ABU : http://abu.cnam.fr/cgi-bin/donner_html?antiquites1 [0] Les Antiquités de Rome (1558). Au Roi. Ne vous pouvant donner ces ouvrages antiques Pour votre Saint-Germain ou pour Fontainebleau, Je vous les donne, Sire, en ce petit tableau Peint, le mieux que j'ai pu, de couleurs poétiques : Qui mis sous votre nom devant les yeux publiques, Si vous le daignez voir en son jour le plus beau, Se pourra bien vanter d'avoir hors du tombeau Tiré des vieux Romains les poudreuses reliques. Que vous puissent les dieux un jour donner tant d'heur, De rebâtir en France une telle grandeur Que je la voudrais bien peindre en votre langage : Et peut-être qu'alors votre grand Majesté, Repensant à mes vers, dirait qu'ils ont été De votre monarchie un bienheureux présage. [1] Divins esprits, dont la poudreuse cendre Gît sous le faix de tant de murs couverts, Non votre los, qui vif par vos beaux vers Ne se verra sous la terre descendre, Si des humains la voix se peut étendre Depuis ici jusqu'au fond des enfers, Soient à mon cri les abîmes ouverts Tant que d'abas vous me puissiez entendre. Trois fois cernant sous le voile des cieux De vos tombeaux le tour dévotieux, A haute voix trois fois je vous appelle: J'invoque ici votre antique fureur, En cependant que d'une sainte horreur Je vais chantant vostre gloire plus belle. [2] Le Babylonien ses hauts murs vantera, Et ses vergers en l'air, de son Ephesienne La Grèce décrira la fabrique ancienne, Et le peuple du Nil ses pointes chantera: La même Grèce encor vanteuse publiera De son grand Jupiter l'image Olympienne, Le Mausole sera la gloire Carienne, Et son vieux Labyrinth' la Crète n'oubliera. L'antique Rhodien élèvera la gloire De son fameux Colosse, au temple de Mémoire: Et si quelque oeuvre encor digne se peult vanter De marcher en ce rang, quelque plus grand faconde Le dira: quant à moi, pour tous je veux chanter Les sept coteaux romains, sept miracles du monde. [3] Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome Et rien de Rome en Rome n'aperçois, Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois, Et ces vieux murs, c'est ce que Rome on nomme. Vois quel orgueil, quelle ruine : et comme Celle qui mit le monde sous ses lois, Pour dompter tout, se dompta quelquefois, Et devint proie au temps, qui tout consomme. Rome de Rome est le seul monument, Et Rome Rome a vaincu seulement. Le Tibre seul, qui vers la mer s'enfuit, Reste de Rome. Ô mondaine inconstance ! Ce qui est ferme, est par le temps détruit, Et ce qui fuit, au temps fait résistance. [4] Celle qui de son chef les étoiles passait, Et d'un pied sur Thétis, l'autre dessous l'Aurore, D'une main sur le Scythe, et l'autre sur le More, De la terre et du ciel la rondeur compassait : Jupiter ayant peur, si plus elle croissait, Que l'orgueil des Géants se relevât encore, L'accabla sous ces monts, ces sept monts qui sont ore Tombeaux de la grandeur qui le ciel menaçait. Il lui mit sur le chef la croupe Saturnale, Puis dessus l'estomac assit la Quirinale, Sur le ventre il planta l'antique Palatin, Mit sur la dextre main la hauteur Célienne, Sur la senestre assist l'échine Exquilienne, Viminal sur un pied, sur l'autre l'Aventin. [5] Qui voudra voir tout ce qu'ont pu nature, L'art et le ciel, Rome, te vienne voir : J'entends s'il peut ta grandeur concevoir Par ce qui n'est que ta morte peinture. Rome n'est plus : et si l'architecture Quelque ombre encor de Rome fait revoir, C'est comme un corps par magique savoir Tiré de nuit hors de sa sepulture. Le corps de Rome en cendre est devalé, Et son esprit rejoindre s'est allé Au grand esprit de cette masse ronde. Mais ses écrits, qui son los le plus beau Malgré le temps arrachent du tombeau, Font son idole errer parmi le monde. [6] Telle que dans son char la Bérécynthienne Couronnée de tours, et joyeuse d'avoir Enfanté tant de dieux, telle se faisait voir En ses jours plus heureux cette ville ancienne : Cette ville, qui fut plus que la Phrygienne Foisonnante en enfants, et de qui le pouvoir Fut le pouvoir du monde, et ne se peut revoir Pareille à sa grandeur, grandeur sinon la sienne. Rome seule pouvait à Rome ressembler, Rome seule pouvait Rome faire trembler : Aussi n'avait permis l'ordonnance fatale Qu'autre pouvoir humain, tant fût audacieux, Se vantât d'égaler celle qui fit égale Sa puissance à la terre et son courage aux cieux. [7] Sacrés coteaux, et vous saintes ruines, Qui le seul nom de Rome retenez, Vieux monuments, qui encor soutenez L'honneur poudreux de tant d'âmes divines : Arcs triomphaux, pointes du ciel voisines, Qui de vous voir le ciel même étonnez, Las, peu à peu cendre vous devenez, Fable du peuple et publiques rapines! Et bien qu'au temps pour un temps fassent guerre Les bâtiments, si est-ce que le temps Oeuvres et noms finablement atterre. Tristes désirs, vivez doncques contents : Car si le temps finit chose si dure, Il finira la peine que j'endure. [8] Par armes et vaisseaux Rome dompta le monde, Et pouvait-on juger qu'une seule cité Avait de sa grandeur le terme limité Par la même rondeur de la terre et de l'onde. Et tant fut la vertu de ce peuple féconde En vertueux neveux, que sa postérité, Surmontant ses aïeux en brave autorité, Mesura le haut ciel à la terre profonde : Afin qu'ayant rangé tout pouvoir sous sa main, Rien ne pût être borne à l'empire romain : Et que, si bien le temps détruit les républiques, Le temps ne mît si bas la romaine hauteur, Que le chef déterré aux fondements antiques, Qui prirent nom de lui, fut découvert menteur. [9] Astres cruels, et vous dieux inhumains, Ciel envieux, et marâtre nature, Soit que par ordre ou soit qu'à l'aventure Voise le cours des affaires humains, Pourquoi jadis ont travaillé vos mains A façonner ce monde qui tant dure ? Ou que ne fut de matière aussi dure Le brave front de ces palais romains ? Je ne dis plus la sentence commune, Que toute chose au-dessous de la lune Est corrompable et sujette à mourir : Mais bien je dis (et n'en veuille déplaire A qui s'efforce enseigner le contraire) Que ce grand Tout doit quelquefois périr. [10] Plus qu'aux bords Aetëans le brave fils d'Eson, Qui par enchantement conquit la riche laine, Des dents d'un vieux serpent ensemençant la plaine N'engendra de soldats au champ de la toison, Cette ville, qui fut en sa jeune saison Un hydre de guerriers, se vit bravement pleine De braves nourrissons, dont la gloire hautaine A rempli du Soleil l'une et l'autre maison : Mais qui finalement, ne se trouvant au monde Hercule qui domptât semence tant féconde, D'une horrible fureur l'un contre l'autre armés, Se moissonnèrent tous par un soudain orage, Renouvelant entre eux la fraternelle rage Qui aveugla jadis les fiers soldats semés. [11] Mars, vergogneux d'avoir donné tant d'heur A ses neveux que l'impuissance humaine Enorgueillie en l'audace romaine Semblait fouler la céleste grandeur, Refroidissant cette première ardeur, Dont le Romain avait l'âme si pleine, Souffla son feu, et d'une ardente haleine Vint échauffer la gothique froideur. Ce peuple adonc, nouveau fils de la Terre, Dardant partout les foudres de la guerre, Ces braves murs accabla sous sa main, Puis se perdit dans le sein de sa mère, Afin que nul, fût-ce des dieux le père, Se pût vanter de l'empire romain. [12] Tels que l'on vit jadis les enfants de la Terre Plantés dessus les monts pour écheller les cieux, Combattre main à main la puissance des dieux, Et Jupiter contre eux, qui ses foudres desserre : Puis tout soudainement renversés du tonnerre Tomber deçà delà ces squadrons furieux, La Terre gémissante, et le Ciel glorieux D'avoir à son honneur achevé cette guerre : Tel encore on a vu par-dessus les humains Le front audacieux des sept coteaux romains Lever contre le ciel son orgueilleuse face : Et tels ores on voit ces champs déshonorés Regretter leur ruine, et les dieux assurés Ne craindre plus là-haut si effroyable audace. [13] Ni la fureur de la flamme enragée, Ni le tranchant du fer victorieux, Ni le dégât du soldat furieux, Qui tant de fois, Rome, t'a saccagée, Ni coup sur coup ta fortune changée, Ni le ronger des siècles envieux, Ni le dépit des hommes et des dieux, Ni contre toi ta puissance rangée, Ni l'ébranler des vents impétueux, Ni le débord de ce dieu tortueux Qui tant de fois t'a couvert de son onde, Ont tellement ton orgueil abaissé, Que la grandeur du rien qu'ils t'ont laissé Ne fasse encore émerveiller le monde. [14] Comme on passe en été le torrent sans danger, Qui soulait en hiver être roi de la plaine, Et ravir par les champs d'une fuite hautaine L'espoir du laboureur et l'espoir du berger : Comme on voit les couards animaux outrager Le courageux lion gisant dessus l'arène, Ensanglanter leurs dents, et d'une audace vaine Provoquer l'ennemi qui ne se peut venger : Et comme devant Troie on vit des Grecs encor Braver les moins vaillants autour du corps d'Hector : Ainsi ceux qui jadis soulaient, à tête basse, Du triomphe romain la gloire accompagner, Sur ces poudreux tombeaux exercent leur audace, Et osent les vaincus les vainqueurs dédaigner. [15] Pâles esprits, et vous ombres poudreuses, Qui jouissant de la clarté du jour Fîtes sortir cet orgueilleux séjour, Dont nous voyons les reliques cendreuses : Dites, esprits (ainsi les ténébreuses Rives de Styx non passable au retour, Vous enlaçant d'un trois fois triple tout, N'enferment point vos images ombreuses), Dites-moi donc (car quelqu'une de vous Possible encor se cache ici dessous) Ne sentez-vous augmenter votre peine, Quand quelquefois de ces coteaux romains Vous contemplez l'ouvrage de vos mains N'être plus rien qu'une poudreuse plaine ? [16] Comme l'on voit de loin sur la mer courroucée Une montagne d'eau d'un grand branle ondoyant, Puis traînant mille flots, d'un gros choc aboyant Se crever contre un roc, où le vent l'a poussée : Comme on voit la fureur par l'Aquilon chassée D'un sifflement aigu l'orage tournoyant, Puis d'une aile plus large en l'air s'esbanoyant Arrêter tout à coup sa carrière lassée : Et comme on voit la flamme ondoyant en cent lieux Se rassemblant en un, s'aiguiser vers les cieux, Puis tomber languissante : ainsi parmi le monde Erra la monarchie : et croissant tout ainsi Qu'un flot, qu'un vent, qu'un feu, sa course vagabonde Par un arrêt fatal s'est venue perdre ici. [17] Tant que l'oiseau de Jupiter vola, Portant le feu dont le ciel nous menace, Le ciel n'eut peur de l'effroyable audace Qui des Géants le courage affola : Mais aussitôt que le Soleil brûla L'aile qui trop se fit la terre basse, La terre mit hors de sa lourde masse L'antique horreur qui le droit viola. Alors on vit la corneille germaine Se déguisant feindre l'aigle romaine, Et vers le ciel s'élever derechef Ces braves monts autrefois mis en poudre, Ne voyant plus voler dessus leur chef Ce grand oiseau ministre de la foudre. [18] Ces grands monceaux pierreux, ces vieux murs que tu vois Furent premièrement le clos d'un lieu champêtre : Et ces braves palais, dont le temps s'est fait maître, Cassines de pasteurs ont été quelquefois. Lors prirent les bergers les ornements des rois, Et le dur laboureur de fer arma sa dextre : Puis l'annuel pouvoir le plus grand se vit être, Et fut encor plus grand le pouvoir de six mois : Qui, fait perpétuel, crut en telle puissance, Que l'aigle impérial de lui prit sa naissance : Mais le Ciel, s'opposant à tel accroissement, Mit ce pouvoir ès mains du successeur de Pierre, Qui sous nom de pasteur, fatal à cette terre, Montre que tout retourne à son commencement. [19] Tout le parfait dont le ciel nous honore, Tout l'imparfait qui naît dessous les cieux, Tout ce qui paît nos esprits et nos yeux, Et tout cela qui nos plaisirs dévore : Tout le malheur qui notre âge dédore, Tout le bonheur des siècles les plus vieux, Rome du temps de ses premiers aïeux Le tenait clos, ainsi qu'une Pandore. Mais le destin, débrouillant ce chaos, Où tout le bien et le mal fut enclos, A fait depuis que les vertus divines Volant au ciel ont laissé les péchés, Qui jusqu'ici se sont tenus cachés Sous les monceaux de ces vieilles ruines. [20] Non autrement qu'on voit la pluvieuse nue Des vapeurs de la terre en l'air se soulever, Puis se courbant en arc, afin de s'abreuver, Se plonger dans le sein de Téthys la chenue, Et montant derechef d'où elle était venue, Sous un grand ventre obscur tout le monde couver, Tant que finablement on la voit se crever, Or en pluie, or en neige, or en grêle menue : Cette ville qui fut l'ouvrage d'un pasteur, S'élevant peu à peu, crut en telle hauteur Que reine elle se vit de la terre et de l'onde : Tant que ne pouvant plus si grand faix soutenir, Son pouvoir dissipé s'écarta par le monde, Montrant que tout en rien doit un jour devenir. [21] Celle que Pyrrhe et le Mars de Libye N'ont su dompter, cette brave cité Qui d'un courage au mal exercité Soutint le choc de la commune envie, Tant que sa nef par tant d'ondes ravie Eut contre soi tout le monde incité, On n'a point vu le roc d'adversité Rompre sa course heureusement suivie : Mais défaillant l'objet de sa vertu, Son pouvoir s'est de lui-même abattu, Comme celui que le cruel orage A longuement gardé de faire abord, Si trop grand vent le chasse sur le port, Dessus le port se voit faire naufrage. [22] Quand ce brave séjour, honneur du nom Latin, Qui borna sa grandeur d'Afrique et de la Bise, De ce peuple qui tient les bords de la Tamise, Et de celui qui voit éclore le matin, Anima contre soi d'un courage mutin Ses propres nourrissons, sa dépouille conquise, Qu'il avait par tant d'ans sur tout le monde acquise, Devint soudainement du monde le butin : Ainsi quand du grand Tout la fuite retournée, Ou trente-six mille ans ont sa course bornée, Rompra des éléments le naturel accord, Les semences qui sont mères de toutes choses Retourneront encore à leur premier discord, Au ventre du Chaos éternellement closes. [23] O que celui était cautement sage, Qui conseillait, pour ne laisser moisir Ses citoyens en paresseux loisir, De pardonner aux remparts de Carthage ! Il prévoyait que le romain courage, Impatient du languissant plaisir, Par le repos se laisserait saisir A la fureur de la civile rage. Aussi voit-on qu'en un peuple otieux, Comme l'humeur en un corps vicieux, L'ambition facilement s'engendre. Ce qui advint, quand l'envieux orgueil De ne vouloir ni plus grand ni pareil Rompit l'accord du beau-père et du gendre. [24] Si l'aveugle fureur, qui cause les batailles, Des pareils animaux n'a les coeurs allumés, Soit ceux qui vont courant ou soit les emplumés, Ceux-là qui vont rampant ou les armés d'écailles : Quelle ardente Erinnys de ses rouges tenailles Vous pincetait les coeurs de rage envenimés, Quand si cruellement l'un sur l'autre animés Vous détrempiez le fer en vos propres entrailles ? Etait-ce point, Romains, votre cruel destin, Ou quelque vieux péché qui d'un discord mutin Exerçait contre vous sa vengeance éternelle ? Ne permettant des dieux le juste jugement, Vos murs ensanglantés par la main fraternelle Se pouvoir assurer d'un ferme fondement. [25] Que n'ai-je encor la harpe thracienne, Pour réveiller de l'enfer paresseux Ces vieux Césars, et les ombres de ceux Qui ont bâti cette ville ancienne ? Ou que je n'ai celle amphionienne, Pour animer d'un accord plus heureux De ces vieux murs les ossements pierreux, Et restaurer la gloire ausonienne ? Pussé-je au moins d'un pinceau plus agile Sur le patron de quelque grand Virgile De ces palais les portraits façonner : J'entreprendrais, vu l'ardeur qui m'allume, De rebâtir au compas de la plume Ce que les mains ne peuvent maçonner. [26] Qui voudrait figurer la romaine grandeur En ses dimensions, il ne lui faudrait querre A la ligne et au plomb, au compas, à l'équerre, Sa longueur et largeur, hautesse et profondeur : Il lui faudrait cerner d'une égale rondeur Tout ce que l'océan de ses longs bras enserre, Soit où l'astre annuel échauffe plus la terre, Soit où souffle Aquilon sa plus grande froideur. Rome fut tout le monde, et tout le monde est Rome. Et si par mêmes noms mêmes choses on nomme, Comme du nom de Rome on se pourrait passer, La nommant par le nom de la terre et de l'onde : Ainsi le monde on peut sur Rome compasser, Puisque le plan de Rome est la carte du monde. [27] Toi qui de Rome émerveillé contemples L'antique orgueil, qui menaçait les cieux, Ces vieux palais, ces monts audacieux, Ces murs, ces arcs, ces thermes et ces temples, Juge, en voyant ces ruines si amples, Ce qu'a rongé le temps injurieux, Puisqu'aux ouvriers les plus industrieux Ces vieux fragments encor servent d'exemples. Regarde après, comme de jour en jour Rome, fouillant son antique séjour, Se rebâtit de tant d'oeuvres divines : Tu jugeras que le démon romain S'efforce encor d'une fatale main Ressusciter ces poudreuses ruines. [28] Qui a vu quelquefois un grand chêne asséché, Qui pour son ornement quelque trophée porte, Lever encore au ciel sa vieille tête morte, Dont le pied fermement n'est en terre fiché, Mais qui dessus le champ plus qu'à demi penché Montre ses bras tout nus et sa racine torte, Et sans feuille ombrageux, de son poids se supporte Sur un tronc nouailleux en cent lieux ébranché : Et bien qu'au premier vent il doive sa ruine, Et maint jeune à l'entour ait ferme la racine, Du dévot populaire être seul révéré : Qui tel chêne a pu voir, qu'il imagine encore Comme entre les cités, qui plus florissent ore, Ce vieil honneur poudreux est le plus honoré. [29] Tout ce qu'Egypte en pointe façonna, Tout ce que Grèce à la corinthienne, A l'ionique, attique ou dorienne, Pour l'ornement des temples maçonna : Tout ce que l'art de Lysippe donna, La main d'Apelle ou la main phidienne, Soulait orner cette ville ancienne, Dont la grandeur le ciel même étonna : Tout ce qu'Athène eut onques de sagesse, Tout ce qu'Asie eut onques de richesse, Tout ce qu'Afrique eut onques de nouveau, S'est vu ici. O merveille profonde ! Rome vivant fut l'ornement du monde, Et morte elle est du monde le tombeau. [30] Comme le champ semé en verdure foisonne, De verdure se hausse en tuyau verdissant, Du tuyau se hérisse en épi florissant, D'épi jaunit en grain, que le chaud assaisonne : Et comme en la saison le rustique moissonne Les ondoyants cheveux du sillon blondissant, Les met d'ordre en javelle, et du blé jaunissant Sur le champ dépouillé mille gerbes façonne : Ainsi de peu à peu crût l'empire Romain, Tant qu'il fut dépouillé par la barbare main, Qui ne laissa de lui que ces marques antiques Que chacun va pillant : comme on voit le glaneur Cheminant pas à pas recueillir les reliques De ce qui va tombant après le moissonneur. [31] De ce qu'on ne voit plus qu'une vague campagne Où tout l'orgueil du monde on a vu quelquefois, Tu n'en es pas coupable, ô quiconque tu sois Que le Tigre et le Nil, Gange et Euphrate baigne : Coupables n'en sont pas l'Afrique ni l'Espagne, Ni ce peuple qui tient les rivages anglais, Ni ce brave soldat qui boit le Rhin gaulois, Ni cet autre guerrier, nourrisson d'Allemagne. Tu en es seule cause, ô civile fureur, Qui semant par les champs l'émathienne horreur, Armas le propre gendre encontre son beau-père : Afin qu'étant venue à son degré plus haut, La Romaine grandeur, trop longuement prospère, Se vît ruer à bas d'un plus horrible saut. [32] Espérez-vous que la postérité Doive, mes vers, pour tout jamais vous lire? Espérez-vous que l'oeuvre d'une lyre Puisse acquérir telle immortalité? Si sous le ciel fût quelque éternité, Les monuments que je vous ai fait dire, Non en papier, mais en marbre et porphyre, Eussent gardé leur vive antiquité. Ne laisse pas toutefois de sonner, Luth, qu'Apollon m'a bien daigné donner : Car si le temps ta gloire ne dérobe, Vanter te peux, quelque bas que tu sois, D'avoir chanté, le premier des François, L'antique honneur du peuple à longue robe. [33] SONGE. I. C'était alors que le présent des dieux Plus doucement s'écoule aux yeux de l'homme, Faisant noyer dedans l'oubli du somme Tout le souci du jour laborieux; Quand un démon apparut à mes yeux Dessus le bord du grand fleuve de Rome, Qui, m'appelant du nom dont je me nomme, Me commanda regarder vers les cieux : Puis m'écria : Vois, dit-il, et contemple Tout ce qui est compris sous ce grand temple, Vois comme tout n'est rien que vanité. Lors, connaissant la mondaine inconstance, Puisque Dieu seul au temps fait résistance, N'espère rien qu'en la divinité. II. Sur la croupe d'un mont je vis une fabrique De cent brasses de haut : cent colonnes d'un rond Toutes de diamant ornaient le brave front : Et la façon de l'oeuvre était à la dorique. La muraille n'était de marbre ni de brique Mais d'un luisant cristal, qui du sommet au fond Elançait mille rais de son ventre profond Sur cent degrés dorés du plus fin or d'Afrique. D'or était le lambris, et le sommet encor Reluisait écaillé de grandes lames d'or : Le pavé fut de jaspe et d'émeraude fine. O vanité du monde! un soudain tremblement Faisant crouler du mont la plus basse racine, Renversa ce beau lieu depuis le fondement. III. Puis m'apparut une pointe aiguisée D'un diamant de dix pieds en carré, A sa hauteur justement mesuré, Tant qu'un archer pourrait prendre visée. Sur cette pointe une urne fut posée De ce métal sur tous plus honoré : Et reposait en ce vase doré D'un grand César la cendre composée. Aux quatre coins étaient couchés encor Pour piédestal quatre grands lions d'or, Digne tombeau d'une si digne cendre. Las, rien ne dure au monde que tourment! Je vis du ciel la tempête descendre, Et foudroyer ce brave monument. IV. Je vis haut élevé sur colonnes d'ivoire, Dont les bases étaient du plus riche métal, A chapiteaux d'albâtre et frises de cristal, Le double front d'un arc dressé pour la mémoire. A chaque face était portraite une victoire, Portant ailes au dos, avec habit nymphal, Et haut assise y fut sur un char triomphal Des empereurs romains la plus antique gloire. L'ouvrage ne montrait un artifice humain, Mais semblait être fait de cette propre main Qui forge en aiguisant la paternelle foudre. Las, je ne veux plus voir rien de beau sous les cieux, Puisqu'un oeuvre si beau j'ai vu devant mes yeux D'une soudaine chute être réduit en poudre. V. Et puis je vis l'arbre dodonien Sur sept coteaux épandre son ombrage, Et les vainqueurs ornés de son feuillage Dessus le bord du fleuve ausonien. Là fut dressé maint trophée ancien, Mainte dépouille, et maint beau témoignage De la grandeur de ce brave lignage Qui descendit du sang dardanien. J'étais ravi de voir chose si rare, Quand de paysans une troupe barbare Vint outrager l'honneur de ces rameaux. J'ouïs le tronc gémir sous la cognée, Et vis depuis la souche dédaignée Se reverdir en deux arbres jumeaux. VI. Une louve je vis sous l'antre d'un rocher Allaitant deux bessons : je vis à sa mamelle Mignardement jouer cette couple jumelle, Et d'un col allongé la louve les lécher. Je la vis hors de là sa pâture chercher, Et courant par les champs, d'une fureur nouvelle Ensanglanter la dent et la patte cruelle Sur les menus troupeaux pour sa soif étancher. Je vis mille veneurs descendre des montagnes Qui bornent d'un côté les lombardes campagnes, Et vis de cent épieux lui donner dans le flanc. Je la vis de son long sur la plaine étendue, Poussant mille sanglots, se vautrer en son sang, Et dessus un vieux tronc la dépouille pendue. VII. Je vis l'oiseau qui le soleil contemple D'un faible vol au ciel s'aventurer, Et peu à peu ses ailes assurer, Suivant encor le maternel exemple. Je le vis croître, et d'un voler plus ample Des plus hauts monts la hauteur mesurer, Percer la nue, et ses ailes tirer Jusqu'au lieu où des dieux est le temple. Là se perdit : puis soudain je l'ai vu Rouant par l'air en tourbillon de feu, Tout enflammé sur la plaine descendre. Je vis son corps en poudre tout réduit, Et vis l'oiseau, qui la lumière fuit, Comme un vermet renaître de sa cendre. VIII. Je vis un fier torrent, dont les flots écumeux Rongeaient les fondements d'une vieille ruine : Je le vis tout couvert d'une obscure bruine, Qui s'élevait par l'air en tourbillons fumeux : Dont se formait un corps à sept chefs merveilleux, Qui villes et châteaux couvait sous sa poitrine, Et semblait dévorer d'une égale rapine Les plus doux animaux et les plus orgueilleux. J'étais émerveillé de voir ce monstre énorme Changer en cent façons son effroyable forme, Lorsque je vis sortir d'un antre scythien Ce vent impétueux, qui souffle la froidure, Dissiper ces nuaux, et en si peu que rien S'évanouir par l'air cette horrible figure. IX. Tout effrayé de ce monstre nocturne, Je vis un corps hideusement nerveux, A longue barbe, à longs flottants cheveux, A front ridé et face de Saturne : Qui s'accoudant sur le ventre d'une urne, Versait une eau, dont le cours fluctueux Allait baignant tout ce bord sinueux Où le Troyen combattit contre Turne. Dessous ses pieds une louve allaitait Deux enfançons : sa main dextre portait L'arbre de paix, l'autre la palme forte : Son chef était couronné de laurier. Adonc lui chut la palme et l'olivier, Et du laurier la branche devint morte. X. Sur la rive d'un fleuve une nymphe éplorée, Croisant les bras au ciel avec mille sanglots, Accordait cette plainte au murmure des flots, Outrageant son beau teint et sa tresse dorée : Las, où est maintenant cette face honorée, Où est cette grandeur et cet antique los, Où tout l'heur et l'honneur du monde fut enclos, Quand des hommes j'étais et des dieux adorée? N'était-ce pas assez que le discord mutin M'eût fait de tout le monde un publique butin, Si cet hydre nouveau, digne de cent Hercules, Foisonnant en sept chefs de vices monstrueux Ne m'engendrait encore à ces bords tortueux Tant de cruels Nérons et tant de Caligules? XI. Dessus un mont une flamme allumée A triple pointe ondoyait vers les cieux, Qui de l'encens d'un cèdre précieux Parfumait l'air d'une odeur embaumée. D'un blanc oiseau l'aile bien emplumée Semblait voter jusqu'au séjour des dieux, Et dégoisant un chant mélodieux Montait au ciel avecques la fumée. De ce beau feu les rayons écartés Lançaient partout mille et mille clartés, Quand le dégout d'une pluie dorée Le vint éteindre. O triste changement! Ce qui sentait si bon premièrement Fut corrompu d'une odeur sulfurée. XII. Je vis sourdre d'un roc une vive fontaine, Claire comme cristal aux rayons du soleil, Et jaunissant au fond d'un sablon tout pareil A celui que Pactol roule parmi la plaine. Là semblait que nature et l'art eussent pris peine D'assembler en un lieu tous les plaisirs de l'oeil : Et là s'oyait un bruit incitant au sommeil, De cent accords plus doux que ceux d'une sirène. Les sièges et relais luisaient d'ivoire blanc, Et cent nymphes autour se tenaient flanc à flanc, Quand des monts plus prochains de faunes une suite En effroyables cris sur le lieu s'assembla, Qui de ses vilains pieds la belle onde troubla, Mit les sièges par terre et les nymphes en fuite. XIII. Plus riche assez que ne se montrait celle Qui apparut au triste Florentin, Jetant ma vue au rivage latin, Je vis de loin surgir une nacelle : Mais tout soudain la tempête cruelle, Portant envie à si riche butin, Vint assaillir d'un aquilon mutin La belle nef des autres la plus belle. Finalement l'orage impétueux Fit abîmer d'un gouffre tortueux La grand richesse à nulle autre seconde. Je vis sous l'eau perdre le beau trésor, La belle nef, et les roches encor, Puis vis la nef se ressourdre sur l'onde. XIV. Ayant tant de malheurs gémi profondément, Je vis une cité quasi semblable à celle Que vit le messager de la bonne nouvelle, Mais bâti sur le sable était son fondement. Il semblait que son chef touchât au firmament, Et sa forme n'était moins superbe que belle : Digne, s'il en fut onc, digne d'être immortelle, Si rien dessous le ciel se fondait fermement. J'étais émerveillé de voir si bel ouvrage, Quand du côté du nord vint le cruel orage, Qui soufflant la fureur de son coeur dépité Sur tout ce qui s'oppose encontre sa venue, Renversa sur-le-champ, d'une poudreuse nue, Les faibles fondements de la grande cité. XV. Finalement sur le point que Morphée Plus véritable apparaît à nos yeux, Fâché de voir l'inconstance des cieux, Je vois venir la soeur du grand Typhée : Qui bravement d'un morion coiffée En majesté semblait égale aux dieux, Et sur le bord d'un fleuve audacieux De tout le monde érigeait un trophée. Cent rois vaincus gémissaient à ses pieds, Les bras aux dos honteusement liés : Lors effrayé de voir telle merveille; Le ciel encor je lui vois guerroyer, Puis tout à coup je la vois foudroyer, Et du grand bruit en sursaut je m'éveille.