entièrement inaccessibles aux sens : ils n'habitent point un corps solide, ils n'ont pas tous une même forme ; mais ils se produisent sous mille figures diverses. Toutes ces formes particulières qu'emprunte l'esprit sont tantôt visibles, tantôt invisibles ; quelquefois même ces démons changent de formes : ce sont les plus méchants. L'esprit, dans ce qu'il a de corporel, est sujet à la souffrance et à la destruction. Quant à son union avec l'âme, bien que cette union ait pour effet de conserver quelque temps l'empreinte de l'âme, elle ne le rend pas immortel; car il paraît être de sa nature de s'altérer et de perdre sans cesse quelque chose de lui-même. Les esprits des bons sont toujours dans de justes proportions, de même que leurs corps, lorsqu'ils nous apparaissent : ceux des méchants au contraire sont dans un désordre complet. Pour satisfaire plus facilement leurs passions, ceux-ci habitent les régions voisines de la terre : il n'est pas de mal dont ils ne conçoivent l'idée et qu'ils ne tentent d'exécuter. Doués d'inclinations violentes et astucieuses, dépourvus de l'action de toute-puissance divine, ils excitent des secousses impétueuses et soudaines, qui sont de vrais pièges : tantôt ils usent pour cela de moyens cachés, tantôt ils emploient la force ouverte. » Il ajoute plus loin : « Tous ces moyens et d'autres semblables qu'ils mettent en œuvre tendent à nous inspirer de fausses idées sur les dieux et à nous amener au culte des démons ; car ils ne se plaisent que dans la confusion et le désordre : ainsi ils empruntent les formes des dieux pour se faire un jeu de notre imprudence, flatter la multitude, en enflammant le cœur des hommes des ardeurs de la concupiscence, en y allumant l'amour des richesses, l'ambition, la volupté, la vaine gloire, sources funestes des séditions, des guerres et autres fléaux de même nature. Et ce qu'il y a de plus affreux, c'est que se fondant sur toutes ces calamités, ils les imputent aux plus grands dieux ; ils vont même jusqu'à en faire un crime au Dieu souverainement bon, qui se plaît, disent-ils, à mettre ainsi la confusion dans tout et à bouleverser toutes choses. Et ils ont fini par insinuer ces idées, non seulement dans l'esprit des hommes simples et crédules ; mais de grands philosophes en ont été les dupes : c'est ce qui fait qu'ils ont copié mutuellement les erreurs les uns des autres. Car les philosophes se laissant entraîner au torrent des idées vulgaires, tombèrent dans les égarements de la multitude ; et les peuples, d'un autre côté, voyant les coryphées de la philosophie professer les opinions admises généralement, en devenaient encore plus fortement attachés à l'idée qu'ils s'étaient faite de la divinité. La poésie vint encore fortifier ces préjugés populaires, parce que son langage était admirablement propre à séduire et à fasciner les esprits, jusqu'à leur faire admettre les choses les plus impossibles. Il aurait fallu s'attacher fortement à cette pensée, que ce qui est bon ne peut faire de mal, et que ce qui est mauvais ne saurait produire de bien ; car, selon l'expression de Platon, ce n'est point la chaleur qui rafraîchit, mais son contraire; comme ce n'est pas le froid qui réchauffe, mais son contraire. De même aussi, ce qui est naturellement juste ne saurait nuire : or quoi de plus essentiellement juste que la Divinité, puisque sans cela elle ne serait point la Divinité. Il faut donc faire entièrement abstraction de cette puissance de nuire dans l'idée que nous nous faisons des bons génies : en effet la volonté de nuire est essentiellement opposée à celle de faire du bien : or il n'y pas d'alliance possible entre deux choses essentiellement contraires. » Il ajoute encore : « C'est par la vertu des méchants démons que s'opèrent tous les genres de prestiges. Aussi tous les charlatans qui se livrent aux opérations magiques, révèrent les méchants démons et particulièrement leur chef. Ces hommes ont à leur disposition une foule de prestiges et savent fasciner les yeux de la multitude par mille prodiges étonnants. C'est par leur moyen que les méchants démons préparent ces potions empoisonnées qui allument le feu des passions ; c'est par eux qu'ils font naître l'amour de la volupté, des richesses, de la vaine gloire, l'esprit de fourberie. Le mensonge est la qualité naturelle de ces méchants démons: ils veulent qu'on les prenne pour des dieux, et que leur principale puissance soit regardée comme la divinité suprême. Ils aiment l'odeur de la chair et de la graisse, qui est comme l'aliment de ce qu'il y a en eux de spirituel, comme de ce qu'ils ont de corporel. Vivre de vapeurs et d'exhalaisons, quoique d'une manière différente, selon leurs différentes propriétés, est une chose commune à tous : ils s'engraissent de la chair et du sang des victimes immolées dans les sacrifices. » Ainsi nous venons d'entendre un aveu remarquable, c'est que chez les Grecs, ce ne sont pas seulement les poètes qui ont fait prendre aux hommes de méchants démons pour des dieux véritables, mais les philosophes eux-mêmes, malgré leur prétendue sagesse, qui devait leur donner plus de lumières sur la nature divine, n'en ont pas moins honoré ces méchants démons comme de vrais dieux, et ont ainsi précipité la multitude dans leurs propres erreurs. Nous avons en effet entendu Porphyre nous déclarer que les peuples voyant ceux qui passaient pour sages professer les mêmes doctrines qu'eux, furent confirmés par là dans l'opinion qui leur faisait prendre pour des dieux les méchants démons. Et ce n'est pas là une doctrine que nous inventons, c'est le sentiment de tous ceux qui, bien mieux que nous, devaient connaître à fond ce qui en était, puisque c'étaient leurs propres affaires. Ainsi l'auteur que nous venons de citer n'était pas médiocrement versé dans la connaissance de tous les mystères de la superstition : or il assure que les méchants démons voulaient passer aux yeux des hommes pour des dieux, des génies bienfaisants ; qu'ils prétendaient que leur prince fût regardé comme le premier des dieux. Le même écrivain va nous apprendre maintenant ce que c'était que cette puissance principale ou ce prince des démons. Il dit que les chefs des méchants démons sont Sérapis et Hécate : nos divines Écritures leur donnent au contraire pour chef Belzébuth. Voyons ce qu'en dit le philosophe dans son livre "De la Philosophie des oracles". [4,23] CHAPITRE XXIII Des méchants démons et de leurs chefs. Ces mauvais esprits prennent la forme de toutes fortes d'animaux pour tromper les hommes. « Ce n'est point sans fondement que nous donnons pour chef aux mauvais démons Sérapis : c'est un sentiment fondé, non pas seulement sur les emblèmes sous lesquels on le représente, mais sur ce que toute leur puissance attractive et répulsive est attribuée à Pluton, comme nous l'avons démontré dans notre premier livre. Or Sérapis est le même que Pluton ; c'est pour cela qu'il est le chef des démons et qu'il donne certains signes pour les chasser. Ce Dieu a fait connaître à ses clients que les démons prennent toutes sortes de formes d'animaux pour se manifester aux hommes. C'est de là qu'est venue, chez les Phéniciens et les Égyptiens, comme chez les devins et tous les sages versés dans la connaissance des choses divines, la coutume de déchirer des bandes de cuir dans les temples, et de briser des animaux sur le pavé, avant de commencer les cérémonies religieuses des sacrifices. Les prêtres chassent les démons, en répandant l'esprit ou le sang des animaux, et en battant l'air de leurs mains : on chasse ainsi les démons pour donner accès aux dieux. Une maison est toujours remplie de démons, voilà pourquoi on la purifie et on les en chasse avant d'invoquer la divinité. Les corps en sont aussi remplis, parce qu'ils aiment singulièrement certains aliments qui entrent dans le corps. Ainsi lorsque nous sommes à table, non seulement ils s'approchent de nous, mais encore ils s'attachent à notre corps : voilà pourquoi on fait des purifications ; car ce n'est pas seulement pour invoquer les dieux qu'elles se font, mais pour éloigner les démons. Ils font leurs délices du sang et des viandes corrompues, et c'est pour s'en rassasier qu'ils s'insinuent dans le corps de ceux qui mangent. Tout mouvement de la concupiscence, tout appétit sensuel est excité par la présence de ces démons. Quelquefois ils forcent les hommes de tomber sur des sons et des paroles insignifiantes, parce qu'ils y trouvent leur plaisir. Car lorsque l'esprit est surabondant, ou que le ventre est rassasié de jouissances sensuelles, soit que l'ardeur de la volupté nous agite intérieurement, soit qu'elle se fasse sentir au dehors, on peut reconnaître la présence de ces esprits. Jusque-là la nature humaine peut rechercher les liens qui lui sont tendus, mais l'esprit se gonfle prodigieusement lorsqu'il porte ses recherches jusque sur la Divinité. » Voilà ce que nous trouvons dans Porphyre au sujet des mauvais démons dont, selon lui, Sérapis est le prince. Il nous apprend aussi ailleurs qu'Hécate commande aux démons : voici en quels termes il s'exprime : « Ne sont-ce pas là les démons dont Sérapis est le chef ? c'est pour cela qu'il a pour symbole un chien à trois têtes pour représenter les trois éléments, l'eau, la terre et l'air : ce dieu contient sous son pouvoir tous ces méchants démons. Ils sont aussi régis par Hécate, qui comprend les trois éléments. » Puis il ajoute : « Je terminerai ce que j'avais à dire d'Hécate en rapportant un oracle qu'elle a rendu à son propre sujet : Je suis la vierge aux formes variées, habitante du ciel, au visage de taureau, à trois têtes, implacable, lançant des traits d'or. Je suis la chaste Diane, Lucine, le flambeau des mortels : je porte les trois emblèmes des trois éléments de la nature. Je représente l'éther sous une forme de feu ; dans l'air je suis assise sur un char lumineux ; la terre est gardée par la troupe de mes chiens noirs.» Puis notre auteur nous apprend que ces chiens sont les méchants démons dont nous venons de parler. Mais ajoutons encore de nouveaux arguments à ceux que nous venons de rapporter. Multiplions les preuves, et tâchons de nous convaincre encore davantage qu'ils n'étaient que de mauvais démons, incapables d'aucun bien, tous ces êtres que les peuples avaient divinisés.