[1,0] LIVRE PREMIER [1,1] CHAPITRE PREMIER Quel est positivement le sujet de ce traité que nous appelons évangélique. Ayant formé le dessein d'expliquer à ceux qui les ignorent les principes constitutifs du Christianisme, dans ce traité qui doit embrasser plus tard la Démonstration évangélique, j'ai cru devoir vous le dédier avec prière de l'accueillir, ô vous, homme divin, l'honneur de l'épiscopat, Théodote, tête respectable et chérie de Dieu. Si j'obtiens votre assistance, par les sacrifices embrasés de l'amour de Dieu que vous offrirez pour moi, vous contribuerez puissamment à l'accomplissement d'une œuvre qui a pour objet la preuve de la doctrine évangélique. Mais je crois avant tout devoir exposer clairement ce que nous entendons en prononçant le mot d'Évangile. L'Évangile est ce qui annonce à tous les hommes la présence des biens célestes et incomparables, prédits autrefois, et qui ont régénéré depuis peu tout le genre humain. Ces biens ne se rattachent ni aux aveugles faveurs de la fortune ni à cette vie si courte et si malheureuse ; ils n'ont rien de commun avec le corps et la corruption : il s'agit des biens en rapport avec la nature intelligente de l'âme et avec ses plus nobles penchants. C'est de ces biens que dépendent ceux du corps qui les suivent comme une ombre. La piété est l'ensemble et comme l'abrégé de tous ces biens : je ne parle pas d'une piété mensongère et infectée de mille erreurs, mais de la piété vraiment digne de ce nom. C'est elle qui élève nos pensées vers l'unique et seul Dieu appelé avec justice l'être par essence ; c'est elle qui nous fait vivre selon lui; et puis en vivant selon Dieu nous parvenons à son amour; et l'amour divin nous initie à cette vie mystérieuse, sans cesse occupée des biens futurs et toujours dirigée vers ce terme glorieux auquel elle doit arriver un jour. Peut-on imaginer une félicité supérieure à celle que procure cet amour de Dieu, source de tout bien et de toute prospérité? n'est-il point en effet le trésorier et le dispensateur de la vie, de la lumière, de la vérité, et de tout ce qu'il y a d'excellent dans le monde ? ne renferme-t-il pas en lui-même la raison de l'existence et de la vie de tous les êtres ? Que manque-t-il donc à celui qu'il honore de son amour? de quoi serait privé celui qui est uni à l'auteur de tout bien ? Y a-t-il un être au-dessus de celui qui a pour père et pour protecteur, le grand Régulateur et le Roi suprême du monde? Assurément on ne saurait dire ce qui manque sous le rapport des biens, soit de l'âme, soit du corps, à celui qui, se rapprochant par l'amour du Dieu souverain de l'univers, a su, par une piété sage et éclairée, acquérir la faveur d'une affection mille fois capable de le rendre heureux. Or c'est cette union si précieuse et si salutaire des hommes avec la Divinité que le Verbe, envoyé d'en haut par le Dieu de toute bonté comme un reflet de la lumière infinie, est venu annoncer à tous les hommes. Ce ne sont point les habitants de tel ou tel pays, mais les hommes de tous les pays et de toutes les nations, qu'il invite à se rendra en toute hâte auprès du Dieu de l'univers, et à recevoir avec le plus vif empressement le don qui leur est offert. Il invite tout à la fois les Grecs et les Barbares, les hommes ainsi que les femmes et les enfants, les riches et les pauvres; il a même daigné comprendre la race des esclaves dans cette vocation ; car le père de tous les hommes, les ayant formés d'une seule essence et d'une même nature, les a avec raison conviés tous également à participer aux faveurs de sa munificence, c'est-à-dire qu'il a admis à le connaître et à l'aimer tous ceux qui voudraient l'écouter et recevoir sa grâce de bon cœur. C'est cette alliance de son Père avec les hommes que le Christ est venu annoncer au monde; car le Christ, "c'était Dieu se réconciliant lui-même avec le monde et consentant à ne pas lui imputer ses péchés", ainsi que l'enseigne l'Écriture sainte (II Cor., V, 19). "Étant arrivé, dit le Prophète, il annonça la paix à ceux qui étaient éloignés, et encore la paix à ceux qui étaient proches" (Is. LVII, 19). Tels sont les oracles que les enfants des Hébreux, que Dieu inspirait, annoncèrent jadis au monde entier. L'un d'eux prononce à haute voix ces paroles : "Toutes les extrémités de la terre s'en souviendront et se convertiront au Seigneur, et toutes les tribus des nations l'adoreront" (Ps. XXI, 28). Il dit encore : "Dites parmi toutes les nations que le Seigneur a régné, car il a restauré l'univers, qui ne sera point ébranlé" (Ps. XCV, 10). Un autre a dit : "Le Seigneur se manifestera en eux, et il exterminera tous les dieux des nations de la terre, et tout le monde l'adorera, chacun dans le lieu où il sera" (Soph., II, 11). Ces vérités, consignées jadis dans des oracles divins, sont devenues claires maintenant pour nous, par l'enseignement de notre Sauveur Jésus-Christ. Ainsi la connaissance de Dieu, proclamée anciennement, et attendue par les hommes de toutes les nations, qui n'étaient pas tout à fait étrangères à ces divins oracles, nous a été convenablement annoncée dans ces derniers temps par le Verbe descendu du ciel, qui, par l'accord de ses œuvres avec les prophéties, en a prouvé l'accomplissement. Mais pourquoi mon empressement me porte-t-il à devancer la suite de mes discours, me transportant tout à coup au milieu de mon sujet, tandis qu'il est convenable que je le prenne dans son principe, et que je réfute tous les arguments qui pourraient m'être opposés? Car, comme il y a certains esprits qui prétendent que le christianisme n'admet point de raisonnement, que ses adeptes n'ont qu'une foi aveugle et un acquiescement dépourvu d'examen qui leur fait admettre comme certitude une simple croyance, qu'il n'est pas possible de donner des preuves claires et démonstratives de la vérité contenue dans ses enseignements, enfin que ceux qui ont embrassé cette religion étant tenus de se renfermer dans les limites de la foi, ont reçu le nom de fidèles, en raison de cette foi dénuée de jugement et d'examen. J'ai jugé à propos de faire précéder le traité de la Démonstration évangélique d'une préparation qui ouvre l'accès à mon sujet, en exposant à l'avance brièvement les difficultés que pourraient nous opposer avec quelque apparence de raison les Grecs, les circoncis et tous ceux qui seraient tentés de porter sur nos croyances un œil hostilement investigateur; car il me semble que nous conduirons nos lecteurs plus sûrement et par la méthode la plus rationnelle à l'intelligence des vrais principes de la démonstration évangélique et des dogmes les plus importants, si dans les notions élémentaires d'un traité préparatoire, nous leur présentons une espèce d'introduction accommodée aux besoins et aux mœurs de ceux qui, du sein des erreurs du paganisme, se sont depuis peu rapprochés de nous. Ensuite, aussitôt qu'ils auront franchi ces connaissances élémentaires et préparé leur esprit à recevoir des connaissances plus relevées, il sera temps de les initier à fond à cette économie qui embrasse tous les mystères de notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ. Commençons donc cette Préparation en rapportant ce que peuvent nous opposer les Grecs, les hommes de la circoncision et tous ceux qui ont employé la subtilité de leur esprit à scruter nos mœurs et nos institutions. [1,2] CHAPITRE II Quel est le langage ordinaire de ceux qui entreprennent de nous calomnier. D'abord ce ne serait point sans raison qu'on nous demanderait qui nous sommes pour avoir entrepris ce traité. Sommes-nous Grecs ou Barbares ; car quel milieu trouverait-on entre eux? Quels hommes disons-nous être? Il ne s'agit point ici de la dénomination que tout le monde connaît, mais de nos mœurs el de notre genre de vie ; car on ne voit pas que nous ayons les sentiments des Grecs, ni que nous suivions les institutions des Barbares. Quelle est donc notre étrange conduite ? Quelle est donc cette nouvelle manière de vivre? Comment ne regarderait-on pas généralement comme des impies et des athées ceux qui ont abandonné les coutumes paternelles, sauvegarde de toute nation et de toute cité? Quelles peuvent être les espérances de ceux qui se sont déclarés les implacables ennemis de leurs dieux tutélaires et qui ont répudié leurs bienfaiteurs? car n'est-ce pas, à proprement parler, faire la guerre aux dieux? Quelle indulgence méritent ceux qui ont abjuré le culte des dieux qui, de tout temps ont été honorés comme tels, chez tous les Grecs et les Barbares, dans les villes et dans les campagnes, et qui furent l'objet de toutes sortes de cérémonies religieuses, de sacrifices et de mystères de la part de tous les rois, de tous les législateurs et de tous les philosophes, ceux qui ont abjuré ce culte pour adopter tout ce qu'il y a d'impie et d'odieux à la Divinité parmi les hommes? Quels châtiments ne mériteraient donc pas ceux qui ont déserté la religion de leurs pères pour se montrer zélateurs des fables étrangères et de celles des Juifs contre lesquelles tout le monde s'est déchaîné? Qui ne voit que c'est le comble de la perversité et de la témérité que de rejeter légèrement les habitudes de ses amis pour adopter, avec une foi déraisonnable et irréfléchie, celles des impies qui sont en guerre avec toutes les nations, et même de ne pas rendre au Dieu vénéré par les Juifs un culte conforme à là loi judaïque, mais de se frayer une sorte de route nouvelle et déserte que ne pratiquent ni les Grecs ni les Juifs ? Telles sont vraisemblablement les objections que nous ferait un Grec, aussi aveugle sur sa religion que sur la nôtre. Les enfants des Hébreux nous feraient au contraire des reproches de ce que, étant étrangers et d'une autre race qu'eux, nous abusons de leurs livres qui ne nous appartiennent pas; de ce qu'au moyen d'une intrusion aussi honteuse qu'impudente, diraient-ils, nous contraignons les nationaux et les indigènes d'abandonner leur patrie. En effet, si un Christ a été prédit, ce sont à coup sûr des prophètes juifs qui ont proclamé d'avance son avènement ; ce sont eux qui annoncèrent qu'il serait rédempteur et roi des Juifs, et non des nations étrangères ; et si les Écritures contiennent quelques autres prédictions heureuses, c'est en faveur des Juifs qu'elles ont été prononcées, et nous avons tort de les entendre dans un sens erroné; et c'est, selon nos adversaires, une absurdité de notre part de saisir avec un avide empressement les accusations portées contre la nation à l'occasion des fautes qu'elle a commises, de garder le silence sur les biens promis autrefois aux Juifs, et de faire mille efforts pour nous les attribuer. C'est bien évidemment être esclaves de notre passion et le jouet de nos propres illusions. Mais le comble de l'extravagance de notre part, c'est que n'observant point les lois comme les Juifs, mais, au contraire, les violant ouvertement, nous revendiquons les récompenses promises à ceux qui les observent. [1,3] CHAPITRE III Que ce n'est point sans examen que nous avons embrassé la doctrine du salut. Après avoir commencé par exposer les difficultés qu'on pourrait nous opposer avec quelque vraisemblance, allons plus loin, et, après avoir invoqué le Dieu de l'univers par notre Sauveur, qui est son Verbe et notre souverain pontife, donnons une solution bien nette de la première de ces difficultés, en faisant voir qu'il n'y a que des calomniateurs qui puissent soutenir que nous n'avons pas de démonstration raisonnable à présenter, et qui déclarent que nous ne nous attachons qu'à une foi aveugle. Nous réfuterons celle objection sans sortir du sujet et sans remonter bien loin : nous invoquerons pour notre défense les preuves que nous employons auprès de ceux qui nous approchent pour s'instruire dans nos doctrines; les réponses que nous avons coutume de faire à nos adversaires, dans des discussions plus subtiles, de celles que nous aimons à faire, soit oralement, soit par écrit, à ceux qui nous interrogent en particulier, ou lorsque nous nous adressons en général à la multitude. Mais nous ferons surtout servir à notre justification les nombreux ouvrages que nous avons en main, et qui composent ensemble une Démonstration évangélique complète. Ajouté à cette encyclopédie sacrée, le présent traité est lui-même une réponse à nos adversaires, puisqu'il a pour but d'annoncer à tous les hommes la plénitude de la grâce de Dieu et la munificence céleste, en établissant sur des preuves aussi claires que solides l'incarnation de notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu. La plupart de ceux qui ont écrit avant nous ont suivi diverses méthodes; les unes ont réfuté par ordre les difficultés et les objections présentées dans des écrits opposés à nos doctrines, les autres ont interprété, dans des commentaires explicatifs ou dans des homélies particulières, le sens des saintes Écritures inspirées par la Divinité; d'autres enfin ont soutenu nos dogmes dans des ouvrages écrits avec plus d'énergie. Pour nous, c'est avec grand plaisir que nous entreprenons de traiter spécialement ce sujet, d'après un plan qui nous est propre. L'apôtre saint Paul, le premier de tous, rejetant les probabilités fallacieuses et sophistiques, et n'employant que des démonstrations exemples de toute ambiguïté, s'exprime ainsi quelque part : "Mon discours et ma prédication ne consistent pas dans ce que présentent de persuasif les paroles d'une sagesse humaine, mais dans la démonstration de l'esprit et de la vertu de Dieu". Puis il ajoute : "Avec les parfaits, nous parlons le langage de la sagesse, non de la sagesse de ce siècle, ni des princes sujets à périr, mais nous parlons le langage de la sagesse de Dieu, qui est cachée dans son mystère" (I Cor.,II, 4). Il dit ailleurs : "Notre suffisance vient de Dieu, qui nous a rendus propres à être les ministres de la nouvelle alliance" (II Cor., III, 5). C'est donc à nous qu'il est surtout ordonné d'être prêts à présenter une justification à quiconque nous demande compte de l'espérance qui réside en nous. Nous pourrions discuter les milliers de preuves savantes, claires et parfaitement déduites des nouveaux auteurs, preuves qui, nous l'avons déjà observé, sont développées à l'appui de nos doctrines, ainsi que les commentaires nombreux composés sur les saintes Écritures inspirées par la Divinité, commentaires qui présentent, dans des démonstrations mathématiques, la vérité el l'infaillibilité qui caractérisent ceux qui nous ont enseigné dès la commencement tout ce qui se rapporte au culte de Dieu. Mais tous les discours sont superflus, lorsqu'on a devant soi des œuvres qui frappent par leur clarté et par leur évidence, œuvres que la vertu divine et céleste de notre Sauveur a fait connaître à tous les hommes, en leur annonçant une vie céleste et divine, et qu'il leur présente encore aujourd'hui dans le jour le plus éclatant. Il avait annoncé, par une prévision divine, que sa doctrine serait prêchée en témoignage à toutes les nations de l'univers, et que l'Église, qui, un peu plus tard, se composa de tous les peuples, et qui n'était pas encore aperçue dans les temps où il vivait parmi les hommes, serait, en vertu de cette prévision divine, invincible et insurmontable, constamment garantie contre les assauts de la mort; qu'elle resterait inébranlable, parce qu'elle était appuyée sur la puissance divine, qu'elle y était comme enracinée, et que cette puissance ne peut être ébranlée ni brisée. Cette prédiction s'est accomplie, et son accomplissement, plus fort que tous les discours, ne pourra manquer de fermer la bouche impudente de ceux qui sont toujours disposés à parler sans ménagement et sans retenue. En effet, qui pourrait méconnaître la vérité, lorsque les œuvres mêmes proclament à haute et intelligible voix qu'une prédiction aussi claire et aussi circonstanciée, et sa réalisation par un entier accomplissement, surpassent les forces humaines et portent le cachet de la puissance divine. Car la renommée de l'Évangile du Seigneur a rempli tout le globe que le soleil éclaire de ses rayons, et s'est étendue dans toutes les nations : aujourd'hui même encore sa prédication prend de l'accroissement et s'avance avec rapidité par des voies conformes à ses paroles; son Église nominativement prédite s'est élevée, appuyée sur de profondes racines, et les prières des hommes saints et chéris de Dieu l'ont transportée jusqu'à la hauteur des voûtes célestes. Recevant tous les jours de nouveaux rayons de gloire, cette lumière intelligible et divine brille partout de l'éclat de la piété annoncé par le Seigneur; elle n'est ni vaincue ni soumise par ses ennemis, et les portes de la mort ne prévalent point contre elle : et tout cela en accomplissement de cet oracle prononcé par notre Sauveur : "Sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle" (Matth., XVI). En réunissant dans l'endroit convenable des milliers d'autres choses du même genre énoncées et prédites par notre Sauveur, en faisant voir que l'issue des événements s'accorde en tout avec ses prévisions divines, nous établirons l'incontestable vérité de nos croyances. Indépendamment des circonstances qui précèdent, nous trouvons une forte démonstration de la vérité de notre foi dans le témoignage des écrits hébraïques dans lesquels on voit que, depuis des milliers d'années, les prophètes des Hébreux ont annoncé à tout le genre humain les biens dont nous jouissons maintenant, qu'ils ont même fait mention du nom du Christ, et qu'ils ont prédit son avènement au milieu des hommes. Ils ont même désigné le nouveau genre de sa doctrine qui devait se répandre parmi toutes les nations, s'expliquant d'avance sur la future incrédulité et sur l'obstination des Juifs, sur leurs entreprises contre le Sauveur et sur les calamités qui fondraient sur eux quelque temps après. Je veux parler du dernier siège de leur royale métropole, de l'entière destruction du royaume, de leur dispersion parmi toutes les nations, de l'esclavage auquel les réduiraient leurs adversaires et leurs ennemis. Il est bien évident qu'après l'avènement de notre Sauveur ils éprouvèrent tous ces malheurs, conformément aux prophéties. D'après cela, qui ne serait frappé d'étonnement en entendant ces prophètes prédire les événements qui devaient après l'apparition de Jésus-Christ, savoir la chute des Juifs et la vocation des Gentils annoncées dans les termes les plus solennels et les plus clairs. Cette dernière prédiction s'est elle même réalisée évidemment d'une manière conforme aux prophéties, au moyen de l'enseignement de la doctrine de notre Sauveur. Grâce à lui, des milliers d'hommes de toute nation, abjurant l'idolâtrie, reçurent avec la religion la véritable connaissance du Créateur de l'univers, s'appuyant sur les oracles des anciens, et entre autres sur ceux qui s'énoncent ainsi par la voix du prophète Jérémie : "Seigneur, mon Dieu, les nations viendront à vous de l'extrémité de la terre, et elles diront : Nos pères ont possédé de fausses idoles, et il n'y avait pas de profit en elles : et si l'homme se fait des dieux, ce ne sont pas des dieux" (Jér., XVI, 19)? [1,4] CHAPITRE IV Que ce n'est point inconsidérément que nous avons embrassé la croyance des vérités les plus salutaires, lorsqu'elles nous ont été présentées. Toutes ces circonstances relatives à nos institutions font foi que leur plan n'est dû à aucune invention de l'imagination humaine, mais qu'il a été divinement prévu et divinement annoncé d'avance par les oracles écrits, et surtout qu'il a été divinement offert à tous les hommes par l'entremise de notre Sauveur. En outre, la religion a de plus été fortifiée et soutenue par Dieu, lorsque, pendant tant d'années, elle était persécutée par les démons invisibles et par ceux qui, de temps à autre, apparaissaient sous la forme de princes visibles; elle n'a fait que briller chaque jour d'un plus vif éclat, qu'acquérir plus de gloire et d'accroissement et se répandre encore davantage. Il est donc évident que c'est à un secours du ciel, à la coopération du Dieu de l'univers, que le nom et la doctrine de notre Sauveur doivent cette force toujours victorieuse et toujours invincible. Et par cela qu'elle porte tous les hommes à bien vivre, non seulement par ses discours positifs, mais encore par une vertu secrète, comment n'apercevrait-on pas clairement en elle les effets de la puissance divine ? On remarquait effectivement les effets d'une puissance divine et ineffable, tant dans ses discours que dans la doctrine qu'elle enseignerait sur le pouvoir suprême du Dieu de l'univers, et lorsqu'elle annonçait que le genre humain serait affranchi de l'action qu'exerçaient sur lui l'erreur et les démons, ainsi que de tous les genres de domination auxquels les nations l'avaient soumis ; car il y avait jadis, dans chaque nation, des milliers de rois et de gouverneurs qui exerçaient un pouvoir absolu sur les villes et sur les provinces; les peuples étaient régis, les uns par un gouvernement démocratique, les autres par un gouvernement despotique, les troisièmes enfin par un gouvernement aristocratique. Il était inévitable que des guerres de tout genre résultassent de cet état de choses : des nations se trouvant en collision entre elles, et continuellement en insurrection contre d'autres nations voisines, commettant et éprouvant des dévastations, et s'assiégeant les unes les autres, il résultait de là qu'en général, tous ceux qui habitaient les villes, et ceux qui, dans les campagnes, étaient employés aux travaux de l'agriculture, apprenaient le métier de la guerre dès leur enfance, et qu'on les voyait armés d'un glaive sur les voies publiques, dans les bourgades et dans les plaines. Mais après l'avènement du Christ, au sujet duquel les prophètes s'exprimèrent jadis en ces termes : "Dans ces jours se lèveront la justice et la plénitude de la paix, et ils briseront leurs glaives, pour les convertir en charrues, et leurs lances, pour en faire des faux, et une nation ne prendra plus le glaive contre une autre nation, elles n'apprendront plus à faire la guerre" (Is., II, 4), ces prophéties furent justifiées par la suite des événements; car la multitude des gouverneurs romains disparut à l'époque où notre Sauveur apparut sur la terre : Auguste avait fondé une monarchie universelle. Depuis ce temps jusqu'aujourd'hui vous ne voyez pas, comme auparavant, des villes en guerre contre des villes, une nation aux prises avec une autre nation, ni enfin la vie entière passée dans une affreuse confusion. Qui ne serait donc frappé d'étonnement en examinant comment, lorsque toutes les nations étaient sous le joug des démons, les hommes qui s'étaient entièrement dévoués à leur culte, se faisaient la guerre avec fureur ; de manière que les Grecs étaient sans cesse aux prises avec les Grecs, les Égyptiens avec les Égyptiens, les Syriens avec les Syriens, les Romains avec les Romains, se réduisaient réciproquement en servitude, ou s'épuisaient par des sièges, comme on peut s'en convaincre en lisant les histoires des anciens qui traitent de ces guerres ; tandis que la doctrine religieuse et éminemment pacifique de notre Sauveur, détruisit de fond en comble l'erreur du polythéisme et mit fin aux anciennes calamités dont la discorde avait accablé les nations ? Je regarde cette particularité comme la preuve la plus éclatante de la divine et ineffable puissance de notre Sauveur. Quant aux avantages évidents qui résultèrent de la prédication de sa doctrine, vous en trouverez un exemple bien, frappant, tel qu'il n'en existe point de mémoire d'homme, et tel que n'en a jamais offert aucun des hommes qui se sont jadis le plus distingués : c'est que par la vertu de ces seules paroles, et aussitôt que sa doctrine eut été répandue dans tout l'univers, les mœurs des nations auparavant féroces et barbares se sont adoucies. Ainsi les Perses, instruits dans cette doctrine, n'ont plus épousé leurs mères, et l'on n'a plus vu les Scythes se repaître de chair humaine, depuis que la parole du Christ est parvenue jusqu'à eux. D'autres nations barbares ne se sont plus souillées par un commerce incestueux entre le père et la fille, le frère et la sœur ; les mâles ne se sont plus épris d'une passion furieuse pour d'autres mâles, et ne se sont plus abandonnés à des voluptés contre nature. On n'a plus vu, comme autrefois, les hommes jeter en proie aux chiens et aux oiseaux les cadavres de leurs proches, ni étrangler ceux sur lesquels pesait le poids des années ; ils ne se sont plus repus, suivant l'ancienne coutume, de la chair de leurs meilleurs amis, après leur mort; ils n'ont plus, comme leurs ancêtres, immolé des hommes aux démons, qu'ils regardaient comme des dieux ; et, sous prétexte de piété, ils n'ont plus égorgé les personnes qui leur étaient les plus chères. Ces pratiques et une infinité d'autres de la même nature déshonoraient la vie des hommes de l'antiquité. On rapporte que les Massagètes el les Derbices regardaient comme très malheureux ceux de leurs proches dont la mort était naturelle: c'est pour cela qu'ils les tuaient d'avance, et qu'ils mangeaient ceux de leurs plus chers amis qui étaient épuisés par la vieillesse. Les Tibaréens précipitaient vivants les vieillards qui les touchaient de plus près ; les Hyrcaniens les livraient tout vivants aux oiseaux et aux chiens; les habitants de la mer Caspienne faisaient la même chose, quand ils étaient morts. Les Scythes les enterraient vivants, et ils égorgeaient sur des bûchers ceux pour lesquels ils avaient le plus d'affection. Les Bactriens jetaient aux chiens les vieillards encore vivants. Telles sont les horreurs auxquelles on se livrait jadis; mais il n'en est plus de même aujourd'hui. La seule force de la loi salutaire et évangélique a suffi pour anéantir cette rage, cette férocité et toutes ces pratiques si contraires à l'humanité; on ne regarde plus aujourd'hui comme des dieux, ni des simulacres sourds et inanimés, ni les démons pervers qui s'en servaient pour opérer leurs prestiges, ni les parties du monde visible, ni les âmes des personnes mortes depuis longtemps, ni les bêtes féroces les plus dangereuses. A la place de toutes ces horreurs, au moyen de la seule doctrine évangélique de notre Sauveur, les Grecs et les Barbares qui ont reçu sa parole avec sincérité et sans fard, sont parvenus à une philosophie si relevée, qu'ils honorent, célèbrent et proclament comme Divinité, le seul Dieu Très-Haut, qui surpasse les bornes de l'univers, le Roi suprême et le Maître du ciel et de la terre et le Créateur du soleil, des étoiles et du monde entier. Ils apprennent ainsi à régler si bien leur vie, qu'ils s'étudient à mettre de l'ordre jusque dans leurs regards, de manière à ne les jamais jeter avec convoitise sur des objets capables d'alarmer la pudeur; ils s'attachent même à extirper radicalement de leur âme toute passion honteuse : comment tout cela ne contribuerait-il pas à amener tous les hommes à une bonne vie ? En outre, ils n'ont jamais besoin de la foi du serment, à plus forte raison n'ont-ils point recourt au parjure, parce qu'ils ont appris de l'Évangile à ne pas jurer de tout, à ne jamais mentir, mais à dire en tout la vérité, de manière que oui et non leur suffisent, et que leur affirmation est plus sûre que toute espèce de serment. Ils ne négligent point les moindres expressions et ne se comportent pas avec indifférence dans les conversations communes, mais ils poussent à cet égard l'attention au point qu'il ne leur échappe jamais aucune expression mensongère, outrageante, honteuse, indécente, d'après l'avertissement que notre Sauveur a donné à ce sujet, en disant: "Vous rendrez raison de toute vaine parole au jour du jugement" (Matth., XII, 36). N'est-ce point là l'extrême perfection de la vie philosophique? En un mot, on voit des multitudes innombrables d'hommes, de femmes, d'enfants, d'esclaves, d'hommes libres, de personnes obscures, distinguées et même de Barbares et de Grecs à la fois, en tout lieu, dans toutes les villes et les provinces, enfin parmi toutes les nations que le soleil éclaire, se réunir pour acquérir la connaissance des préceptes dont nous avons été instruits depuis peu de temps; ils prêtent une oreille attentive aux discours qui n'ont pas seulement pour objet de détourner des actions impudiques, mais encore des pensées honteuses qui peuvent naître dans l'esprit, et de réfréner les passions qui ont leur siège dans le ventre et dans les parties inférieures. Le genre humain tout entier reçoit les faveurs d'un enseignement divin et religieux. Il apprend à supporter avec autant de générosité que de grandeur d'âme les injures des ennemis qui l'attaquent, et à ne pas combattre les hommes pervers avec leurs propres armes, à triompher de l'emportement, de la colère et de toute passion désordonnée, et même à partager sa fortune avec les pauvres et les indigents, à regarder tous les hommes comme ayant une origine commune, à ne voir dans celui qui est réputé étranger, qu'un proche parent et un frère, par la loi de la nature. Quiconque rassemblera tous ces préceptes, ne sera-t-il pas obligé de convenir que notre doctrine annonce à tous les hommes, les plus grands et seuls véritables biens, et leur procure ce qui est essentiel pour mener une bonne vie? Que pensez-vous encore en voyant toutes les espèces d'hommes, non seulement les Grecs, mais encore les Barbares les plus féroces et les habitants des extrémités de la terre, abjurer leur démence et leur brutalité et embrasser des idées plus humaines et plus sages, telles que l'immortalité de l'âme et la vie qui attend, après leur mort, les fidèles amis de Dieu qui se sont attachés à mépriser cette vie temporelle, de manière à démontrer que ceux qui se faisaient jadis un nom dans la philosophie n'étaient que des enfants, et que la mort dont tous les philosophes avaient fait tant de bruit, n'était au fond qu'une bagatelle? Nos jeunes filles et nos jeunes garçons, des hommes qu'on aurait pris pour des barbares et des gens de rien, ont, grâce à la puissance et à la coopération de notre Sauveur, parfaitement démontré, plutôt par des œuvres que par des paroles, la vérité de la doctrine de l'immortalité de l'âme. Que pensez-vous encore en voyant généralement tous les hommes de toutes les nations, apprendre, d'après les préceptes de notre Sauveur, à se faire une idée saine et constante de la providence de Dieu qui gouverne l'univers, et à pénétrer leur âme de la doctrine qui roule sur la justice et le jugement de Dieu, à mener une vie réglée et à se prémunir soigneusement contre les entreprises de la perversité? [1,5] CHAPITRE V Que ce n'est point sans avoir fait de sages réflexions que nous avons abjuré l'erreur superstitieuse de nos pères. Vous vous ferez une idée du principal bienfait de la parole du salut, si vous réfléchissez à l'erreur superstitieuse de l'ancienne idolâtrie qui, par la violence des démons, affligea jadis l'universalité du genre humain. Fécondée par une vertu divine, cette parole tira du paganisme comme d'une nuit ténébreuse les Grecs et les Barbares, pour faire luire sur eux le soleil de l'intelligence et la vive lumière de la véritable piété envers le Dieu qui régit l'univers. Qu'avons-nous besoin d'entrer dans de longs détails pour faire voir que nous n'avons pas cédé à une foi aveugle, mais que nous n'avons consulté que notre raison, nos plus chers intérêts, et les traits caractéristiques de la vraie religion ? C'est là tout le sujet de cet ouvrage. Ainsi, nous exhortons vivement ceux qui peuvent suivre l'enchaînement d'une démonstration, à sonder la force de nos raisonnements et à approfondir les preuves sur lesquelles nous appuyons nos dogmes, afin d'être prêts à en entreprendre la défense auprès de quiconque nous interrogerait sur les motifs de notre espoir. Mais comme tous ne sont point capables de cette espèce d'attention, et comme la parole de Dieu ne prêche que l'humanité, qu'elle ne rejette personne et qu'elle offre à chaque individu le remède qui lui convient, et qu'elle appelle à un traitement plus facile l'ignorant et l'idiot, c'est donc avec raison que nous conduisons comme par la main, à la vie religieuse les plus ignorants qui commencent seulement leur instruction, les femmes, les enfants et ce qu'on appelle le vulgaire ; nous leur donnons à tous la saine foi comme un remède divin, en imprégnant leurs âmes des saines doctrines sur la providence de Dieu, sur l'immortalité de l'âme et sur la nécessité de mener une vie vertueuse. N'est-ce pas ainsi que nous voyons agir ceux qui s'occupent avec talent de la guérison des maladies corporelles? Ils s'exercent et étudient beaucoup pour apprendre tout ce qui concerne la médecine, et quand ils mettent la main à l'œuvre, ils suivent en tout point la raison et la science, ceux qui les approchent pour obtenir guérison se livrent à la confiance et à l'espoir d'une amélioration dans leur santé, de manière que, ne pouvant rien comprendre de bien juste aux préceptes de cette science, la confiance et un heureux espoir sont ce qui les soutient. Un excellent médecin qui indique ce dont il faut se garder et ce qu'il convient de faire, est comme un prince et un maître qui ordonne avec connaissance de cause; le malade lui obéit comme à un roi et à un législateur, persuadé que ses ordonnances tourneront à son avantage. C'est ainsi que des disciples reçoivent d'un maître les préceptes d'une doctrine, persuadés qu'ils sont que ces préceptes ne peuvent que leur être utiles ; et même personne ne s'occuperait de philosophie si l'on n'attachait d'avance du profit à la profession de philosophe, il est arrivé de là que l'un a embrassé la doctrine d'Épicure, un autre a réglé sa conduite sur celle des cyniques, un troisième s'est attaché à la philosophie de Platon, un autre à celle d'Aristote; on en a vu enfin d'autres qui préféraient encore à toutes les doctrines celle des stoïciens, chacun embrassant le parti qu'il espérait et croyait être le meilleur. C'est ainsi que les hommes se sont attachés aux arts que l'on appelle moyens; les uns ont adopté la vie militaire, d'autres se sont lancés dans la carrière du commerce, persuadés qu'ils étaient que leur profession était celle qui pouvait leur procurer le plus de moyens d'existence. Les premiers mariages, les premières unions, formés dans l'espoir d'avoir des enfants, avaient aussi leur source dans une douce confiance. Et encore celui qui se livre aux hasards de la navigation ne jette point d'autre ancre de salut que la confiance et un heureux espoir. Un autre s'adonne aux travaux de l'agriculture ; après avoir jeté le grain sur la terre, il se repose bien tranquillement, attendant le changement de la saison, et bien persuadé que la semence déjà corrompue dans les entrailles de la terre, et cachée par suite de pluies abondantes, revivra comme sortant du sein de la mort. Celui qui quitte sa patrie pour entreprendre un long voyage en pays étranger, s'adjoint comme d'excellents guides l'espoir et la confiance. Enfin que voyons-nous qui ne nous convainque que toute la vie des hommes est appuyée sur ces deux uniques fondements ? Pourquoi seriez-vous surpris que les vérités si essentielles à l'âme fussent transmises par la foi à ceux qui n'ont pas le loisir de les apprendre en détail et de les approfondir avec un soin particulier, et qu'il fût permis à d'autres d'en scruter les raisons mêmes, et de vérifier les démonstrations des doctrines qu'on leur a enseignées? Mais, après avoir préludé en peu de mots par ces observations préliminaires qui ne seront pas sans utilité, revenons sur le premier chef d'accusation, et répondons à ceux qui nous ont demandé qui nous étions et quel était notre point de départ. Nous sommes Grecs de naissance; nous pensions comme les Grecs ; mais réunis comme l'élite de toutes les nations pour former en quelque sorte une armée nouvelle, nous avons abjuré la superstition de nos pères : c'est un fait que nous ne voudrions pas nier ; mais en nous attachant aux livres des Juifs, et recueillant dans leurs prophéties la plus grande partie des vérités qui constituent notre doctrine, nous n'avons pas cependant jugé convenable d'adopter le genre de vie de ceux qui suivent le régime de la circoncision; c'est encore un fait dont nous conviendrons volontiers. C'est actuellement le moment de donner la raison de tout cela; or, comment pourrions-nous prouver que nous avons bien agi en abandonnant les coutumes de nos pères, si nous ne commencions par mettre ces mêmes coutumes sous les yeux de ceux entre les mains desquels tombera cet ouvrage ? C'est ainsi que la vertu divine de la Démonstration évangélique deviendra l'évidence même, si tous les hommes voient clairement de quels maux elle annonce heureusement la guérison. Comment prouverons-nous l'à-propos de notre attachement aux écrits des Juifs, si nous ne démontrons pas la vertu de ces mêmes écrits? Il est donc très convenable de faire connaître la raison pour laquelle, en adoptant leurs livres, nous avons rejeté leur genre de vie, et surtout il faut que l'on sache en quoi consiste positivement la doctrine évangélique, quel est, à proprement parler, le christianisme, qui n'est ni hellénisme, ni judaïsme, mais une nouvelle science et véritable théosophie, dont le nom même annonce la nouveauté. Ainsi donc, commençons d'abord par examiner les anciennes doctrines théologiques de tous les peuples et celles de nos pères, doctrines qui font encore actuellement du bruit dans toutes les villes; scrutons les graves dissertations des grands philosophes sur la formation du monde et l'origine des dieux, afin que nous connaissions si nous avons eu raison ou tort de nous en écarter. Dans les choses que je vais divulguer, je ne parlerai pas d'après moi-même, mais j'emploierai les expressions de ceux qui se sont montrés les plus zélés défenseurs de ceux qu'ils appellent des dieux, je me mettrai ainsi à l'abri de tout soupçon d'imposture. [1,6] CHAPITRE VI De la théologie primitive des Phéniciens et des Égyptiens. On a publié que les Phéniciens et les Égyptiens furent les premiers de tous les hommes qui regardèrent comme des dieux le soleil, la lune et les étoiles, qu'ils prétendaient être les causes uniques de la génération et de la destruction de tous les êtres, et que telle fut l'origine de ces générations de dieux, de ces théogonies publiées chez tous les peuples. Toujours est-il qu'avant eux personne ne connaissait rien au-delà des phénomènes célestes, à l'exception d'un petit nombre d'individus dont les Hébreux ont fait mention, et qui s'élevant, par les yeux les plus clairvoyants de l'intelligence, au-dessus de tout ce qui est visible, ont rendu hommage à l'auteur du monde et au formateur de l'univers, admirant sa sagesse et sa puissance, dont ils se faisaient une idée d'après les ouvrages qui frappaient leurs regards. Ils crurent et annoncèrent également qu'il n'y avait qu'un seul Dieu; les enfants gardèrent précieusement cette religion, seule pure el la seule vraie qu'ils avaient reçue de leurs pères. Mais, quant au reste des hommes, s'écartant de l'unique et véritable religion, étonnés comme des enfants à l'aspect des flambeaux des cieux qui brillaient à leurs yeux de chair, ils prononcèrent que c'étaient des dieux, et ils les honorèrent par des sacrifices et des adorations, sans toutefois leur construire des temples, ni représenter leurs statues et leurs images sous la forme des mortels ; ils se bornaient à fixer leurs regards sur l'air et le ciel, et leurs âmes ne franchissaient pas les bornes des objets visibles. Mais ce polythéisme erroné ne s'en tint pas là : poussant les hommes d'un âge postérieur vers un abîme sans fond, cette funeste doctrine enfanta une impiété plus affreuse encore que l'athéisme. Elle prit naissance chez les Phéniciens, elle passa ensuite chez les Égyptiens ; Orphée, fils d'Hyagre, fut, dit-on, le premier d'entre eux qui, ayant transporté avec lui les mystères des Égyptiens, les communiqua aux Grecs, de même que Cadmus leur apporta les mystères des Phéniciens, avec la science des lettres; car les Grecs, à cette époque, ne connaissaient pas encore l'écriture. C'est pourquoi nous considérerons d'abord tout ce qui concerne la création primitive du monde, selon l'ordre dans lequel les auteurs célèbres en ont traité; nous aborderons ensuite la vie superstitieuse que menaient les hommes dans le principe, et depuis un temps immémorial; en troisième lieu, nous examinerons les doctrines des Phéniciens, ensuite celles des Égyptiens ; après quoi, et en cinquième lieu, nous exposerons celles des Grecs que, nous diviserons en deux parties : dans la première, nous examinerons leur ancienne doctrine remplie d'erreurs et de fables ; ensuite nous passerons à l'époque où leur théologie devenue plus grave, se montra aussi plus rapprochée de la nature, puis nous traiterons de leurs merveilleux oracles, et nous terminerons notre examen par celui des monuments les plus importants de leur philosophie si vantée. Quand nous aurons discuté ces sujets avec soin, nous aborderons la doctrine des Hébreux, nom primitif et véritable de la nation qui, depuis, a reçu le nom de Juifs. Enfin nous terminerons cet examen par l'exposition de nos propres doctrines. C'est pour nous une nécessité de faire l'histoire de tous ces systèmes, afin que l'exposé de ce qu'il y a de plus remarquable dans chacun d'eux fasse ressortir davantage la force de la vérité, et afin que chacun de nos lecteurs voie clairement quelles sont les doctrines que nous avons abandonnées, et quelle est celle que nous avons embrassée. Arrivons d'abord au premier point. D'où tirerons-nous les bases de nos démonstrations ? ce ne sera certainement pas de nos livres, afin que nous ne paraissions pas rapporter seulement les choses qui pourraient cadrer avec notre sujet. Produisons donc pour témoins ceux des Grecs qui ont fait parade de leur philosophie, et qui ont encore porté leur attention sur l'histoire des autres nations. La théologie des Hébreux nous est décrite dès son principe par Diodore de Sicile, le plus érudit des historiens grecs, qui acquit une grande célébrité pour avoir rassemblé en un seul corps tous les documents historiques. J'en citerai seulement les premiers traits qui ont rapport à la création de l'univers: on les trouve au commencement de son ouvrage, où il rapporte en ces termes les opinions des anciens à ce sujet. [1,7] CHAPITRE VII Quel est le système des Grecs sur l'origine du monde ? « Nous essaierons de traiter au long et en détail des dieux, d'après les idées qu'en avaient ceux qui les premiers apprirent à honorer la divinité; nous traiterons aussi de ceux que la fable a mis au rang des immortels ; et, attendu que ce sujet exige d'amples développements, nous traiterons aussi complètement que possible chaque chose en son lieu. Nous rapporterons sommairement tout ce que nous ont paru présenter de vraisemblable les histoires qui sont entre nos mains, afin de ne laisser rien regretter de ce qui mérite de captiver l'attention des lecteurs. Remontant aux époques les plus reculées, nous présenterons le récit exact des particularités relatives à l'origine du genre humain, et de tout ce qui s'est passé dans les différentes parties du monde connu : ce récit sera aussi fidèle que le permettra l'antiquité des faits qui en seront la matière. Les naturalistes et les historiens les plus distingués se sont partagés en deux opinions sur la génération primordiale des hommes. Les uns, supposant que le monde n'a pas été créé et qu'il ne peut périr, ont déclaré que le genre humain existait de toute éternité, et que, par conséquent, la génération des hommes n'avait pas eu de commencement; les autres, pensant qu'il avait été créé et qu'il était sujet à périr, ont déclaré également que la première génération des hommes avait eu lieu dans des temps déterminés ; que dans la formation primitive de l'univers, le ciel et la terre ne présentaient qu'un seul et même aspect, leur nature se trouvant confondue. Après cela, disent-ils, les corps s'étant séparés les uns des autres, le monde fut arrangé dans l'ordre que nous remarquons généralement en lui, l'air commença à être balancé par un mouvement continuel, sa partie ignée s'éleva dans les régions supérieures, parce que la légèreté de sa nature lui donnait ce mouvement d'ascension. Voilà pourquoi le soleil et les autres astres qui sont en si grand nombre sont emportés sans cesse par un mouvement de rotation. La partie bourbeuse et trouble, au moyen de son mélange avec les parties humides, se fixa dans un seul endroit, en raison de sa pesanteur, roulant sans cesse sur elle-même; des parties humides sortit la mer; des parties plus solides se forma la terre, mais une terre limoneuse et très tendre : d'abord le soleil dardant sur elle ses rayons, elle prit de la consistance, ensuite la chaleur ayant échauffé sa surface, quelques-unes de ses parties humides se gonflèrent dans plusieurs endroits, et il se forma autour d'elles une matière putréfiée qu'enveloppaient des pellicules. C'est ce qui se voit encore tous les jours dans les terrains marécageux, lorsqu'ils ne sont pas soumis à un mouvement progressif de température, mais qu'un air enflammé succède tout à coup à une atmosphère froide. Les parties aqueuses étant ainsi fécondées par la chaleur, le germe qui en résulta s'alimentait pendant la nuit des vapeurs de l'atmosphère environnante, et se solidifiait pendant le jour par l'action de la chaleur. Enfin les fœtus ayant pris leur dernier accroissement, et les pellicules échauffées venant à se rompre, on vit naître partout des animaux de toute espèce. Ceux qui avaient reçu le plus de chaleur devinrent des oiseaux qui prirent leur essor vers les régions éthérées. Ceux où dominaient les terrestréités furent rangés parmi les reptiles et les autres animaux que l'on voit sur la terre. Ceux qui participaient le plus de la nature des parties humides, et qui furent appelés poissons, se réfugièrent dans l'endroit qui était conforme à leur nature. Enfin, la terre devenant de plus en plus solide, en raison de la chaleur du soleil et des vents, et les animaux d'un gros volume ne pouvant plus être procréés, leur génération n'a pu se continuer que par l'action des deux sexes. Il paraît qu'Euripide, disciple du naturaliste Anaxagoras, n'avait point sur la nature de l'univers des sentiments différents de ceux que l'on vient de rapporter; car voici comme il s'exprime dans la Ménalippe : "Dans l'origine, le ciel et la terre n'avaient qu'une seule forme; mais lorsqu'ils se furent séparés en deux, ils engendrèrent tout, et produisirent au grand jour les arbres, les oiseaux, les bêtes féroces, les animaux que la mer nourrit et le genre humain". Voilà ce que nous avons appris au sujet de l'origine primitive de l'univers. On prétend que les hommes qui naquirent dans le principe vivaient sans ordre comme les bêtes féroces, que dispersés ça et là, ils se rendaient dans les pâturages, qu'ils emportaient l'herbe la plus tendre pour leur servir de nourriture, ainsi que les fruits des arbres qui poussaient naturellement. Attaqués par les bêtes sauvages, la nécessité leur apprit à se secourir les uns les autres ; rassemblés par la terreur, cette circonstance fit qu'insensiblement ils reconnurent réciproquement leurs figures. Comme leur voix était insignifiante et confuse, ils parvinrent petit à petit à articuler distinctement les paroles. Établissant entre eux des signes pour particulariser chacun des objets qu'ils avaient sous les yeux, ils se composèrent ainsi un langage qui suffisait à représenter toutes leurs idées. Ces associations se formèrent en divers lieux, par toute la terre : de là il résulta qu'elles n'avaient pas toutes un idiome uniforme, chacune d'elles établissant arbitrairement les termes qui devaient composer le sien ; de là cette multiplicité de langues différentes. C'est dans ces associations primitives qu'il faut chercher l'origine de toutes les nations. Les premiers hommes n'ayant encore trouvé aucune des choses utiles à la vie, menaient une misérable existence, dépourvus de vêlements, ne connaissant l'usage ni de l'eau, ni du feu, ni les avantages d'une nourriture un peu douce; car ignorant la manière de se procurer les productions des champs, ils ne faisaient aucune provision de fruits, pour s'en servir au besoin; c'est pourquoi le froid et la disette de nourriture détruisaient un grand nombre d'entre eux pendant les hivers ; mais insensiblement l'expérience leur ayant donné des lumières, lorsque l'hiver était venu, ils se réfugiaient dans les cavernes et mettaient en réserve ceux des fruits qui pouvaient se garder. Ayant connu ensuite les avantages du feu et des autres commodités, ils inventèrent insensiblement les arts, et découvrirent les autres ressources qui pouvaient rendre la vie commune plus agréable ; en général, ce fut la disette de toutes choses qui instruisit les hommes, et qui procura toutes les connaissances à un animal favorisé par la nature, ayant des mains pour l'aider en tout, possédant la raison et la subtilité de la pensée. Comme vous, nous nous contenterons de ces observations sur l'origine primitive des hommes et le genre de vie qu'ils menaient dans l'antiquité. » Voilà ce que dit notre historien si vanté qui, dans sa Cosmogonie, n'a pas même fait mention du nom de Dieu, et qui a présenté l'arrangement de l'univers comme quelque chose de fortuit et de spontané. Vous trouverez que la plupart des philosophes grecs ont eu des opinions semblables : je vais vous exposer celles qu'ils ont eues sur les principes, leurs dissentiments et leurs dissonances. Et notez que tous ces systèmes ne s'appuient que sur des conjectures, et non sur des données positives ; je prendrai pour guide l'ouvrage de {Pseudo-}Plutarque qu'il a intitulé "Stromates". Ainsi examinez, non légèrement, mais à votre loisir et avec une mûre réflexion, la différence d'opinions qui existe entre les philosophes les plus célèbres. [1,8] CHAPITRE VIII Opinions des philosophes sur la formation de l'univers. « On dit que Thalès, premier de tous les philosophes, supposa que l'eau était le principe de l'univers; car c'est de l'eau, assurait- il, que tout procède, et c'est dans elle que tout retourne. Après lui, Anaximandre qui avait vécu avec lui dans l'intimité, soutint que l'infini était la cause générale de la génération et de la destruction de toutes choses ; c'est de lui, disait-il, que sont sortis les dieux et généralement tous les mondes dont le nombre s'étend à l'infini : il déclara que la corruption et la production, qui sont de beaucoup antérieures, devaient être attribuées au mouvement circulaire qui emporte l'univers depuis une période infinie de siècles : la terre, dit-il, a la forme d'un cylindre ; sa profondeur équivaut à la troisième partie de son étendue. Les principes générateurs du chaud et du froid ont été séparés et distincts dès l'origine du monde, il est résulté de là un certain globe de feu, qui environne l'atmosphère, comme une écorce entoure l'arbre. Ce globe s'étant rompu et se trouvant renfermé dans certains cercles, donna naissance au soleil, à la lune et aux étoiles. Il ajoute que dans le principe, l'homme naquit d'animaux qui avaient changé de nature; car comme tous les autres animaux trouvent promptement leur nourriture, l'homme seul a besoin de téter bien longtemps; c'est pourquoi, dans sa position, il n'aurait pas pu conserver son existence dans le commencement. C'est ainsi que pense Anaximandre. On dit qu'Anaximène soutenait que l'air était le principe de l'univers, qu'il était infini par sa nature, mais borné par ses qualités ; que tout était produit par une certaine condensation et une certaine raréfaction qu'il éprouvait alternativement; que le mouvement existait pleinement de toute éternité. La compression de l'air donna d'abord naissance à la terre qui, à raison de son origine, est supposée à juste titre s'appuyer sur l'air. Le soleil, la lune et les autres astres tirent de la terre leur principe de génération : il déclarait en conséquence que le soleil était de terre, mais que, par l'effet de la rapidité de son mouvement, il avait acquis fort à propos une très grande chaleur. Mais Xénophane de Colophon suivant une route particulière et différente de celle de tous les philosophes dont on vient de parler, nous laisse croire qu'il n'y a eu ni création ni destruction: il affirme que l'univers a toujours été tel qu'il est ; car, dit-il, si l'univers a été produit, il est de toute nécessité qu'il n'ait point existé auparavant : ce qui n'est pas ne peut pas naître, ce qui n'est pas ne peut rien faire, et rien ne peut être produit par le néant; il déclare que nos sens sont trompeurs ; il ne se contente pas de les accuser, il accuse encore la raison elle-même; il déclare que la terre s'affaisse progressivement, et qu'insensiblement elle tend à aller se confondre avec la mer. Il dit que le soleil se compose d'un grand nombre de petits feux. En parlant des dieux, il prétend qu'il n'y a parmi eux aucune suprématie; car, dit-il, la soumission à une puissance supérieure serait une profanation de la majesté divine : personne n'a besoin d'aucun d'eux; ils entendent et voient l'ensemble des choses, mais rien particulièrement. Il prétend que la terre est infinie, et que l'air ne l'environne pas dans toutes ses parties; que tout naît de la terre, mais que le soleil et les autres astres sont produits par les nuages. Parménide d'Élée, ami de Xénophane, adopta en partie ses doctrines, en même temps qu'il essaya d'établir une secte opposée. Il prétend que l'univers est éternel et immuable, et que, d'après la véritable nature des choses, il est unique, d'une seule espèce, stable, et qu'il n'a pas été produit ; que la production est le partage des choses dont on admet l'existence d'après une opinion mensongère; il exclut les sens du domaine de la vérité. Il dit que s'il existe quelque chose, outre l'être par soi, ce quelque chose n'a pas d'existence réelle ; or ce qui n'est point, n'est pas compris dans l'universalité des êtres ; il conclut d'après cela que ce qui existe est incréé. Il prétend que la terre est le produit de l'air condensé qui se répandait dans l'espace. Zénon d'Élée n'a point établi de système particulier; mais il exprima des doutes sur la plupart des questions prémentionnées. Démocrite d'Abdère a supposé que l'univers est infini, parce que personne n'est l'auteur de sa formation : il ajoute qu'il n'est pas sujet au changement. Il observe en général que les causes des êtres actuellement existants n'ont aucun commencement; qu'en un mot, toutes les choses passées, présentes et futures, sont de toute éternité soumises aux lois de la nécessité. Il convient que le soleil et la lune ont une origine, qu'ils suivaient l'impulsion de leurs propres mouvements, lorsqu'ils n'avaient pas encore acquis une nature aussi chaude, aussi généralement brillantes, qu'au contraire leur nature ressemblait alors à celle de la terre ; que ces deux astres ont été créés dans des conditions qui étaient en rapport avec l'état dans lequel le monde se trouvait alors; qu'ensuite le cercle du soleil s'étant agrandi, il reçut le feu dans son enceinte. L'Athénien Épicure, fils de Néoclès, prétend trancher toute vaine discussion au sujet de la divinité. Il enseigne que rien ne tire son origine de rien, que l'univers a toujours été et sera toujours tel qu'il est, que rien de nouveau ne s'accomplit dans l'univers, excepté le temps infini qui existe déjà; que l'univers est un corps non seulement immuable, mais encore infini; selon lui, le bien suprême est la volupté. Philippe de Cyrène place également le bonheur suprême dans la volupté, et le mal souverain dans la douleur. Il circonscrit le reste de sa physiologie dans la recherche de ce qui est utile, de ce qui arrive de mauvais ou de bon dans les maisons. Empédocle d'Agrigente admet quatre éléments, le feu, l'eau, l'air et la terre, dont les causes productrices sont l'amitié et la discorde : l'air, dit-il, se sépara du premier mélange des éléments, et se répandit en forme circulaire : après l'air le feu venant à s'échapper, et ne trouvant point d'autre place, s'éleva dans les régions supérieures, par suite de la condensation de l'air. Il y a deux demi-sphères qui roulent autour de la terre, l'une est entièrement de feu, l'autre est un mélange d'air et d'un peu de feu : il croit que c'est la nuit. Le principe du mouvement résulta de ce que dans la conjonction des éléments, le feu jaillit avec impétuosité : le soleil n'est pas naturellement feu, il n'en est qu'une réfraction, semblable à celle qui se fait dans l'eau. La lune se forma des molécules d'air d'où le feu s'était dégagé, ces molécules s'étant alors coagulées à la manière de la grêle. Elle tire sa lumière du soleil. Le principe d'action ne réside point dans la tête ni dans l'estomac, mais dans le sang : voilà pourquoi les hommes excellent de telle ou telle manière suivant que le sang se répand avec plus d'abondance dans telle ou telle partie du corps. Métrodore de Chio prétend que l'univers est éternel, parce que s'il était créé, il aurait été fait de rien; il est infini, parce qu'il est éternel : car n'ayant point de principe par lequel il ait commencé, il s'ensuit qu'il n'a ni borne ni fin. L'univers n'est pas non plus susceptible de mouvement, car comment pourrait-il se mouvoir, ne pouvant passer d'un endroit dans un autre? Car il faudrait nécessairement que ce passage s'opérât dans le plein ou dans le vide. L'air condensé produit les nuages, ensuite l'eau, qui tombant sur le soleil, éteint son feu, qui se rallume ensuite lorsque l'air est raréfié. Par la suite des temps, le soleil se condense sous l'influence de la sécheresse : de gouttes d'eau limpides il forme les astres. Selon qu'il s'éteint ou qu'il se rallume, naissent la nuit et le jour, et en général, c'est ainsi que naissent les éclipses. Diogène d'Apollonie regarde l'air comme un élément; il soutient que tout se meut et que les mondes sont infinis. Voici de quelle manière il compose ses mondes. Dans le mouvement général, la condensation et la raréfaction se partageant l'univers, là ou domina la première de ces deux modifications, il se forma une agglomération de parties d'où résulta la masse de la terre, tandis que les parties les plus légères, obéissant à une loi analogue, s'emparèrent des régions supérieures et formèrent le soleil. » Telle est la discussion des Grecs les plus érudits, de ceux que l'on appelait naturalistes philosophes, sûrs de la constitution de l'univers et la formation primitive du monde; ils n'ont supposé aucun créateur, aucun auteur de l'universalité des êtres; ils n'ont même jamais fait mention de Dieu ; ils ont attribué la cause de tout ce qui existe à une impulsion aveugle, à un mouvement fortuit et spontané. Ils sont tellement opposés les uns aux autres, qu'ils ne s'accordent sur rien ; ils ont tout embrouillé par leurs disputes et la contrariété de leurs opinions. Voilà ce qui a fait dire à l'admirable Socrate qu'ils étaient tous en délire, et qu'ils ne différaient point des fous, si nous nous en rapportons au témoignage de Xénophon, qui s'exprime ainsi dans ses Mémoires : « Personne n'a jamais entendu dire que Socrate ait tenu aucun propos contraire à la piété et à la morale, personne ne lui a vu commettre aucune action immorale ou impie ; car il n'a jamais discouru sur la nature de l'univers ou sur d'autres objets semblables, comme la plupart des philosophes, pour examiner comment allait ce que les sophistes appellent monde, et à quelles nécessités chacune des choses célestes était soumise, mais il démontra que ceux qui s'occupaient de ces matières étaient dans le délire. » Puis il poursuit en ces termes : « Il était surpris qu'ils ne vissent pas évidemment qu'il était impossible aux hommes de découvrir la vérité sur ces matières, puisque ceux qui se font gloire de raisonner sur cette matière, diffèrent d'opinions entre eux, et ne s'accordent pas plus que des fous. Car parmi les fous, il y en a qui ne craignent point les choses les plus redoutables, et d'autres qui s'effraient de celles qui ne présentent aucun danger; parmi ceux qui cherchent à scruter la nature de l'univers, il y en a qui prétendent que ce qui existe n'est qu'un seul être, il y en a qui admettent une multitude de choses qui s'étend à l'infini. Les uns disent que tout s'est constamment mu, d'autres que rien ne saurait se mouvoir. Ceux-ci soutiennent que tout naît et périt; ceux-là, que rien n’est créé ni périssable. » Voilà ce que dit Socrate, ainsi que Xénophon l'atteste. Platon partage la même opinion dans son dialogue sur l'âme, dans lequel il introduit Socrate s'exprimant en ces termes : « Je ne saurais vous dire, Cébès, combien, dans ma jeunesse, je m'étais épris de cette science que l'on appelle histoire de la nature; il me paraissait admirable de connaître les causes de chaque chose, de savoir pourquoi elle naît, pourquoi elle périt et pourquoi elle existe. Et souvent je m'agitais dans tous les sens, lorsque j'examinais pour la première fois ces questions : Est-il vrai, comme le disent quelques philosophes, que les animaux se forment de la corruption, produite par l'action du froid et de la chaleur? Devons-nous nos facultés intellectuelles au sang, à l'air ou au feu? ou si nous ne les leur devons pas, est-ce le cerveau qui est le principe de l'ouïe, de la vue et de l'odorat? Est-il vrai que de ces sensations naissent la mémoire et la pensée, et que la mémoire et la pensée une fois établies dans un état de calme, produisent la science? Et puis quand je suis venu à considérer l'action de la destruction dans l'univers, et les modifications incessantes qui changent la face du ciel et de la terre, je suis resté convaincu que j'étais aussi incapable qu'il est possible de l'être, de pénétrer de pareils mystères. Et je vais vous en donner une preuve frappante : avant d'aborder ces méditations, je possédais parfaitement certaines connaissances; du moins c'est le témoignage que me rendaient ma conscience et ceux qui étaient à même de me juger; eh bien, la réflexion sur ces matières me frappa d'une cécité intellectuelle si grande, que j'ai désappris ce que je croyais savoir. » Voila ce que dit Socrate si renommé dans toute la Grèce. Après qu'un philosophe aussi distingué ait porté un pareil jugement sur les doctrines de ceux que nous venons de faire connaître, il me semble que c'est à juste titre que nous avons répudié l'athéisme de tous ces philosophes, d'autant plus que leurs opinions sur la formation de l'univers ne manquent pas d'analogie avec leurs erreurs sur la pluralité des dieux. Mais nous prouverons ceci dans son temps, lorsque nous ferons observer qu'Anaxagore est le premier des Grecs qui fasse présider une intelligence à la formation de l'univers. Maintenant passons ensemble à Diodore, et voyez ce qu'il raconte au sujet de la théologie primitive des hommes. [1,9] CHAPITRE IX Que les hommes de l'antiquité n'ont adoré que les astres, qu'ils n'ont connu ni le Dieu de l'univers, ni l'érection des statues ni les démons. «On rapporte donc que les anciens Égyptiens, s'étant appliqués à considérer le monde, étonnés et ravis d'admiration à la vue de ce magnifique spectacle, supposèrent que les dieux éternels étaient le soleil et la lune, qu'ils appelaient l'un Osiris, et l'autre Isis, double dénomination dont l'étymologie est fondée sur l'observation. En effet, si l'on traduit en grec le nom d'Osiris, on trouvera qu'il signifie un être qui possède une grande quantité d'yeux; or ce nom convient parfaitement au soleil : car, en lançant partout ses rayons, il paraît regarder avec une infinité d'yeux toute la terre et la mer. Cela s'accorde avec ces expressions du poète qui dit : "Le soleil qui voit et entend tout". Quelques-uns des anciens fabulistes grecs ont donné à Osiris le nom de Bacchus, et celui de Syrius, par analogie ; entre autres Eumolpus dit dans ses poèmes bachiques : "Bacchus semblable à un astre dont les rayons brillent de l'éclat du feu". Orphée dit : "On l'appelle Phanétès (éclatant) et Bacchus". Suivant quelques-uns, la peau de faon qui lui sert de ceinture est l'emblème de la variété des astres. Isis signifie "vieille" ; cette dénomination lui avait été donnée en raison de son origine ancienne, ou plutôt éternelle. On lui donnait des cornes, d'après l'aspect que présente la lune, lorsqu'elle s'offre à nous sous la forme de croissant ; et ensuite parce que la vache lui est consacrée par les Égyptiens. On supposait que ces dieux gouvernaient l'univers". Nous n'en dirons pas plus sur la théologie des Égyptiens. Vous voyez dans celle des Phéniciens que leurs premiers philosophes naturalistes ne reconnaissaient pour dieux que le soleil, la lune, les autres planètes, les étoiles, les éléments et tout ce qui a quelque rapport avec eux. C'est à eux que les hommes de la plus haute antiquité consacrèrent les premiers fruits de la terre qu'ils regardaient aussi comme dieux, et qu'ils adoraient comme tels ; ils rendaient hommage à ces substances, qui leur servaient d'aliment, qui en avaient servi à leurs ancêtres, qui devaient servir à leurs descendants, et qu'ils employaient à faire des libations et à sacrifier sur le tombeau des morts. Ils offraient le tribut de leurs larmes et de leur deuil aux productions de la terre, lorsqu'ils les voyaient dépérir. C'étaient les mêmes pratiques en l'honneur de la naissance des animaux, soit de celle qu'ils avaient tirée dans l'origine du sein de la terre, soit de celle qu'ils tiraient depuis de l'union des deux sexes : les mêmes devoirs leur étaient aussi rendus, lorsque la mort leur enlevait l'existence. Telles étaient les notions du culte divin; elles étaient telles qu'on pouvait les attendre d'hommes faibles et pusillanimes. » Ces notions sont consignées dans les écrits des Phéniciens, comme on le fera voir dans la suite. Il y a plus, celui-là même qui s'est déclaré contre nous, et qui s'est rendu célèbre par des calomnies dont nous avons été l'objet rapporte ces antiques usages sur l'autorité de Théophraste, dans les ouvrages qu'il a composés sur l'abstinence des êtres animés, et s'exprime en ces termes ; « Il paraît qu'il s'est écoulé un temps infini, depuis que la race la plus raisonnable des humains, qui habitait la sainte contrée que Nilus couvrit d'édifices commença à offrir au sein du foyer domestique, des sacrifices aux divinités célestes, ces sacrifices ne consistaient pas en prémices de myrrhe, de cannelle, d'encens et de safran, car beaucoup de générations s'écoulèrent avant qu'on fît usage de ces objets, alors que l'homme, devenu subtil investigateur de l'erreur, offrait aux dieux les prémices des chose nécessaires à sa vie, et qu'il n'avait acquises qu'au prix de ses travaux et de ses larmes. Dans le principe, ils n'offraient donc pas en sacrifice les choses que nous venons de mentionner; ils offraient le gazon qu'ils avaient cueilli de leurs mains, et qu'ils regardaient comme le premier qui ait paru à la surface de la terre. Car la terre avait produit des arbres, avant de produire des animaux, et très longtemps avant d'avoir produit des arbres, elle avait produit l'herbe qui pousse chaque année, et, après avoir cueilli ses feuilles, ses racines et tous les jets que produit la nature, les anciens les brûlaient, croyant par ce sacrifice se concilier la faveur des dieux du ciel ; ils leur offraient aussi les honneurs d'un feu perpétuel, car ils leur entretenaient dans les temples un feu inextinguible, comme étant le symbole le plus expressif de la divinité. Du mot g-thymiasis, qui exprimait l'oblation et la destruction par le feu des productions de la terre, se sont formés les mots g-thymiatehrion (encensoir), g-thyein (sacrifier), g-thysiai (sacrifices) : et nous, détournant ces mots de leur signification pacifique, nous les avons appliqués à notre culte erroné, nous avons appelé g-thysia (sacrifice) l'immolation des animaux, par laquelle nous prétendons honorer la divinité. Les anciens prenaient tant de soins, pour la conservation des ces anciens usages, qu'ils maudissaient ceux qui les abandonnaient, pour introduire des nouveautés, et qu'ils appelaient les substances qu'ils brûlaient aromates (g-arohmata) dérivé d' g-ara (imprécation). » Il ajoute plus loin : « Mais la perversité humaine ayant corrompu ces notions primitives du sacrifice, on vit bientôt s'introduire le barbare contresens des sacrifices sanglants. Ainsi les imprécations lancées par les anciens, tombent de plein droit sur nos têtes, aujourd'hui que nous égorgeons des victimes vivantes, et que nous ensanglantons nos autels.» Voilà ce que dit Porphyre, ou plutôt Théophraste. Concluons par un passage de Platon. Voici comment il s'explique dans son Cratyle avant d'en venir à ce qui concerne les Grecs : « Il me semble que les premiers des hommes qui habitèrent la Grèce ont regardé exclusivement comme des dieux ceux qui aujourd'hui passent pour tels chez un grand nombre de Barbares, savoir le soleil, la lune, la terre, les étoiles et le ciel: les voyant tout emportés par un mouvement continuel, ils les appelèrent g-theous (dieux) du mot g-theoh qui signifie courir. » Que les premiers et les plus anciens des hommes ne se soient point occupés de construire des temples ni de se faire des idoles, lorsque la peinture, l'art du statuaire, la gravure, n'existaient point encore, non plus que la maçonnerie et l'architecture, c'est, je pense, une chose dont sera convaincu quiconque voudra un peu réfléchir. Il n'est pas moins incontestable qu'on ne trouve dans ces temps reculés aucune trace des êtres qui depuis furent appelés dieux et héros. Que les anciens n'aient connu ni Jupiter, ni Saturne, ni Neptune, ni, Apollon, ni Junon, ni Minerve, ni aucun autre dieu de l'un et de l'autre sexe, comme il y en eut tant d'autres depuis, tant chez les Barbares que chez les Grecs; (il y a plus, on ne remarquait parmi les hommes ni bons ni mauvais génies : seulement les astres que l'on apercevait au ciel obtinrent les noms de dieux (g-theoi), noms dérivés du mot g-theein qui signifie courir; et ces dieux n'étaient point honorés par des sacrifices d'animaux ni par d'autres hommages connus depuis : ces faits sont confirmés par le propre témoignage des Grecs, consigné dans les passages que nous avons déjà rapportés, et dans ceux que nous rapporterons par la suite. C'est ce qu'enseignent également nos livres sacrés; ils nous disent que dans les commencements, toutes les nations rendirent un culte aux astres qui frappent nos regards ; mais qu'il n'a été donné qu'à la seule nation hébraïque d'avoir une connaissance parfaite du Dieu, auteur et créateur de l'univers, et du véritable culte qu'on devait lui rendre, car on ne trouve aucune mention de Théogonie chez les peuples les plus antiques, soit grecs, soit barbares; il n'est pas non plus question d'érection de statues ni des ridicules dénominations des dieux mâles et femelles, dénominations si ridiculement multipliées aujourd'hui. Car ces noms, empruntés plus tard aux hommes n'étaient point alors connus, pas plus que les invocations des génies et des esprits invisibles, les fables absurdes débitées au sujet des dieux et des héros, les mystères des initiations secrètes. On n'apercevait encore aucune trace de cette superstition frivole et si généralement répandue parmi les hommes qui vécurent postérieurement à cette époque. Ce sont autant d'inventions des hommes, des fictions créées par des êtres fragiles, ou plutôt c'est une œuvre de dissolution qui doit son origine à des mœurs honteuses et impudiques, selon ces paroles divines : "Le commencement de la fornication, c'est la recherche des idoles" (Sagesse, 14, 12). Ce fut donc plusieurs siècles après que l'erreur du polythéisme se répandit chez toutes les nations, après avoir commencé chez les Phéniciens et les Égyptiens, d'où elle passa chez les autres nations et même chez les Grecs. C'est ce que font connaître les histoires des peuples les plus anciens, que nous devons actuellement examiner, après avoir commencé par celle des Phéniciens. Voici ce que nous rapporte Sanchoniaton. Arrivons maintenant aux récits de Sanchoniaton, auteur très ancien, et qui, assure-t-on, vivait avant la guerre de Troie, et a écrit l'histoire de Phénicie avec autant d'exactitude que de véracité. Philon de Byblos, et non Philon l'Hébreu, a traduit toute cette histoire de la langue phénicienne en grec. Elle est citée aussi par celui qui a composé contre nous un écrit insidieux ; voici ce qu'il atteste dans le quatrième livre de cet écrit ; nous citerons ses propres expressions : « Sanchoniaton de Béryte a composé une histoire des Juifs, qui présente tous les caractères de la vérité, et s'accorde parfaitement avec leurs noms et leurs localités : il avait, à cet égard, reçu des mémoires d'Hiérombale, prêtre du dieu Jévo. Il dédia cette histoire à Abibale, roi de Béryte, qui l'approuva beaucoup, ainsi que ceux qu'il avait chargés de constater l'exactitude des faits qu'elle renferme. L'époque où vivaient ce monarque et les examinateurs de l'ouvrage est antérieure à la guerre de Troie, et se rapproche même du temps où vivait Moïse, comme le prouve la série successive des rois de Phénicie. Sanchoniaton, qui a écrit en idiome phénicien l'histoire ancienne avec la plus grande exactitude, d'après les mémoires qu'il avait recueillis en partie dans les archives des villes, et en partie dans celles qui étaient conservées dans les temples, vécut sous le règne de Sémiramis, reine d'Assyrie, que l'on dit avoir existé avant les événements de Troie, ou du moins à leur époque. Philon de Byblos a traduit en langue grecque l'histoire de Sanchoniaton. » En s'exprimant ainsi, l'auteur a rendu témoignage à la véracité comme à l'antiquité du théologien de Béryte. Mais Sanchoniaton, dont nous allons analyser les écrits, n'attribue pas la divinité au Dieu de l'univers : il ne va pas même chercher ses dieux dans le ciel ; il donne la divinité à des hommes et à des femmes dont la moralité n'était pas un modèle de vertus, ni la philosophie très digne d'être imitée, mais qui s'étaient déshonorés par toutes sortes de vices et de désordres. Voilà le tableau qu'il nous fait des dieux, qui, comme il résulte clairement de ses écrits, sont encore aujourd'hui les dieux de toutes les nations, vénérés dans les villes et dans les campagnes. Mais revenons au témoignage des écrits que nous avons cités. Philon, qui a distribué en neuf livres l'ouvrage entier de Sanchoniaton, s'exprime en ces termes sur le compte de cet historien, au commencement de son premier livre : « Les choses étant ainsi, Sanchoniaton, homme très érudit et non moins curieux, désirant vivement connaître l'histoire de toutes les nations depuis l'origine de l'univers, employa des soins particuliers à s'instruire de ce qui concernait Taaut, sachant que de tous les hommes qu'avait éclairés la lumière du soleil, Taaut était le premier auquel était due l'invention des lettres, et qui avait commencé à écrire des mémoires ; que c'était lui qui avait en quelque sorte jeté les fondements de la parole, lui que les Égyptiens nomment Thoyth, les habitants d'Alexandrie Thoth, et les Grecs Hermès (Mercure). » Après avoir fait ces observations, il critique vivement les auteurs plus récents de ce qu'en donnant la torture à la vérité et en la dénaturant, ils ont tourné en allégories, en explications et en théories naturelles les fables débitées sur le compte des dieux. C'est pourquoi il dit plus avant : « Mais les auteurs les plus modernes qui se sont occupés d'histoire sacrée rejetèrent les faits qui avaient eu lieu dans le principe, et, inventant des allégories et des fables, dont le voile cachait les événements, ils en firent autant de mystères qu'ils couvrirent d'épaisses ténèbres, afin qu'on ne pût distinguer facilement les faits qui avaient réellement eu lieu. Sanchoniaton, étant tombé sur certains livres secrets des Ammonéens, qui avaient été tirés des sanctuaires où ils étaient restés cachés jusqu'alors, et qui précédemment n'étaient point connus de tout le monde, s'appliqua sérieusement à saisir le sens des choses dont ces livres traitaient. Il parvint au terme de son travail et réussit à réfuter et à ruiner les fables et les allégories dont on avait enveloppé les temps primitifs. Mais les prêtres qui vécurent après lui voulurent postérieurement envelopper son ouvrage de ténèbres, et le ramener encore à un système fabuleux. Il résulta de là un système mystique qui n'avait pas encore pénétré chez les Grecs. » Il ajoute ensuite : « Voilà les découvertes que nous avons faites par l'effet de l'ardeur qui nous portait à connaître parfaitement tout ce qui concernait les Phéniciens, et après avoir examiné une immense quantité de monuments, non de ceux qui existent chez les Grecs, parce qu'il règne dans ces monuments peu d'harmonie, et qu'ils paraissent avoir été composés par certaines personnes plutôt pour donner prise à la dispute que pour éclaircir la vérité. » Après quelques autres détails, il poursuit en ces termes : « Et c'est cette diversité même d'opinions, que nous avons remarquée chez les Grecs, qui nous a inspiré de la confiance pour les récits de l'auteur Phénicien. C'est sur cette discordance des opinions des Grecs que nous avons composé, avec le plus grand soin, trois volumes qui ont pour titre: Histoire extraordinaire. » Il dit ensuite : « Pour mieux éclaircir la chose et en donner une connaissance plus particulière, nous devons établir avant tout que les plus anciens des peuples barbares, et notamment les Phéniciens et les Égyptiens, de qui les autres nations reçurent la même doctrine, regardèrent comme les plus grands dieux ceux qui avaient inventé les choses nécessaires aux besoins de la vie, ou qui s'étaient signalés par des bienfaits envers les nations. Considérant ces êtres comme des bienfaiteurs et comme les auteurs d'une grande quantité de biens, ils les adorèrent comme des dieux, et consacrant à leur culte les temples déjà construits, ils leur érigèrent aussi des colonnes et des statues qui portèrent leurs noms. Les Phéniciens eurent la plus grande vénération pour ces nouveaux dieux, et ils établirent en leur honneur les fêtes les plus solennelles. Ce qu'il y eut de remarquable, c'est qu'ils donnèrent les noms de leurs rois aux éléments dont le monde se compose, et même à quelques-uns de ceux qu'ils regardaient comme des dieux. Dans la nature, ils ne reconnurent comme dieux que le soleil, la lune, les autres planètes, les étoiles, les éléments et tout ce qui participait à leur nature ; de manière qu'ils avaient des dieux mortels et des dieux immortels. » Philon, après avoir donné ces détails au commencement de son ouvrage, aborde ensuite l'explication de Sanchoniaton, et expose la théologie des Phéniciens de la manière suivante. [1,10] CHAPITRE X Théologie des Phéniciens. « Il suppose que le principe de l'universalité des êtres consiste dans un air épais et venteux, ou dans un vent d'air épais, et dans un chaos obscur comme l'Erèbe. Cet air et ce chaos, dit-il, s'étendent à l'infini, et ce ne fut qu'après une longue série de siècles qu'ils ont trouvé des bornes. Car, lorsque l'esprit conçut de l'amour pour ses propres principes, et qu'il se fit entre eux un mélange, cette union reçut le nom de désir, et ce désir fut le principe de la création de tous les êtres; l'esprit n'a point connu sa propre origine. De l'union de cet esprit avec ses propres principes fut formé Mot. Les uns disent que c'est un limon, d'autres une corruption d'un mélange aqueux, de laquelle résultèrent toute semence de création et la production de tous les êtres. Il y avait certains animaux insensibles desquels naquirent des animaux intelligents : on les appelait "Zophasemin", c'est-à-dire contemplateurs du ciel. Ils étaient formés sur un même modèle. On vit briller en même temps que Mot le soleil, la lune, les étoiles et les grands astres. » Telle est la cosmogonie des Phéniciens, qui introduit évidemment l'athéisme. Voyons maintenant de quelle manière ils entendent la création des animaux ; voici en quels termes s'explique Sanchoniaton. « Aussitôt que l'air eut brillé d'un vif éclat, l'échauffement de la mer et de la terre fit naître les vents, les nuages et les pluies qui tombèrent du ciel en abondance. Ensuite lorsque ces éléments, séparés l'un de l'autre et chassés de leur propre demeure par l'ardeur du soleil se rencontrèrent de nouveau dans l'espace, et vinrent à se heurter, il en résulta des tonnerres et des éclairs au bruit des tonnerres, les animaux dont nous avons parlé s'éveillèrent ; le fracas les remplit d'épouvante; les mâles et les femelles commencèrent alors à se mouvoir, tant sur la terre que dans la mer. » C'est ainsi qu'il explique la création des animaux. Le même historien fait ensuite ces observations : « Voilà ce que l'on a trouvé écrit dans les mémoires de Taaut sur l'origine du monde; toute sa cosmogonie est fondée sur les preuves et les conjectures que la pénétration de son esprit lui avait fait apercevoir; il a fait ensuite briller à nos yeux le flambeau de ses découvertes. » Puis, après avoir donné le nom à l'auster, à borée et aux autres vents, il poursuit en ces termes : « Mais ces hommes furent les premiers qui consacrèrent les productions de la terre, les regardèrent comme des dieux, et rendirent les honneurs divins aux substances dont eux, leurs descendants et leurs aïeux soutenaient leur vie, les premiers qui firent des libations et des sacrifices ». Il ajoute : « Telles étaient leurs pensées sur le culte religieux, conformes à la faiblesse et à la timidité de leur esprit. Il observe ensuite que du vent nommé Colpia et de sa femme nommée Baan, nom qui veut dire nuit, naquirent deux hommes que l'on appelle Eon et Protogone ; Eon découvrit dans les arbres des moyens de subsistance. Ceux qui naquirent de ces deux hommes furent appelés Race et Famille ; ils habitèrent la Phénicie. De vives chaleurs étant survenues, ils élevèrent les mains vers le ciel et vers le soleil; car, dit l'auteur, ils le regardent comme un dieu, seul souverain du ciel; ils l'appellent Beelsamen, qui, en phénicien, signifie souverain du ciel; c'est le même que les Grecs appellent Jupiter. » Après cela, il accuse l'erreur des Grecs, en disant : « Ce n'est pas en vain que nous avons expliqué ces choses de plusieurs manières différentes, et que nous nous sommes attachés aux divers sens des noms donnés aux choses dans cette matière. Comme les Grecs ignoraient ces divers sens, ils leur en ont substitué de faux, trompés en cela par la double signification que l'interprétation présentait. » Il ajoute « De la race d'Eon et de Protogone provinrent encore des enfants sujets à la mort, nommés Lumière, Feu et Flamme. En frottant des morceaux de bois l'un contre l'autre, ils trouvèrent le feu, et en enseignèrent l'usage. Ils engendrèrent des fils d'une grosseur et d'une grandeur extraordinaires qui donnèrent leurs noms aux montagnes dont ils s'étaient emparés. C'est d'eux que tirèrent leurs noms les monts Cassius, Liban, Antiliban et Brathyus. C'est aussi d'eux que naquirent Memrumus et Hypsuranius; ceux-ci reçurent leurs dénominations de leurs mères, femmes impudiques, qui se prostituaient alors aux premiers venus. » Il ajoute « Hypsuranius habita Tyr, et il inventa l'art de construire des cabanes avec des roseaux, des joncs et du papyrus; il vécut en discorde avec son frère Usoüs, qui, le premier, trouva le moyen de se couvrir le corps avec les peaux des bêtes qu'il avait prises. Des vents épouvantables et des pluies abondantes étant survenus, le feu prit aux arbres situés à Tyr, qui s'étaient embrasés par le frottement, et consuma la forêt qui se trouvait dans le même lieu. Usoüs ayant saisi un arbre, en ôta les branches, en forma une espèce de navire, et osa ainsi le premier se mettre en mer. Il érigea deux colonnes en l'honneur du feu et du vent; il se prosterna devant elles, et leur offrit le sang des bêtes qu'il avait prises à la chasse. Aussitôt que ces hommes furent morts, ceux qui leur avaient survécu leur consacrèrent des branches d'arbres, adorèrent leurs colonnes, et célébrèrent des fêtes annuelles en leur honneur. Longtemps après, de la race d'Hypsuranius, naquirent Chasseur et Pécheur : ce sont eux qui inventèrent la pêche et la chasse, et qui donnèrent leurs noms aux chasseurs et aux pêcheurs ; d'eux naquirent deux frères qui firent la découverte du fer et des moyens de le travailler; l'un d'eux, nommé Chrysor, s'adonna à l'éloquence, à l'art des enchantements et à la divination : c'est lui qu'on appelle Vulcain ; il inventa aussi l'hameçon, l'amorce, la ligne et le filet. Il fut le premier de tous les hommes qui se livra à la navigation; c'est pourquoi, après sa mort, ses compatriotes l'honorèrent comme un dieu, on lui donna le nom de Diamichius. On dit que ses frères découvrirent la manière de construire des murailles avec des briques. Plus tard, de leur race naquirent deux jeunes gens dont l'un fut nommé Artisan, et l'autre Terrestre Autochtone; ils trouvèrent l'art de faire du mortier avec de la boue de brique, de le sécher au soleil, et d'élever des toits sur les maisons. Ces deux hommes en engendrèrent deux autres dont l'un se nommait Champ, et l'autre Rustique ou Agricole ; on lui érigea, en Phénicie, une statue très révérée, et un temple traîné par deux bœufs. Dans les livres, il est désigné par excellence comme le plus grand des dieux. Les deux frères inventèrent l'art de garnir les maisons de cours, d'enceintes et de réduits souterrains; c'est d'eux que proviennent les agriculteurs et les chasseurs qui se servent de chiens. On les appelle aussi Errants et Titans. Ils donnèrent naissance à Amynus et à Magus, qui apprirent à construire des villages et à nourrir des troupeaux. De ces derniers naquirent Misor et Sydec, c'est-à-dire, facile à délier et juste. Ils trouvèrent l'usage du sel. De Misor provint Taaut qui inventa les premiers éléments de l'écriture : c'est lui que les Égyptiens ont nommé Thoor, les habitants d'Alexandrie Thoyt, et les Grecs Mercure. De Sydec naquirent les Dioscures, autrement dits Cabires, ou Corybantes, ou Samothraces. Les deux frères, dit l'historien, furent les premiers inventeurs de la navigation: ils donnèrent naissance à d'autres individus qui découvrirent la vertu des plantes, la guérison des morsures et les enchantements. De leur temps naquit un certain Elian, nommé Très-Haut, et une femme nommée Beruth ; ils habitèrent aux environs de Hyblos, ils donnèrent naissance à Épigée ou Autochtone, qu'ils appelèrent ensuite Uranus, c'est de son nom qu'on donna celui d'Uranus (ciel ) à l'élément qui est au-dessus de nous, en raison de l'excellence de sa beauté ; il eut des deux parents prémentionnés une sœur qu'on appela Terre : c'est en raison de la beauté de cette femme que la terre fut appelée du même nom. Leur père, appelé Très-Haut, ayant péri dans un combat contre des bêtes féroces, reçut les honneurs de l'apothéose : ses enfante l'honorèrent par des libations et des sacrifices. Uranus (le ciel) ayant succédé à l'empire de son père, épousa la Terre, sa sœur, et il en eut quatre enfants, savoir : Ilus, appelé aussi Saturne, Betylus, Dagon, appelé aussi Siton, et Atlas. Uranus eut encore d'autres femmes une nombreuse progéniture. C'est pourquoi Terre, indignée et emportée par la jalousie, accabla Uranus de reproches, et ils se séparèrent; Uranus qui l'avait quittée, la violait encore toutes les fois qu'il en avait le désir, et après l'avoir approchée, il s'en éloignait de nouveau ; il essaya de faire périr les enfants qu'il avait eus d'elle, mais Terre s'étant environnée d'auxiliaires, repoussa souvent ses attentats. Saturne parvenu à l'âge viril, et aidé par les conseils et l'assistance de Mercure Trismégiste, qui était son secrétaire, résista à Uranus, son père, pour venger l'outrage fait à sa mère. Saturne eut pour enfants Proserpine et Minerve : la première mourut vierge, d'après les conseils de Minerve et de Mercure, il fabriqua une faux et une lance avec du fer; ensuite, Mercure, ayant employé les secours de la magie à l'égard des auxiliaires de Saturne, leur inspira la plus vive ardeur pour combattre contre Uranus en faveur de Terre. Saturne en étant ainsi venu aux prises avec Uranus, le dépouilla de l'empire dont il s'empara pour son propre compte ; une concubine qu'Uranus aimait passionnément fut prise dans le combat ; elle était enceinte, Saturne la donna pour épouse à Dagon qui en reçut un fils dont Uranus était l'auteur, et qui fut nommé Demaroon. Ensuite Saturne entoura de murailles son habitation, et il bâtit la ville principale de la Phénicie, qu'on appelle Byblos ; puis Saturne ayant conçu des soupçons contre son frère Atlas, l'enfouit dans la terre à une grande profondeur, d'après le conseil de Mercure. Vers celle époque, les descendants des Dioscures ayant construit des radeaux et des navires, se livrèrent à la navigation ; jetés contre le mont Cassius, ils y consacrèrent un temple. Les alliés d'Ilus ou Saturne furent appelés Eloïm ou Saturniens, parce qu'ils étaient contemporains de Saturne. Ce dernier avait un fils nommé Sadid ; ayant conçu des soupçons contre lui, il lui plongea un glaive dans la gorge et lui arracha ainsi la vie; il trancha également la tête à sa propre fille, de manière que tous les dieux furent étonnés de celle résolution de Saturne. Au bout de quelque temps, Uranus qui avait été contraint de prendre la fuite, chargea Astarté, sa fille, vierge encore, et ses deux autres sœurs, Rhéa et Dioné, de tuer Saturne en trahison; mais celui-ci ayant trouvé le moyen de les séduire, épousa ses propres sœurs. Uranus informé de cette circonstance, envoya Destinée et Beauté faire la guerre à Saturne avec d'autres auxiliaires ; mais Saturne les ayant amadouées les retint également auprès de lui. Ce fut alors qu'Uranus inventa les Bétyles, sorte de pierres animées qu'il trouva moyen de créer. Saturne eut d'Astarté sept filles appelées Titanides ou Artémides (Dianes), et il eut encore de Rhéa sept enfants mâles, dont le plus jeune fut consacré dès sa naissance ; il eut aussi des filles de Dioné; il eut encore d'Astarté deux fils, Désir et Amour. Dagon, après avoir découvert le blé et inventé la charrue, fut nommé Jupiter Agricole. Une des Titanides ayant eu commerce avec Sydec surnommé le Juste, donna naissance à Esculape. Saturne eut encore trois enfants à Pérée, savoir : Saturne du même nom que lui, Jupiter-Belus et Apollon. De leur temps naquirent aussi Pontus, Typhon et Nérée, père de Pontus ; de Pontus naquirent Neptune et Sidon : le dernier chantait d'une manière si ravissante qu'il passe pour avoir inventé la mélodie. De Demaroon naquit Mélicarthe, appelé aussi Hercule. Ensuite Uranus s'étant séparé de Pontus, lui fit de nouveau la guerre, et s'attacha au parti de Demaroon ; celui-ci fit une irruption contre Pontus, qui le mit en déroule; Demaroon voulant au moins être heureux dans sa fuite, fit vœu d'offrir un sacrifice. Après avoir exercé pendant trente-deux ans le pouvoir suprême, Ilus, c'est-à-dire Saturne, ayant tendu des embûches à Uranus, son père, dans un certain endroit placé au milieu de la terre, se saisit de sa personne, et lui coupa les parties honteuses, dans ce même endroit entouré de fontaines et de fleuves; c'est là qu'Uranus fut honoré plus tard, son esprit se dissipa et le sang de ses blessures s'écoula dans les fontaines et dans les eaux des fleuves : on montre encore aujourd'hui l'endroit qui fut le théâtre de cet événement. » Telles sont les actions merveilleuses de ce Saturne si vanté par les Grecs, et de ceux qui vécurent avec lui, dans cet âge tant chanté par les Grecs ; « car c'est au temps de cette première race d'hommes qu'ils assignent l'époque de l'âge d'or, » le type de la félicité chez les anciens. L'auteur ajoute de nouveaux détails à ceux qui précèdent, en disant : « Astarté-la-Grande, Jupiter Démaroon et Adod, roi des dieux, régnèrent dans le pays du consentement de Saturne. Astarté plaça sur sa tête une tête de taureau comme insigne de la royauté; elle trouva une étoile tombée du ciel; s'en étant emparée, elle la consacra dans la sainte île de Tyr : les Phéniciens prétendent que cette Astarté n'est autre que Vénus. Saturne, partant pour faire le tour du monde, remit à Minerve, sa fille, le royaume d'Athènes. La peste et la mort ayant désolé le pays, Saturne sacrifia son fils unique à son père Uranus, il se coupa les parties génitales et força ses compagnons à en faire autant. Peu de temps après, il divinisa un autre de ses enfants nommé Muth, qu'il avait eu de Rhéa, et qui était mort. Les Phéniciens lui donnent indistinctement les noms de Mort et de Pluton. Ensuite, Saturne donna la ville de Byblos à la déesse Baallis, qu'on appelle aussi Dioné; il donna aussi celle de Béryle à Neptune et aux Cabires, agriculteurs et pécheurs, qui consacrèrent dans la même ville les restes de Pontus. Avant ces événements, le dieu Taaut, qui avait dessiné le portrait d'Uranus, dessina aussi ceux des dieux Saturne et Dagon, ainsi que les sacrés caractères des éléments. Il inventa aussi pour Saturne un insigne de royauté : c'étaient quatre yeux placés devant et derrière la figure; deux étaient immobiles et fermés; quatre ailes étaient attachées aux épaules : deux prenaient leur vol, les deux autres étaient abaissées. Il faisait entendre par ce symbole, que Saturne voyait en dormant, et dormait en veillant; et quant aux ailes, ce symbole signifiait également que Saturne volait en se reposant, et se reposait en volant. Quant aux autres dieux, il leur avait attaché à chacun deux ailes aux épaules, attendu qu'ils devaient suivre Saturne dans son vol. Il avait encore placé deux ailes sur la tête de Saturne : l'une indiquait l'âme qui gouverne, et l'autre la sensibilité. Saturne s'étant rendu dans les contrées méridionales, accorda toute l'Égypte au dieu Taaut, qui devait en être le roi. Voilà les faits que les sept enfants de Sydec, nommés Cabires, et le huitième, qui était leur frère, nommé Esculape, ont consigné dans des mémoires, ainsi que le dieu Taaut le leur avait ordonné. Le fils de Thabiou, qui, de mémoire d'homme, fut le premier hiérophante chez les Phéniciens, donna à tous ces faits des formes allégoriques, et les réduisant aux phénomènes physiques qui ont lieu dans l'univers, il transmit ses Allégories aux prophètes qui célébraient les orgies et présidaient aux sacrifices. Ces derniers ayant pris beaucoup de peine pour amplifier ces vaines et pompeuses allégories, les transmirent à leurs successeurs et à leurs initiés. L'un d'eux fut Isiris, qui inventa trois lettres. Il était frère de Chnès, qui le premier reçut le nom de Phénicien. » L'auteur ajoute ensuite : « Les Grecs, qui l'emportaient sur toutes les autres nations par la fécondité de leur génie, commencèrent par s'approprier la plupart de ces fables; ils les diversifièrent à l'infini par les additions qu'ils y firent, voulant captiver les hommes par les charmes de leurs fictions : leur exagération en ce genre ne connut pas de bornes. Il arriva de là qu'Hésiode et les autres poètes cycliques composèrent à leur tour des théogonies, des combats de géants et de Titans, et d'autres fictions particulières; en les répandant partout, ils parvinrent à étouffer la vérité. Nos oreilles, bercées de ces fables et séduites depuis un grand nombre de siècles, conservent comme un dépôt ces œuvres de mensonge qui leur ont été transmises, ainsi que je l'ai dit, dans le commencement; affermies par le temps, il est très difficile de les faire disparaître, de manière qu'aujourd'hui la vérité paraît une rêverie, et la fable semble avoir revêtu tous les caractères de la vérité. » Contentons-nous de ces extraits des ouvrages de Sanchoniaton, traduits par Philon de Byblos, et dont les récits sont attestés comme véritables par le philosophe Porphyre, qui, dans un écrit sur les Juifs, s'exprime ainsi à l'égard de ce qui concerne Saturne: « Taaut, renommé chez les Phéniciens par sa sagesse, fut le premier qui, vengeant la religion de l'ignorance des hommes vulgaires, l'arrangea en corps de doctrine. Plusieurs générations s'étant écoulées après lui, le dieu Surmubel et la déesse Thuro, qui changea son nom pour celui de Chusartis, marchant sur ses traces, jetèrent du jour sur la théorie de Taaut, qui était couverte du voile de l'allégorie. » Il dit un peu plus bas : « Il existait une coutume chez les anciens, en vertu de laquelle, dans les grandes calamités et les grands périls, pour empêcher la destruction générale, les chefs d'une ville ou d'une nation égorgeaient leur enfant le plus chéri, et le sacrifiaient aux génies vengeurs comme victime expiatoire. Ceux qui étaient destinés à subir ce sort étaient égorgés au milieu de cérémonies mystérieuses. Or il arriva que Saturne, que les Phéniciens appellent Israël, et qui après sa mort fut divinisé et devint l'étoile du même nom, régna dans le pays : il eut un fils unique d'une nymphe indigène appelée Anobret; cet enfant reçut le nom de Ieoud, qui, chez les Phéniciens, signifie encore aujourd'hui fils unique. Comme une guerre menaçait le pays des plus grands dangers, après avoir revêtu son fils d'ornements royaux, il le sacrifia sur un autel qu'il avait érigé lui-même. » Voyons maintenant ce que dit Philon, en traduisant l'ouvrage que Sanchoniaton a écrit sur la nature des reptiles venimeux, qui, au sentiment du philosophe phénicien, loin d'être de quelque utilité pour l'homme, portent au contraire la destruction et la mort dans son sein, lorsqu'ils y répandent leur poison meurtrier. Voici en quels termes il s'exprime à ce sujet: « Taaut lui-même a attribué un caractère divin à la nature du dragon et des serpents; après lui, les Phéniciens et les Égyptiens pensèrent de même. En effet, cette espèce l'emporte sur tous les autres reptiles sous le rapport de l'abondance des esprits animaux et de sa nature ignée. C'est à raison de ces esprits animaux que son agilité est incomparable, quoique ce reptile soit dépourvu de pieds, de mains et de tout autre membre extérieur au moyen desquels les autres animaux exécutent leurs mouvements. Il se multiplie sous les formes les plus variées, et, au moyen de ses replis sinueux, il s'élance dans sa marche avec toute la rapidité qu'il lui plaît. Il vit très long temps; non seulement il rajeunit en se dépouillant de sa vieille peau, mais il en reçoit encore de nouvelles forces et un accroissement nouveau ; et quand le terme de son existence est accompli, il se détruit lui-même, ainsi que Taaut l'a également observé dans les monuments sacrés. C'est pour cela que cet animal a été employé dans les sacrifices et dans la célébration des mystères. Nous en avons parlé amplement dans nos commentaires intitulés Ethothies, où nous avons démontré qu'il était immortel, et qu'il se détruit lui-même, comme on vient de le dire; car cet animal ne périt jamais d'une mort naturelle, à moins qu'il n'ait reçu un coup violent. Les Phéniciens l'appellent bon génie; les Égyptiens lui donnent également le nom de Cneph, ils lui appliquent une tête d'épervier, en raison de la vivacité de ce volatile. Epeïs, renommé chez eux comme hiérophante suprême et scribe sacré, dont Arius d'Héracléopolis a traduit l'ouvrage en grec, s'exprime ainsi, mais dans une forme allégorique : "Le serpent le plus divin est celui à la tête de Milan, l'aspect en est très agréable: aussitôt qu'il ouvrait les yeux, il répandait la lumière dans le lieu de sa naissance ; s'il venait à les fermer, les ténèbres succédaient". Epéis lui donne évidemment la nature du feu : car il se sert du mot g-diehygase (il éclaira) : or le propre de la lumière est d'éclairer. Phérécyde, saisissant l'occasion de parler de ce serpent en parlant des Phéniciens, a débité ses opinions théologiques au sujet du dieu qu'il appelle Ophion, et des Ophionides : nous en parlerons plus tard. Les Égyptiens, peignant le monde d'après cette idée, ont représenté un cercle aérien et enflammé au milieu duquel est placé un serpent qui a la forme d'un épervier; toute la figure ressemble à notre g-Th (thêta); le cercle signifie la forme circulaire du monde, et le serpent qui est au milieu indique un génie bienfaisant. Le mage Zoroastre s'exprime ainsi dans son Commentaire sur les doctrines sacrées des Perses : Dieu porte une tête d'épervier; il est le premier des êtres, incorruptible, éternel, incréé, indivisible, n'ayant personne qui lui ressemble, auteur de tout bien, très intègre, le meilleur de tous les êtres bons, le plus prudent des prudents ; il est le père de l'équité et de la justice; il s'est instruit lui-même; il est parfait, sage et conforme à la nature dont il a seul inventé les saintes lois. Ostanes s'exprime de même au sujet de ce serpent, dans son ouvrage intitulé Octateuque. Tous ceux qui ont eu les occasions d'en parler ont énoncé leurs opinions philosophiques dans le sens que l'on vient d'indiquer. Ils représentèrent les premiers éléments sous des formes de serpents; ils leur dédièrent des temples, leur offrirent des sacrifices, célébrèrent des fêtes et des orgies en leur honneur, les regardant comme les plus grands des dieux, et les modérateurs de l'univers. Mais nous en avons dit assez au sujet des serpents. » Tels sont les points dans lesquels est renfermée la théologie des Phéniciens, théologie absurde que la voix salutaire de l'Évangile est venue nous apprendre à abandonner sans retour, en nous présentant la guérison de toutes ces folies des anciens peuples. Et qu'on ne dise pas que ce sont là des fables qu'on leur prête, ou des fictions imaginées par les poètes, cachant la vérité sous le voile de l'allégorie : car ce sont les doctrines authentiques des plus anciens et des plus graves auteurs qui ont traité les matières religieuses et que l'on appelait théologiens; doctrines antérieures à tous les poètes et à tous les historiens ; et ce qui est une preuve irrécusable de leur authenticité, c'est que ces doctrines sur les mœurs et l'histoire des dieux dominent encore aujourd'hui dans les villes et les villages de la Phénicie, et qu'elles sont le fondement des mystères qui y sont célébrés. C'est donc là une chose tellement évidente qu'il n'en faut pas chercher des explications forcées dans la nature, puisque les faits portent en eux-mêmes la preuve la plus convaincante. Telle est la théologie des Phéniciens; passons maintenant à celle des Égyptiens.