[0] HARANGUE D'ESCHINE CONTRE TIMARQUE. [1] Je n'ai jamais accusé personne pour crime d'état, je n'ai inquiété personne dans la reddition des comptes ; et je puis, Athéniens, me rendre à moi-même témoignage de ma modération à cet égard; mais quand je vois Timarque causer, à l'état, un insigne préjudice, en paraissant à la tribune, malgré les lois ; quand je suis attaqué personnellement par ses calomnies, ainsi que je vous le montrerai dans la suite du discours ; <2> j'aurais honte de ne pas venger l'état, les lois et les tribunaux, de ne pas me venger moi-même. C'est parce que je suis convaincu que Timarque est coupable des délits dont vous venez d'entendre la lecture, que je lui ai intenté cette accusation ; et rien de plus vrai que ce qu'on dit ordinairement dans les causes publiques, que les inimitiés particulières sont la source de bien des réformes pour le gouvernement. <3> En général, Timarque ne doit s'en prendre du procès qu'il subit, ni à l'état, ni aux lois, ni à ses juges, ni à son accusateur ; c'est lui-même qui se l'est attiré. Pour le punir des vices infâmes dont il a souillé sa jeunesse, les lois lui fermaient l'entrée de la tribune, et lui signifiaient un ordre qui, selon moi, n'était pas si dur, qui ne coûtait rien à suivre. Il pouvait encore, s'il eût été sage, m'épargner ses imputations calomnieuses. Quoi qu'il en soit de ces premières idées sur lesquelles il serait inutile de s'étendre, <4> je passe à des réflexions qui, sans doute, vous ont déjà été faites par d'autres, mais qu'il est à propos de vous répéter à la tête de ce discours. On convient qu'il est, parmi les peuples, trois sortes de gouvernements, la monarchie, l'oligarchie et la démocratie. Les deux premiers soumettent les hommes aux volontés de ceux qui commandent ; le troisième les assujettit à la loi. <5> Ce sont les lois, vous le savez, qui, dans les démocraties, conservent les citoyens, et le gouvernement; c'est la défiance et la force des armes, qui font le salut des monarques et des chefs de l'oligarchie. L'oligarchie, et en général tout gouvernement où les hommes ne sont pas égaux, doit écarter quiconque, ne suivant de loi que la violence, cherche à renverser les états. Nous, dont le gouvernement est fondé sur les lois et sur l'égalité, nous devons craindre ceux même dont les discours ou la vie sont contraires aux lois. <6> Notre force consiste à nous gouverner par de bonnes lois, à ne pas nous livrer à la perfidie de ces hommes qui se permettent de les enfreindre, et qui tiennent une conduite licencieuse. Établissons-nous des lois; prenons des mesures pour n'en établir que de bonnes et de convenables à une république : dès qu'elles sont établies, il faut les observer, et punir ceux qui les violent, si nous voulons que la république soit heureuse et florissante. Considérez, Athéniens, avec quelle attention nos premiers législateurs, Dracon, Solon et les autres, se sont occupés de la sagesse et de la modestie. <7> D'abord ils ont porté des lois de discipline pour nos enfants, prescrivant en termes clairs les exercices d'un enfant libre, et la manière dont il faut l'élever ; ils en ont porté ensuite. pour les adolescents, ensuite pour les autres âges, non seulement pour les particuliers, mais encore pour les orateurs. Et ces lois, consignées dans vos archives ils vous les ont remises comme un dépôt, et vous en ont constitués les gardiens. <8> L'ordre que le législateur a observé dans ses lois, je le suivrai dans mon discours ; je vous parlerai d'abord des lois qui concernent les moeurs de vos enfants ; ensuite de celles qui regardent les adolescents ; enfin de celles qui ont été établies pour les autres âges, non seulement pour les particuliers, mais encore pour les orateurs : car il me semble que c'est là le moyen de vous instruire le plus facile. Ainsi, je vais vous expliquer d'abord les lois d'Athènes, et après cela je leur opposerai les moeurs de Timarque, qui font, avec toutes ces lois un contraste énorme. <9> Nous sommes obligés de confier nos enfants à des maîtres qui ne peuvent subsister qu'autant qu'ils ont des moeurs et auxquels le défaut de sagesse ôterait toute ressource : le législateur néanmoins, toujours plein de défiance, désigne clairement l'heure à laquelle un enfant libre doit aller aux écoles, avec quels enfants il doit y entrer, et quand il en doit sortir, [10] il défend aux maîtres des écoles et aux chefs des gymnases, de les ouvrir avant le soleil levé, et il leur ordonne de les fermer avant le soleil couché, tenant pour suspectes la solitude et les ténèbres. Il marque encore quels sont les jeunes gens qui peuvent y entrer, à quel âge ils le peuvent, et quel est le magistrat qui doit tenir la main à l'exécution de ces lois. Il donne des règles sur l'attention que doivent apporter ceux qui conduisent les enfants aux écoles et aux gymnases, sur les salles qu'on y a consacrées aux muses et à Mercure ; enfin, sur les jeunes citoyens qui forment les troupes de danseurs pour les fêtes de Bacchus. <11> Il veut que le chorège qui les emploie, et qui se dispose à dépenser son bien pour vos fêtes, ait passé quarante ans, afin qu'il n'ait de liaison avec vos enfants que dans un âge mûr. Le greffier va vous lire les lois mêmes. Vous verrez que, suivant le législateur, un enfant bien élevé, parvenu à l'âge d'homme, pourrait être utile à sa patrie : mais que, si le naturel était gâté d'abord par une mauvaise éducation, des enfants mal instruits ne pourraient donner que des citoyens semblables à Timarque. Greffier, lisez les lois. <12> LOIS. «Les maîtres des écoles ne les ouvriront pas avant le soleil levé ; ils les fermeront avant le soleil couché. Ceux qui ont passé l'âge de l'enfance, ne pourront entrer où sont les enfants, excepté le fils du maître, son beau-frère ou son gendre ; si d'autres se permettent d'y entrer, qu'ils soient punis de mort. - Les chefs des gymnases ne permettront aux jeunes gens, pour aucune raison, d'entrer dans les salles consacrées à Mercure. S'ils y en laissent entrer quelques-uns, ou s'ils ne les en font pas sortir, ils encourront les peines portées contre ceux qui corrompent les enfants. Les chorèges, nommés par le peuple, doivent avoir passé l'âge de quarante ans.» <13> Le législateur parle ensuite de délits graves, mais qui, sans doute, se commettant dans la villes car nos anciens n'ont porté des lois, que pour opposer des digues à des excès réels. La loi dit donc, en termes formels, que, si un père, un frère, un oncle, un tuteur enfin quelqu'un de ceux qui ont autorité sur un enfant, le vendent et le livrent aux plaisirs d'autrui, on ne pourra pas accuser l'enfant, mais celui qui l'a acheté et celui qui l'a vendu ; l'un, dit-elle, pour l'avoir acheté, et l'autre pour l'avoir vendu : elle a établi les mêmes peines contre tous les deux. Lorsque l'enfant sera parvenu à l'âge d'homme, il ne sera pas obligé de nourrir ni de loger son père, par qui il aura été vendu et livré aux plaisirs d'autrui ; seulement il l'inhumera, quand il sera mort, et s'acquittera envers lui des derniers devoirs. <14> Et voyez, Athéniens, la sagesse de la loi. Lorsque le père vit, elle le prive de tout secours de la part de son enfant, commue il a privé son enfant de la liberté de parler en public. Mais, lorsqu'il est mort, qu'il qu'il n'est plus en état de sentir un bon office, et que l'honneur est rendu à la loi et à la divinité, elle ordonne de l'inhumer, et de s'acquitter envers lui des derniers devoirs. Le législateur a encore porté une autre loi pour la sûreté de vos enfants, la loi de la prostitution: il établit les dernières peines contre quiconque prostituera un enfant libre ou une femme. Quelle autre loi a-t-il encore portée? la loi concernant l'outrage, qui renferme, dans un seul mot, tous les délits de cette nature. <15> Elle dit expressément que quiconque outragera un enfant (or, on l'outrage, quand on l'achète pour ses plaisirs), ou un homme, ou une femme, soit libre, soit esclave; quiconque se portera, contre quelqu'une de ces personnes, à des excès criminels, pourra être accusé pour crime d'outrage. Elle marque la peine corporelle ou pécuniaire qui lui sera infligée. Greffier, lisez la loi. <16> LOI. « Quiconque outragera un enfant libre, sera accusé devant les thesmothètes par le tuteur de d'enfant qui prendra contre lui des conclusions. S'il est condamné à mort par le tribunal, il sera livré aux ondécemvirs, qui le feront mourir le jour même. S'il est condamné à une amende, il paiera dans l'espace de onze jours après la sentence. S'il ne peut payer à ce terme, il sera enfermé jusqu'à ce qu'il ait payé. Ceux qui auront outragé des esclaves, subiront le même jugement. » <17> On sera peut-être surpris, d'abord que le législateur parle aussi des esclaves dans la loi concernant l'outrage: mais, pour peu qu'on y réfléchisse, on verra que c'est un grand trait de sagesse. En effet, si le législateur parle des esclaves ce n'est pas qu'il s'intéresse pour eux; mais voulant nous accoutumer à nous abstenir, surtout, d'outrager des personnes libres, il a ajouté qu'on ne pourrait même outrager des esclaves. Et, en général, tout homme qui, dans une démocratie, outrage quelque personne que ce soit, on n'a pas cru qu'il fût propre pour ce gouvernement. <18> Faites attention, Athéniens, qu'ici le législateur ne parle pas encore à la personne même de l'enfant, mais à ceux qui sont chargés de l'enfant, à son père, à son frère, à son tuteur, à ses maîtres, et généralement à ceux qui ont autorité sur lui. Mais, lorsqu'il est inscrit sur le registre des citoyens, qu'il connaît les lois de la ville, qu'il peut discerner ce qui est honnête et ce qui ne l'est pas, ce n'est plus à un autre que la loi parle, mais à Timarque lui-même. <19> Et comment s'exprime-t-elle? le voici : Quiconque des Athéniens se prostituera aux plaisirs d'autrui, ne pourra être choisi parmi les neuf archontes; sans doute parce que c'est une des principales charges de la ville; il ne pourra être nommé à un sacerdoce, car la loi parle d'un homme qui n'est pas même pur; il ne pourra, dit-elle, plaider pour le peuple, ni obtenir aucune magistrature dans la ville, ou hors de la ville, par le sort ou par élection; [20] il ne pourra être envoyé comme héraut d'armes, ni comme député, ni accuser, ni calomnier, pour de l'argent, ceux qui ont été en ambassade; il ne pourra donner son avis ni dans le sénat, ni dans l'assemblée du peuple, fût il le plus éloquent des Athéniens : quiconque agira contre ces dispositions, pourra être accusé comme s'étant prostitué aux plaisirs d'autrui, et subir les dernières peines. Greffier, lisez la loi même. On verra combien sont belles et sages les lois, malgré lesquelles Timarque a osé parler en public, lui dont les moeurs sont telles que nous les connaissons. <21> LOI. « Si un Athénien se prostitue au plaisir d'autrui, il ne pourra être choisi parmi les neuf archontes, ni être nommé à un sacerdoce, ni plaider pour de peuple, ni obtenir aucune charge dans la ville, ni hors de la ville, par sort ou par élection ; il ne pourra être envoyé comme héraut d'armes, ni comme député, donner son avis ni dans le sénat, ni dans l'assemblée du peuple; il ne pourra entrer dans les temples publics; aux fêtes solennelles il ne pourra se couronner avec les autres, ni aux assemblées paraître dans l'enceinte de la place publique. Quiconque, après avoir été condamné, comme s'étant prostitué aux plaisirs d'autrui, agira contre ces dispositions, sera puni de mort. » <22> Cette loi est portée contre les jeunes gens qui se livrent, sans pudeur, à des vices infâmes; celles qu'on vous a lues, en premier lieu, concernent les enfants; celles qu'on va vous lire regardent les autres Athéniens. Après avoir réglé les objets dont je viens de parler, le législateur prescrit les formes suivant lesquelles vous devez vous assembler pour délibérer sur les affaires sérieuses. Et par où débute-t-il? Lois sur la décence et l'honnêteté. Il débute par là, persuadé qu'une ville, où règnent ces vertus, sera la plus florissante. <23> Et comment ordonne-t il aux proèdres de traiter les affaires publiques? Lorsque l'assemblée aura été purifiée et que le héraut aura prononcé les vœux et les imprécations ordinaires, il ordonne au proèdre de faire régler d'abord ce qui regarde les sacrifices anciens, les hérauts d'armes, les députés et autres articles pareils. Après cela, le héraut demande à haute voix : Qui des citoyens, au-dessus de cinquante ans, veut parler au peuple? Lorsque ceux ci ont parlé, alors il invite à prendre la parole celui qui le voudra des autres Athéniens qui n'en ont pas d'empêchement. <24> Examinez, je vous prie, la sagesse de ces disposition. Le législateur, sans doute, n'ignorait pas que l'expérience des vieillards fait que la prudence chez eux est dans toute sa force, mais que la hadiesse leur manque. Voulant donc, eu égard à leurs lumières, qu'ils s'accoutument à se tenir comme obligés d'exposer leur avis, et ne pouvant les appeler chacun par leur nom, il les désigne par le nom commun de leur âge, les invite à monter à la tribune, et les exhorte à parler au peuple. Il apprend en même temps aux jeunes gens à respecter les vieillards, à leur céder en tout la première place, à honorer la vieillesse, à laquelle nous parviendrons tous, si les dieux nous conservent. <25> Aussi, telle était la décence des anciens orateurs, de Périclès, de Thémistocle, d'Aristide, surnommé le juste, surnom bien différent de celui que mérite Timarque; telle était, dis-je, leur décence, qu'un usage autorisé de nos jours, de parler la main étendue, ils auraient craint de le suivre, et l'auraient regardé comme une marque d'audace. Je vais vous en donner une preuve aussi forte que sensible. Il n'est personne de vous, sans doute, qui n'ait été à Salamine, et qui n'y ait vu la statue de Solon. Vous pourriez donc attester, vous-mêmes, qu'il est représenté dans la place publique de cette ville, ayant la main dans sa robe. C'est une preuve, à la fois, et une expression de son attitude, lorsqu'il parlait au peuple d'Athènes. <26> Mais, voyez combien Solon et les autres grands hommes, que je viens de nommer, étaient différents de Timarque ! Ils auraient eu honte de parler la main étendue; et Timarque, ce fait est tout récent, mettant bas ses habits, s'est exercé nu, comme un athlète, en pleine assemblée; de sorte que les citoyens raisonnables, qui voyaient l'état où l'avaient réduit l'ivresse et la pétulance, baissaient les yeux de honte, rougissant pour Athènes qu'elle employât de semblables ministres. <27> C'est afin de prévenir de tels excès, que le législateur a désigné clairement ceux qui auront droit de parler au peuple, et ceux qui ne l'auront pas. Il n'exclut point de la tribune celui dont les pères n'ont jamais commandé les armées, ni celui qui exerce quelque métier pour vivre ; c'est, au contraire, ceux-là qu'il favorise principalement ; et c'est le motif qui lui fait demander à plusieurs reprises : Qui des citoyens veut parler au peuple ? <28> Quels sont ceux suivant lui, qui n'auront pas droit de parler au peuple, et qu'il exclut de la tribune ? ceux, entre autres, qui ont vécu dans le désordre. Et où le déclare-t-il ? à l'article de l'examen des orateurs. Celui, continue-t-il, qui frappe son père ou sa mère, qui refuse de les nourrir et de les loger, et qui ose parler au peuple. Il ne veut point qu'un tel homme continue de parler en public ; et certes, à mon avis, avec beaucoup de raison. Pourquoi ? c'est que si un homme traite mal ceux même qu'il doit honorer à l'égal des dieux, comment traitera-t- il des personnes étrangères et toute la ville ? <29> A qui le législateur défend-il encore de monter à la tribune ? celui, dit-il, qui aura refusé de servir ou qui aura jeté son bouclier. Cela est juste : car, enfin, qui que vous soyez, vous qui avez refusé de prendre les armes pour votre patrie ou qui, par lâcheté, n'avez pu la secourir vous ne devez pas prétendre à la conseiller. A qui parle- t-il en troisième lieu ? celui, dit-il, qui s'est vendu et livré aux plaisirs d'autrui. Il pensait qu'un homme qui s'est vendu et livré lui-même, se porterait sans peine à vendre les grands intérêts de la république. [30] A qui s'adresse-t-il enfin ? celui, dit-il, qui a dissipé les biens qui lui ont été laissés par son père eu qui lui sont échus par héritage. Quiconque, selon lui, aurait mal gouverné sa maison, administrerait de même les affaires de l'état ; il jugeait impossible que le même homme fût un mauvais particulier et un bon ministre. Il voulait donc qu'un orateur vînt à la tribune, non après avoir arrangé des paroles, mais après avoir réglé sa conduite, <31> persuadé que les discours d'un homme vertueux, qui parlerait simplement et sans art, seraient utiles aux auditeurs ; mais que ces mêmes auditeurs ne tireraient aucun avantage des harangues les plus belles et les plus étudiées d'un homme pervers qui se serait déshonoré indignement lui-même, qui aurait dissipé honteusement son patrimoine. <32> Ce sont là les hommes qu'il exclut de la tribune et auxquels il défend de parler en public. Celui qui parlera malgré cette défense, à plus forte raison celui qui calomniera, qui se conduira avec une indécence dont l'excès ne sera plus supportable, pourra être accusé, dit le législateur, par celui qui le voudra des Athéniens qui n'en ont pas d'empêchement ; et les juges siégeant au tribunal prononceront sur ce qui le concerne. C'est d'après cette loi que je poursuis Timarque en justice. <33> Voilà ce qui avait été réglé anciennement. Qu'aviez-vous ajouté ? Rougissant de l'indécence avec laquelle Timarque s'était exercé nu, comme un athlète, en pleine assemblée, vous aviez porté une loi nouvelle, vous vouliez que, dans chaque assemblée, on choisît une tribu pour présider au bon ordre parmi les orateurs. Et que prescrivait l'auteur de la loi ? Les citoyens de la tribu, disait-il, siégeront pour défendre les lois de la démocratie. Il sentait que, si nous ne tirions de quelque part des secours contre les hommes qui ont vécu comme Timarque nous ne pourrions même délibérer sur les affaires les plus sérieuses. <34> Et inutilement, chercherait-on, par des clameurs, à éloigner de la tribune de tels personnages qui ne savent pas rougir; il faut les réprimer par des punitions, seules capables de les réduire au point qu'ils puissent être supportés. On va vous lire les lois concernant la discipline des orateurs ; quant à celle qui regarde la présidence des tribus, Timarque et d'autres orateurs pareils s'étant ligués, ont persuadé qu'elle n'était pas utile, afin qu'il leur soit permis d'agir, de parler, de vivre comme ils veulent. <35> Lois concernant la discipline des orateurs. « Si un orateur parle devant le sénat, ou devant le peuple, sur un autre objet que sur celui de la délibération ; s'il parle deux fois sur la même matière devant les mêmes auditeurs ; s'il emploie des invectives et des injures : s'il cherche à supplanter son adversaire; si, lorsqu'on traite d'affaires sérieuses, il ne cesse de fatiguer les citoyens de discours étrangers à la tribune ; si, lorsque l'assemblée du sénat ou du peuple sera séparée, il sollicite l'épistate, il lui fait violence : les proèdres, pour chaque faute, pourront lui imposer une amende de cinquante drachmes et la faire inscrire sur les registres des amendes publiques. S'il mérite une punition plus considérable, après lui avoir imposé l'amende de cinquante drachmes, ils le citeront devant le sénat à la première assemblée, exposeront les griefs, le feront juger par scrutin, et s'il est condamné, le feront inscrire sur les registres pour une amende plus forte. » <36> Vous venez d'entendre les lois, ô Athéniens ! vous trouvez sans doute, que ce sont de bonnes lois. Il dépend de vous qu'elles aient de la force ou qu'elles n'en aient pas. Si vous punissez ceux qui ne craignent point de les enfreindre, elles réuniront pour vous la force et la bonté ; si vous épargnez les coupables, elles n'auront que de la bonté sans force. <37> Après avoir parlé des lois, je vais maintenant, comme je l'ai annoncé d'abord, leur opposer les mœurs de Timarque, afin qu'on sente mieux le contraste. Je vous prie, Athéniens, de me pardonner, si, obligé de parler de vices peu honnêtes dont cet homme s'est souillé, il m'échappe quelque parole qui ressemble à ses actions. <38> Non, si je parle un peu clairement pour vous instruire, ce n'est pas à moi que vous devez en vouloir, mais beaucoup plus à Timarque lui-même, qui a vécu d'une manière si dissolue, qu'en exposant ce qu'il a fait, il est impossible de dire ce que l'on veut, sans employer des expressions qui aient quelque rapport avec sa vie. Je tâcherai néanmoins de m'exprimer avec le plus de décence que je pourrai. <39> Voyez, ô Athéniens! quelle va être ma modération envers cet homme. Enfant, il a abusé de son corps ! eh bien, je n'en dirai rien. Oui, effaçons ces premières turpitudes; qu'elles soient mises au néant, comme les actes de la domination des Trente, antérieurs à l'archontat d'Euclide, comme toute autre abrogation ou prescription. Mais ce qu'il fit après que le discernement moral et la connaissance de nos lois furent venus avec l'adolescence, voilà ce que doit exprimer son accusateur, voilà sur quoi j'appelle votre attention. [40] A peine sorti de l'enfance, Timarque débuta par s'établir au Pirée, dans la maison de santé d'Euthydique, sous prétexte d'étudier la médecine, mais dans le dessein réel de se vendre : le fait l'aprouvé. Que d'armateurs, d'étrangers, d'Athéniens même, usèrent de lui à cette époque ! Mais passons, pour qu'on ne nous reproche pas une enquête trop minutieuse. Entrons avec lui dans les divers domiciles où il parut ensuite pour y souiller sa personne et le nom athénien, et suivons-le jusqu'à la tribune où, malgré nos lois, il monte, riche du salaire de tant d'infamies. <41> Il existe, Athéniens, un certain Misgolas, fils d'un commandant de navire, du dême de Kollytos, excellent homme d'ailleurs, dont personne ne se plaint, mais pédéraste effréné, et toujours entouré de chanteurs et de joueurs de cithare. Sans charger cet homme, je veux seulement le faire connaître ici. Sachant fort bien que la position de Timarque chez le médecin n'était qu'un moyen de se produire, il lui offrit de l'argent, le tira de là, et eut près de soi ce corps potelé, brillant de jeunesse et de luxure, et si propre aux amoureux ébats. <42> Timarque accepta le marché, quoiqu'il eût acquis une honnête aisance par la succession paternelle, succession qui fut bientôt dévorée, comme la suite le montrera. Esclave de tous les criminels plaisirs, qui sont sans force sur un coeur généreux et libre, il prodiguait tout à sa gourmandise, à la profusion de ses repas, à ses musiciennes, à ses maîtresses, à son jeu; et déjà le misérable ne savait plus rougir, lorsque, peu après avoir quitté le toit paternel, il se jeta dans les bras de Misgolas. De qui recevait-il un asile ? d'un ami de sa famille, d'un jeune homme, d'un tuteur? non : c'est chez un étranger, chez un vieux libertin, que s'installe celui dont l'âge appelle les désirs. <43> Que de tours il jouait à son patron ! il en est un que je veux raconter. On célébrait dans Athènes la fête de Bacchus. Misgolas, qui se croyait paisible possesseur de Timarque, veut prendre part aux réjouissances publiques avec Phaedros, fils de Callias, de Sphettos. Timarque doit être de la partie. Les préparatifs terminés, l'adolescent n'est pas encore au rendez-vous. Misgolas et Phaedros le cherchent partout, fort irrités. On les met sur sa trace, et bientôt ils le trouvent à table, faisant une orgie avec quelques étrangers. Ils ordonnent avec menaces à ceux-ci de les suivre en prison, pour y expier le crime de séduction exercée sur un jeune citoyen. Les délinquants effrayés s'enfuient et disparaissent, laissant là le festin. <44> Je prends à témoin de la vérité de ce récit tous ceux qui alors connaissaient Misgolas et l'accusé. Pour mon compte, je me réjouis fort qu'un des principaux rôles ait été joué par un homme qui ne vous est pas inconnu, et qui s'est signalé par la vie infâme dont votre scrutin fera justice. Sans doute, les faits ignorés exigent de l'accusateur des preuves claires, mais quand la conviction est faite d'avance, à quoi bon des discussions, des débats? Il suffit que les auditeurs aient de la mémoire. <45> Eh bien ! malgré la notoriété publique, j'ai assigné devant ce tribunal un homme véridique et bien instruit : c'est Misgolas lui-même. Rien, dans le témoignage écrit, ne se rapporte à son abominable commerce : je n'ai pas voulu que, devant la loi, ce témoin sincère fût gravement compromis. Mais ce qui est évident pour vous qui m'écoutez, et n'est pour Misgolas ni un danger, ni un opprobre, je l'ai fait consigner. <46> Si donc cet homme se rend ici sans contrainte, et dit vrai, il satisfera la justice; mais s'il fait défaut et nous refuse la déclaration de la vérité, voyez quelle en sera la conséquence. Si c'est par honte qu'il s'abstient, s'il aime mieux payer mille drachmes au Trésor que de se montrer à vos yeux, s'il croit enfin que des magistrats ne doivent pas entendre la voix d'un homme qu'ont souillé d'abominables caresses, honneur au législateur qui a fermé la tribune à tous les Misgolas ! <47> Mais si, en répondant à notre appel, il pousse l'impudence jusqu'au parjure, s'il ne cherche qu'à montrer à Timarque sa tendre reconnaissance et sa discrétion à ses complices, il se sera manqué à lui- même en trahissant les dieux qu'il attestera; et, d'ailleurs, il ne gagnera rien à son imposture; car une seconde enquête, préparée par mes soins, porte sur ceux qui ont vu Timarque lui-même, peu après sa sortie de la maison paternelle, aller vivre chez Misgolas. Et cette procédure a bien peu de chances avantageuses pour moi; car ce ne sont pas mes amis qu'il s'agit d'appeler, ni les ennemis de mon adversaire, ni des gens à qui l'accusateur et l'accusé seraient également inconnus : ce sont les affidés de mes antagonistes. <48> S'ils leur persuadent de ne pas déposer, audace à laquelle je ne crois pas, ils ne trouveront peut-être pas chez tous la même complaisance. Restera donc le témoignage de quelques-uns, comme une irrécusable preuve que Timarque a trop mérité la tache empreinte sur son nom par lui-même, et non par moi. Un homme vraiment modeste trouve dans la pureté de sa vie une garantie contre de pareilles imputations. <49> Voici encore un avertissement que je dois vous adresser, supposé que Misgolas obéisse à la loi et à vous. L'âge ne se devine pas également, d'après l'extérieur, chez tous les tempéraments. Tel homme, très jeune encore, semble avoir atteint l'âge mûr; tel autre, après une vie déjà longue, paraît n'avoir guère dépassé la jeunesse. Misgolas compte parmi ces derniers. Il est de mon âge; notre jeunesse est de même date, et nous sommes tous deux dans notre quarante- cinquième année. Vous voyez, toutefois, des cheveux blancs sur ma tête, et lui n'en a pas. Pourquoi ces détails, Athéniens ? pour que l'aspect de cet homme ne vous donne pas le change, et que vous ne vous disiez pas avec étonnement : ô ciel ! quant à l'âge, le témoin se distingue à peine de l'accusé; c'est la même tournure d'homme fait : jeunes tous deux, se seraient-ils livrés l'un à l'autre? [50] Mais il en est temps : que l'on appelle d'abord ceux qui ont vu Timarque cohabiter avec Misgolas; on lira ensuite la déposition de Phaedros. Celle de Misgolas sera présentée la dernière : la crainte des Dieux, les égards qu'il doit aux témoins, aux auditeurs, surtout aux juges, l'empêcheront peut-être de mentir. On lit plusieurs attestations. Déposition de Misgolas. Moi, Misgolas, fils de Nicias, du Pirée, j'atteste que Timarque a cohabité avec moi, après avoir demeuré chez le médecin Euthydique; que nous nous sommes connus, et que, jusqu'à ce jour, nos égards mutuels n'ont pas cessé. <51> Encore, si Timarque s'en était tenu à Misgolas ! mais non, il a passé en d'autres bras : une fois engagé dans cette voie, on ne s'arrête guère. Sans cela, Athéniens, j'aurais renfermé l'accusation dans les limites du seul fait spécifié par le législateur, qui punit quiconque s'est livré à un autre, surtout livré pour de l'argent. <52> Mais, encore une fois, j'en appelle à vos souvenirs; et si, sans compter des rustres tels qu'un Cydonidès, un Autoclide, un Thersandre, énumérant ses nombreuses amours, je prouve que Misgolas a eu plus d'un successeur, le crime de l'accusé changera d'aspect : au lieu d'un égarement passager, vous verrez dans sa vie, j'en atteste Bacchus, une longue et continuelle prostitution. Car telle est la profession coupable de celui qui s'abandonne à tout venant pour un salaire. <53> Las de se ruiner pour Timarque, Misgolas le mit enfin à la porte. Le fils de Gallias, Anticlès d'Evonymia, le prend à son tour : mais ce nouvel amant est maintenant à Samos, avec notre colonie. Après son départ, loin de changer en rien sa conduite, qui lui semblait pure apparemment, Timarque va séjourner dans un de ces tripots où, sur une table dressée, on fait battre des coqs, on joue aux dés. Quelques-uns de vous, je crois, ont vu ces sortes de lieux, ou en ont entendu parler. <54> Parmi les acteurs qui figurent dans les divertissements est un certain Pittalacos, attaché aux plus ignobles services publics. Cet homme, à qui l'argent ne manque pas, voyant souvent Timarque, se le fait passer, et le garde. L'infâme entra sans répugnance dans le lit d'un valet du Peuple. Il trouvait un homme riche, qui payait grassement sa luxure : que lui fallait-il de plus? La pudeur, le désintéressement n'étaient pour lui que des mots. <55> On m'a parlé de toutes les postures qu'il prenait pour mieux plaire à son nouvel époux : mais ici, par Jupiter! je m'arrête ; si je mettais à nu tant d'abominations, je me croirais digne de mort. Pendant qu'il vivait avec Pittalacos, arrive de l'Hellespont un homme dont vous vous étonnez de n'avoir pas encore entendu le nom ici, Hégésandre. <56> Timarque est bientôt établi près du nouveau venu, que vous connaissez mieux que moi. Parti pour l'Hellespont comme trésorier, avec le commandant Timomaque d'Acharna, Hégésandre revenait ici pour jouir, dit-on, des immenses profits qu'il avait faits sur la crédulité confiante d'un chef dont il causa la perte; et il n'apportait pas moins de quatre-vingts mines d'argent. <57> Lié à Pittalacos, avec qui il jouait, il eut à peine vu Timarque, que ses désirs s'allumèrent. Bientôt il veut, à tout prix, le posséder. Il sentait que le tempérament de Timarque irait bien avec le sien. Il propose à Pittalacos de s'en défaire en sa faveur. Pittalacos refuse. Alors il s'adresse à Timarque lui-même : peu de mots suffisent pour gagner le jeune libertin, que son humeur volage rend plus odieux encore. <58> Débarrassé de l'esclave public, il fut tout à l'escroc. Qu'on se figure Pittalacos pleurant tant d'inutiles profusions, et furieux des caresses qu'ils se prodiguaient en sa présence! La proie qui lui échappait, il venait la relancer jusque chez Hégésandre. Ses importunités, ses cris le firent chasser. Mais voici bien une autre scène. Un jour les deux amants, avec quelques joueurs que je ne nommerai pas, <59> s'enivrent de nuit dans le tripot que hantait Pittalacos. Les têtes se montent, et, dans une manie furieuse, on met tous les meubles en pièces; dés, casiers, urnes, vases, volent en éclats dans la rue; les cailles même et les coqs, instruments innocents de tant de jeux cruels, sont étranglés sans pitié. Enfin, on saisit Pittalacos lui-même, on l'attache à une colonne ; et bientôt le malheureux est fustigé et couvert d'égratignures. Son supplice dura longtemps. Des voisins, accourus à ses cris, le délivrèrent. [60] Le lendemain, il se rend nu à la place, et va, en se traînant, s'asseoir sur l'autel de la Mère des Dieux. La foule commençant à grossir autour du suppliant, Hégésandre et Timarque, éperdus, accourent eux- mêmes avec quelques compagnons de jeu. Le Peuple s'assemblait pour les délibérations, et leur scélèratesse allait éclater dans Athènes entière. <61> Ils entourent Pittalacos, le prient, le conjurent de quitter ce lieu : tout cela, disent-ils aux curieux, n'est qu'une affaire de vin. Timarque, qui avait encore une partie de la fraîcheur et de la grâce que vous chercheriez en vain sur sa personne flétrie, lui passe la main sous le menton, et lui promet toutes ses complaisances. Ils obtiennent enfin qu'il s'en retournera, sous condition qu'il lui sera fait une sorte de réparation. Mais, avant qu'il fût hors de la place publique, les coupables n'y pensaient déjà plus. <62> A ce surcroît d'outrage, Pittalacos assigne à jour fixe ses deux ennemis. Hégésandre jure de se venger. Pour y parvenir, il met la main sur son accusateur, et déclare publiquement qu'il est son esclave. Traiter ainsi un malheureux qui ne lui avait jamais fait de mal, qu'il avait déjà maltraité cruellement, et qui était au service du Peuple : que d'iniquités à la fois! Dans l'excès de son infortune, Pittalacos tombe aux genoux de cet homme impitoyable. Le nominé Glaucon, de Cholargos, le lui arrache, et le soutient libre. <63> Les juges, qui doivent vider le procès, sont tirés au sort. A l'approche de l'ouverture des débats, les deux parties en confient l'arbitrage à Diopithe de Sunium. Ce citoyen, de la même tribu qu'Hégésandre, était demeuré son affidé, après l'avoir eu pour amant. Maître de l'affaire, il la fit traîner en longueur. Un délai ne servait qu'à amener un autre délai. <64> Hégésandre, d'ailleurs, était membre d'un tribunal; ennemi d'Aristophon d'Azènia, il l'avait menacé d'une accusation semblable à celle que vous jugez aujourd'hui; frère de Krobylos, il s'appuyait du crédit toujours croissant que cet orateur acquérait par ses conseils dans la discussion des affaires de la Grèce. Aussi Pittalacos, comparant sa position à celle de son principal adversaire, prit un parti fort prudent : il se désista, heureux de ne pas essuyer de nouvelles persécutions! Dès lors Hégésandre, sûr de sa victoire, en jouit dans les bras de son cher Timarque. <65> La vérité de ces faits est connue de vous tous. Qui de vous ne s'est jamais trouvé à leurs festins? Qui n'a pas vu leurs folles dépenses? Au bruit de leurs orgies, au récit de leurs coupables amours, qui ne s'est pas indigné pour Athènes? Mais, puisque nous sommes devant un tribunal, qu'on appelle Glaucon, le défenseur de Pittalacos. On lira aussi les autres témoignages. <66> Dépositions. Moi, Glaucon, de Cholargos, fils de Timée, j'atteste ce qui suit. Quand Hégésandre réclama Pittalacos comme lui appartenant, j'ai protesté que celui-ci était libre. Quelque temps après, Pittalacos est venu me trouver, et me dire : Je veux en finir avec Hégésandre; envoyez-moi quelqu'un qui arrangera à l'amiable nos deux procès, l'un intenté par moi à Hégésandre et à Timarque; l'autre, entre le premier et moi, relatif à ma liberté. Je désire que toutes nos tracasseries se terminent ainsi. Amphisthène dépose : J'ai contribué à rendre à la liberté Pittalacos, qu'Hégésandre emmenait comme son esclave. Ainsi de suite. <67> Produisons maintenant Hégésandre lui-même. Je lui ai fait rédiger une déposition plus décente qu'on ne devrait l'attendre de lui, mais un peu plus claire que celle de Misgolas. Je m'attends à le voir nier tout et se parjurer. Tant mieux ! Si je l'ai appelé comme témoin, c'est surtout pour vous montrer jusqu'où de tels hommes poussent le mépris des Dieux et des lois, et combien peu ils savent rougir. Qu'on fasse paraître Hégésandre. <68> Déposition. Hégésandre, de Stiria, fils de Diphilos, atteste ce qui suit. A mon retour de l'Hellespont, j'ai trouvé chez Pittalacos, dans une maison de jeu, Timarque, fils d'Arizélos, qui y passait ses journées. J'y ai fait sa connaissance; et, depuis ce temps, j'ai vécu avec lui dans ce genre d'intimité qui, auparavant, m'avait uni à Laodamas. <69> Je savais, ô Athéniens! qu'Hégésandre foulerait aux pieds son serment, et je l'avais prédit. Une chose encore m'était démontrée d'avance c'est que, non content de protester maintenant contre ce témoignage par son absence, il va venir défendre Timarque; et, par Jupiter! rien là ne doit étonner : ne montera-t-il pas ici avec la confiance que donnent une vie sans tache, une âme belle et ennemie du vice? Non, rien ne vous surprendrait, même si vous ne connaissiez ce Laodamas dont le nom seul soulevait tout à l'heure votre indignation. [70] Ceci m'entraîne à quelques paroles plus claires que ne le supposent mes habitudes. Répondez-moi, Athéniens, par tous les Dieux ! celui qui s'est souillé près d'Hégésandre ne vous semble-t-il pas se prostituer à un prostitué? Croirons-nous que, dans l'ivresse et la solitude, ils n'aient pas épuisé tous les raffinements de la luxure? Cet Hégésandre qui, pour défendre Timarque, cite sa liaison publique avec un Laodamas, doutez-vous qu'il ne lui ait prescrit de prêter au premier, par ses horribles excès, un air de modestie ? <71> Hégésandre et son frère Krobylos vont accourir à cette tribune. Ils taxeront d'abord mes paroles de folie ; ils ajouteront : Que des témoins viennent ici dire nettement ce qu'a fait Timarque; qu'ils spécifient le lieu, la manière, les personnes. Athéniens, il y aura autant d'impudence que d'artifice dans cette exigence. <72> Vous n'avez pu oublier la lecture, par vous écoutée, de nos lois, où il est écrit que celui qui, pour ce fait, paye un citoyen, et celui qui se vend, sont tous deux soumis à des peines égales et très sévères. Quel insensé hasarderait donc une pareille déposition? S'il dit la vérité, il se perdra lui-même, il attirera les derniers châtiments sur sa tête. <73> Après une telle faute, c'est donc au principal coupable à en convenir. Or, c'est sur cet aveu même qu'on le condamne, s'il a osé haranguer le Peuple. Pour parer à celte grave difficulté, faudra-t-il que les juges ferment les yeux sur tant d'infamies? Par Neptune! la vertu sera en honneur dans Athènes, si, instruits de ces ignominieuses réalités, faute d'une déposition aussi claire qu'impudente, nous feignons de tout ignorer! <74> Jugez-en d'après un exemple qui se rapproche fort bien des moeurs de Timarque. il y a des hommes qui tiennent maison de débauche : vous les voyez, assis devant leur porte, parlant tout haut des bénéfices du métier. Un libertin se présente : le maître du logis se lève, entre avec lui; et, par un reste de pudeur, il se cache, il ferme la porte. Je suppose que, dans ce moment, un passant dise à l'un de vous : Que fait maintenant cet homme? Vous, qui l'avez vu entrer, croyez-vous nécessaire de pénétrer dans le logis, pour répondre? Non, sans doute : la connaissance de ses habitudes et de sa profession impudique vous en apprend assez, et vous pouvez très sciemment satisfaire le curieux. <75> Eh bien! faites de même au sujet de Timarque : ne considérez pas si on l'a vu, mais s'il s'est ainsi livré. Sans cela, de par tous les Dieux ! Timarque, comment faudrait-il donc s'exprimer? Toi-même, comment parlerais-tu d'un autre ainsi accusé? Quel langage tenir sur un adolescent qui, désertant le toit paternel, couche, au su de tout le monde, chez des étrangers ? qui s'assied, sans payer son écot, à des repas somptueux? qui dispose des musiciennes, des courtisanes les plus chères? qui joue et ne paye pas? qui a toujours l'argent d'autrui sous sa main? <76> Faut-il donc ici l'art des devins? Ces complaisances, cette profusion, cet empire, n'est-il pas clair qu'il les paye de ses caresses, de sa personne? <77> Autre exemple. Les suffrages, dans nos dêmes, ont été donnés. Chacun de nous a déclaré au scrutin, sur chaque particulier, s'il est vraiment Athénien. J'approche du tribunal qui juge, en appel, ces questions d'état ; j'écoute, et je m'aperçois que l'argument tiré de la notoriété publique est le plus décisif; <78> l'accusateur dit : Le dème dans lequel est inscrit cet homme a voté contre lui. Dès lors, sans serment, sans plaidoiries, la conviction des juges s'établit, et ils confirment par acclamation l'exclusion prononcée par la tribu. A quoi bon, en effet, des preuves testimoniales et des frais d'éloquence en pareil cas? <79> Par Jupiter! faites donc ici l'application de ce principe. S'il fallait prononcer au scrutin sur la moralité de Timarque; si, de ce grave procès qui vous est soumis, l'usage écartait une accusation et une défense en forme; si l'huissier qui est à mes côtés vous demandait, d'après la loi, l'émission du bulletin percé pour qui est sûr du crime de prostitution, du bulletin plein pour qui n'y croit pas, que voteriez-vous? Je le sais fort bien, moi : vous le condamneriez. [80] Et si l'un de vous me disait, Qu'en sais-tu? Je le sais, répondrais-je, par vous-mêmes, qui vous en êtes familièrement expliqués avec moi. Où et dans quel moment? le voici. Le Conseil avait pris un arrêté préalable au sujet de la réparation d'une vieille tour, de quelques masures abandonnées, et sur l'entrée mystérieuse d'un individu qui s'y était caché. Qui monta à la tribune, pour parler sur cette mesure devant le Peuple assemblé? Timarque! Votre rire éclata, vous vous récriâtes; vous appelâtes de leurs vrais noms les exploits de ce héros, que vous connaissez presque aussi bien que lui-même. <81> Pour abréger, dans cette même séance j'annonçai à Timarque, dans mon indignation, les poursuites que j'intente aujourd'hui. Sur sa demande effrontée, l'Aréopage se rendit au sein de l'assemblée. Le citoyen qui, au nom de ce corps respectable, prit la parole, fut Autolycos. Par Jupiter et par Apollon ! la vie de cet homme est pure, grave, digne de tous les magistrats qui m'écoutent. <82> Il dit, entre autres choses, que l'Aréopage improuvait l'avis de Timarque ; et, au sujet de la solitude suspecte du quartier du Pnyx, il ajouta : « Ne vous étonnez pas, ô Athéniens! si Timarque a, sur ce point, plus d'expérience que l'Aréopage. » Il y eut alors parmi vous un mouvement confus; plusieurs crièrent : « Tu dis vrai, Autolycos! nul ne connaît mieux que Timarque tous les secrets asiles qu'offrent ces ruines ! » <83> A ce tumulte, à cette bruyante interruption, le rapporteur troublé s'arrêta; puis il reprit : « Pour nous, membres de l'Aréopage, nous n'accusons Timarque, ni ne le défendons : la patrie ne nous le demande point. Mais qu'il ne croie pas que notre silence sur son compte nous coûte peu. » A cette déclaration d'une grande répugnance, d'un silence contraint, vos éclats de rire redoublèrent. <84> Mais quand l'orateur entra dans le détail de ces habitations ruinées, de leur intérieur, de leurs souterrains, l'explosion de votre hilarité satirique fut au comble. Alors Pyrrhandre parut pour vous rappeler à l'ordre; il vous demanda si vous ne rougissiez pas de rire ainsi devant l'Aréopage. Vous lui fîtes quitter la tribune, par cette réponse : Nous savons, Pyrrhandre, qu'en présence de ces vénérables magistrats, le rire est très déplacé; mais cette fois la vérité est d'une force qui surmonte toutes les considérations. <85> Voilà donc, ô juges! le peuple athénien, en masse, qui a déposé contre Timarque. Un pareil témoin, l'accuserez-vous de mensonge? Parfaitement instruits naguère de toutes les infamies de l'accusé, que vous articuliez par leurs noms, feindrez-vous de les ignorer en ce jour, où j'en présente toutes les preuves? Absoudrez-vous maintenant, malgré ces mêmes preuves, l'accusé qui, lorsqu'il n'était pas encore devant des juges, s'est vu poursuivi de vos ricanements et de vos huées? <86> Puisque j'ai parlé de l'examen du titre de citoyen et de l'exécution de la loi de Démophile, je veux vous citer de Timarque un trait analogue. Il fit lui-même acte de citoyen lorsqu'il dénonça quelques hommes qui, disait- il, avec de l'argent essayaient de corrompre l'assemblée du Peuple et les tribunaux. Nicostrate fait entendre aujourd'hui les mêmes plaintes; à un procès déjà ancien se joint un nouveau procès. <87> Suivez ceci, par Jupiter et par tous les Dieux! Si les accusés se repliaient sur l'excuse de Timarque et de ses défenseurs, s'ils demandaient qu'on attestât nettement le fait énoncé, ou que le tribunal déclarât n'être pas convaincu, de là résultait la nécessité de prouver la séduction exercée d'une part, éprouvée de l'autre. La peine capitale pourtant menaçait à la fois le parti corrupteur et le parti corrompu. De même, dans l'affaire actuelle, quiconque jouit d'un Athénien et le paye, ou tout Athénien qui se vend aux plaisirs d'autrui, est sous le coup des lois les plus sévères. <88> Eh bien ! je le demande, y a-t-il eu, dans le procès que je mentionne, déposition formelle de témoins, longs débats entre l'accusateur et les accusés? Nullement. Les accusés ont-ils, pour cela, échappé à la peine? non, par Hercule! on les a punis de mort. Moins criminels que Timarque (j'en atteste le ciel!), les malheureux, pour n'avoir pas supporté honnêtement la vieillesse et l'indigence, ces deux cruels fléaux de l'humanité, ont accepté cet or corrupteur qui les a perdus : Timarque en a fait autant; mais, pour lui, c'était le salaire de l'infamie. <89> Si la cause présente était appelée dans une autre ville, moi-même je demanderais que des témoins fussent admis à déposer en faveur de ce que j'avance; mais nous sommes dans Athènes, mais nos juges sont en même temps nos véritables témoins. Je n'ai qu'à vous retracer vos propres impressions; voyez seulement si l'exposé en est fidèle. Est-ce donc pour lui seul, ci Athéniens! que l'accusé va élever de si étranges prétentions? N'est-ce pas pour tous ceux qui, comme lui, ont trafiqué des plus sales voluptés? [90] Si un tel commerce s'entoure de mystère et de ténèbres, si celui qui en a connaissance expose sa tête en avouant la vérité; si l'accusé contre qui s'élève toute une vie de désordres exige comme preuve, au lieu de la notoriété publique, des témoignages explicites : dès lors tout accès est fermé à la vérité, et une voie de salut s'ouvre devant les plus hardis malfaiteurs. <91> Où est l'escroc, le voleur, l'adultère, l'assassin, qui, le crime supposé secret, puisse être atteint par la justice? Ceux qui sont surpris dans le crime, s'ils l'avouent, subissent leur peine à l'instant. Les autres, qui se sont cachés, et qui se renferment dans de constantes dénégations, sont jugés par les tribunaux, devant lesquels la vérité ne peut résulter que d'un certain ensemble de vraisemblances. <92> Prenez pour exemple l'Aréopage, la plus vigilante de toutes nos magistratures. Là j'ai vu beaucoup de plaideurs parler fort bien, produire leurs témoins, et succomber; j'en ai vu d'autres s'énoncer très mal, et, sans le secours des dépositions, gagner leur procès. C'est que cet auguste tribunal fonde son opinion, non sur l'éloquence des parties ou le dire de quelques témoins, mais sur ses investigations personnelles et sur ses notions antérieures. Ô Athéniens! réglez notre jurisprudence sur cet illustre modèle. <93> N'en croyez que les faits qui ont votre foi et votre intime conviction. Reportez, reportez vos regards sur le passé. L'invariable langage du public sur Timarque et sur ses moeurs est l'oeuvre de l'impartiale vérité. Au contraire, une cause à gagner, et, par suite, le besoin de vous tromper, dicteront la défense. Que votre arrêt, placé au-dessus de tous les intérêts personnels, soit la consécration de la vérité ! <94> Un faiseur de mémoires, qui a préparé subtilement la défense de Timarque, prétend que je me contredis moi-même. Il ne croit pas possible que le même homme se prostitue et mange son patrimoine. Le premier de ces vices appartient, suivant lui, à l'enfance; dissiper son bien est d'un homme fait. D'ailleurs, ajoute-il, ces souillures enrichissent, au lieu de ruiner; et il tâche de prouver partout que la réunion de ces deux genres de désordres est une monstruosité sans exemple. <95> Je vais expliquer, maintenant, comment Timarque a dissipé son patrimoine. Tant que les biens d'une riche héritière qu'avait épousée. Hégésandre, son ami intime, et l'argent que celui-ci avait apporté de l'Hellespont, fournissaient à la dépense, ils vivaient tous deux dans le faste et dans les plaisirs, auxquels ils se livraient sans réserve ; mais lorsque ces fonds furent épuisés, Timarque se mit à manger son patrimoine; <96> que dis- je, manger ? il le dévora, s'il est permis de le dire. Car, il ne vendait pas sa valeur chacune de ses possessions; il ne pouvait attendre qu'on lui en offrit davantage, ni remettre à un temps plus favorable ; mais il les abandonnait sur-le-champ, pour ce qu'iI en trouvait, tant il était pressé de jouir. <97> Son père lui avait laissé un bien avec lequel un autre eût pu servir l'état, et qu'il n'a pu conserver pour lui-même. Il lui avait laissé une maison derrière la citadelle, une terre dans le bourg de Sphette, une ferme dans celui d'Alopèque ; de plus, neuf ou dix esclaves ouvriers en cuir, dont chacun lui rapportait, par jour, deux oboles, et le chef des ouvriers lui en rapportait trois ; outre cela, une femme bonne ouvrière en pourpre, qui portait à la place publique des ouvrages faits avec goût, un habile brodeur, des billets d'argent dû et des meubles. <98> Pour établir ce que je dis, je produirai des témoins qui l'attesteront en termes clairs et formels. Sa maison à la ville, Timarque l'a vendue à Nausicrate, acteur de comédie, de qui Cléénète, maître de choeur, l'a achetée vingt mines. Ménésithée de Myrrhinuse lui a acheté sa terre de Sphette, qui était considérable, mais qui par ses soins, était tombée en friche. <99> Pour sa ferme d'Alopèque, éloignée de ce fort de onze à douze stades, sa mère, à ce que j'apprends, le priait et le conjurait de la garder, de ne pas la vendre, de la lui laisser du moins pour sa sépulture de cette ferme n'a pas été plus épargnée que le reste. il l'a donnée pour deux mille drachmes. Il n'a conservé ni esclaves, ni servantes ; il a tout vendu. Pour preuve que je ne mens pas, et que son père lui a vraiment laissé les esclaves dont je parle je vais produire des témoins. S'il prétend qu'il ne les a pas vendus, qu'il les montre en personnes. [100] Pour preuve encore que son père avait prêté à des particuliers, de l'argent que lui son fils a touché et dépensé, je produirai le témoignage de Métagène de Sphette, qui devait plus de trente mines à Timarque, père, et qui, après la mort de celui-ci a payé à son fils, sept mines qui restaient. Greffier, faites paraître Métagène de Sphette, mais, lisez d'abord la déposition de Nausicrate, qui a acheté la maison ; vous lirez ensuite les autres dépositions dont je viens de parler. On lit les dépositions. <101> Je vais vous montrer, Athéniens, que Timarque, père, avait encore beaucoup d'argent comptant, qui a été dissipé par son fils. Dans la crainte de remplir les charges publiques, le père de Timarque voulait vendre ses fonds en se réservant ceux dont je parlais tout à l'heure. Il vendit donc sa ferme de Céphise, son champ d'Amphitrope, deux ateliers d'ouvriers en mines, établis l'un à Aulon, et l'autre à Thrasylle; et voici comment ces biens lui étaient venus. <102> Ils étaient trois frères, Eupolème, maître d'escrime ; Arizèle, père de Timarque; et Arignote, vieillard aveugle qui vit encore. Eupolème, l'aîné des frères, mourut avant que les biens eussent été partagés. Arizèle le second, père de Timarque, vu la mort d'Eupolème, et l'infirmité d'Arignote, qui avait perdu les yeux, gouverna tous les biens, tant qu'il vécut, et s'arrangea pour payer à Arignote une pension alimentaire. <103> Lorsque Arizèle fut mort aussi, pendant tout le temps où son fils Timarque fut enfant, les tuteurs ne laissèrent manquer de rien Arignote. Mais, lorsque il fut parvenu à l'âge viril, et qu'il fut maître de son bien, rebutant un vieillard aveugle, son oncle, il dissipa tout son patrimoine, sans fournir aux besoins de son parent malheureux; et après avoir possédé une fortune si considérable, il ne rougit pas de le laisser recevoir l'aumône des citoyens invalides. <104> Mais voici un dernier trait le plus révoltant de tous. Le vieillard infortuné avait manqué de se trouver au recensement des citoyens invalides, il présentait sa requête au sénat pour recevoir son aumône son neveu qui était sénateur, et qui présidait ce jour là même, ne daigna pas appuyer sa requête, et le laissa perdre un quartier. Pour preuve que je dis vrai, greffier, faites parâtre Arignote de Sphette, et lisez sa déposition. On lit la déposition. <105> On dira, peut être, que s'il a vendu la maison de son père, il en a acquis une autre dans un autre endroit de la ville, qu'au lieu de la terre de Sphette, de la ferme d'Alopèque, des esclaves ouvriers, et des autres objets, il s'est procuré quelque intérêt dans les mines, à l'exemple de son père. Non, il n'en est pas ainsi. Il ne lui reste ni maison ni ferme, ni esclaves, ni dettes actives, en un mot rien de ce qui fait vivre les citoyens honnêtes. Son patrimoine s'est évanoui, il ne lui reste plus que la pétulance, la malignité l'audace, l'amour du plaisir, la lâcheté, l'impudence un front qui ne sait pas rougir des choses les plus honteuses, en un mot, tout ce qui peut faire d'un citoyen un homme nuisible. <106> Après avoir consumé son patrimoine, il n'a pas même respecté les revenus de l'état qui ont été en sa disposition : car, tout jeune que vous le voyez, il n'est pas de charge qu'il n'ait déjà exercée, sans en avoir obtenu aucune par le sort ou par élection, mais les ayant toutes achetées contre les lois. Je n'en citerai que deux ou trois, sans parler des autres. <107> Nommé inspecteur des comptes, il a causé les plus grands torts à la ville, en recevant des présents de ceux qui avaient mal versé dans leurs charges, et surtout en inquiétant plusieurs comptables auxquels on ne pouvait rien reprocher. Quant à la ville d'Andros, dont il a acheté la gouvernement trente mines, empruntées à un intérêt de neuf oboles par mine, il a forcé Ies habitants, vos alliés, de fournir à ses folles dépenses, et s'est signalé envers les femmes de gens libres, par des excès dont il n'y avait pas d'exemple. Je n'inviterai aucun des offensés à se présenter ici pour attester publiquement des affronts qu'ils ont pris le parti de dissimuler ; j'abandonne la chose à vos conjectures. Et que pouvez-vous croire? <108> Un homme qui, peu content d'outrager les autres s'est déshonoré lui-même dans Athènes, quoiqu'il fût retenu par les lois, qu'il fût sous vos yeux, et observé par des ennemis, doit-on penser que, lorsque revêtu du pouvoir et de l'autorité, il n'était gêné par rien, il ne se soit permis les actions les plus infâmes ? Pour moi, j'en atteste Jupiter et Apollon, j'ai souvent admiré le bonheur de notre république à plusieurs égards, et principalement parce qu'alors il ne s'est trouvé personne pour acheter la ville d'Andros. <109> Mais, peut-être, était-il mauvais magistrat, quand il gouvernait seul, et modéré avec ses collègues ; il s'en faut bien. Il a été sénateur sous l'archonte Nicophème. Sans entreprendre de détailler dans l'espace de quelques heures toutes ses malversations dans cette année, je dirai en peu de mots ce qui a le rapport le plus prochain avec l'accusation présente. [110] Sous le même archonte sous lequel Timarque était sénateur, Hégésandre, frère de Crobyle, était trésorier de Minerve. De concert entre eux, et de l'union la plus parfaite, ces deux bons amis nous volaient mille drachmes. Pamphile s'en aperçut. C'était un fort honnête homme, qui en voulait à Timarque avec lequel il avait eu quelque démêlé. Prenant donc la parole dans une assemblée du peuple : Athéniens, dit-il, Hégésandre et Timarque, ces deux amis intimes sont de concert pour vous voler mille drachmes et je vais vous dire comment. <111> Après vous avoir instruits, et vous avoir exposé la chose de la façon la plus claire, quel est donc, dit-il, Athéniens, le conseil que je vous donne ? Si le sénat condamne Timarque comme coupable, et si, l'excluant de son corps, il le livre au tribunal, accordez aux sénateurs la récompense ordinaire. S'ils négligent de le punir, ne la leur accordez pas, mais souvenez-vous de cette faute, quand il sera question de les récompenser.<112> Les sénateurs, s'étant donc assemblés, exclurent Timarque dans un premier scrutin, et le rétablirent dans un second : et, parce qu'ils ne l'avaient pas chassé de la compagnie, parce qu'ils ne l'avaient pas livré au tribunal (je ne le dis qu'avec peine et parce que je m'y trouve forcé), ils furent privés de leur récompense. Mais, Athéniens, après avoir sévi contre tout le sénat et avoir privé d'une couronne cinq cents d'entre vous pour avoir négligé de punir Timargne ne le renvoyez pas absous lui-même; et un orateur qui a été nuisible au sénat, ne le conservez pas pour le peuple. <113> S'il est tel que je viens de le dire dans les charges conférées par le sort, se comporte-t-il mieux dans celles qui sont données par élection ? Qui de vous ignore avec quelle infamie il a été convaincu de péculat dans une de ces dernières ? On l'avait envoyé avec d'autres à Érétrie pour lever des soldats étrangers; seul de ses collègues, il avouait qu'il avait revu de l'argent, et, sans penser à se justifier il sollicitait pour faire adoucir la peine : toutefois vous n'avez condamné Timarque qu'à trente mines et les autres qui niaient la malversation, vous les avez condamnés à une amende plus forte du double, quoique les lois ordonnent de punir de mort le voleur qui avoue, et de citer seulement en justice celui qui nie. <114> Timarque, en conséquence, vous brava tellement, qu'aussitôt après, il se fit donner deux mille drachmes dans un recensement de citoyens. On l'avait vu affirmer que Philotade, de Cydathénée, un de vos citoyens, était son affranchi ; un l'avait vu engager ceux du bourg à le rejeter, l'accuser avec chaleur devant les juges, mettre la main sur les chaises saintes, protester avec serment qu'il n'avait pas reçu et ne recevrait pas de présents, enfin jurer par tous les dieux et faire sur lui-même des imprécations horribles ; <115> cependant il a été convaincu d'avoir reçu de Leuconide, allié de Philotade, par les mains du comédien Philémon, vingt mines qu'il a dépensées en peu de jours avec la courtisane Philoxèné ; il a trahi sa cause et s'est parjuré. Pour preuve que je dis vrai, greffier, faites paraître Philémon qui a donné de l'argent à Timarque, et Leuconide, allié de Philotade ; lisez l'accord en vertu duquel Timarque a vendu sa cause. On lit la déposition et l'accord. <116> Voilà comment Timarque s'est comporté à l'égard de ses concitoyens et de ses proches, voilà avec quelle honte il a dissipé son patrimoine, avec quelle facilité il a souffert qu'on l'outrageât lui-même; vous le saviez déjà avant que je vous en eusse dit un mot et je vous l'ai rappelé suffisamment dans mon discours. Il me reste deux parties de l'accusation, dans lesquelles je demande aux dieux qu'ils me fassent parler, comme je souhaite, pour l'avantage de l'état, et qu'ils vous inspirent de me suivre avec toute l'attention dont vous êtes capables. <117> Dans la première partie, je préviendrai les raisons par lesquelles j'apprends que nos adversaires doivent tâcher de vous en imposer. Si je ne les réfutais pas, je craindrais que cet habile sophiste, qui se pique d'apprendre aux jeunes gens des tours de rhéteurs, ne vous séduisît par des discours artificieux; et ne vous fit prendre le change sur les vrais intérêts d'Athènes. Dans la seconde, j'exhorterai les citoyens à la vertu ; et je vois ici présents une grande multitude de jeunes gens et de vieillards, que l'importance de la cause a rassemblés, et de cette ville, et de tous des pays de la Grèce. <118> Or, ne croyez pas qu'ils soient venus simplement pour m'entendre, mais principalement pour voir si vous, qui savez porter des lois sages, vous savez aussi juger de ce qui est honnête et de ce qui ne l'est pas; si volis avez et assez de discernement pour estimer les gens vertueux, et assez de vigueur pour punir ces infâmes, dont la conduite est l'opprobre de leur ville. Je vais parler d'abord des raisons que les adversaires doivent apporter pour leur défense. <119> Démosthène, cet orateur fécond, prétend que vous devez supprimer vos lois, ou refuser d'entendre mes discours. Il est surpris que vous ne vous rappeliez pas que le sénat, chaque année, afferme l'impôt des prostitués ; et que les particuliers qui prennent cette ferme, connaissent, non par conjecture, mais avec certitude, tous ceux qui font trafic de leur personne. Puis donc, ajoute-t-il, que j'ai eu la hardiesse de dénoncer Timarque, comme s'étant prostitué, et ne pouvant plus dès lors parler en public, il n'est pas besoin, dans cette affaire, des preuves de l'accusateur, il suffit de la déposition du fermier qui a levé l'impôt sur Timarque. [120] Voyons, Athéniens, si je vous semble répondre à cette raison d'une manière aussi honnête que simple. Je rougis, pour Athènes, que Timarque, qui se charge de conseiller le peuple, et d'aller en ambassade pour les intérêts de la Grèce, n'entreprenne pas de se laver parfaitement des infamies qu'on lui impute, mais qu'il chicane sur les lieux de son domicile, et qu'il demande si jamais les fermiers ont levé sur lui l'impôt clés prostitués. <121> Il doit, par égard pour vous, renoncer à une pareille défense. Je vais, moi, Timarque, vous en fournir une autre, qui est aussi honnête que solide et que vous emploierez, si vous n'avez à vous reprocher aucune turpitude. Regardant en face les juges, plein d'une noble assurance, tenez-leur ce langage, le plus convenable pour un homme qui s'est conduit sagement dans sa jeunesse : « Athéniens, j'ai été élevé chez vous dès l'enfance ; ma vie n'est pas obscure et secrète, vous me voyez tous les jours dans vos assemblées. <122> Si j'avais à me purger, devant d'autres, des vices pour lesquels on me cite à ce tribunal, je réfuterais sans peine, par votre témoignage, les reproches de l'accusateur. Si j'ai rien fait de ce qu'il m'impute si même je vous parais avoir tenu une conduite qui ait le moindre rapport avec ses inculpations, oui, la vie m'est insupportable, je m'abandonne à vous, et je vous promets de me punir, pour vous justifier auprès des Grecs. Je ne vous demande aucune grâce; faites de moi ce qu'il vous plaira, si vous me trouvez tel qu'on m'a dépeint. » Voilà, Timarque, la justification que doit employer un homme sage et vertueux, à qui sa vie passée donne de la confiance, et qui peut se mettre au- dessus de toute calomnie. <123> La raison que vous suggère Démosthène, est moins la défense d'un homme honnête, que la ressource d'un prostitué, qui dispute sur les lieux de son domicile. Mais, puisque vous vous défendez de la, sorte, réduisant la cause à une vaine question de mots, et voulant qu'on examine où vous avez établi votre demeure, écoutez,, en peu de paroles,, ce que je vais vous dire et je ne crois point qu'après cela vous fassiez encore usage de cette misérable apologie. Ce ne sont pas les domiciles qui donnent les noms à ceux qui les habitent ou qu'on y reçoit; ce sont ceux qui les habitent ou qu'on y reçoit, qui les font appeler de tel ou tel nom, suivant les professions qu'ils exercent, ou les usages pour lesquels ils s'y rendent. <124> Sans parler de mille autres exemples en ce genre on appelle verrerie un endroit où travaillent des ouvriers en verre; on nomme, tannerie, celui qui rassemble des ouvriers tanneurs; une taverne est appelée taverne, parce qu'on y reçoit une foule de gens qui viennent s'y enivrer ; certaines maisons se nomment brelans, parce qu'elles sont ouvertes aux joueurs qui les fréquentent; enfin un lieu de prostitution porte le nom que la pudeur et la décence ne permettent pas de prononcer, parce qu'on y loge des personnes et se prostituent. Ainsi, vous Timarque, par votre facilité à vous prostituer, vous avez pu former plusieurs lieux de prostitution. N'exigez donc pas qu'on montre où vous avez fait le mal ;mais prouvez que vous me l'avez pas fait. <125> On apportera encore, je pense, une autre raison imaginée par le même rhéteur. Il n'est rien de plus suspect que la renommée, dit Démosthène, et là-dessus, il fournit des preuves de barreau entièrement conformes à son méfier. D'abord, dit-il, la maison au bourg de Colone, appelée maison de Démon, porte un nom faux, puisqu'elle n'est pas à Démon. L'Hermès, appelé l'Hermès d'Andocide, n'est pas une offrande d'Andocide, mais de la tribu Egéide. <126> Il se cite lui-même pour faite rire; c'est en effet un homme si agréable et si plaisant dans les sociétés : à moins, ajoute-t-il, que moi-même je ne doive répondre à la popuIace, quand elle m'appelle Batalus, surnom que je dois aux caresses d'une nourrice. Si donc Timarque a été doué d'une belle figure, et si c'est pour cela seul, et non pour ses désordres, qu'il est décrié, est-ce une raison, dit-il, de le diffamer juridiquement ? <127> Voici ce que je vous réponds, Démosthène. Le public n'est pas d'accord, et les discours varient, quand il n'est question que d'êtres inanimés, de maisons, d'offrandes, de tous ces objets, en un mot, qui, n'étant pas susceptibles de vice ou de vertu, font qu'on en parle suivant que la personne qui a avec eux une relation plus ou moins prochaine, est considérable. Mais, quant à la vie des hommes, à leurs actions et leurs paroles, une renommée vraie et nullement trompeuse se répand d'elle-même dans la ville, annonce au peuple la conduite des particuliers, et même prédit l'avenir. <128> Rien de plus évident et de mieux fondé que ce que nous disons ici de la renommée : nos ancêtres lui ont érigé un autel public, comme à une grande déesse; Homère répète souvent dans l'Iliade, avant qu'il arrivé quelque événement de marque : La prompte renommée a parcouru le camp ; Euripide déclare que cette déesse fait connaître non seulement les vivants, mais encore les morts, quand il dit : La renommée ne permet pas que la vertu soit ignorée, même dans les entrailles de la terre. <129> Hésiode la représente en termes formels, comme une déesse, lorsque, s'expliquant clairement pour ceux qui veulent l'entendre, il dit, dans un de ses poèmes ; Par la voix des peuples formée, Fille du temps, la Renommée Pourrait-elle jamais périr? Elle est déesse, et ne saurait mourir. Tout homme qui a mené une vie honnête et décente, fait l'éloge de ces poèmes, parce que quiconque est jaloux de l'estime publique, attend sa gloire de la renommée ; au lieu que ceux qui ont vécu dans le désordre, n'ont garde d'honorer cette déesse qui est, pour eux une accusatrice immortelle. [130] Rappelez-vous donc, Athéniens, quelle idée la renommée vous a donnée de Timarque. Dès qu'on prononce son nom, ne demandez-vous pas aussitôt : Quel est ce Timarque ? N'est-ce pas cet infâme débauché ? Et, après cela, vous ajouterez foi à mes paroles si je produis des témoins sur un fait, et vous ne me croirez pas, quand je produis, pour témoin, une déesse contre laquelle on ne saurait s'inscrire en faux ! <131> Quant au surnom de Démosthène, c'est la renommée, et non, sa nourrice, qui l'a fait appeler Batalus ; sa lâcheté et sa molesse lui ont valu ce nom. En effet, Démosthène, si on apportait, au tribunal vos habillements somptueux et délicats, ces belles manches flottantes, dans lesquelles vous écrivez contre vos amis; si on les faisait passer aux juges, je pense que, n'étant pas prévenus, ils seraient embarrassés de décider si c'est le vêtement d'un homme ou la parure d'une femme. <132> Il paraîtra encore, à ce que j'apprends, pour défendre Timarque, un de vos généraux, qui porte la tête en arrière, qui se contemple et s'admire lui-même, homme formé à tous les exercices du corps, et qui fréquente la bonne compagnie. Dans le dessein d'attaquer le projet même de cette accusation, il dira que c'est moins une matière à jugement que j'apporte au tribunal, qu'un moyen de ruiner la politesse de nos moeurs. Peu content de citer l'exemple d'Harmodius et d'Aristogiton, qui nous ont rendu les plus grands services, de rappeler leur attachement mutuel et inviolable, et les grands avantages qu'en a tirés cette ville, <133> il ira même, à ce qu'on dit, chercher des autorités dans les poèmes d'Homère, et fera sonner les noms des héros les plus célèbres. Il vantera l'amitié étroite d'Achille et de Patrocle, et louera, aujourd'hui, la beauté, comme si elle n'était pas regardée, il y a longtemps, comme un avantage désirable, lorsqu'elle est jointe à la sagesse. S'il est des gens, dira-t-il, dont la malignité cherche à tourner les grâces du corps au malheur de ceux qui les possèdent, vous Athéniens, vous ne décrierez pas en public, par vos sentences, des qualités que vous désirez en particulier. <134> Il trouverait absurde que vous, qui y au moment d'avoir des enfants, faites des vœux, avant leur naissance, pour qu'ils soient d'une belle figure et dignes d'Athènes, on vous vît, lorsqu'ils sont nés et que la ville peut se glorifier d'avoir produit des hommes dont la beauté frappe tous les regards et attire une foule de rivaux, on vous vit les diffamer, sans doute, d'après les invectives d'Eschine. <135> Ici même, à ce que j'apprends, il doit faire une incursion contre moi, et me demander si je ne rougis pas de faire un crime à d'autres de certaines liaisons, de leur susciter des procès, et de chercher à les couvrir d'opprobre, lorsque, moi-même, je vis habituellement dans les gymnases, avec les jeunes gens, et que je me suis permis d'aimer plusieurs d'entre eux. Enfin, à ce qu'on me rapporte, pour vous faire prendre la chose en plaisanterie et comme une bagatelle, il vous montrera, dit-il, les pièces de vers que j'ai composées pour les objets de ma passion, et produira les témoins des injures et des coups que j'ai reçus à ce sujet. <136> Pour moi, je suis loin de blâmer un amour honnête, et d'attaquer les moeurs de quiconque est doué d'une belle figure. Je ne nie pas avoir aimé autrefois, et aimer encore des jeunes gens, et je conviens que ce mode particulier m'a occasionné des querelles avec des rivaux par rapport aux vers qu'on m'attribue, je reconnais une partie de ceux qu'on me donne ; mais je désavoue les autres comme étant supposés. <137> Aimer des jeunes gens distingués par leur beauté et par leur sagesse, c'est, selon moi, la marque d'une âme honnête et sensible : acheter et payer quelqu'un par libertinage, c'est, à mon avis, le fait d'un coeur vil et corrompu. Il est beau d'être aimé, sans se prêter au crime ; se prostituer pour la déhanche, est une chose infâme. Combien ces deux amours sont distingués l'un de l'autre, et combien ils diffèrent entre eux. Je vais essayer de vous le prouver. <138> Lorsque vos pères ont porté des lois sur les différents exercices, sur les goûts naturels bons ou vicieux, ils ont interdit aux esclaves ce qu'ils ont cru convenir à des hommes libres. Un esclave, dit la loi, ne s'exercera pas dans les gymnases; elle n'a point ajouté qu'un homme libre s'y exercera. Car, en interdisant aux esclaves les exercices gymnastiques, qu'il regardait comme honnêtes le législateur a pensé que la même loi qui en excluait ceux-ci, y exhortait les autres. <139> Le même législateur défend encore à un esclave d'aimer et de suivre un enfant libre, sous peine de recevoir publiquement cinquante coups de fouet. Mais il n'a pas défendu à un homme libre d'aimer un enfant libre, de le suivre, et de converser avec lui, persuadé que cet attachement, loin de faire tort à l'enfant, était un témoignage de sa sagesse. Comme il est encore dans un âge tendre, peu capable de distinguer un ami véritable d'un faux, le législateur donne ses avis à celui qui aime, et réserve, pour celui qui est aimé, ses leçons sur l'amitié, à un âge plus raisonnable. L'attention de le suivre et de le veiller, il l'a jugée la plus sûre gardienne de sa pudeur et de sa modestie. [140] Aussi, Athéniens, ces deux héros, qui ont si bien mérité de la république, ces deux hommes si distingués par leur courage, Harmodius et Aristogiton, c'est un amour honnête et légitime (soit qu'il faille l'appeler amour, ou une heureuse sympathie), c'est dis-je, un amour honnête qui les a formés, et les a rendus tels, que, dans les éloges qu'on fait d'eux, on paraît toujours au-dessous de l'action qu'on célèbre. <141> Mais puisque les adversaires parlent d'Achille et de Patrocle, d'Homère et des autres poètes, comme si les juges ne savaient rien ; puisque affectant une certaine gravité, ils se piquent d'avoir plus de connaissance que le peuple, il faut qu'ils sachent que nous sommes un peu instruits nous-mêmes, et que nous avons appris quelque chose. Nous allons donc parler poésie, à leur exemple, et citer les maximes, en vers, des poètes regardés généralement comme les plus philosophes et les plus vertueux. Or, voyez, Athéniens, quelle différence ils ont mise entre ces hommes sages, qui aiment leurs pareils, et ces âmes corrompues et libertines qui se livrent à des penchants infâmes. <142> Je ferai d'abord mention d'Homère, que l'on met au rang des poètes les plus anciens et les plus éclairés. Quoiqu'il parle souvent d'Achille et de Patrocle, il ne dit pas un mot d'amour, et ne donne pas de nom à leur amitié, persuadé que leur affection réciproque, si peu commune, se fait sentir à toutes les personnes instruites. <143> Dans un endroit du poème, Achille, déplorant la mort de Patrocle se rappelle, comme une des circonstances les plus affligeantes, qu'il a manqué, malgré lui, à la parole qu'il avait donnée à Ménétius, père de Patrocle, de ramener ce cher fils, s'il le lui confiait, et s'il l'envoyait avec lui à Troie, de le ramener à Oponte, patrie de ce jeune héros; ce qui annonce qu'il s'était chargé, par tendresse, de veiller à sa conservation. <144> Voici les vers qu'on va vous lire. VERS. «Hélas ! que mes paroles ont été vaines en ce jour, où rassurant, dans son palais, Ménétius alarmé, je m'engageais à lui rendre son généreux fils, à le ramener à Oponte, vainqueur de Troie, et chargé d'une partie du butin ! Mais, sans doute, les dieux ne remplissent pas tous les désirs des hommes, et il est marqué, dans leurs décrets éternels, que Patrocle et moi nous rougirons la même terre de notre sang ». <145> Mais ce n'est pas seulement dans cet endroit, qu'on le voit, déplorer la perte qu'il vient de faire; il en était si affligé, qu'ayant appris, de sa mère Thétis, que, s'il négligeait de poursuivre les ennemis, et de venger Patrocle, il reverrait sa patrie, et qu'il y mourrait dans une heureuse vieillesse, mais que, s'il le vengeait, il finirait bientôt ses jours, il préféra de mourir, pour ne pas manquer à son ami mort. Et même il témoigna un empressement si magnanime dans la poursuite de son meurtrier, que tout le monde, cherchant à le consoler, et l'excitant à se baigner et à prendre de la nourriture, il jura qu'il n'en ferait rien, avant que d'avoir apporté la tête d'Hector sur le tombeau de Patrocle. <146> Lorsqu'il est endormi auprès de son bûcher, son ombre, dit le poète, lui apparaît. Ce qu'il rappelle et ce qu'il recommande à Achille, est bien capable de nous arracher des larmes, et de nous faire admirer leur amitié tendre et vertueuse. Après lui avoir dit que lui-même n'est pas loin de sa fin, il le conjure de faire en sorte, s'il est possible, que, comme ils ont été élevés et qu'ils ont toujours vécu dans le même lieu, ils ne soient pas séparés après leur mort, mais que leurs cendres reposent dans le même tombeau. <147> Il rappelle, en gémissant, les entretiens qu'ils ont eus ensemble, lorsqu'ils vivaient. Assis l'un près de l'autre, éloignés du reste de nos amis, nous ne délibérerons plus ensemble, dit-il, sur les affaires les plus importantes : car il regrette surtout les marques d'attachement et de confiance qu'ils se sont données. Mais, afin que vous entendiez les pensées du poète dans les propres termes qu'il a employés lui- même, le greffier va vous lire les vers d'Homère à ce sujet. <148> Greffier, lisez d'abord la vengeance qu'Achille veut tirer contre Hector. VERS. « Cher ami, puisque je dois descendre après toi chez les morts, je ne te rendrai les derniers devoirs, que lorsque j'aurai apporté dans ce camp les armes et la tête d'Hector, de ton superbe meurtrier ». <149> Lisez ce que Patrocle lui dit, en songe, des entretiens qu'ils ont eus ensemble, et de leur sépulture qui doit être commune. VERS. « Assis l'un près de l'autre, éloignés du reste de nos amis, nous ne délibérerons plus ensemble. J'ai subi le sort rigoureux qui m'était réservé dès ma naissance. Toi- même, illustre Achille, le même destin t'attend, et tu ne tarderas point à périr sous les murs de Troie, où tu combats avec courage pour la belle Hélène. Écoute ce que je vais te dire, et n'oublie pas ce que je te recommande. Que mes cendres, quand tu ne seras plus, ne soient point séparées des tiennes ; qu'elles soient couvertes de la même terre, et déposées dans cette urne d'or dont la respectable mère t'a fait présent. Tu dois t'en souvenir; j'étais fort jeune ; dans un transport de colère, par imprudence et sans nul dessein, j'avais tué le malheureux fils d'Amphidamas avec lequel je jouais. Affligé de ce meurtre, mon père me fit quitter Oponte, et me mena dans le palais de tes aïeux. J'y fus reçu par le brave Pélée, qui m'éleva avec soin, et m'attacha à ta personne. Puisque nous avons eu tous deux la même éducation, il faut, Achille, que nos corps soient renfermés dans le même sépulcre ». [150] Lisez ce que lui dit Thétis, qu'il pouvait conserver ses jours, s'il négligeait de venger la mort de Patrocle. VERS. « O mon fils ! après ce que tu viens de dire, tu ne me seras point conservé longtemps ; tu ne tarderas pas à suivre Hector que tu auras mis au tombeau. Que je meure sur-le-champ, répondit le divin Achille, puisque le destin n'a point voulu que je garantisse du trépas le plus affectionné, le plus cher de mes amis ». Euripide, qui ne cède en sagesse à aucun poète, regardant un amour sage comme quelque chose de fort honnête, en fait l'objet de ses voeux, et dit dans un endroit : VERS. « Un amour sage, qui conduit à la vertu, peut être l'objet de nos voeux, et je désire moi-même cette faveur ». <152> Voici ce que dit encore le même poète dans le Phénix, lorsque, faisant justifier ce héros des imputations calomnieuses qui lui ont été faites auprès de son père, il nous accoutume à ne pas juger les hommes sur des soupçons et sur les rapports de la calomnie, mais d'après leur vie passée. VERS. « J'ai été nommé juge dans plusieurs causes : malgré les dépositions d'un grand nombre de témoins, un motif unique m'a fait prononcer le contraire de ce qu'ils attestaient. Pour découvrir certainement le caractère d'un homme, et je crois procéder avec sagesse, j'examine ses habitudes et la vie qu'il mène. Quiconque se plaît dans la compagnie des méchants, je ne demanderai pas quel il est; je suis certain qu'il est tel que ceux avec qui il aime à vivre ». <153> Examinez, Athéniens, les pensées du poète : il fait dire à un des amis de Phénix qu'il a été juge dans plusieurs affaires, comme vous l'êtes dans celle-ci ; qu'il n'a pas jugé les hommes, cités en justice, sur des dépositions, mais d'après leur conduite, et d'après les sociétés qu'ils fréquentaient ; qu'il a considéré quelle était la vie habituelle de l'accusé, la manière dont il gouvernerait sa maison, parce que, sans doute, il gouvernerait de même la république; enfin ceux dont il recherchait la compagnie ; car il déclare, sans hésiter, qu'il est tel que ceux avec lesquels il aime à vivre. Nos juges doivent raisonner de même à l'égard de Timarquee. <154> Comment a-t-il gouverné sa fortune? Il a dissipé son patrimoine et les biens de ses amis; après s'être vendu pour la débauche, et avoir trafiqué des charges qu'il a gérées, il a tout consumé, et il ne lui reste plus que la honte et l'opprobre. Et quel est celui avec lequel il aime à vivre? Hégésandre. Quelle est la conduite d'Hégésandre? elle est telle qu'on ne peut en tenir une semblable, sans être exclu de la tribune par les lois. Que demandé-je contre Timarque? Qu'est-ce qui est porté dans mon accusation? Je demande qu'il soit exclu de la tribune, comme s'étant prostitué et ayant dissipé son patrimoine. Vous. Athéniens, qu'avez-vous promis dans votre serment ? de prononcer sur les objets mêmes du procès. <155> Pour ne pas trop m'étendre sur l'autorité des poètes, je vais citer les noms de vieillards, de jeunes gens et d'enfants, qui vous sont connus, dont les uns, par leur beauté, firent autrefois bien des rivaux, dont quelques autres sont encore dans la fleur de l'âge, et dont aucun n'a essuyé les mêmes reproches que Timarque. Je vous rapporterai, en parallèle, les noms de ces infâmes qui se sont déshonorés par une prostitution ouverte, afin que, vous les rappelant tous, vous mettiez Timarque dans la classe qui lui convient. <156> Je vais vous citer d'abord ces hommes pleins d'honneur, qui ont vécu sagement. Vous connaissez, sans doute, Criton, fils d'Astyochus ; Périclide, fils de Périthoïde ; Pantoléon, fils de Cléagoras; Polémagène, et Timésithée le coureur, qui, de leurs temps, étaient les plus distingués par leur beauté dans Athènes et même dans toute la Grèce. Ils ont fait beaucoup de rivaux, mais des rivaux pleins de vertu, et personne ne les trouva jamais répréhensibles en rien. <157> Parmi les jeunes gens et ceux qui sont encore enfants, je nomme avant tous le neveu d'Iphicrate, fils de Tisias, qui porte le même nom que l'accusé, qui est d'une belle figure, mais si éloigné de tout vice honteux, que dernièrement dans les fêtes de Bacchus, célébrées à la campagne, les acteurs de comédie jouant au bourg de Colytte, et Parménon, un d'entre eux, adressant un vers au choeur, dont le sens était qu'il y avait des Timarque, grands débauchés, tous les spectateurs. sans penser au jeune homme, l'appliquèrent aussitôt à celui que j'accuse: tant l'infamie est son vrai partage! Je pourrais encore citer l'athlète Anticlès, Phidias, frère de Milésius, et beaucoup d'autres; mais je m'en dispense, dans la crainte de paraître leur donner des éloges par flatterie. <158> Quant à ces gens qui ont les mêmes moeurs que Timarque, voulant éviter les inimitiés particulières, je ne parlerai que de ceux dont je ne crains pas de me déclarer l'ennemi. Qui de vous ne connaît point Diophante, surnommé l'orphelin ? Il cita un étranger devant l'archonte dont Aristophon était assesseur: il l'accusait de lui avoir fait tort de quatre drachmes qui lui étaient dues pour prix de ses complaisances criminelles, et il invoquait les lois qui ordonnent à l'archonte de prendre, sous sa protection, les orphelins, lui qui avait foulé aux pieds les lois de la sagesse et de la retenue. Qui d'entre nous ne détestait pas un pareil homme? Qui n'était pas indigné contre Céphisodore, connu comme fils de Molon, qui a déshonoré la beauté de ses traits; ou contre Mnésithée, appelé le fils du cuisinier; ou contre une infinité d'autres que j'oublie sans peine? <159> Je ne veux pas les nommer tous les uns après les autres avec aigreur, et je souhaiterais plutôt, par affection pour la ville, être embarrassé pour trouver des exemples de pareils désordres. Nous avons cité à part, et ceux qui sont aimés pour leur sagesse, et ceux qui pêchent contre eux-mêmes par libertinage; je vous le demande maintenant, Athéniens, répondez, je vous supplie, à ma question : dans quelle classe mettez-vous Timarque ? Est-ce dans la classe de ceux qui sont honorés d'un amour légitime, ou de ceux qui se prostituent sans pudeur? c'est, sans doute, dans celle de ces derniers. N'abandonnez donc pas, Timarque, la classe où vous vous êtes mis par choix pour passer en intrus dans celle des personnes honnêtes. [160] S'ils essaient d'objecter qu'il n'y a nulle vente de soi-même à moins d'un salaire stipulé, s'ils demandent la présentation d'un traité en forme, rappelez-vous d'abord les lois sur la prostitution. Elles n'offrent pas une seule fois l'idée d'un contrat. Ce n'est pas un écrit souillé qu'elles demandent. En termes absolus, de quelque manière qu'une intimité criminelle se soit établie, elles défendent au libertin payé de partager nos communes fonctions; et c'est justice. Celui dont le jeune âge s'est écarté, pour de honteux plaisirs, de l'émulation des belles choses, homme fait, n'est plus, dans la pensée du législateur, digne des honneurs publies. <161> Et puis, le faible d'un tel argument se découvre à la première vue. Nous avouons tous que les contrats, oeuvre de la défiance, ont été institués pour que celui qui les observe ait, devant les juges, gain de cause contre I'infracteur. Quant à la stipulation de deux libertins, si l'un réclame contre l'autre, s'il survient protes, comment le tribunal appliquera-t-il la loi? <162> Pour mieux entrer dans ma pensée, imaginez que cette cause étrange va se débattre devant vous. L'acheteur prétend que le bon droit est de son côté, que le jeune homme vendu n'a pas satisfait à ses engagements. Celui-ci, au contraire, affirme avoir tout fait en conscience, et accuse l'autre d'avoir abusé de sa jeunesse sans payer. Vous avez pris place, et l'audience est ouverte. La parole est au plus âgé; il aborde intrépidement le sujet de sa plainte; et, l'oeil fixé sur vous : <163> « Athéniens, dit-il, j'ai acheté Timarque pour qu'il se livrât à moi; et cela, par un traité remis aux mains de Démosthène (pourquoi pas cette supposition?). Or, ma partie ne fait pas ce dont nous sommes convenus. » Suit l'explication détaillée des engagements du vendeur. Ne lapiderez-vous pas à l'instant l'infâme qui achète un Athénien? En sera-t-il quitte pour une peine pécuniaire? Ne le flétrirez-vous pas à jamais? <164> Vient ensuite la défense du prostitué. Donnons, pour lui, la parole au subtil Battalos; écoutons : « Mon adversaire, ô juges ! m'a promis tant pour me posséder (appelez cet adversaire comme vous voudrez; moi, j'ai rempli, je remplis encore, selon notre traité, tout ce qui est un devoir pour l'homme vendu : mais lui, il viole notre contrat. » A ces mots, quel cri d'indignation éclate dans tous vos rangs ! Et tu te présenterais encore au barreau ! tu couronnerais ta tête ! tu serais fonctionnaire de la République! Vous le voyez bien, juges, un contrat n'a que faire ici. <165> Comment donc a pu s'introduire l'habitude de dire : Un tel a stipulé, par un traité, le prix de ses caresses? Le voici. Un Athénien que, par amour pour la paix, je ne nommerai pas, ne prévoyant pas les conséquences, a, dit-on, accordé sa vénale tendresse par un écrit déposé chez Anticlès. Homme publie, il a été bientôt insulté à la tribune, et il est devenu la fable d'Athènes. Voilà donc pourquoi vous nous demandez un contrat! Mais la loi s'est-elle inquiétée de donner cette garantie à d'abominables conventions ? Non : quelle que soit la forme d'une telle promesse, elle flétrit celui qui en réclame l'accomplissement. <166> Mais je reviens à Démosthène, auquel j'ai déjà répondu sur quelques objets. Les mauvaises subtilités, dont il fera usage pour défendre celui que j'accuse, doivent peut-être moins indigner; ce qui doit irriter davantage, ce sont les imputations étrangères à la cause qu'il emploiera pour infirmer les lois de notre ville. Il insistera sur Philippe, et citera même le nom d'Alexandre; car, à ses autres vices, cet homme ajoute un caractère brutal et féroce. <167> Quoique ce soit un procédé déshonnête et déplacé, d'outrager Philippe par des paroles, c'est cependant quelque chose de moins révoltant que ce que je vais dire. Lui qui n'est pas homme, calomniera sur certains articles quelqu'un qui est homme, de l'aveu de tout le monde. Mais employer des expressions équivoques, pour jeter sur un jeune prince des soupçons honteux, n'est-ce pas rendre Athènes ridicule? <168> Il dira donc, en vue de me nuire, au sujet des comptes de mon ambassade, que dernièrement, lorsqu'il disait d'Alexandre en plein sénat, que, dans un repas où nous étions, il jouait de la guitare, et adressait des couplets à un autre jeune homme, lorsqu'il déclarait aux sénateurs ce qu'il pensait de cette liberté ; il dira que j'ai été fâché des traits lancés contre le jeune prince, comme si j'eusse été parent d'Alexandre, et non collègue d'ambassade de Démosthène. <169> Pour moi, je ne me suis pas entretenu, et n'ai pas dû m'entretenir avec Alexandre, vu sa grande jeunesse. Je loue maintenant Philippe pour toutes les choses obligeantes qu'il vous a écrites, et si sa conduite à votre égard répond à ses promesses, il sera sûr et facile de le louer. Dans le sénat, j'ai fait des reproches à Démosthène de ce qu'il disait contre Alexandre, non pour faire ma cour au jeune prince, mais persuadé qu'on penserait de notre ville comme de l'orateur, si vous approuviez ses propos indécents. [170] En général, vous devez rejeter toute défense étrangère à la cause, tant par égard pour votre serment, que pour n'être point le jouet des sophismes d'un vil discoureur. Il faut vous faire connaître ce méchant homme, en reprenant les choses d'un peu haut. Lorsqu'il eut consumé son patrimoine, il par-courait la ville, cherchant à prendre dans ses filets de jeunes pupilles riches, dont les pères étaient morts, et dont les mères gouvernaient les biens. Je laisserai les autres, et ne parlerai que d'un seul qu'il a jeté dans des malheurs affreux. <171> Il avait découvert une maison opulente, mais mal gouvernée, qui avait pour chef une femme aussi pleine d'orgueil que dépourvue de sens, et pour héritier un jeune pupille presque fou. Il feint de l'amitié pour celui-ci; il se l'attache par les vaines promesses dont il l'amuse, lui faisant espérer qu'il primerait bientôt dans l'éloquence, et lui citant tous ceux qu'il avait déjà rendus orateurs. <172> Il a fini par lui apprendre des actions qui ont fait exiler de sa patrie le disciple ; qui ont valu au maître trois talents que le jeune homme eût pu emporter dans son exil, et dont Démosthène l'a frustré; qui enfin ont fait périr de mort violente Nicodème tué par Aristarque. On a crevé les yeux à cet infortuné. et on lui a coupé la langue dont il s'était servi avec assurance, comptant sur les lois et sur les tribunaux. <173> Vous avez condamné à mort, ô Athéniens ! Socrate, ce fameux philosophe, pour avoir donné des leçons à Critias, un des trente tyrans qui avaient détruit le gouvernement populaire, et Démosthène obtiendrait de vous la grâce d'infâmes débauchés, lui qui a tiré une vengeance si cruelle de simples particuliers, mais amis du peuple, pour avoir parlé librement dans un état libre ! Il a invité quelques-uns de ses disciples à venir l'entendre. Trafiquant des ruses avec lesquelles il vous trompe, il leur annonce, à ce que j'entends dire, que, par ses artifices, il vous fera prendre le change et tournera ailleurs votre attention ; <174> que, dès qu'il paraîtra, il inspirera de la confiance à l'accusé, épouvantera l'accusateur et le fera craindre pour lui-même; qu'afin d'animer et de soulever les juges, il rappellera ce que j'ai pu dire au peuple par le passé, et blâmera la paix que j'ai faite, dira-t-il, conjointement avec Philocrate ; en sorte que je ne me présenterai pas même au tribunal pour me justifier, quand il faudra rendre mes comptes, trop heureux de ne subir qu'une peine ordinaire, sans être condamné à mort. <175> Ne donnez pas, Athéniens, à un misérable sophiste sujet de rire, et de s'entretenir à vos dépens. Imaginez-vous le voir rentrer dans sa maison au sortir du tribunal, s'applaudir au milieu de tous ses jeunes disciples, leur raconter avec quelle adresse il a fait perdre de vue la cause à nos juges. Je les ai détournés, dira-t-il, des imputations faites à Timarque, et les occupant, malgré eux, de l'accusateur, de Philippe et des Phocéens; j'ai rempli de crainte la multitude, de façon que l'accusé attaquait, l'accusateur se défendait, les jugés oubliaient l'affaire dont ils étaient juges, et donnaient leur attention à des objets sur lesquels ils n'avaient pas à prononcer. <176> C'est à vous, Athéniens, d'être en garde contre les artifices de Démosthène, de le suivre dans tous ses faux fuyants, et, sans permettre qu'il s'écarte et qu'il se jette sur des propos étrangers à la cause, de le renfermer dans le cercle même de l'affaire dont il s'agit, et comme dans la lice qu'il doit parcourir. Si vous le faites, au lieu de vous voir joués et méprisés, vous rendrez des sentences dans les mêmes dispositions que vous portez des lois; sinon, vous paraîtrez ne montrer de vigueur que pour prévoir les délits et pour établir des peines, et, dès que les fautes sont commises, ne les plus regarder que d'un oeil indifférent. <177> En un mot, si vous punissez les coupables, vous aurez des lois qui auront de la force et de la bonté; si vous le renvoyez absous, elles n'auront que de la bonté sans force. Je vais vous dire sincèrement dans quelle vue je parle ainsi, et j'appuierai mes discours d'un exemple. Pourquoi vos lois sont-elles bonnes, tandis que vos décrets sont inférieurs, et que les décisions de vos tribunaux ne sont pas toujours à l'abri des reproches? En voici les raisons. Vous portez vos lois, n'ayant égard qu'à la justice, sans nul motif d'intérêt propre, sans faveur, sans haine; ne considérant que ce qui est juste et utile. Or, avec plus de pénétration et de subtilité que les autres peuples, il est naturel, sans doute, que vous portiez les meilleures lois. Au lieu que, dans les assemblées et dans les tribunaux, souvent distraits du fond de l'affaire par l'imposture et par l'audace, vous laissez introduire dans les causes un abus nuisible, en permettant aux accusés de récriminer. <179> Et qu'arrive-t-il de là ? Ne songeant plus à la justification qu'ils vous doivent, l'esprit occupé d'autre chose, et ayant perdu de vue l'accusation, vous sortez du tribunal sans avoir puni aucune des deux parties, ni l'accusateur contre lequel il ne s'agit point de prononcer, ni l'accusé qui, par des imputations étrangères, élude celles dont on le charge, et échappe à la justice. Les lois, cependant, sont sans force, la démocratie est ruinée, et cet abus dangereux se répand et prévaut. Vous recevez, pour l'ordinaire de beaux discours qui ne sont pas accompagnés d'une vie régulière ; [180] bien différents en cela des Lacédémoniens, dont je vais rapporter un trait de sagesse; car il est beau d'imiter les vertus même des étrangers. Un orateur haranguait les Lacédémoniens dans une assemblée; c'était un homme aussi diffamé par sa conduite que distingué par son éloquence. Les Lacédémoniens, à ce qu'on rapporte, allaient prononcer d'après son avis. Il s'éleva un de ces vieillards qu'ils respectent et qu'ilscraignent, qui composent le premier conseil de la ville, et qui ont mérité cet honneur pour avoir vécu honnêtement depuis l'enfance jusqu'à un âge avancé; ce vieillard fit une réprimande vive aux Lacédémoniens, et entre autres reproches, il leur dit qu'ils ne garantiraient pas longtemps Lacédémone de tout ravage, s'ils employaient de tels ministres dans les assemblées. <181> En disant ces mots il appelle un autre Lacédémonien, qui, sans être doué dit talent de la parole, s'était signalé dans la guerre, et jouissait d'une grande réputation de vertu et de sagesse ; il lui commande d'exposer, comme il pourrait, l'avis qu'avait donné le premier orateur, afin, disait-il, que les Lacédémoniens prononcent d'après les discours d'un homme vertueux, et qu'ils ferment absolument l'oreille à la voix des lâches et des pervers. Tel est l'avis que donnait, à ses concitoyens, un vieillard qui avait été sage dès son enfance. Il eût, apparemment, oui, il eût été permis à un Timarque, à un infâme Démosthène, de se mêler des affaires publiques. <182> Main pour qu'on ne s'imagine pas que je veuille flatter les Lacédémoniens, je parlerai aussi de nos ancêtres. Ils étaient si sévères contre l'infamie, et si jaloux de la sagesse de leurs enfants, qu'un citoyen, ayant découvert que sa fille s'était laissé séduire, et ne s'était pas conservée chaste, comme elle le devait, jusqu'à son mariage, il l'enferma dans une maison déserte avec un cheval qui, irrité par la faim, devait nécessairement la dévorer. La place de cette maison subsiste encore aujourd'hui dans notre ville, et ce lieu s'appelle la place du cheval et de la fille. <183> Solon, le plus célèbre des législateurs, a fait des lois pleines de force et de dignité pour la discipline des femmes. Il interdit toute parure à celle qui aura été surprise en adultère; il lui ferme l'entrée des temples, de peur qu'elle ne corrompe les femmes honnêtes en se mêlant avec elles. Si elle ose contrevenir à la loi, dans l'un de ces deux points, il permet à quiconque le voudra de déchirer sa robe, d'arracher sa parure, de la frapper ; empêchant uniquement qu'on ne lui porte des coups mortels, ou qu'on ne lui fasse des blessures graves ; en un mot, il la couvre de honte, il lui rend la vie insupportable et plus dure que la mort même. <184> Le même Solon permet d'accuser les corrupteurs de la jeunesse, et de les faire mourir, s'ils sont convaincus, parce que, trafiquant de leur impudence, ils fournissent à ceux qui veulent faire le mal, mais qui craignent et rougissent de se trouver ensemble, des facilités pour se voir et s'entretenir. <185> Nos pères jugeaient donc avec cette rigueur de l'honnêteté et de la honte des actions ; et vous, Athéniens, vous renverrez absous un Timarque qui s'est livré aux débauches les plus abominables, qui s'est déshonoré par des crimes contre nature ! <186> Avec quels sentiments chacun de vous retournera-t-il, du tribunal, dans sa maison? L'accusé n'est pas un personnage obscur, mais un homme connu; la loi sur l'examen des orateurs n'est pas une loi vicieuse, mais une loi fort sage: les enfants et les jeunes gens s'empresseront de demander à leurs parents comment l'affaire a été jugée. <187> Que direz-vous donc, vous qui prononcez aujourd'hui en dernier ressort, lorsque vos enfants vous demanderont si vous avez absous ou condamné Timarque ? N'avouerez-vous pas, en lui faisant grâce, que vous avez ruiné toute discipline pour la jeunesse? A quoi vous servira-t-il d'avoir des esclaves pour conduire vos enfants, de les confier aux maîtres des écoles et aux chefs de gymnases, si ceux, entre les mains desquels on a remis le dépôt des lois, mollissent sur l'article de l'infamie? <188> Je serais étonné qu'abhorrant ceux qui font trafic de prostituer les autres, on vous vît renvoyer, sans les punir, ceux qui se prostituent eux-mêmes volontairement. Le même homme, sans doute, qui ne pourrait obtenir le sacerdoce d'aucune divinité, comme n'ayant pas la pureté que demandent les lois, portera des décrets dans lesquels il adressera aux Déesses Redoutables des prières pour la république; et nous serons encore surpris du désordre qui règne dans l'état, lorsque de tels hommes mettent leurs noms à la tète des ordonnances du peuple ! Enverrons-nous donc en ambassade chez les étrangers un homme qui, chez nous, a vécu dans la turpitude? Lui confierons-nous les affaires les plus importantes? Que ne vendra point celui qui s'est vendu et livré aux plaisirs d'autrui? De qui aura pitié celui qui n'a pas eu pitié de lui-même? <189> Qui de vous pourrait ignorer la corruption de Timarque? Comme on distingue ceux qui s'exercent dans les gymnases, quoiqu'on n'assiste pas à leurs exercices, en voyant la bonne grâce de leur personne; de même on connaît les libertins et les débauchés, quoiqu'on ne se trouve pas à leurs désordres ; on les connaît, dis-je, à certains goûts pervers, à un certain extérieur d'audace et d'impudence. Car, quiconque, dans des objets essentiels, a enfreint les lois de la pudeur, conserve une certaine disposition de l'âme qui se manifeste au dehors par un air d'immodestie. [190] Faites-y attention, Athéniens; vous verrez qu'une foule de gens pareils ont renversé les états, et se sont précipités eux-mêmes dans les derniers malheurs. Car, ne croyez pas que ce soit à la colère des dieux, et non à la perversité des hommes, qu'il faille attribuer les grands désastres, ni que les scélérats, comme nous voyons dans les tragédies, soient persécutés par les Furies et tourmentés par les torches ardentes de ces déesses. <191> Les plaisirs infâmes et les désirs illicites, ce sont là pour chacun les vraies Furies ; c'est là ce qui entretient les sociétés des brigands; c'est là ce qui remplit les vaisseaux des pirates; c'est là ce qui porte de jeunes insensés à égorger leurs concitoyens, à se dévouer aux tyrans, à détruire le gouvernement populaire. Uniquement flattés des avantages qu'ils se promettent, s'ils réussissent, ils ne pensent ni à la honte de leur conduite, ni aux supplices qui les attendent, s'ils échouent. Éloignez donc, Athéniens, éloignez de votre ville de tels caractères; allumez dans le coeur des jeunes gens l'amour de la vertu ; convainquez-vous d'une chose, et n'oubliez pas ce que je vais vous dire. <192> Si Timarque est puni de ses désordres, ce sera un commencement de réforme pour la ville: s'il échappe, il eût mieux valu que ce procès n'eût pas été intenté. En effet, avant que Timarque fût cité en justice, la rigueur de la loi et le nom des tribunaux en imposaient encore à quelques - uns; mais si le débauché le plus fameux, si le coryphée du libertinage, traduit devant les juges, se soustrait à la peine et sort triomphant, son exemple multipliera et autorisent le crime, jusqu'à ce qu'enfin ce ne soient plus de simples discours, mais la nécessité qui vous excite à devenir sévères. <193> Au lieu donc de vous mettre dans le cas de punir une foule de méchants, effrayez-les tous aujourd'hui par la punition d'un seul. Défiez-vous de la cabale ; défiez-vous de tous ceux qui sollicitent en faveur de Timarque. Je n'en citerai aucun par son nom, de peur qu'ils ne prennent de là occasion de monter à cette tribune, et qu'ils ne débutent par dire qu'ils n'auraient point paru, si on ne les eût nommés. Mais, voici ce que je vais faire; supprimant les noms, et rapportant les désordres, je ferai connaître les personnes. S'ils ont la hardiesse de se présenter, ils ne pourront s'autoriser que de leur effronterie. <194> Je vois, dans cette cause, trois sortes de solliciteurs. Les uns, par leurs dépenses journalières, ont dissipé leur patrimoine. D'autres, se livrant à des vices infâmes, ont déshonoré leur jeunesse; et bien moins inquiets pour Timarque que pour eux-mêmes, ils craignent d'être cités en justice. D'autres, libertins furieux, qui ont abusé de la malheureuse facilité de ces derniers, veulent que, comptant sur leurs secours, on se prête désormais plus facilement à leurs désirs. <195> Avant d'écouter leurs sollicitations, rappelez-vous leur vie. Ordonnez à ceux qui se sont déshonorés eux- mêmes, de ne plus parler en public, de ne plus vous fatiguer de leurs harangues, puisque la loi ne regarde que les citoyens qui se mêlent de l'administration. Ordonnez à ceux qui ont dissipé leur patrimoine, de s'occuper de quelque travail, et de subvenir d'ailleurs à leurs besoins. Quant à ceux qui observent les jeunes gens faciles à se laisser prendre dans leurs filets, ordonnez-leur de s'adresser aux étrangers, afin qu'ils trouvent les plaisirs qu'ils cherchent, sans se satisfaire à votre préjudice. <196> J'ai exposé les lois, j'ai examiné la vie de l'accusé : rien ne manque de ma part. Vous êtes maintenant juges de mes discours; je serai tout à l'heure témoin de votre jugement. L'affaire dépend de vos décisions. Si vous vous déterminez à prononcer suivant la justice et pour le bien de la république, nous n'en aurons que plus d'ardeur pour rechercher les infracteurs des lois.