[101] LE SAPIN ET LA RONCE Le sapin et la ronce disputaient ensemble. Le sapin se vantait et disait : «Je suis beau, élancé et haut, et je sers à construire des toits aux temples et des vaisseaux. Comment oses-tu te comparer à moi ? — Si tu te souvenais, répliqua la ronce, des haches et des scies qui te coupent, tu préférerais toi aussi le sort de la ronce.» Il ne faut pas dans la vie s'enorgueillir de sa réputation ; car la vie des humbles est sans danger. [102] LE CERF A LA SOURCE ET LE LION Un cerf pressé par la soif arriva près d'une source. Après avoir bu, il aperçut son ombre dans l'eau. Il se sentit fier de ses cornes, en voyant leur grandeur et leur diversité; mais il était mécontent de ses jambes, parce qu'elles étaient grêles et faibles. Il était encore plongé dans ces pensées, quand un lion apparut qui le poursuivit. Il prit la fuite, et le devança d'une longue distance ; car la force des cerfs est dans leurs jambes, celle des lions dans leur coeur. Tant que la plaine fut nue, il maintint l'avance qui le sauvait; mais étant parvenu à un endroit boisé, il arriva que ses cornes se prirent aux branches et que, ne pouvant plus courir, il fut pris par le lion. Sur le point de mourir, il se dit en lui-même : «Malheureux que je suis ! Ce sont mes pieds, qui devaient me trahir, qui me sauvaient ; et ce sont mes cornes, en qui j'avais toute confiance, qui me perdent.» C'est ainsi que souvent dans le danger les amis que nous suspectons nous sauvent, et ceux sur qui nous comptons fermement nous trahissent. [103] LA BICHE ET LA VIGNE Une biche, poursuivie par des chasseurs, se cacha sous une vigne. Ceux-ci l'ayant un peu dépassée, elle se crut dès lors parfaitement cachée, et se mit à brouter les feuilles de la vigne. Comme les feuilles remuaient, les chasseurs s'étant retournés et pensant, ce qui était vrai, qu'il y avait une bête cachée dessous, tuèrent la biche à coups de traits. Celle-ci se sentant mourir prononça ces paroles : «Je l'ai bien mérité car je ne devais pas endommager celle qui m'avait sauvée.» Cette fable montre que ceux qui font du mal à leurs bienfaiteurs sont punis de Dieu. [104] LA BICHE ET LE LION DANS UN ANTRE Une biche poursuivie par des chasseurs arriva à l'entrée d'un antre où se trouvait un lion. Elle y entra pour s'y cacher ; mais elle fut prise par le lion et, tandis qu'il la tuait, elle s'écria : «Malheureuse que je suis ! en fuyant les hommes, je me suis jetée dans les pattes d'une bête féroce.» Ainsi parfois les hommes, par crainte d'un moindre danger, se jettent dans un plus grand. [105] LA BICHE BORGNE Une biche qui avait un oeil crevé se rendit sur le rivage de la mer et se mit à y paître, tournant son oeil intact vers la terre pour surveiller l'arrivée des chasseurs, et l'oeil mutilé vers la mer, d'où elle ne soupçonnait aucun danger. Mais voilà que des gens qui naviguaient le long de cet endroit l'aperçurent, l'ajustèrent et l'abattirent. Tout en rendant l'âme, elle se dit à elle-même : « Vraiment je suis bien malheureuse; je surveillais la terre que je croyais pleine d'embûches, et la mer, où je comptais trouver un refuge, m'a été beaucoup plus funeste.» C'est ainsi que souvent notre attente est trompée : les choses qui nous semblaient fâcheuses tournent à notre avantage, et celles que nous tenions pour salutaires se montrent préjudiciables. [106] LE CHEVREAU QUI EST DANS LA MAISON ET LE LOUP Un chevreau qui se trouvait à l'intérieur d'une maison vit passer un loup. Il se mit à l'injurier et à le railler. Le loup répliqua,: «Pauvre hère, ce n'est pas toi qui m'injuries, c'est le lieu où tu es.» Cette fable montre que souvent c'est le lieu et l'occasion qui donnent l'audace de braver les puissants. [107] LE CHEVREAU ET LE LOUP QUI JOUE DE LA FLÛTE Un chevreau, étant resté en arrière du troupeau, était poursuivi par un loup. Il se retourna et lui dit : «Je sais bien, loup, que je suis destiné à ton repas; mais pour que je ne meure pas sans honneur, joue de la flûte et fais-moi danser. » Tandis que le loup jouait et que le chevreau dansait, les chiens accoururent au bruit et donnèrent la chasse au loup. Celui-ci, se retournant, dit au chevreau : «C'est bien fait pour moi ; car, étant boucher, ce n'était pas à moi à faire le flûtiste.» Ainsi quand on fait quelque chose sans avoir égard aux circonstances, on se voit enlever même ce qu'on tient dans la main. [108] HERMÈS ET LE STATUAIRE Hermès, voulant savoir en quelle estime il était parmi les hommes, se rendit, sous la figure d'un mortel, dans l'atelier d'un statuaire, et, avisant une statue de Zeus, il demanda : «Combien ?» On lui répondit : «Une drachme.» Il sourit et demanda : «Combien la statue de Héra? — C'est plus cher,» lui dit-on. Apercevant aussi une statue qui le représentait, il présuma qu'étant à la fois messager de Zeus et dieu du gain, il était en haute estime chez les hommes. Aussi s'informa-t-il du prix. Le sculpteur répondit : «Eh bien ! si tu achètes les deux premières, je te donnerai celle-ci par-dessus le marché.» Cette fable convient à un homme vaniteux qui ne jouit d'aucune considération chez autrui. [109] HERMÈS ET LA TERRE Zeus, ayant façonné l'homme et la femme dit à Hermès de les mener sur la terre et de leur montrer à quel endroit ils devaient creuser la terre pour se procurer des aliments. Hermès ayant rempli sa mission, la terre fit d'abord résistance; mais Hermès insista en disant que c'était l'ordre de Zeus. «Eh bien ! dit-elle, qu'ils creusent tant qu'ils vou­dront : ils me le paieront de leurs soupirs et de leurs larmes.» La fable convient à ceux qui empruntent facilement et n'acquittent avec peine. [110] HERMÈS ET TIRÉSIAS Hermès voulant mettre à l'épreuve l'art divinatoire de Tirésias et voir s'il était véridique, lui vola ses boeufs à la campagne, puis vint le trouver à la ville, sous la figure d'un mortel, et descendit chez lui. Averti de la perte de son attelage, Tirésias prit avec lui Hermès, se rendit au faubourg pour observer un augure au sujet du vol, et il pria Hermès de lui dire l'oiseau qu'il apercevrait. Hermès vit d'abord un aigle qui passait en volant de gauche à droite, et il le lui dit. Tirésias répondit que cet oiseau ne les concernait pas. A la deuxième fois, le dieu vit une corneille perchée sur un arbre, qui tantôt levait les yeux en haut, tantôt se penchait vers le sol, et il le lui annonça. Le devin reprit alors: «Eh bien ! cette corneille jure par le ciel et la terre qu'il ne tient qu'à toi que je recouvre mes boeufs.» On pourrait appliquer cette fable à un voleur. [111] HERMÈS ET LES ARTISANS Zeus avait chargé Hermès de verser à tous les artisans le poison du mensonge. Hermès le broya, et faisant la part égale pour chacun, il le leur versa. Mais, comme il ne restait plus que le cordonnier et qu'il y avait encore beaucoup de poison, il prit tout le mortier et le versa sur lui. C'est depuis lors que toua les artisans sont menteurs, mais plus que tous les cordonniers. Cette fable s'applique à un homme qui tient des propos mensongers. [112] LE CHARIOT D'HERMÈS ET LES ARABES Un jour Hermès conduisait par toute la terre un chariot rempli de mensonges, de fourberies et de tromperies, et dans chaque pays il distribuait une petite portion de son charge-ment. Mais, quand il fut arrivé dans le pays des Arabes, le chariot, dit-on, se brisa soudain ; et les Arabes, comme s'il s'agissait d'un chargement précieux, pillèrent le contenu du chariot, et ne laissèrent pas le dieu aller chez d'autres peuples. Plus que tout autre peuple les Arabes sont menteurs et trompeurs; leur langue en effet ne connaît pas la vérité. [113] L'EUNUQUE ET LE SACRIFICATEUR Un eunuque alla trouver un sacrificateur et le pria de faire un sacrifice en sa faveur, afin qu'il devint père. Le sacrificateur lui dit : «Quand je considère le sacrifice, je prie pour que tu deviennes père ; mais quand je vois ta personne, tu ne parais même pas être un homme.» [114] LES DEUX ENNEMIS Deux hommes qui se haïssaient naviguaient sur le même vaisseau ; l'un s'était posté à la poupe et l'autre à la proue. Une tempête étant survenue et le vaisseau étant sur le point de couler, l'homme qui était à la poupe demanda au pilote quelle partie du navire devait sombrer la première. «La proue,» dit le pilote. «Alors, reprit l'homme, la mort n'a rien de triste pour moi, si je dois voir mon ennemi mourir avant moi.» Cette fable montre que beaucoup de gens ne s'inquiètent aucunement du dommage qui leur arrive, pourvu qu'ils voient leurs ennemis endommagés avant eux. [115] LA VIPÈRE ET LE RENARD Une vipère était emportée sur un fagot d'épines par le courant d'une rivière. Un renard qui passait, l'ayant vue, s'écria : «Le pilote vaut le vaisseau.» Ceci s'adresse à un méchant homme qui se livre à des entreprises perverses. [116] LA VIPÈRE ET LA LIME Une vipère, s'étant glissée dans l'atelier d'un forgeron, demanda aux outils de lui faire une aumône. Après l'avoir reçue des autres, elle vint à la lime et la pria de lui donner quelque chose. «Tu es bonne, répliqua la lime, de croire que tu obtiendras quelque chose de moi : j'ai l'habitude, non pas de donner, mais de prendre de chacun.» Cette fable fait voir que c'est sottise de s'attendre à tirer quelque profit des avares. [117] LA VIPÈRE ET L'HYDRE Une vipère venait régulièrement boire à une source. Une hydre qui l'habitait voulait l'en empêcher, s'indignant que la vipère, non contente de son propre pâtis, envahit encore son domaine à elle. Comme la querelle ne faisait que s'envenimer, elles convinrent de se livrer bataille : celle qui serait victorieuse aurait la possession de la terre et de l'eau. Elles avaient fixé le jour, quand les grenouilles, par haine de l'hydre, vinrent trouver la vipère et l'enhardirent en lui promettant de se ranger de son côté. Le combat s'engagea, et la vipère luttait contre l'hydre, tandis que les grenouilles, ne pouvant faire davantage, poussaient de grands cris. La vipère ayant remporté la victoire leur adressa des reproches : elles avaient, disait-elle, promis de combattre avec elle, et. pendant la bataille, au lieu de la secourir, elles ri avaient fait que chanter. Les grenouilles répondirent : «Sache bien, camarade, que notre aide ne se donne point par les bras, mais par la voix seule.» Cette fable montre que, quand on a besoin des bras, les secours en paroles ne servent de rien. [118] ZEUS ET LA PUDEUR Zeus, ayant façonné l'homme, mit aussitôt en lui les diverses inclinations ; mais il oublia d'y mettre la pudeur. Aussi ne sachant par où l'introduire, il lui ordonna d'entrer par le fondement. Elle regimba tout d'abord contre cet ordre qui l'indignait; enfin sur les instances pressantes de Zeus, elle dit : « Eh bien ! j'entre, mais à condition qu'Éros n'entrera pas par là ; s'il y entre, moi, j'en sortirai aussitôt.» De là vient que depuis lors tous les débauchés sont sans pudeur. Cette fable montre que ceux qui sont la proie de l'amour en perdent toute pudeur. [119] ZEUS ET LE RENARD Zeus, émerveillé de l'intelligence et de la souplesse d'esprit du renard, lui conféra la royauté des botes. Toutefois il voulut savoir si, en changeant de fortune, il avait aussi changé ses habitudes de convoitise ; et, tandis que le nouveau roi passait en litière, il lâcha un escarbot sous ses yeux. Alors, incapable de se tenir, en voyant l'escarbot voltiger autour de sa litière, le renard sauta dehors, et, au mépris de toute convenance, il essaya de l'attraper. Zeus, indigné de sa conduite, le remit dans son ancien état. Cette fable montre que les gens de rien ont beau prendre des dehors plus brillants, ils ne changent pas de nature. [120] ZEUS ET LES HOMMES Zeus, ayant modelé les hommes, chargea Hermès de leur verser de l'intelligence. Hermès, en ayant fait des parts égales, versa à chacun la sienne. Il arriva par là que les hommes de petite taille, remplis par leur portion, furent des gens sensés, mais que les hommes de grande taille, le breuvage n'arrivant pas dans tout leur corps, eurent moins de raison que les autres. Cette fable s'applique à un homme grand de taille, mais dépourvu d'esprit. [121] ZEUS ET APOLLON Zeus et Apollon disputaient du tir à l'arc. Apollon ayant tendu son arc et décoché sa flèche, Zeus avança la jambe aussi loin qu'Apollon avait lancé son trait. De même quand on lutte avec des rivaux plus forts que soi, outre qu'on ne les atteint pas, on s'expose encore à la moquerie. [122] ZEUS ET LE SERPENT Comme Zeus se mariait, tous les animaux lui apportèrent des présents, chacun suivant ses moyens. Le serpent monta jusqu'à lui, en rampant, une rose à la bouche. En le voyant Zeus dit : «De tous les autres j'accepte des présents ; mais de ta bouche à toi je les refuse absolument.» Cette fable montre qu'il faut craindre les gracieusetés des méchants. [123] ZEUS ET LE TONNEAU DES BIENS Zeus ayant enfermé tous les biens dans un tonneau, le laissa entre les mains d'un homme. Cet homme, qui était curieux, voulut savoir ce qu'il y avait dedans ; il souleva le couvercle, et tous les biens s'envolèrent chez les dieux. Cette fable montre que l'espérance seule reste avec les hommes, qui leur promet les biens enfuis. [124] ZEUS, PROMÉTHÉE, ATHÉNA ET MOMOS Zeus, Prométhée et Athéna, ayant fait, l'un un taureau, Prométhée un homme, et la déesse une maison, prirent Momos pour arbitre. Momos, jaloux de leurs ouvrages, commença par dire que Zeus avait fait une bévue en ne mettant pas les yeux du taureau sur ses cornes, afin qu'il vît où il frappait, et Prométhée aussi en ne suspendant pas dehors le coeur de l'homme, afin que la méchanceté ne restât pas cachée et que chacun laissât voir ce qu'il a dans l'esprit. Quant à Athéna, il dit qu'elle aurait dû mettre sur roues sa maison, afin que, si un méchant s'établissait dans le voisinage, on pût se déplacer facilement. Zeus indigné de sa jalousie, le chassa de l'Olympe. Cette fable montre qu'il n'y a rien de si parfait qui ne donne prise à la critique. [125] ZEUS ET LA TORTUE Zeus, célébrant ses noces, régalait tous les animaux. Seule, la tortue fit défaut. Intrigué de son absence, il la questionna le lendemain : «Pourquoi, seule des animaux, n'es-tu pas venue à mon festin ? — Logis familial, logis idéal !» répondit la tortue. Zeus indigné contre elle la condamna à porter partout sa maison sur son dos. C'est ainsi que beaucoup préfèrent vivre simplement chez eux que de manger richement à la table d'autrui. [126] ZEUS JUGE Zeus a décidé jadis qu'Hermès inscrirait sur des coquilles les fautes des hommes et déposerait ces coquilles près de lui dans une cassette, afin qu'il fasse justice à chacun. Mais les coquilles s'entremêlent, et les unes viennent plus tôt, les autres plus tard entre les mains de Zeus, pour subir ses justes jugements. Cette fable montre qu'il ne faut pas s'étonner si les malfaiteurs et les méchants ne reçoivent pas plus vite le châtiment de leurs méfaits. [127] LE SOLEIL ET LES GRENOUILLES C'était l'été, et l'on célébrait les noces du Soleil. Tous les animaux se réjouissaient de l'événement, et il n'était pas jusqu'aux grenouilles qui ne fussent en liesse. Mais l'une d'elles, s'écria : «Insensées, à quel propos vous réjouissez-vous ? A lui seul, le Soleil dessèche tous les marécages ; s'il prend femme et fait un enfant semblable à lui, que n'aurons-nous pas à souffrir ?» Beaucoup de gens à tête légère se réjouissent de choses qui n'ont rien de réjouissant. [128] LA MULE Une mule engraissée d'orge se mit à gambader, se disant à elle-même : «J'ai pour père un cheval rapide à la course, et moi je lui ressemble de tout point.» Mais un jour l'occasion vint où la mule se vit forcée de courir. La course terminée, elle se renfrogna et se souvint soudain de son père l'âne. Cette fable montre que, même si les circonstances mettent un homme en vue, il ne doit pas oublier son origine ; car cette vie n'est qu'incertitude. [129] HÉRACLÈS ET ATHÉNA Le long d'une route étroite Hercule cheminait. Il aperçut à terre un objet qui ressemblait à une pomme, et voulut l'écraser. L'objet doubla de volume. A cette vue, Héraclès le piétina plus violemment encore et le frappa de sa massue. L'objet s'enflant en volume obstrua le chemin. Le héros alors jeta sa massue, et resta là, en proie à l'étonnement. Sur ces entrefaites Athéna lui apparut et lui dit : «Arrête, frère ; cet objet, c'est l'esprit de dispute et de querelle ; si on le laisse tranquille, il reste tel qu'il était d'abord ; si on le combat, voilà comment il s'enfle.» Cette fable montre que les combats et les querelles sont cause de grands dommages. [130] HÉRACLÈS ET PLUTUS Héraclès, admis au rang des dieux et reçu à la table de Zeus, saluait avec beaucoup de bonne grâce chacun des dieux. Mais Plutus étant arrivé le dernier, Héraclès baissa les yeux sur le pavé et se détourna de lui. Zeus étonné de son attitude lui demanda pourquoi, après avoir salué complaisamment tous les dieux, il détournait les yeux du seul Plutus. Il répondit : «Si je détourne les yeux de lui, c'est qu'au temps où j'étais parmi les hommes, je le voyais presque toujours acoquiné aux méchants.» Cette fable pourrait se conter à propos d'un homme enrichi par la fortune, mais méchant de caractère. [131] LE DEMI-DIEU Un homme, ayant un demi-dieu dans sa maison, lui offrait de riches sacrifices. Comme il ne cessait de dépenser et de consommer en sacrifices des sommes considérables, le demi-dieu lui apparut la nuit, et lui dit : «Cesse, mon ami, de dilapider ton bien ; car, si tu dépenses tout et que tu deviennes pauvre, c'est à moi que tu t'en prendras.» Ainsi beaucoup de gens, tombés dans le malheur par leur sottise, en rejettent la responsabilité sur les dieux. [132] LE THON ET LE DAUPHIN Un thon poursuivi par un dauphin se sauvait à grand bruit. Cependant il allait être pris, quand la violence de son élan le jeta, sans qu'il s'en doutât, sur le rivage. Emporté par la même impulsion, le dauphin aussi fut projeté au même endroit. Le thon se retournant le vit rendre l'âme et dit : «Je ne suis plus chagrin de mourir, du moment que je vois mourir avec moi celui qui est cause de ma mort.» Cette fable montre qu'on supporte facilement les malheurs, quand on les voit partagés par ceux qui en sont la cause. [133] LE MÉDECIN IGNORANT Un médecin ignorant traitait un malade. Tous les autres médecins affirmaient que ce malade n'était pas en danger, mais que son mal serait long à guérir; seul l'ignorant lui dit de prendre toutes ses dispositions, qu'il ne passerait pas le lendemain. Là-dessus, il se retira. Au bout d'un certain temps, le malade se leva et sortit, pâle et marchant avec peine. Notre médecin le rencontra : « Bonjour, dit-il, comment vont les habitants des enfers — Ils sont tranquilles, répondit-il, parce qu'ils ont bu l'eau du Léthé. Mais dernièrement la Mort et Hadès faisaient de terribles menaces contre tous les médecins, parce qu'ils ne laissent pas mourir les malades, et ils les inscrivaient tous sur un registre. Ils allaient aussi t'inscrire; mais je me suis jeté à leurs pieds, en les suppliant, et leur ai juré que tu n'étais pas un vrai médecin, et qu'on t'avait incriminé sans motif.» La fable présente met au pilori les médecins dont toute la science et le talent consistent en belles paroles. [134] LE MÉDECIN ET LE MALADE Un médecin soignait un malade. Celui-ci étant mort, le médecin disait aux gens du cortège : «Cet homme, s'il s'était abstenu de vin et avait pris des lavements, ne serait pas mort. — Hé ! mon bel ami, reprit l'un d'eux, ce n'est pas à présent qu'il fallait dire cela, alors que cela ne sert plus à rien ; c'est quand il pouvait encore en profiter que tu devais lui donner ce conseil.» Cette fable montre que c'est au moment où ils en ont besoin qu'il faut prêter son aide à ses amis, au lieu de faire l'habile homme, quand leurs affaires sont désespérées. [135] LE MILAN ET LE SERPENT Un milan ayant enlevé un serpent s'envola dans les airs. Le serpent se retourna et le mordit ; tous les deux furent alors précipités du haut des airs, et le milan périt. «Pourquoi, lui dit le serpent, as-tu été si fou que de faire du mal à qui ne t'en faisait pas : tu es justement puni de m'avoir enlevé.» Un homme qui se livre à sa convoitise et fait du mal à de plus faibles, que lui peut tomber sur un plus fort : il expiera alors, contre son attente, tous les maux qu'il a faits auparavant. [136] LE MILAN QUI HENNIT Le milan eut jadis une autre voix, qui était perçante. Mais un jour il entendit un cheval qui hennissait admirablement, et il voulut l'imiter. Mais il eut beau répéter ses essais : il ne réussit pas à prendre exactement la voix du cheval et il perdit en outre sa propre voix. De cette manière il n'eut ni la voix du cheval ni sa voix de jadis. Les gens vulgaires et jaloux envient les qualités contraires à leur nature et perdent celles qui y sont conformes. [137] L'OISELEUR ET L'ASPIC Un oiseleur, prenant avec lui de la glu et ses gluaux, partit pour la chasse. Ayant aperçu une grive sur un arbre élevé, il se mit en tête de l'attraper. En conséquence, ayant ajusté ses bâtonnets les uns au bout des autres, il regardait fixement, tournant vers les airs toute son attention. Tandis qu'il levait ainsi la tête en l'air, il ne s'aperçut pas qu'il mettait le pied sur un aspic endormi, qui se retourna et lui lança un coup de dent. Et lui, se sentant mourir se dit : «Malheureux que je suis ! je voulais attraper une proie, et je ne me suis pas aperçu que je devenais moi-même la proie de la mort.» C'est ainsi qu'en ourdissant des embûches à son prochain on tombe le premier dans le malheur. [138] LE VIEUX CHEVAL Un vieux cheval fut vendu pour tourner la meule. Quand il se vit attelé au moulin, il gémit et s'écria : «Après les tours de la carrière, à quels tours me voilà réduit !» Ne soyez pas trop fier de la force que donne la jeunesse ou la renommée : pour bien des gens le temps de la vieillesse s'est consumé en pénibles travaux. [139] LE CHEVAL, LE BOEUF, LE CHIEN ET L'HOMME. Quand Zeus créa l'homme, il ne lui accorda qu'une courte existence. Mais l'homme, tirant, parti de son intelligence, quand vint l'hiver, se bâtit une maison et y vécut. Or un jour le froid étant devenu violent et la pluie s'étant mise à tomber, le cheval, ne pouvant y durer, vint en courant chez l'homme et lui demanda de l'abriter. Mais l'homme déclara qu'il ne le ferait qu'à une condition, c'est que le cheval lui donnerait une partie des innées qui lui étaient départies. Le cheval en fit l'abandon volontiers. Peu après le boeuf aussi se présenta : lui non plus ne pouvait soutenir le mauvais temps. L'homme répondit de même qu'il ne le recevrait pas, s'il ne lui donnait un certain nombre de ses propres années ; le boeuf en donna une partie et fut admis. Enfin le chien mourant de froid vint aussi, et, en cédant une partie du temps qu'il avait à vivre, il obtint un abri. Voici ce qui en est résulté quand les hommes accomplissent le tempe que leur a donné Zeus, ils sont purs et bons; quand ils arrivent aux années qu'ils tiennent du: cheval, ils sont glorieux et bau­tains; quand ils en»ont aux années du boeuf, ils s'entendent à commander ; mais quand ils achèvent leur existence, le temps du chien, ils deviennent irascibles et grondeurs. On pourrait appliquer cette fable à un vieillard colère et morose. [140] LE CHEVAL ET LE PALEFRENIER Un palefrenier volait l'orge de son cheval et la vendait ; en revanche il passait toute la journée à le frotter, à l'étriller. Le cheval lui dit : «Si tu veux vraiment me voir beau, ne vends plus l'orge destinée à ma nourriture.» Cette fable montre que les gens cupides amorcent les pauvres gens par leurs discours séducteurs et leurs flatteries, tandis qu'ils leur ôtent jusqu'au nécessaire. [141] LE CHEVAL ET L'ÂNE Un homme avait un cheval et un âne. Un jour qu'ils étaient en route, l'âne, pendant le trajet, dit au cheval : «Prends une partie de ma charge, si tu tiens à ma vie.» Le cheval fit le sourde oreille, et l'âne tomba, épuisé de fatigue, et mourut. Alors le maître chargea tout sur le cheval, même la peau de l'âne. Et le cheval dit en soupirant : «Ah ! je n'ai pas de chance ; que m'est-il arrivé là, hélas ! Pour n'avoir pas voulu me charger d'un léger fardeau, voilà que je porte tout, avec la peau en plus.» Cette fable montre que, si les grands font cause commune avec les petite, les uns et les autres assureront ainsi leur vie. [142] LE CHEVAL ET LE SOLDAT Un soldat, pendant toute la durée de la guerre, avait nourri d'orge son cheval, compagnon de ses travaux et de ses dangers. Mais, la guerre finie, le cheval fut employé à des besognes serviles et au transport de lourds fardeaux, et il ne fut plus nourri que de paille. Cependant une autre guerre fut annoncée, et à l'appel de la trompette le maître brida son cheval, s'arma lui-même et l'enfourcha. Mais le cheval sans force tombait à chaque pas. Il dit à son maître: «Va maintenant te ranger parmi les fantassins ; car de cheval tu m'as changé en âne. Comment veux-tu d'un âne refaire un cheval ?» Dans les temps de sécurité et de relâche, il ne faut pas oublier les temps de malheur. [143] LE ROSEAU ET L'OLIVIER Le roseau et l'olivier disputaient de leur endurance, de leur force, de leur fermeté. L'olivier reprochait au roseau son impuissance et sa facilité à céder à tous les vents. Le roseau garda le silence et ne répondit mot. Or le vent ne tarda pas à souffler avec violence. Le roseau, secoué et courbé par les vents, s'en tira facilement ; mais I'olivier, résistant aux vents, fut cassé par leur violence. Cette fable montre que ceux qui cèdent aux circonstances et à la force ont l'avantage sur ceux qui rivalisent avec de plus puissants. [144] LE CHAMEAU QUI A FIENTÉ DANS UNE RIVIÈRE Un chameau traversait une rivière au cours rapide. Ayant fienté, il vit aussitôt sa crotte emportée devant lui par la rapidité du courant. «Qu'est-ce là ? s'écria-t-il ; ce qui était derrière moi, je le vois à présent passer devant moi.» Cette fable trouve son application dans un état où les derniers et les imbéciles dominent à la place des premiers et des gens sensés. [145] LE CHAMEAU, L'ÉLÉPHANT ET LE SINGE. Les bêtes délibéraient sur le choix d'un roi. Le chameau et l'éléphant se mirent sur les rangs et se disputèrent les suffrages, espérant être préférés aux autres, grâce à leur haute taille et à leur force. Mais le singe les déclara l'un et l'autre impropres à régner : «le chameau, dit-il, parce qu'il n'a point de colère contre les malfaiteurs, et l'éléphant, parce qu'il est à craindre qu'un goret, animal dont il a peur, ne vienne nous attaquer.» Cette fable montre qu'une petite cause ferme parfois l'accès des grands emplois. [146] LE CHAMEAU ET ZEUS Le chameau, voyant le taureau se prévaloir de ses cornes, l'envia et voulut lui aussi en obtenir autant. C'est pourquoi, étant allé trouver Zeus, il le pria de lui accorder des cornes. Mais Zeus, indigné qu'il ne se contentât point de sa grande taille et de sa force et qu'il désirât encore davantage, non seulement refusa de lui ajouter des cornes, mais encore lui retrancha une partie de ses oreilles. Ainsi beaucoup de gens qui, par cupidité, regardent les autres avec envie, ne s'aperçoivent pas qu'ils perdent leurs propres avantages. [147] LE CHAMEAU DANSEUR Un chameau que son propre maître contraignait à danser dit : «Ce n'est pas seulement quand je danse que je manque de grâce, j'en manque même lorsque je marche.» Cette fable peut se dire à propos de tout acte dépourvu de grâce. [148] LE CHAMEAU VU POUR LA PREMIÈRE FOIS Lorsqu'ils virent le chameau pour la première fois, les hommes eurent peur, et, frappés de sa grande taille, ils s'enfuirent. Mais quand avec le temps ils se furent rendu compte de sa douceur, ils s'enhardirent jusqu'à l'approcher. Puis s'apercevant peu à peu que la bête n'avait pas de colère, ils en vinrent à la mépriser au point de lui mettre une bride et de la donner à conduire à des enfants. Cette fable montre que l'habitude t'aime la peur qu'inspirent les choses effrayantes. [149] LES DEUX ESCARBOTS Un taureau paissait dans une petite île, et deux escarbots se nourrissaient de sa bouse. A l'arrivée de l'hiver, l'un dit à l'autre qu'il voulait passer sur le continent, afin que, étant seul, son camarade eût de la nourriture en suffisance, tandis que lui s'en irait là-bas pour y passer l'hiver. Il ajouta que, s'il y trouvait de la pâture en abondance, il lui en apporterait. Or, arrivé sur le continent, il y rencontra des bouses nombreuses et fraîches; il s'y établit et sien nourrit. L'hiver passé, il revint dans l'île. Son camarade le voyant gras et en bon corps, lui rappela sa promesse et lui reprocha de ne lui avoir rien rapporté. «Ne t'en prends pas à moi, répondit-il, mais à la nature du lieu : il est possible d'y trouver à vivre, mais impossible d'en emporter quoi que ce soit.» On pourrait appliquer cette fable à ceux qui poussent l'amitié jusqu'à régaler leurs amis, mais pas plus loin, et qui refusent de leur rendre aucun service. [150] LE CRABE ET LE RENARD Un crabe, étant monté de la mer sur le rivage, cherchait sa vie solitairement. Un renard affamé l'aperçut; comme il n'avait rien à se mettre sous la dent, il courut sur lui et le prit. Alors le crabe, sur le point d'être dévoré, s'écria : «J'ai mérité ce qui m'arrive, moi qui, habitant de la mer, ai voulu devenir terrien.» Il en est ainsi des hommes : ceux qui abandonnent leurs propres occupations pour se mêler d'affaires qui ne les regardent pas, tombent naturellement dans le malheur.