ANTIQUITÉS ROMAINES DE DENYS DHALICARNASSE - LIVRE NEUVIÈME. CHAPITRE PREMIER. ?. L'année suivante il y eut encore de nouvelles contestations entre le sénat et le peuple au sujet de l'élection des consuls. Les patriciens prétendaient élever au consulat deux personnes de sa faction des grands : les plébéiens d'un autre côté voulaient avoir des consuls qui leur fussent agréables. Ces disputes après avoir duré quelque temps, cédèrent enfin par une convention qui fut faite entre le sénat et le peuple, de donner chacun un consul de leur parti. Le sénat élut donc pour la seconde fois Casson Fabius qui avait accusé Cassius de tyrannie, et les plébéiens désignèrent Spurius Furius, la première année de la soixante-quinziéme olympiade, Calliades étant archonte à Athènes, vers le temps de l'expédition de Xerxès dans la Grèce. II. A peine ces deux magistrats étaient-ils entrés-en charge, qu'il vint une ambassade des Latins, qui demandaient au sénat qu'on leur envoyât un des consuls à la tête d'une armée pour réprimer l'insolence des Æques. Dans le même tems on eut avis que toute la Tyrrhénies ébranlait, et qu'elle ne tarderait guère à éclater par une guerre ouverte. En, effet, les villes de la nation tenaient une assemblée générale, et les Véiens demandant instamment des secours pour faire la guerre aux Romains, elles déclarèrent enfin que les Tyrrhéniens qui voudraient servir dans cette expédition, pourraient le faire : de sorte qu'un corps assez considérable [ de volontaires ] prit le parti des Véiens. Sur cette nouvelle le sénat jugea à propos de lever des soldats, et d'envoyer les deux consuls en campagne, l'un pour venger les Latins des insultes des Aéques, l'autre pour faire irruption dans la Tyrrhénie avec une armée nombreuse. Mais Spurius Icilius un des tribuns, s'opposait de toutes ses forces à ce décret. Tous les jours il assemblait le peuple et demandant au sénat l'exécution de ses promesses au sujet de la distribution des terres, il protestait hautement qu'il ne souffrirait pas que les ordonnances du sénat, tant celles qui concernaient la guerre, que celles qu'il pourrait porter sur les affaires de la ville, fussent exécutées, qu'on n'eût auparavant nommé les dix commissaires pour l'arpentage des terres publiques, et qu'on ne les eût attribuées au peuple comme on l'avait promis III. Les sénateurs fort embarrassés par ces fâcheux incidents, Appius Claudius leur représenta que le tribun qui s'opposait à leurs ordonnances et qui traversait leurs desseins, était une personne sacrée ; qu'en cette qualité il pouvait faire tout le contraire de ce qu'ils commandaient, et que selon les lois son opposition à leurs ordres était valable: que pour lui il n'y trouvait point d'autre remède que de prendre des mesures pour jeter des semences de division entre les autres tribuns et celui qui s'opposait aux ordres du sénat, qu'ainsi il conseillait à ceux qui dans la suite exerceraient le consulat, d'y penser sérieusement, et de faire en sorte d'avoir toujours quelques, uns des tribuns dans leur amitié et dans leurs intérêts, parce que le moyen le plus sûr pour détruire leur puissance, était d'entretenir la division parmi eux. Les consuls et les plus puissants de Rome goûtèrent cet avis d'Appius comme très-sensé: ainsi ils mirent tous leurs soins à attirer quatre des tribuns dans le parti du sénat. D'abord ceux-ci employèrent les remontrances auprès d'Icilius, afin d'arrêter les poursuites qu'il faisaient pour le partage des terres Jusqu'a ce que la guerre fût terminée. Icilius néanmoins persistait opiniâtrement dans sa première résolution : il jura même devant le peuple et protesta avec une arrogance insupportable qu'il aimerait mieux voir les Tyrrhéniens et les autres ennemis au milieu de Rome, que de laisser les terres du domaine à ceux qui s'en étaient mis en possession. Ses collègues relevèrent ces discours insolents, que le peuple même n'avait pas écoutés trop volontiers, profitant de l'occasion pour rabattre sa fierté, ils commencèrent dès lors à faire tout le contraire de ce qu'il prétendait ; et se déclarant ouvertement pour te sénat et pour les consuls, ils protestèrent devant tout te monde qu'ils formaient opposition aux entreprises du tribun ; de sorte qu'Icilius abandonné du peuple et de ses collègues, n'était plus maître de rien. IV. Les contestations finies, on enrôla des troupes. Les particuliers aussi bien que le public, fournirent avec beaucoup de zèle et d'empressement tout ce qui était nécessaire pour la guerre. Les consuls tirèrent au sort le commandement des armées, et se mirent promptement en campagne. Céson Eabius fit irruption dans le pays des Tyrrhéniens,Spurius Furius alla attaquer les villes des Aéques . Tout réussit à ce dernier :les gros ennemis n'osèrent en venir aux mains. Il enleva dans cette expédition des richesses infinies, avec un grand nombre de prisonniers de guerre. Il parcourut sans résistance presque tout le pays des Æques, emportant et ravageant tout ce qu'à trouvait. Il fit présent à ses troupes de tout te butin qu'il avait gagné : cette action de générosité lui attira de plus en plus l'estime et l'affection du peuple, qui depuis lontemps le regardait comme son véritable ami. La campagne finie, il ramena ses troupes en bon état., comblées de toutes sortes de biens. V. Céson Fabius l'autre consul, n'eut pas te même bonheur. Quoiqu'il eût fait dans cette campagne tous les devoirs d'un excellent capitaine, il n'en remporta point la gloire qu'il méritait:, non pas par sa faute, mais parce que les plébéiens ne l'aimaient point depuis qu'il avait accusé de tyrannie et fait punir de mort le consul Cassius. Il ne trouva point dans ses soldats cette parfaite obéissance que des sujets doivent à leur commandant. Leur donnait-il des ordres qui demandassent une prompte exécution, était-il besoin d*ardeur et de diligence pour forcer un poste, fallait-il rendre maîtres de quelque place avantageuse sans que l'ennemi s'en aperçût, ou faire un coup qui pût attirer de la gloire et de l'honneur à leur commandant., ils n*étaient jamais prêts à marcher. L'insolence néanmoins avec laquelle ils désobéissaient à leur chef, ne lui fut pas extrêmement préjudiciable dans les autres autres occasions ; elle fit peu de tort à la ville de Rome. Mais leur dernière action mit l'une et l'autre dans un grand danger ; elle fut ignominieuse et à la république et au consul. Les deux armées se rangèrent en bataille entre les collines où elles avaient assis leur camp ; on en vint à une action générale. D'abord les Romains signalèrent leur bravoure dans la mêlée, firent plier les ennemis, les obligèrent de lâcher le pied. Mais ils ne voulurent jamais ni poursuivre les fuyards malgré les ordres de leur général plusieurs fois réitérés, ni forcer les retranchements des Tyrrhéniens. Laissant leur victoire imparfaite, ils se retirèrent dans leur camp, où ils portèrent leur indolence aux derniers excès. Là, quelques-uns rendant justice à la sage conduite du consul, lui faisant des acclamations, et l'appelant leur général, les plus séditieux se mirent à crier : ils l'insultèrent en face, lui reprochèrent de ne savoir pas commander une armée, et d'avoir été cause par son incapacité de la perte d'un grand nombre de braves gens qui avaient été tués dans le combat. Enfin après mille insultes de cette sorte, leur colère s'allumant de plus en plus, ils le pressèrent de décamper pour les ramener à Rome, criant hautement qu'ils n'étaient pas en état de soutenir un second combat, si l'ennemi venait les attaquer. Fabius avait beau leur faire des remontrances, ils n'y avaient aucun égard. En vain il employait les gémissements, les prières les plus touchantes et les plus humbles, quelquefois même les menaces ; rien n'était capable de les faire rentrer dans le devoir. Leur opiniâtreté croissant de plus en plus, ils en vinrent jusqu'à un tel mépris pour les ordres de leur général et pour leur général même, que s'étant levés vers minuit, ils arrachèrent leurs tentes, prirent leurs armes, et emportèrent les blessés sans que personne les commandât. Sur ces mouvements, le consul qui appréhendait qu'ils ne poussassent plus loin leur rébellion et le mépris qu'ils avaient pour ses ordres, fut contraint de faire sonner la marche par tout le camp. Aussitôt ils coururent à Rome, avec autant de rapidité et de précipitation, que s'ils s'étaient sauvés de quelque déroute ; en sorte qu'ils arrivèrent aux portes de la ville vers le point du jour. La garde qui veillait sur les remparts, ne put reconnaître si c'étaient des troupes amies ou ennemies qui approchaient à heure indue. On courut promptement aux armes: chacun se mit en défense, et appela ses camarades : l'alarme se communiqua dans tous les quartiers de Rome, et toute la ville fut remplie de frayeur et de tumulte, comme si elle eût été menacée des plus grands malheurs. Les sentinelles ne voulurent jamais ouvrir les portes qu'il ne fût grand jour, et qu'elles n'eurent reconnu que c'étaient les troupes Romaines. C'est ainsi qu'outre l'ignominie dont les soldats se couvraient eux-mêmes en abandonnant leur camp, ils s'exposèrent au dernier danger en traversant le pays ennemi à la débandade, et pendant les ténèbres d'une nuit obscure. Si les Tyrrhéniens avaient eu connaissance de leur marche, et qu'ils les eussent poursuivis dans ce moment, toute l'armée n'eût pu éviter d'être défaite à plate couture. Cette marche si mal concertée, ou plutôt cette fuite, n'avait point d'autre cause, comme je l'ai déjà dit, que la jalousie des troupes, et que la haine du peuple, qui craignait que le consul Fabius ne devînt trop illustre, s'il rentrait dans Rome avec les honneurs du triomphe. VI. Le lendemain les Tyrrhéniens apprirent que les troupes Romaines s'étaient retirées : ils dépouillèrent leurs morts, enlevèrent les blessés et tout le bagage qu'ils trouvèrent dans le camp. La capture fut considérable, parce qu'on avait fait de grandes provisions comme pour une longue guerre. Après ces avantages, se regardant déjà comme vainqueurs, ils ravagèrent les frontières du pays ennemi, puis ils se retirèrent dans leurs villes. » CHAPITRE SECOND. I. L'année suiante, on éleva au consulat Caius Manlius et Marcus Fabius qui fut élu pour la seconde fois . Autorisés par un arrêt du sénat, qui leur permettait de mener contre la ville de Veies autant de troupes qu'ils jugeraient à propos, ils firent publier à quel jour se devait faire l'enrôlement. Mais Tiberius Pontificius un des tribuns s'y opposa, et fit de nouvelles poursuites pour l'exécution du décret du sénat qui ordonnait le partage des terres Sur cette opposition les consuls prirent les mêmes mesures que leurs prédécesseurs : ils gagnèrent quelques-uns de ses collègues, et. semèrent la division entre les magistrats du peuple. Bientôt après ils exécutèrent les ordres du sénat sans trouver de résistance-, et ayant fait les levées en peu de jours, ils marchèrent aux ennemis. Chaque consul conduisait deux légions enrôlées dans Rome même, et à peu près autant de troupes qui leur avaient été envoyées par les colonies et par les sujets de la république. Les Latins et les Herniques leur envolèrent aussi la moitié plus de troupes auxiliaires qu'ils n'en avaient demandé : mais ils ne se servirent pas de tous ces secours, ils n'en gardèrent que la moitié, et remerciant les deux nations de leur bonne volonté, ils leur renvoyèrent le reste. Ils portèrent devant la ville un troisième corps de troupes, consistant en deux légions de jeunes soldats, pour garder le pays, en cas que quelque détachement de l'armée ennemie fît une irruption subite sur les terres des Romains. A l'égard des vétérans qui avaient fait leur temps de service, et qui étaient encore assez vigoureux pour porter les armes, ils les laissèrent en garnison dans Rome, pour défendre les forteresses et les remparts. II. Toutes choses ainsi disposées, ils firent approcher leurs troupes de Veies, et campèrent sur deux collines qui n'étaient pas fort éloignées l'une de l'autre. L'armée ennemie avait aussi son camp devant la ville. Elle était forte et nombreuse : les plus puissants de toute la Tyrrhénie s'y étaient joints avec leurs clients, de sorte qu'elle surpassait de beaucoup en nombre celle des Romains. A la vue de cette multitude et de les armes brillantes, les consuls commencèrent à craindre de n'être pas assez forts pour hasarder une bataille avec leurs troupes mal unies, contre une armée si formidable, dont tous les membres étaient en bonne intelligence. C'est pourquoi ils prirent la résolution de bien fortifier leur camp, afin de tirer la guerre en longueur, jusqu'à ce que l'ennemi devenu téméraire, et méprisant leurs timides précautions, leur fournît quelque quelque occasion avantageuse. Il y eut cependant de fréquentes escarmouches, et les troupes légèrement armées se livraient de temps en temps des combats qui ne duraient guère : mais dans toutes ces rencontres il ne se passait rien de mémorable. III. Enfin les Tyrrhéniens ennuyés de ces retardements, faisaient de sanglants reproches aux Romains : ils les traitaient de lâches qui n'osaient se présenter au combat, et.les méprisaient ouvertement comme des cœurs timides qui leur cédaient tout le terrain. Ce qui augmenta encore leur fierté, et; le mépris qu'ils avaient tant pour les consuls que pour l'armée Romaine, c'est qu'ils s'imaginèrent que les dieux mêmes se déclaraient en leur faveur, et prenaient leur défense. IV. La foudre étant tombée dans le quartier du consul Caius Manlius, brisa sa tente et renversa son foyer. Ses armes de bataille furent partie gâtées, partie à demi brûlées, ou entièrement consumées ; le tonnerre lui tua quelques domestiques, avec le plus beau de ses chevaux qu'il montait dans les combats. V. Les devins furent consultés sur ce prodige : ils répondirent que c'était un présage de la prise du camp et de la défaite de tous les plus braves de l'armée Romaine. Manlius prit l'alarme : il fit déloger ses troupes vers minuit pour passer dans l'autre camp, et pour se loger dans les mêmes retranchements que son collègue. Sitôt que les Tyrrhéniens apprirent que le consul était décampé, quelques prisonniers leur en ayant dit les raisons, ils devinrent plus fiers qu'auparavant. Persuadés que les dieux se déclaraient en leur faveur contre les Romains, ils se promettaient déjà une victoire assurée. D'ailleurs leurs devins, qui passaient pour avoir acquis une plus exacte connaissance des choses célestes que ceux des autres nations qui savaient d'où est lancé le tonnerre, d'où partent les foudres, en quel lieu .elles se retirent après avoir fait leur effet, à quel dieu chaque foudre est attribuée, et ce qu'elles annoncent de bien ou de mal : ces devins, dis-je, leur conseillaient de livrer bataille. Ils interprétaient ainsi ce qui venait d'arriver aux Romains ; que la foudre étant tombée sur la tente du consul où était le prétoire ; et l'ayant consumée jusqu'au foyer, c'était une marque par laquelle les dieux pronostiquaient à l'armée Romaine que son camp serait pris de force, et que ses plus illustres capitaines p&riraient dans le combat. Si donc, ajoutaient-ils, les Romains étaient restés dans le même porte où est tombé le tonnerre, et s'ils n'avaient point transporté le pronostic à l'autre corps de leurs troupes, la colère du dieu irrité contre eux, aurait été satisfaite par la prise d'un de leurs camps, et par la déroute de l'une des deux armées. Mais puisqu'ils ont voulu être plus sages que les dieux, et qu'abandonnant leur poste ils ont passé dans un autre (comme si les malheurs que le dieu leur annonce, regardaient seulement le lieu où ils étaient campés, et non pas les hommes mêmes en personne,) la colère divine tombera également sur eux tous, c'est-à-dire, et sur ceux qui ont délogé de leur poste, et sur ceux qui les ont reçus dans leurs retranchement: et parce que ils ont abandonné leur poste à l'ennemi, sans attendre l'accomplissement de leur destinée ;. l'autre camp qui a reçu ces déserteurs, sera emporté de force au lieu de celui d'où ils ont délogé. VI. Les Tyrrhéniens ainsi instruits par leurs devins, envoyèrent un détachement pour s'emparer des lignes abandonnées par les Romains afin de s'en servir comme d'une place d'armes contre l'autre camp: car le poste était d'une situation tout à-fait avantageuse et très commode pour fermer le passage aux secours qu'on pourrait envoyer de Rome, et pour les empêcher d'arriver jusqu'au camp des ennemis. Apres avoir fait les autres préparatifs qui peuvent leur donner quelque avantage sur l'ennemi, ils font avancer leurs troupes dans la plaine. Les Romains cependant se tiennent tranquilles sans faire aucun mouvement. Les Tyrrhéniens en deviennent plus fiers : les plus hardis d'entre eux poussent leurs chevaux jusqu'au camp ; ils s'arrêtent devant les palissades, insultent tous le» Romarins, les traitent de femmes, et comparent leurs chefs aux animaux les plus timides. Ils les somment, ou de descendre dans la plaine s'ils ont du cœur, et de terminer la guerre par une action décisive s'ils veulent passer pour belliqueux, ou de rendre les armes s'ils veulent s'avouer poltrons, et de se soumettre aux vainqueurs pour être traités comme ils le méritent, et ne prétendre désormais à rien de grand. Ils ne manquaient pas un seul jour à répéter ces sanglants reproches et à leur faire les mêmes insultes. Mais voyant qu'ils n'y gagnaient rien, ils résolurent enfin d'investir leur camp, pour les obliger par la famine à se rendre à composition. Pendant plusieurs jours, les consuls souffrirent ces insultes sans faire aucun mouvement, non pas par lâcheté et. manque de cœur ( car tous deux avaient l'âme bien placée et étaient braves capitaines ) mais parce qu'ils comptaient peu sur l'ardeur des soldats, et qu'ils redoutaient leurs ressentiments, et les suites de cette mauvaise volonté que les plébéiens avoient toujours conservée depuis les séditions qui s'étaient émues au sujet du partage des terres. Ils avaient encore dans l'esprit, et, pour ainsi dire, devant les yeux, l'action lâche et indigne que le peuple avait faite l'année précédente à la honte de la majesté Romaine, lorsque les mutins par colère contre le consul, et pour enlever à leur général les honneurs du triomphe, cédèrent la victoire aux ennemis déjà vaincus,et prirent sur eux toute l'ignominie d'une fuite simulée. Ils résolurent donc d'étouffer entièrement dans leur armée toute semence de division, et de rétablir parmi la multitude cette parfaite union qui y régnait autrefois : c'est à quoi ils donnèrent tous leurs soins. Mais ils y trouvaient de grandes difficultés. Il leur paraissait dangereux de faire punir quelques-uns des mutins pour rendre les autres plus sages à l'avenir : la sévérité n'était pas de saison contre un si grand nombre de rebelles, qui avaient les armes à la main, et qui poussaient si loin leur insolence. Il n'était pas possible non plus de les gagner par la voie de la douceur et des remontrances, parce qu'ils ne voulaient pas les écouter. Dans cet embarras, ils crurent qu'il leur restait encore deux moyens de rétablir la paix parmi les troupes, et d'apaiser la sédition. Ils se promettaient en effet que les esprits les plus modérés ( car dans une si grande multitude il y en avait quelques-uns de ce caractère ) se lasseraient enfin des reproches insultants que l'ennemi ne cessait de leur faire tous les jours : ils ne désespéraient pas même que la nécessité à laquelle tous les hommes sont contrains de céder, ne réduisît enfin les plus opiniâtres et les plus mutins. Dans la vue d'y réussir, ils souffrirent que les ennemis leur fissent honte par leurs discours et qu'ils traitassent leur action de manque de cœur, afin que par leur contenance fière et leurs démarches pleines de mépris, ils obligeassent ceux qui ne voulaient pas être braves, à le devenir, pour ainsi dire, malgré eux. Ils espéraient qu'en s'y prenant de cette manière, tous les soldats irrités par de si sanglantes insultes accourraient au quartier de leurs généraux, pour les prier avec instance et à grands cris de les mener au combat : ce qui arriva effectivement comme ils se l'étaient promis. VII. Dès qu'on s'aperçut que les Tyrrhéniens commençaient à fermer les avenues du camp par des fosses et des palissades, les Romains en furent tellement indignés, qu'ils vinrent d'abord en petit nombre, puis tous ensemble, au quartier des consuls : ils crient de toutes leurs forces, ils les accusent de trahison ; ils menacent enfin que si l'un des deux ne se met à leur tête pour les commander, ils prendront les armes et iront sans chef donner bataille à l'ennemi. Bientôt l'émeute devient générale, et toute l'armée ne respire que la vengeance. VIII. Les consuls profitent de cet heureux moment qu'ils ont su se ménager avec adresse et qu'ils ont attendu avec impatience : ils donnent ordre aux licteurs de faire assembler les troupes ; Fabius se place au milieu de l'armée et lui tient ce discours. « II faut avouer, soldats et officiers, que vous vous y prenez un peu tard à ressentir les insultes atroces de nos ennemis. Cette ardeur qui vous porte aujourd'hui à tomber sur eux pour leur faire sentir les effets d'une juste vengeance, ne vous est venue qu'après coup : elle est en quelque manière hors de saison. Il y a longtemps que vous auriez dû la faire paraître. Il fallait la marquer cette ardeur, lorsque les Tyrrhéniens descendirent de leurs retranchements dans la plaine et qu'ils eurent l'audace de vous présenter la bataille. Alors il aurait été glorieux pour vous et digne de la valeur Romaine d'accepter le défi et d'engager une action générale. Maintenant c'est une nécessité indispensable d'en venir aux mains, et quelque heureux que puisse être le succès de nos armes, nous n*en aurons jamais tant de gloire que si nous avions combattu d'abord. Vous avez raison néanmoins de vouloir réparer aujourd'hui votre première lenteur, et arrêter votre négligence. IX. Si cette noble impatienceque vous marquez, part d'un fond de générosité et de vertu, je ne lui refuse pas les louanges qu'elle mérite : il vaut mieux commencer tard que jamais à faire son devoir. Plût aux dieux que vous n'eussiez tous en vue que l'intérêt commun, et qu'une même ardeur vous portât au combat par les mêmes motifs. Mais nous n'avons que trop de lieu d'appréhender que les disputes des plébéiens avec les magistrats au sujet du partage des terres, ne causent de grands malheurs à la république : nous craignons ( et ce n'est pas fans fondement) que ces cris et cette colère avec laquelle vous nous pressez de vous mener au combat, n'aient pas dans vous tous les mêmes principes. Je veux bien croire que les uns ne demandent à sortir des lignes que pour se venger des insultes de l'ennemi, mais les autres sont peut-être dans la disposition de prendre la fuite sitôt que l'action commencera à s'engager. X. Ce soupçon au reste n'est pas appuyé sur le rapport des devins, ni sur de simpies conjectures : il est fondé sur des faits réels et manifestes, qui ne sont d'ailleurs que trop récents. La date, vous le savez, Romains, n'est que de l'an passé. On envoya une puissante et nombreuse armée contre ces ennemis qui nous font maintenant les plus outrageantes insultes. Le premier combat eut un heureux succès: le consul Caeson mon frère, qui était alors à votre tête, pouvait forcer le camp des Tyrrhéniens et remporter une victoire glorieuse pour fa patrie. Mais quelques-uns jaloux de sa propre gloire, parce qu'il n'était point attaché aux intérêts du peuple ni porté à faire tout ce qui plaisait aux pauvres, arrêtèrent le cours de ses nobles exploits. La nuit d'après le combat, ils arrachèrent leurs tentes, ils abandonnèrent le camp malgré les ordres contraires de leur général, sans faire attention au péril évident où ils s'exposaient en sortant de dessus les terres de l'ennemi, comme des bandits, mal en ordre, pendant les ténèbres de la nuit, et sans chef pour les conduire. La honte dont ils se couvraient eux mêmes, en cédant autant qu'il était en leur pouvoir, et le champ de bataille et l'empire, ne put les retenir dans le devoir: après une action décisive où ils avaient vaincu les Tyrrhéniens, ils ne craignirent point de ternir leur victoire par une lâcheté si marquée. La crainte où nous jettent ces sortes de gens, qui ne sont pas capables de commander, qui refusent d'obéir, et qui portent leur hardiesse jusqu'à l'effronterie parce qu'ils se voient en grand nombre, et qu'ils ont les armes à la main, est le seul motif, tribuns, soldats et centurions, qui nous a retenus dans l'inaction. C'est pour cette raison que nous n'avons osé, et que nous n'osons pas même à présent tenter le hasard d'une bataille décisive. En effet, pouvons-nous commettre le salut de la république en de si mauvaises mains ? N'est-il pas à craindre que de pareils soldats ne causent notre perte, et que par leur mauvais exemple ils ne ralentissent l'ardeur des autres qui sont prêts à tout sacrifier ? XI. Si néanmoins quelque dieu favorable leur a changé le cœur, s'ils veulent différer à un temps de paix les contestations présentes qui ne tendent qu'à ruiner la république, s'ils font disposés à réparer aujourd'hui par leur valeur la honte dont ils se font couverts, il n y a rien qui nous empêche d'attaquer l'ennemi avec bonne espérance de sortir victorieux du combat. Outre les autres moyens que nous avons pour remporter la victoire, la folle témérité de nos ennemis nous fournit des avantages essentiels et des gages certains d'un heureux succès. Supérieurs de beaucoup en nombre, pouvant par ce seul avantage rendre inutile et notre valeur et notre habileté dans le métier de la guerre, ils se sont privés eux-mêmes d'une victoire presque certaine, lorsqu'ils ont eu l'imprudence d'occuper la plus grande partie de leur armée à garder les forts. D'ailleurs, au lieu de n'agir qu'avec précaution et sagesse, sachant qu'ils ont affaire à des gens beaucoup plus braves qu'eux, ils se présentent inconsidérément au combat avec une hardiesse téméraire, comme s'ils étaient invincibles et capables de nous épouvanter. En voulez-vous des preuves ? Que signifient ces circonvallations, cette ronde, ces courses que fait leur cavalerie jusqu'aux palissades de notre camp, ces discours insultants, ces démarches indolentes par lesquelles ils nous bravent ? Si vous y faites attention, vous serez persuadés qu'il n'y a rien de plus vrai que ce que j'avance. Rappelez-vous le souvenir de plusieurs fameuses journées où vous les avez vaincus : que cet agréable souvenir vous fasse accepter avec joie la bataille qu'ils vous présentent aujourd'hui : que chacun de vous regarde comme sa propre maison, comme son héritage, comme sa patrie, le poste qu'on lui donnera à défendre. Quiconque n'abandonnera point son camarade dans le péril doit s'imaginer qu'il travaille lui-même à sa propre conservation et. à son salut ; et celui au contraire qui sera assez malheureux pour abandonner [ sa troupe ], doit se représenter que par une lâcheté si marquée il se livrera lui-même entre les mains des ennemis. Mais surtout souvenez-vous que quand on se bat avec valeur et de pied ferme), on perd très peu de monde dans la bataille, au lieu que quand une armée commence à plier et à prendre la fuite, il n'y en a qu'un fort petit nombre qui puissent se sauver de la déroute. » XII. Fabius fondait en larmes ; il entrecoupait ses discours par des soupirs, il nommait par leur nom les colonels, les capitaines et les autres soldats qu'il connaissait pour avoir signalé leur courage dans les précédentes batailles, leur promettant des honneurs, des richesses et d'autres récompenses proportionnées aux actions qu'ils seraient dans le combat. Pendant qu'il parlait encore, ils s'écrièrent tous d'une commune voix qu'il prît courage, qu'il pouvait se fier à eux, qu'il ne s'agissait que de les mener au combat. XIII. Son discours fini, un certain Marcus Flavoleius sortit du milieu de la foule, et s'avança vers lui. C'était un homme tout-à fait plébéien, c'est-à-dire, de la lie du peuple, qui n'avait point d'autre fond pour vivre que le travail de les mains : estimé néanmoins pour sa vertu, respectable par sa bravoure, et excellent homme de guerre, qualités qui l'avaient élevé jusqu'à la dignité de colonel d'une légion. Il avait sous lui soixante centurions, qui étaient obligés par la loi de le suivre, et d'exécuter ses ordres : ces sortes de commandants s'appellent en latin Primipiles, Flavoleius, qui par dessus ses autres bonnes qualités avait une taille avantageuse, et qui était bien fait de sa personne, se plaça en un endroit d'où il pouvait être vu de tout le monde, et parla en ces termes. « Craignez-vous, Consuls, que nos actions ne répondent pas à nos paroles ? Par un serment inviolable que je vais vous faire en mon nom, je serai le premier à vous donner des marques certaines de la fidélité de mes promesses. Et vous, Citoyens, compagnons de ma fortune, vous tous qui êtes dans la résolution d'exécuter ce que vous promesse, vous ne sauriez mieux faire que de suivre mon exemple ». Après avoir parlé de la sorte, levant fon épée en l'air, il jure par le plus grand serment qui fût alors en usage chez les Romains, que foi d'homme d'honneur il ne retournera point à Rome qu'il n'ait vaincu l'ennemi, et que sans cela il ne veut jamais revoir fa chère patrie. Tout le monde applaudit au ferment de Flavoleius ; on le comble de louanges et aussitôt les deux consuls, les officiers subalternes, tribuns et centurions, font le même serment, enfin toute l'armée suit un si bel exemple. XIV. Alors une nouvelle ardeur se répand dans tous les cœurs : les soldats s'animent au combat, ils s'y portent avec une hardiesse et un courage extraordinaires, pleins de confiance et d'amitié les uns pour les autres. L'assemblée se sépare dans ces favorables dispositions: les cavaliers brident leurs chevaux : ceux-ci aiguisent leurs épées et leurs lances: ceux- là nettoient leurs boucliers et autres armes défensives ; en un moment toute l'armée se trouve prête à combattre. Les consuls font des prières, des sacrifices, des libations. Ils invoquent les dieux ; ils les conjurent de favoriser leur sortie, et de les conduire au combat; ensuite ils font défiler leurs troupes hors du camp, et les mettent en ordre de bataille. Les Tyrrhéniens qui les voient sortir de leurs lignes, en sont surpris d'abord : bientôt après ils font le même mouvement, et vont à leur rencontre avec toutes leurs forces. XV. Quand les deux armées furent en prévence au milieu de la plaine, elles firent retentir l'air de leurs cris militaires ; et des que les trompettes eurent sonné la charge, on en vint aux mains, cavalerie contre cavalerie, infanterie contre infanterie. L'action fut très rude, il y périt beaucoup de monde de part et d'autre. L'aile droite des Romains commandée par le consul Manlius, enfonça les ennemis qu'elle avait en tête, et les cavaliers étant descendus de cheval, combattirent à pied. Mais en récompense l'aile gauche fut invertie par l'aile droite des ennemis : l'armée Tyrrhénienne était de ce côté-là beaucoup plus étendue et plus grande que celle des Romains ; de sorte que ceux-ci se laissaient enfoncer et recevaient plusieurs blessures. Quintus Fabius lieutenant général, qui avait été deux fois consul, était à la tête de l'aile gauche : ce brave guerrier résista longtemps, quoique tout couvert de blessures, jusqu'à ce qu'enfin atteint dans la poitrine d'un coup de lance qui pénétra jusqu'aux viscères, il tomba après avoir perdu son sang. Marcus Fabius l'un des consuls, qui commandait le corps de bataille, apprit aussitôt ce qui s'était passé: il prend avec lui les meilleurs soldats, il fait venir Caeson Fabius un de ses frères, il passe par devant le corps de l'armée, puis s'avançant au-delà de l'aile droite des ennemis, il vole au secours des siens investis de toutes parts. Il fond fur les Tyrrhéniens, il fait un horrible carnage de tous ceux qui se présentent devant lui, et met en fuite les plus éloignés. Après avoir écarté tout ce qui s'oppose à son passage, il trouve son frère Quintus Fabius qui respirait encore ; il le fait emporter hors du combat, et reçoit bientôt après ses derniers soupirs. Les deux frères de Quintus Fabius, irrités par sa mort, ne pensent plus qu'à en tirer vengeance. Dès lors ils méprisent la vie, ils ne consultent que leur colère, ils se jettent avec une poignée de monde dans les rangs les plus serrés, ils enfoncent les bataillons les plus inébranlables, ils entassent les corps l'un sur l'autre, et font un horrible carnage. L'armée Tyrrhénienne commence aussitôt à plier de ce côté-là, la fortune change, et ceux qui auparavant avaient enfoncé les Romains, sont mis en déroute par les vaincus. En même tems l'aile gauche opposée à Manlius, tombe sur les ennemis avec une nouvelle fureur, et les oblige de lâcher pied. Elle s'était déjà laissé enfoncer, et avait commencé à prendre la fuite : mais un soldat lança à Manlius un coup de javelot qui changea la fortune du combat : il l'atteignit au genou, et le perça jusqu'au jarret Ceux qui combattaient autour de lui l'enlevèrent de la mêlée et le portèrent dans le camp. Alors les ennemis crurent que ce général des Romains était mort : ils reprennent un nouveau courage, et soutenus par des troupes toutes fraiches ils fondent sur les Romains qui ont perdu leur chef. Aussitôt les Fabius quittent l'aile gauche pour courir au secours de la droite. Dès que les Tyrrhéniens les voient venir à eux avec une nombreuse troupe de combattants, ils cessent de poursuivre les fuyards, et serrent leurs bataillons pour se défendre en bon ordre. Le combat se rengage, on fait de nouveaux efforts pour vaincre, et il périt un grand nombre de combattants de part et d'autre. XVI. Pendant que cela se passait, une partie des Tyrrhéniens qui s'étaient emparés du camp abandonné par Manlius, volent avec ardeur au premier signal que leur donne leur commandant pour attaquer l'autre camp des Romains. Ils étaient persuadés qu'il n'y était pas resté assez de troupes pour le garder, et ils ne se trompaient pas. Car excepté le corps de réserve qu'on appelle les Triaires, et quelques autres soldats à la fleur de l'âge, il n'y avait dans ce camp que des vivandiers, des valets, des artisans. Comme ils étaient tous resserrés dans un lieu étroit, ( car le combat se donnait aux portes du camp, ) l'action fut rude et sanglante ; il y périt beaucoup de monde des deux côtés. Dans cette action, le consul Manlius qui était accouru au secours.des siens avec sa cavalerie, eut son cheval tué sous lui. Il tomba lui-même sur la place ; la multitude de ses blessures ne lui laissant plus assez de forces pour se relever, il y perdit la vie avec plusieurs autres braves qui tombèrent morts à ses côtés. Après une si sanglante déroute, le camp ne tarda guère à être pris, et les présages sur lesquels les Tyrrhéniens s'étaient fondés, eurent dès lors leur accomplissement. Si donc ceux-ci avaient su profiter de leur fortune, et qu'ils eussent fait garder le camp par une bonne garnison, maîtres de tout le bagage des Romains, ils les auraient contraints de se retirer honteusement. Mais pour s'être amusés la plupart à piller ce qu'ils trouvaient, et à se donner du repos [ le reste du jour ], ils laissèrent échapper de leurs mains un magnifique butin. XVII. L'autre consul informé de la prise du camp, y court en diligence avec l'élite de la cavalerie et de l'infanterie. Sur la nouvelle de son arrivée, les Tyrrhéniens se rangent en bataille autour des retranchements. On en vient aux mains, on livre un combat des plus rudes : ceux-ci craignent d'être défaits à plate couture s'ils laissent reprendre le camp; ceux-là tâchent de recouvrer ce qu'ils ont perdu. L'action dura longtemps : les Tyrrhéniens étaient les plus forts [ de beaucoup ], parce qu'ils combattaient avec avantage de dessus un porte élevé, et contre des troupes fatiguées de s'être défendues pendant tout le jour. Le lieutenant Titus Siccius qui s'en aperçut, fit sonner la retraite, après avoir communiqué son dessein au consul : il rallia toutes les troupes en un corps, et leur ordonna de n'attaquer qu'un des côtés du camp par l'endroit le plus facile à emporter de vive force ; à l'égard des portes, il les abandonna. Il espérait que laissant [ aux Tyrrhéniens ] quelque moyen de s'évader, ils se résoudraient peut être à abandonner les retranchements ; au lieu que si on les mettait dans le désespoir de leur salut, en les attaquant de tous côté sans leur laisser aucun endroit pour sortir, la nécessité les obligerait à combattre avec une nouvelle bravoure, et à vendre chèrement leur vie. L'événement répondit à ses espérances : quand les Tyrrhéniens virent qu'on ne donnait l'assaut qu'en un endroit, ils ne pensèrent plus à se défendre courageusement ;j ils ouvrirent les portes, et se sauvèrent dans leurs retranchements. XVIII. Après avoir repoussé le danger, dont les Romains étaient menacés, le consul retourna dans la plaine pour secourir les siens. On dit que jusqu'alors les Romains n'avaient point livré de bataille plus considérable, soit par la multitude des combattants qui se trouvèrent à cette fameuse journée, soit par la durée de l'action, ou par les vicissitudes de la fortune, qui tantôt se déclara pour les uns, tantôt parut favoriser les autres. L'armée des Romains était à peu près de vint mille hommes de pied, tous soldats choisis, à la fleur de l'âge, et enrôlés dans la ville de Rome: ils avaient outre ces quatre légions environ douze cents cavaliers, avec autant de troupes de leurs alliés et de leurs colonies. L'action commença un peu avant midi ; elle dura jusqu'à soleil couché. La fortune du combat fut longtemps chancelante et douteuse, la victoire se déclara tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Il y périt un des consuls, un lieutenant qui avait été deux fois consul, et plusieurs autres commandants, tribuns et capitaines : en un mot les Romains n'avaient jamais perdu tant d'officiers dans aucune autre bataille XIX. L'armée Romaine parut néanmoins victorieuse par la démarche que firent les ennemis; car la nuit suivante les Tyrrhéniens décampèrent pour se retirer dans leurs villes. Le lendemain les Romains pillèrent le camp des ennemis, enterrèrent leurs morts, et se rassemblèrent dans leurs lignes. Là, ceux qui s'étaient signalés dans le combat, reçurent les récompenses dues à leur valeur. On commença par Caeson. Fabius, frère du consul, qui avait fait de grands exploits, et qui s'était fait admirer par son courage héroïque. Siccius qui avait trouvé le moyen de reprendre le camp dont les Tyrrhéniens s'étaient emparés, fut récompensé le second. Marcus Flavoleius colonel d'une légion, le fut le troisième, tant pour le serment qu'il avait fait, que pour avoir donné des marques de fa bravoure dans les plus grands périls. Cela étant fait, les Romains restèrent encore quelques jours dans leur camp : mais voyant qu'il ne se présentait personne pour combattre, ils s'en retournèrent à Rome. XX. Toute la ville offrit au consul qui restait en vie les honneurs du grand triomphe, pour avoir terminé heureusement et à la gloire du peuple Romain une guerre si importante : mais il les refusa, disant qu'il n'était ni de la justice ni de la bienséance d'entrer en triomphe et de porter des couronnes de victoire, après avoir perdu son frère et son collègue dans le consulat. Ayant donc mis bas les étendards de la guerre, et renvoyé les soldats chacun chez soi, quoiqu'il eût encore deux mois à rester en charge pour achever son année, il se démit du consulat, dont il ne pouvait faire les fonctions, à cause de la blessure presque mortelle qui le retenait au lit. CHAPITRE TROISIEME. I Sur sa démission, le sénat élut des entre-rois pour les comices : le second entre-roi ayant assemblé le peuple dans le champ de Mars, Caeson Fabius qui avait remporté le prix de valeur dans le dernier combat, et frère du consul Fabius qui venait de se démettre, fut élevé au consulat pour la troisième fois, avec Titus Virginius . II. Ces nouveaux magistrats tirèrent les armées au sort, et se mirent aussitôt en campagne. Virginius marcha contre les Véiens, et Fabius contre les Æques qui ravageaient les terres des Latins. Sitôt que les Æques eurent avis qu'on venait à eux avec une armée nombreuse, ils décampèrent au plus vite du pays ennemi, et se retirèrent dans leurs villes. Ils laissèrent même ravager leurs terres sans aucune résistance : de sorte que le consul Fabius enleva dans ses premières courses beaucoup de richesses, quantité de butin, et un grand nombre de prisonniers. III. A l'égard des Veiens, d'abord ils se tinrent enfermés dans leurs murailles : mais quand ils trouvèrent l'occasion favorable, ils firent une sortie sur l'ennemi qui était dispersé çà et là dans les plaines, et uniquement occupé au pillage. Comme leurs troupes étaient nombreuses et en bon ordre, ils attaquèrent les pillards à l'improviste, ils leur enlevèrent leur butin, tuèrent une partie de ceux qui osèrent leur faire tête, et mirent les autres en fuite. Si Siccius alors lieutenant, ne fut accouru en diligence, avec un gros de cavalerie et d'infanterie pour repousser les Veiens, toute l'armée Romaine courait grand risque d'être défaite à plate couture. Mais sa présence arrêta l'impétuosité des ennemis. Par ce moyen les Romains dispersés, se rallièrent en un corps, et s'emparèrent sur le soir d'une certaine colline où ils passèrent la nuit suivante. IV. Les Véiens enflés de leur réussite s'approchent de la colline à main armée, et font venir de leur ville un nouveau renfort, persuadés que les troupes Romaines enfermées dans un poste où elles ne pouvaient avoir les provisions nécessaires, se verraient bientôt contraintes de rendre les armes. Leur nombre augmenté considérablement par de nouveaux secours, ils se partagent en deux corps, et se postent aux deux côtés de la colline qui paraissaient les plus faciles à emporter d'assaut. Dans les autres endroits moins favorables ils placent de petits détachements, et ont soin de s'emparer de toutes les avenues de la colline. V. Sur ces entrefaites, Fabius l'autre consul, informé par les lettres de son collègue que les assiégés étaient aux abois sur la colline et en danger d'être réduits par la faim s'ils ne recevaient du secours, fit aussitôt décamper son armée et marcha en diligence contre les Véiens. Si la marche n'avait pas été prompte et qu'il fût arrivé un jour plus tard, il n'eût servi à rien, il aurait trouvé les Romains entièrement défaits. Les troupes qui campaient sur la colline, pressées par la disette des choses nécessaires étaient sorties pour se battre afin de périr par une mort glorieuse. Déjà elles avaient attaqué l'ennemi, et faisaient de leur mieux : mais la plupart des soldats abattus par la faim, accablés par la soif, par les veilles et autres fatigues, pouvaient à peine soutenir les premiers assauts. L'armée de Fabius, qui était nombreuse et bien en ordre, parut peu après le commencement de l'action : en même temps qu'elle releva le courage des Romains, elle jeta l'épouvante parmi les ennemis ; de sorte que les Tyrrhéniens ne se croyant plus en état de tenir contre des troupes si braves et si fraiches, abandonnèrent leur camp et se retirèrent. Les armées Romaines ainsi réunies, firent de grands retranchements proche de la ville, dans un porte bien fortifié. Après y avoir passé quelques jours et fait le dégât sur les meilleures terres des Véiens, elles s'en retournèrent à Rome. VI. Dès que les Véiens eurent appris que les troupes Romaines étaient congédiées, avec un camp volant composé de jeunes soldats, dont une partie était déjà sur pied et l'autre leur fut envoyée par leurs voisins, ils firent irruption sur les terres contiguës à leurs frontières. Ils les trouvèrent couvertes de grains, pleines de troupeaux et d'hommes : la moisson fut abondante, ils y firent un horrible dégât, et pillèrent à toutes mains. Les laboureurs comptant sur le secours des troupes Romaines dont le camp n'était pas éloigné, étaient descendus de leurs forts afin de chercher des fourrages pour leurs bestiaux et de cultiver leurs terres. L'armée s'étant retirée avant qu'ils eussent terminé leurs affaires, ils ne se pressèrent point de chercher une retraite, persuadés que les Véiens après les grands échecs qu'ils venaient de recevoir, ne recommenceraient pas sitôt de nouvelles entreprises et des actes d'hostilité. Cette irruption des Véiens sur les terres de la république, ne dura pas longtemps : mais à considérer l'étendue de pays qu'ils parcoururent, elle fut d'une terrible conséquence. Ils désolèrent tout le plat pays, jusqu'au fleuve du Tibre et au mont Janicule qui n'est pas à vingt stades de Rome. Les Romains parurent fort sensibles à cette perte : elle fut même honteuse pour eux. Rome n'avait point alors de troupes sur pied : les ennemis firent des courses tout à leur aise, avant qu'on pût lever des soldats et mettre une armée en campagne pour leur opposer. VII. Après cet échec, les consuls assemblèrent le sénat. On délibéra sur les moyens de faire la guerre aux peuples de Véies. Il fut résolu qu'un corps de troupes camperait sur les frontières, et qu'elles y seraient continuellement sous les armes pour garder le pays. Une seule difficulté retardait l'exécution de ce projet : les grandes dépenses qu'il fallait faire pour entretenir l'armée, causaient beaucoup d'embarras : le trésor était épuisé par de continuelles expéditions militaires ; les revenus des particuliers ne pouvaient plus suffire à payer de nouveaux impôts. On était encore plus embarrassé comment lever des troupes pour envoyer sur les frontières. Il n'y avait point d'apparence que les particuliers voulurent s'exposer au péril pour tous les autres citoyens, et s'engager dans une milice où il fallait supporter les fatigues de la guerre, non pas chacun à son tour, mais continuellement et sans interruption, le sénat même désespérait de lever ces deux difficultés. VIII. On était dans cet embarras, lorsque les [ deux], Fabius assemblèrent toute leur famille ; après avoir délibéré ensemble, ils promirent au sénat qu'ils s'exposeraient volontiers au péril pour tous les citoyens avec leurs clients et leurs amis, et que pendant tout le temps que la guerre durerait ils la soutiendraient à leurs frais. Les sénateurs charmés de cette prompte générosité, acceptèrent de si belles offres, mettant toute l'espérance de la victoire dans la valeur des Fabius. Le bruit s'en répandit aussitôt par toute la ville : elle retentit de leur nom et de leurs louanges. Après avoir fait les prières et les sacrifices accoutumés, les Fabius sous les armes marchèrent aux ennemis. Marcus Fabius, qui avait été consul l'année précédente et qui avait vaincu les Tyrrhéniens en bataille rangée, était à leur tête. La troupe qu'il conduisait, ne montait tout au plus qu'à quatre mille soldats, dont la plupart étaient ses clients et ses amis, avec trois cent six hommes de la famille des Fabius. Ils furent suivis bientôt après d'une armée de Romains commandée par Caeson Fabius un des consuls de la présente année. IX. Arrivés auprès du fleuve Cremera, qui n'est pas fort loin de la ville de Véies, ils y bâtirent un château assez grand pour servir de retraite à leurs troupes. Ils choisirent pour cet effet une colline escarpée et de difficile accès ; ils entourèrent le château d'un double fosse, et le flanquèrent de plusieurs tours. Cette forteresse fut apellée Cremera, du nom de la rivière sur laquelle elle était bâtie. L'ouvrage fut achevé plus promptement qu'on ne croyait, parce qu'on y employa beaucoup de monde et que le consul même y mit la main. Ensuite Caeson Fabius s'avança avec son armée sur une partie des terres des Véiens qui confinent au reste de la Tyrrhénie. Ces peuples y avaient mis leurs troupeaux, ne croyant pas que les troupes Romaines pénétrassent jamais si avant dans leur pays. Le consul y trouva un gros butin qu'il fit emporter dans sa nouvelle forteresse. Il fut ravi d'une si belle proie : par ce moyen il tirait une prompte vengeance des ennemis, et il avait de quoi fournir de bonnes provisions à la garnison du château. Sans en rien donner au public ni aux particuliers qui servaient sous ses étendards, troupeaux, bêtes de charge, bœufs, fer, outils et instruments propres au labourage, tout fut réservé pour la garnison. Content de cette expédition, il s'en retourna à Rome avec son armée. X. Après que le château fut achevé, les affaires des Véiens allaient très mal : ils ne pouvaient plus ni labourer leurs terres en sûreté, ni faire venir des provisions de dehors. Les Fabius avaient partagé leur armée en quatre corps: l'un gardait la forteresse, les trois autres ne cessaient de désoler le pays ennemi, emportant et pillant tout ce qu'ils trouvaient. Les Véiens tentèrent en vain de les détruire, tantôt les attaquant ouvertement avec de nombreuses troupes, tantôt usant de stratagème pour les attirer dans des embuscades. Les Romains avoient l'avantage en toute occasion : après leur avoir tué beaucoup de monde, ils se retiraient dans leur château ; de sorte que l'ennemi n'osant plus en venir aux mains, se tenait la plupart du temps renfermé dans ses murailles, d'où il ne sortait qu'en cachette et à la dérobée. Ainsi finit cet hiver. CHAPITRE QUATRIEME. I. L'année suivante, sous le consulat de Lucius Æmilius et de Caius Servilius, les Romains eurent avis, que les Æques et les Volsques ligués ensemble pour leur faire la guerre, devaient bientôt se mettre en campagne et faire irruption sur les terres de la république. La nouvelle était véritable : ces deux peuples qui avaient levé des troupes plus promptement qu'on ne l'aurait cru, désolèrent les campagnes voisines de leur pays, persuadés que les Romains ne pourraient pas soutenir en même temps une guerre contre les Tyrrhéniens, et repousser ceux qui les attaqueraient d'un autre côté. II. Outre cette fâcheuse nouvelle, on eut avis que toute la Tyrrhénie liguée se préparait à envoyer des secours aux Véiens. Ceux-ci en effet ne pouvant par eux-mêmes emporter le château qui les tenait en échec, avaient eu recours aux villes de la Tyrrhénie : ils les avaient conjurées par leur parenté, par leur ancienne alliance, par le souvenir de plusieurs guerres qu'elles avaient soutenues avec eux sous les mêmes auspices, de leur prêter main forte contre le peuple Romain, leur faisant entendre que la ville de Véies située à l'entrée de la Tyrrhénie, lui servait comme de rempart contre les guerres que la république Romaine pouvait déclarer à toute la nation. Les Tyrrhéniens gagnés par ces remontrances, leur avoient promis de leur envoyer autant de troupes auxiliaires qu'ils en demanderaient. III. Aussitôt que le sénat eut reçu ces tristes nouvelles, il résolut de mettre trois armées en campagne. Les levées se firent en diligence. Lucius Æmilius fut envoyé contre les Tyrrhéniens, Caeson Fabius, qui depuis peu s'était démis de la dignité de consul, marcha avec lui : il pria le sénat de lui permettre d'aller au secours de ceux de sa famille que son frère Marcus Fabius avait menés en garnison au château de Cremera, et de participer avec eux aux mêmes combats et aux mêmes dangers. Il sortit de la ville à la tête de ses troupes, revêtu de la puissance proconsulaire. En même temps Caius Servilius l'autre consul marcha contre les Volsques, et le proconsul Servius Furius contre les Æques. Chacun conduisit deux légions de Romains, avec à peu près autant d'Herniques, de Latins et autres alliés. IV. Le proconsul Servius termina la guerre avec autant de diligence que de bonheur. Il livra bataille aux Æques : il les mit en fuite et en déroute avec d'autant plus de facilité, qu'il avait jeté la terreur dans les esprits dès le premier choc, ensuite il les contraignit de se retirer dans leurs fortifications, et passa le reste du temps à ravager leurs terres. V. A l'égard du consul Servilius, il fit un coup d'étourdi : pour avoir livré bataille avec trop d'ardeur et de précipitation, il lui arriva tout le contraire de ce qu'il s'était promis. Les Volsques firent une vigoureuse résistance : il perdit un grand nombre de braves soldats ; de sorte que n'étant plus en état d'en venir aux mains avec les ennemis, il fut contraint de se tenir dans ses retranchements, où il prit le parti de tirer la guerre en longueur par quelques légères escarmouches. VI. Lucius Æmilius qu'on avait envoyé en Tyrrhénie, eut un meilleur succès. Il trouva les Véiens devant leur ville avec un gros corps de troupes auxiliaires des Tyrrhéniens : il résolut de tenter le hasard d'une action générale sans aucun retardement. Le jour d'après qu'il eut assis son camp, il fit sortir ses troupes rangées en bataille : il reçut les Véiens qui se battirent dans cette occasion avec une valeur extraordinaire, Æmilius s'aperçoit que le combat est égal : à la tête de sa cavalerie il tombe sur l'aile droite des Véiens, il la met en désordre, et va attaquer l'autre aile. Il combat lui et les siens, tantôt à cheval dans les endroits où la nature du terrain le permet, tantôt à pied lorsque le champ de bataille n'est pas commode pour les chevaux. Les deux ailes en déroute, le corps de bataille qui ne peut plus tenir, se laisse enfoncer par l'infanterie, toute l'armée prend la fuite, et se sauve dans ses retranchements. Æmilius poursuit vivement les fuyards avec ses troupes en bon ordre, et. en tue un grand nombre. Arrivé à la vue de leur camp, il y passe le reste de la journée et la nuit suivante à donner de temps en temps quelques attaques, Le lendemain, les ennemis se trouvèrent tellement accablés de fatigues, de blessures, de veilles, qu'il emporta leur camp de vive force. Dès que les Tyrrhéniens s'aperçurent que les Romains commençaient à franchir les palissades, ils abandonnèrent leurs retranchements. Les uns le réfugièrent dans la ville, les autres dans les montagnes voisines. Le consul passa la journée dans le camp des ennemis. Le lendemain, il couronna ceux qui s'étaient distingués dans les combats, et leur fit des présents honorables. Il abandonna au soldat les bêtes de charge, les esclaves, les meubles, les richesses immenses dont les tentes étaient fournies, et généralement tout ce qui se trouva dans le camp. Jamais les Romains n'avaient remporté plus de butin qu'en cette occasion. La nation des Tyrrhéniens faisait beaucoup de dépense tant dans les villes qu'en campagne. Accoutumés à la magnificence et à une vie de délices, outre les provisions nécessaires pour la bouche, ils trainaient après eux toutes fortes de meubles précieux et par leur valeur et par l'art des ouvriers, ne s'épargnant rien de tout ce qui peut servir au luxe et au plaisir. VII. Les jours suivants, les Veiens réduits aux abois, députèrent vers le consul les plus âgés de leurs citoyens, avec des marques de suppliants, pour lui faire des propositions de paix. Ces vieillards mirent en usage les prières, les supplications y les larmes, et tout ce qui pouvait exciter la compassion : ils obtinrent d'Æmilius la permission d'envoyer une ambassade à Rome pour traiter de la paix avec le sénat. En attendant la réussite de la négociation, ils le conjurèrent de ne faire aucun dégât sur leurs terres jusqu'à ce que les ambassadeurs eussent rapporté la réponse du sénat ; et afin qu'il ne leur refusât point cette grâce, ils promirent de fournir à l'armée Romaine du blé pour deux mois, et de l'argent pour la paie de six mois, comme le vainqueur l'avait ordonné. Dès qu'Æmilius eut reçu leurs contributions, il conclut une trêve avec eux, et distribua à son armée tout ce qu'ils lui avaient apporté. Pendant cette suspension d'armes, le sénat donna audience aux ambassadeurs, et reçut les lettres du consul, qui le priait avec instance de terminer promptement la guerre avec les Tyrrhéniens. Il fut ordonné qu'on leur accorderait la paix qu'ils avaient demandée, et que le consul serait le maître d'en régler les conditions comme il jugerait à propos. Sur cette réponse du sénat, Æmilius conclut le traité avec les Véiens, et leur accorda la paix. Mais il eut beaucoup plus d'égard aux maximes de la douceur et de la modération, qu'aux intérêts des vainqueurs. Il ne priva point les vaincus de la moindre partie de leurs terres, il ne les condamna à aucune amende pécuniaire, et n'exigea pas même d'otages pour garants de leur bonne foi. VIII. Cette trop grande douceur lui attira de l'envie, elle fut cause qu'il ne reçut point du sénat les récompenses qu'il avait méritées par ses beaux exploits. Il ne put obtenir les honneurs du triomphe qu'il demandait : on lui reprocha d'avoir fait la paix avec trop de fierté sans en communiquer les conditions à la république. De peur néanmoins qu'il ne prît ce refus pour une insulte, et qu'il n'en eût du ressentiment, comme on le connaissait pour un homme plein de valeur, les Romains ordonnèrent qu'il marcherait à la tête d'une armée contre les Volsques au secours de son collègue, afin que s'il réussissait heureusement dans cette guerre, il put apaiser la colère du sénat justement irrité par ses fautes précédentes. Mais le consul outré de ce refus, ne chercha qu'à s'en venger. Il accusa les sénateurs devant le peuple : il lui fit entendre qu'ils étaient fâchés qu'on eût terminé la guerre avec les Tyrrhéniens, que toutes leurs intrigues ne tendaient qu'à ravaler de plus en plus les pauvres citoyens pour lesquels ils témoignaient un souverain mépris, qu'ils ne cherchaient qu'à leur tendre des pièges, et qu'à les occuper par les guerres du dehors, dans la crainte que jouissant d'une paix profonde ils ne demandaient l'exécution des promettes qu'on leur avait faites au sujet du partage des terres, partage que le sénat tâchait toujours d'éloigner par de nouvelles fourberies dont il se servait [ depuis tant d'années. ] Après ces sanglants reproches et autres semblables, il ne garda plus aucune modération dans sa colère, il licencia l'armée qui avait servi sous ses étendards, il rappela les troupes du proconsul Furius, qui étaient dans le pays des Æques, pour leur donner aussi leur congé. Les tribuns prirent de là occasion de recommencer tout de nouveau à accuser les sénateurs dans les assemblées, et à soulever les pauvres contre les riches. CHAPITRE CINQUIEME. I. Les deux consuls ayant fait leur temps, Caius Horatius et Titus Menenius entrèrent en charge la première année de la soixante-seiziéme olympiade, en laquelle Scamandrus, Mitylénien remporta le prix de la course, Phaedon étant archonte à Athènes. Le commencement de leur régence fut traversé par des dissensions civiles qui les empêchèrent de régler les affaires de la république : le peuple irrité ne permettait pas qu'on terminât rien qu'on ne lui eut distribué les terres publiques. II. Quelque temps après, les troubles domestiques et les séditions cédèrent à la nécessité : chacun se présenta lui-même pour aller à la guerre. Les onze ville de la Tyrrhénie qui n'avaient point accédé au traité de paix, assemblèrent leurs états : accusant les Veiens d'avoir terminé la guerre avec le peuple Romain sans consulter le reste de la nation, elles leur proposèrent ou de se joindre aux Romains pour déclarer la guerre aux autres villes de la Tyrrhénie, ou de rompre l'alliance qu'ils avaient faite avec Rome. Les Veiens de leur côté s'excusaient sur la nécessité qui les avait obligés de faire la paix; et pour marque de leur attachement aux intérêts de toute la nation ils laissaient aux états à aviser aux moyens de rompre le traité sous quelque honnête prétexte. Sur ces protestations, quelqu'un de l'assemblée leur dit qu'ils pouvaient alléguer pour raison de leur rupture, le château de Créméra que les Romains avaient bâti exprès pour les tenir en respect, et dont la garnison ne s'était pas encore retirée ; qu'il fallait sommer [ d'abord ] les Romains d'évacuer cette place, et lever l'étendard de la guerre pour donner l'assaut à leur forteresse en cas que la garnison refusât d'en sortir. Ce conseil unanimement approuvé, on renvoya l'assemblée. III. Peu de temps après, toute la Tyrrhénie étant déjà sous les armes, les Véiens députèrent vers les Fabius pour les sommer de livrer le château. Les Fabius indignés de cette sommation insultante, envoient un exprès à Rome pour en donner avis. On s'assemble aussitôt, et par un décret public on ordonne que les deux consuls se mettront incessamment en campagne, l'un pour réduire les Tyrrhéniens qui déclaraient une nouvelle guerre, l'autre pour continuer celle des Volsques qui n'était pas encore terminée. Horatius partit à la tête de deux légions et d'un corps assez nombreux de troupes auxiliaires pour soumettre ces derniers. Menenius devait aussi ouvrir la campagne contre les Tyrrhéniens avec une armée qui n'était pas moins nombreuse que celle de son collègue : mais pendant qu'il faisait les préparatifs avec trop de lenteur, le château de Créméra fut emporté par les ennemis qui défirent [ toute ] la race des Fabius à plate-couture. IV. Il y a deux opinions différentes sur le malheur qui arriva alors à cette famille infortunée : l'une paraît moins probable ; l'autre approche plus de la vérité. Je les rapporterai ici toutes les deux de la manière que je les sais. Quelques-uns disent que vers le temps d'un sacrifice de la patrie qui devait être offert par la famille des Fabius, ils sortirent tous avec un petit nombre de clients pour faire les cérémonies sacrées ; que sans envoyer devant eux à la découverte des chemins ils s'avancèrent imprudemment, et qu'au lieu de se tenir sur leurs gardes et sous les étendards, ils firent leur marche avec autant de confiance que s'ils avaient été en temps de paix ou dans un pays d'alliés : que les Tyrrhéniens qui eurent avis de leur départ portèrent une partie de leurs troupes en embuscade dans le chemin par où ils dévoient passer, et que bientôt après ils vinrent a la rencontre des Fabius avec le reste de leur armée en bon ordre : que les Fabius ayant donné dans le piège, les ennemis sortirent de l'embuscade, tombèrent tout à coup sur eux, et les chargèrent brusquement, les uns de front, les autres en flanc : qu'un moment après le reste de l'armée des Tyrrhéniens les prit en queue ; et que les ayant invertis de toutes parts, ils les accablèrent d'une nuée de pierres, de flèches, de javelots, de lances, et les défirent entièrement. Mais ce récit ne me paraît guère croyable. Y a-t-il apparence que tant de soldats en faction, fussent sortis de leur porte sans un ordre exprès du sénat, sous prétexte d'aller à Rome pour offrir des sacrifices que tant d'autres personnes de la même famille plus avancées en âge et par-là exemptes de porter les armes, pouvaient offrir en leur nom et en celui des absents ? Et quand même on supposerait que tous les Fabius étaient hors de Rome et qu'il n'en restait pas un seul dans la ville, est-il probable que tous ceux qui gardaient le château de Créméra, eussent abandonné une forteresse si importante ? N'aurait-il pas suffi que trois ou quatre se fussent détachés pour aller offrir des sacrifices au nom de toute la famille? Voila les raisons qui me déterminent à rejeter le premier sentiment comme peu digne de foi. V. Voyons maintenant l'autre manière de raconter la défaite des Fabius et la prise du château : c'est à mon avis le récit le plus probable. Ils sortaient souvent pour piller : enhardis par le succès de leurs premières courses ils s'avançaient de jour en jour plus avant dans le pays ennemi. Les Tyrrhéniens qui avaient une nombreuse armée sur pied, profitèrent de leur trop grande confiance. Ils se portèrent dans les campagnes voisines sans que les ennemis s'en aperçussent. Ensuite ils firent sortir des villages voisins les troupeaux de moutons et de bœufs, et les haras, comme s'ils n'avaient eu d'autre dessein que de les envoyer aux pâturages. Les Fabius attirés par l'appas du butin, sortirent aussitôt de leur château, enlevèrent les bestiaux et se saisirent de ceux qui les gardaient. Les Tyrrhéniens continuent à user de cet artifice, ils accoutument insensiblement l'ennemi à s'éloigner de plus en plus de son camp par de nouveaux appas qu'ils lui fournissent : enfin ils inspirent aux Fabius une si grande confiance, que ceux-ci se fermant les yeux sur le danger qui les menace, ne prennent plus aucune précaution pour leur sûreté. Les Tyrrhéniens profitent de l'occasion : pendant la nuit ils placent des troupes en embuscade dans les postes les plus commodes qu'ils peuvent trouver, le reste de l'armée s'empare des hauteurs qui commandent sur la plaine. Le lendemain ils envoient un détachement comme pour escorter les bergers et font sortir de leurs châteaux une grande quantité de bétail. Dans le même temps les Fabius sont avertis que s'ils veulent se transporter au delà des montagnes voisines, ils trouveront la campagne couverte de bestiaux de toute espèce avec une escorte beaucoup trop faible pour leur résister. Ils sortent incessamment de leur forteresse, où ils ne laissent qu'autant de troupes qu'il en faut pour la défendre. Pleins de l'espérance d'un riche butin ils marchent en diligence, et se montrent en ordre de bataille aux ennemis qui escortent les troupeaux. Ceux-ci prennent d'abord la fuite, sans même se mettre en état de résister : les Fabius se croyant déjà dans une entière sûreté, saisissent les bergers et chassent les troupeaux devant eux. Alors les Tyrrhéniens sortent de leur embuscade par plusieurs endroits et les chargent de tous côtés. La plupart de ces braves Romains dispersés ça et là ne peuvent se rallier pour se mettre en défense ; ils périssent misérablement sous le glaive des ennemis. VI. Les autres qui étaient réunis en un même corps, font effort pour se retirer dans quelque poste sûr et pour gagner les montagnes : mais par malheur pour eux ils tombent dans une autre embuscade qui les attendait à la faveur d'un bois. On donna alors un rude combat: il y périt beaucoup de monde de part et d'autre. Enfin les Romains, après avoir couvert le champ de bataille de corps morts et repoussé tout ce qui se présentait devant eux, se sauvent sur une colline presque inexpugnable ; ils y passent la nuit suivante sans provision de bouche. VII. Le lendemain ceux qui étaient restés en garnison dans le château, sont informés de la triste situation où se trouvaient leurs camarades : ils reçoivent avis que la plus grande partie de leur armée a été défaite au pillage, et que ceux qui étaient la fleur de leurs troupes invertie sur une montagne déserte périra bientôt de misère si elle ne reçoit un prompt secours. Sur une si fâcheuse nouvelle, ils sortent en diligence, laissant seulement une poignée de gens pour garder le château. Les Tyrrhéniens accourent de plusieurs endroits et les enveloppent toutes parts avant qu'ils puissent joindre leurs camarades. Les Romains soutiennent leur choc ; ils se battent avec une valeur extraordinaire ; enfin ils succombent, et l'ennemi les défait tous jusqu'au dernier. VIII. Peu de temps après, ceux qui s'étaient postés sur la colline, pressés par la faim et par la soif résolurent d'en venir aux mains. Ils étaient en petit nombre, l'armée ennemie était formidable : mais ils ne voyaient point d'autre ressource que dans une bataille, il fallut en courir le hasard. L'action commença de grand matin ; elle dura jusqu'à la nuit. Ils firent un si grand carnage, que les tas de corps morts étendus de tous côtés sur le champ de bataille les empêchaient de combattre. Enfin, les Tyrrhéniens qui avaient perdu plus d'un tiers de leur armée, n'osent plus exposer le reste, ils suspendent le combat pour un moment, on sonne la retraite, et pendant cet intervalle ils envoient des hérauts aux Fabius, avec ordre de leur promettre une entière sûreté et un libre passage sur leurs terres, s'ils veulent mettre bas les armes et évacuer le château de Créméra. Ceux-ci aiment mieux mourir en braves que de céder ; ils s'offensent même des conditions qu'on leur propose. Les ennemis reviennent donc à la charge les uns après les autres : mais ils n'osent se mesurer de près comme auparavant, le combat n'est plus de main à main et corps à corps ; ils se contentent de lancer de loin une nuée de javelots de traits et de pierres dont l'air est obscurci. Les Romains résistent à tout, ils se tiennent serrés : malgré une grêle de traits qu'on fait pleuvoir sur eux, et qui portent toujours des blessures certaines au milieu de leurs pelotons condensés et investis de toutes parts, ils pressent l'ennemi avec tant de bravoure qu'ils le contraignent de reculer. Déjà leurs épées étaient émoussées ou rompues, et leurs boucliers fracassés et brisés, ils ne pouvaient plus faire aucun usage de leurs armes offensives et défensives : accablés d'ailleurs d'une infinité de blessures, ils avaient perdu presque tout leur sang, et pouvaient à peine se soutenir après les longues fatigues d'un combat si opiniâtre. Les Tyrrhéniens profitent de leur épuisement, et malgré leur résistance ils leur livrent de nouvelles attaques. Les Romains se jettent sur eux comme des bêtes féroces : ils empoignent les piques et les épées des ennemis par le tranchant: ils les leur arrachent des mains et les brisent. Ceux mêmes qui sont étendus par terre, se battent encore tant qu'il leur reste un souffle de vie, mais avec plus de fureur et de colère que de force. Leur valeur indomptable, leur intrépidité, la rage que leur inspirent le désespoir et le mépris de la vie, les rend, pour ainsi dire, forcenés. Les Tyrrhéniens épouvantés prennent le parti de ne plus se mesurer avec eux, mais de combattre de loin : ils reculent, ils leur jettent à la tête une grêle de pierres, des bâtons et tout ce qui leur tombe sous la main ; enfin ils les accablent sous une nuée de traits. IX. Après avoir défait tant de braves combattants, ils prennent les têtes des plus illustres, et courent au château dans l'espérance de l'emporter du premier assaut : mais cette seconde entreprise ne réussit pas si promptement qu'ils se l'étaient promis. Ceux qui gardaient la forteresse animés par l'exemple de la mort généreuse de leurs parents et de leurs camarades, sortent contre eux en fort petit nombre, et combattent longtemps ; enfin ils ont le même fort que les autres ; ils se font tailler en pièces depuis le premier jusqu'au dernier. Après leur défaite les Tyrrhéniens s'emparent du château qui était entièrement abandonné et fans aucune défense. Ce dernier récit me paraît beaucoup plus probable que le premier, quoique l'un et l'autre se trouve dans des historiens Romains graves et dignes de foi. X. Quelques-uns ajoutent à ce récit une autre particularité qui n'est ni vraie ni croyable, mais inventée à plaisir, et fondée feulement sur des ouï-dire. Je crois qu'il est à propos de l'examiner à fond. Ils disent qu'après la mort des trois cent six Fabius, il ne resta qu'un seul petit enfant de toute la famille. Mais cela n'est nullement probable, ni même possible. En effet, y a-t-il apparence qu'aucun des Fabius, qui allèrent au château de Créméra, n'eût ni femme, ni enfants ? Il y avait une loi ancienne qui obligeait de se marier à certain âge, et de nourrir tous les enfants qui provenaient du mariage. Est-il à croire que les seuls Fabius eussent violé une loi toujours exactement observée par leurs ancêtres ? Quand même nous supposerions qu'ils s'en fussent dispensés, peut-on supposer qu'aucun d'eux n'avait point de frères encore enfants ? Une pareille supposition ne ressemble-t-elle pas aux fictions du théâtre et aux fables les moins vraisemblables ? D'ailleurs les pères des Fabius, du moins ceux qui étaient encore en âge d'avoir des enfants, auraient-ils pu se dispenser de se mettre en état d'en avoir d'autres, pour réparer cette extinction totale de leur famille, afin de conserver les sacrifices institués par leurs ancêtres, et de perpétuer le nom et la gloire des Fabius ? Que si l'on prétend qu'il n'en resta aucun, et que les trois cent six qui périrent à Créméra comprenaient généralement toute la famille, il n'est pas possible qu'ils n'eussent laissé de petits enfants, quelques-unes de leurs femmes enceintes, ou au moins de jeunes frères et des pères encore vigoureux. Voilà les raisons qui détruisent l'opinion contraire, et qui la rendent insoutenable. Ce qu'elle contient de vrai, c'est que des trois frères, Caeson, Marcus et Quintus qui exercèrent le consulat sept ans de suite, il n'y eut que Marcus qui laissa un enfant après lui. Rien n'empêche que ce ne soit cet enfant qu'on dit qui resta seul de la famille des Fabius. Comme il n'y eut que lui qui devint illustre, et qui se distingua par ses belles actions après avoir atteint l'âge viril, je fuis persuadé que c'est là ce qui a fait croire à plusieurs qu'il ne restait que lui de la race des Fabius ; non pas qu'il n'en restât encore quelque autre ; mais parce qu'il n'y en avait aucun qui leur ressemblât par ses vertus, car on ne distinguait pas les rejetions de cette illustre famille à la naissance, mais à la valeur. Je crois en avoir assez dit sur cette matière. XI. Après la défaite des Fabius et la prise du château de Créméra, les Tyrrhéniens marchèrent avec toutes leurs troupes contre l'autre armée des Romains. Le consul Ménénius avait assis son camp dans un poste peu sûr. Il n'était pas éloigné du champ de bataille ou les Fabius et leurs clients furent défaits. Dans le moment de leur déroute entière il n'en était qu'à trente stades ou environ ; ce qui fit croire à plusieurs que connaissant le péril évident où ils étaient, il ne s'en embarrassa en aucune manière, parce qu'il portait envie à leur gloire et à leur vertu. Le juste soupçon qu'on en eut, fut la feule raison pour laquelle on le condamna dans la suite, lorsque les tribuns le firent assigner à leur tribunal. Car la ville de Rome fut très-sensible à la perte de tant de braves citoyens, elle conserva toujours une haine implacable contre tous ceux qui devinrent suspects d'avoir contribué à ce malheur. Elle met même au nombre des jours infortunés et maudits, le jour auquel arriva cette terrible défaite, et à cause de l'échec qu'elle reçut alors, elle ne voudrait pas commencer ce jour-là aucune entreprise importante. XII. Quand les Tyrrhéniens se furent approchés de l'armée Romaine, ils ne conçurent que du mépris pour l'ignorance du consul qui avait assis son camp sur un des côtés de la montagne. Profitant de l'avantage que la fortune leur présentait, ils gagnent avec leur cavalerie l'autre côté de la colline, ils arrivent jusqu'au haut sans trouver de résistance : ils s'emparent de l'éminence qui commandait sur le camp des ennemis ; ils s'y portent en armes, ils y font monter le reste de leurs troupes en toute sûreté, et fortifient leur camp d'une haute palissade et d'un fossé. Lorsque Ménénius s'aperçut de l'avantage qu'il avait donné aux ennemis, s'il eût eu assez de bonne foi pour reconnaître sa faute, et qu'il se fût retiré dans un poste plus sûr, il aurait agi en homme sage. Mais la honte d'avouer qu'il avait failli, lui fit mépriser tous les avertissements qu'on lui donnait ; en sorte qu'il tomba dans un malheur qui le couvrit d'ignominie. Les Tyrrhéniens faisaient de temps en temps des sorties, ils remportaient de grands avantages sur l'ennemi par la supériorité de leur poste. Ils enlevaient les convois des vivandiers : postés en embuscade ils se jetaient sur la soldatesque qui allait au fourrage ou à l'eau. Par ce moyen le consul se voyait réduit à ne pouvoir plus disposer ni du temps ni du lieu pour livrer bataille, ce qui passe pour une preuve certaine de l'incapacité d'un général d'armée : les Tyrrhéniens au contraire étaient maîtres de ces deux choses. XIII. Une si triste situation ne put jamais obliger Ménénius à déloger de son poste : malgré les sages conseils qu'on lui donnait, il fit avancer ses troupes en ordre de bataille pour livrer le combat- Les Tyrrhéniens qui regardaient ce fol entêtement du commandant comme un grand avantage pour eux, descendent de leur camp avec deux fois plus de troupes que n'en avaient les Romains. Le combat s'engage : il périt un grand nombre de Romains dès le premier choc. Ils ne pouvaient ni garder leurs rangs ni défendre leur poste: les Tyrrhéniens les repoussaient avec d'autant moins de peine que la nature du lieu combattait pour eux ; leur corps de bataille ayant beaucoup de hauteur, le reste de leurs troupes qui les soutenait et qui les pressait par derrière, leur donnait un grand avantage pour enfoncer les rangs de l'armée ennemie. Les plus braves officiers de l'armée Romaine perdent la vie dans ce combat meurtrier ; le reste plie et se retire dans le camp en désordre. XIV. Les Tyrrhéniens aux trousses des fuyards les poursuivent à outrance : ils enlèvent leurs étendards, ils les leur arrachent de force, ils se saisissent des blessés, et restent maîtres de leurs morts. Ensuite ils les assiègent dans leurs lignes, ils leur donnent plusieurs attaques pendant le reste du jour, ils continuent l'assaut la nuit suivante, et les délogent enfin de leur camp. Ils entrent victorieux dans les retranchements, ils font un grand nombre de prisonniers, et s'emparent de l'argent et de toutes les richesses des vaincus, qui n'avaient eu ni le temps ni la force de rien emporter ; la plupart n'avaient pas même gardé leurs armes, trop heureux d'avoir pu mettre leur vie en sûreté. XV. Quand on eut appris à Rome la déroute de l'armée et la prise du camp, par ceux qui s'étaient sauvés les premiers, et qui y arrivèrent avant le jour, l'alarme et le tumulte se répandirent par [toute] la ville.Chacun courut aux armes, comme si l'ennemi eût déjà été aux portes. Ceux-ci se postaient sur les remparts, ceux-là devant les portes de la ville, d'autres s'emparaient des forteresses et des lieux les plus élevés. Ce n'était partout que confusion : les citoyens couraient de côté et d'autre : l'air retentissait des cris confus déjà multitude. On montait sur les toits des maisons pour se disposer à combattre, et pour repousser la force par la force. On ne voyait de toutes parts que des feux et des flambeaux sur les toits et aux fenêtres : comme il était nuit, il semblait que tout était embrasé, et que la ville était en feu d'un bout à l'autre. XVI. Si donc les Tyrrhéniens, sans s'amuser à piller le camp, eussent poursuivi les fuyards, toute l'armée aurait sans doute été taillée en pièces. Mais pour s'être amusés à ramasser le butin, et à se reposer de leurs fatigues, ils se privèrent eux-mêmes de l'honneur d'une victoire complète. Le lendemain ils décampèrent pour s'avancer vers la ville. Quand ils en furent environ à seize stades, ils s'emparèrent d'une montagne qu'on appelle Janicule : de là on voit la ville de Rome à découvert.. Ils se servirent de ce poste comme d'une retraite assurée, d'où ils faisaient des courses sur les terres de la république, pillant et ravageant tout ce qu'ils trouvaient, et méprisant souverainement les Romains. XVII. Pendant ce temps, Horatius, l'autre consul, revint du pays des Volsques avec son armée. Son retour ranima les Romains : ils se crurent alors en sûreté. Ils arment la jeunesse de la ville, et se mettent aussitôt en campagne. Ils livrent le premier combat auprès du temple de l'Espérance à huit stades de Rome ; ils enfoncent les Tyrrhéniens, et remportent la victoire. Ceux-ci reviennent une seconde fois à la charge avec une armée plus nombreuse que la première. On donne une autre bataille à la porte Colline : les Romains y combattent avec valeur ; ils remportent l'avantage, et reviennent enfin de leur première épouvante. Ainsi finit cette année. CHAPITRE SIXIEME. I. L'année suivante, au mois d'Août, vers le solstice d'été, on éleva au consulat Spurius Servilius et Aulus Virginius, tous deux fort habiles dans l'art militaire. Ces deux consuls étaient persuadés que la guerre des Tyrrhéniens, quoique grande et difficile, était cependant d'une merveilleuse utilité pour apaiser les séditions domestiques. Comme les terres n'avaient point été ensemencées l'hiver précèdent, à cause des courses continuelles de l'ennemi qui s'était emparé de la montagne voisine, et que les marchands n'apportaient plus de provisions de dehors, la ville de Rome qui n'était que trop peuplée par ses propres habitants, surchargée d'ailleurs par une foule de gens de la campagne qui s'y retiraient, se trouva dans une extrême disette. Elle contenait en effet plus de cent dix mille citoyens à la fleur de l'âge, comme il parut par le dénombrement qui en fut fait vers ce temps-là, sans compter les femmes, les enfants, les esclaves, les marchands et les artisans qui étaient venus des autres pays pour s'y établir ; car il n'était pas permis à un Romain de trafiquer ni de gagner sa vie par un travail manuel comme un vil artisan : toutes ces personnes égalaient trois fois le nombre des citoyens. Il était bien difficile d'apaiser une si nombreuse populace : la disette allumant leur colère, ils couraient en foule à la place publique, ils criaient hautement contre les magistrats, et fondaient tumultuairement dans les maisons des riches pour enlever leurs provisions sans en payer le prix. II. Pour surcroit de malheur, les tribuns assemblaient le peuple qui n'était déjà que trop ému. Ils accusaient les patriciens de machiner toujours quelque chose de nouveau contre les pauvres. Rappelant le souvenir des malheurs passés qui n'avaient point eu d'autre cause que le hasard et la fortune dont on ne peut prévoir les vicissitudes et les caprices, ils prétendaient que toutes ces calamités étaient l'ouvrage de la noblesse, et par leurs invectives ils irritaient de plus en plus une populace qui n'était déjà que trop portée à faire des insultes. III. Les consuls comprirent alors que le mal pressait et qu'il fallait y apporter un prompt remède. Ils envolèrent quelques personnes dans les pays voisins avec une grande somme d'argent pour acheter du blé. Ils ordonnèrent aux particuliers de donner une déclaration de ce qu'ils avaient de provisions dans leurs greniers, et les obligèrent de céder au public le surplus de ce qui leur était nécessaire pour vivre, fixant eux-mêmes le prix que les denrées devaient être vendues. Par toutes ces précautions et autres semblables, ils arrêtèrent l'insolence du peuple. IV. Ensuite ils mirent toute leur application à faire des préparatifs pour la guerre. Car toutes les provisions de bouche qu'on avait pu trouver dans Rome, étaient consumées, celles qu'on était allé chercher au dehors, tardaient trop à venir. On ne voyait point d'autre remède aux misères présentes, que d'exposer au péril toutes les forces de la république pour chasser les ennemis de dessus les terres de Rome, ou bien il fallait absolument que le peuple restant enfermé dans l'enceinte des murs, pérît par la faim et par les séditions intestines. De ces deux maux inévitables, les consuls choisirent le moindre : ils résolurent d'en venir aux mains avec les ennemis et de tenter la fortune du combat. V. Dans ce dessein on mit des troupes en campagne ; les consuls passèrent le fleuve vers minuit sur des radeaux, et avant qu'il fît grand jour ils assirent leur camp proche des ennemis. Le lendemain ils rangèrent leur armée en bataille: Virginius commandait l'aile droite, Servilius la gauche. Les Tyrrhéniens furent ravis de les voir disposés à tenter une action générale ; persuadés que si cette bataille leur réussissait, ils détruiraient entièrement la puissance Romaine : car ils savaient que tout ce que la république pouvait avoir de bonnes troupes se trouverait à cette action. Ayant déjà vaincu l'armée de Ménénius qui leur avait livré bataille dans des lieux désavantageux et difficiles, ils se flattaient d'un plus grand avantage dans cette occasion : mais leur espérance était très mal fondée. VI. On en vint donc aux mains: le combat fut rude, et dura longtemps. Il y périt un grand nombre de braves du côté des Romains : les Tyrrhéniens en perdirent beaucoup plus, et furent enfin contraints de se retirer dans leur camp [ à petit pas. ] VII. Virginius qui commandait l'aile droite de l'arméee Romaine, trop content de l'heureuse réussite du combat, ne voulut pas que les siens poursuivissent l'ennemi. Mais Servilius qui conduisait l'aile gauche poussa plus loin son avantage, et se mit à la queue des fuyards. Quand il fut sur les lieux élevés, les Tyrrhéniens firent volte-face, et secourus par la garnison du camp ils fondirent sur ceux qui les avaient menés si rudement. Ceux-ci soutinrent le choc pendant quelque temps : mais à la fin ils furent obligés de tourner le dos, de forte que les ennemis les poursuivant l'épée dans les reins et les culbutant par le penchant de la colline, il en périt un fort grand nombre. VIII. Dès que Virginius eut appris la déroute de l'aile gauche, il traversa la montagne de biais, avec toutes ses troupes en ordre de bataille. Arrivé derrière ceux qui poursuivaient Servilius, il y laisse une partie de son armée pour empêcher la garnison du camp de venir au secours des Tyrrhéniens, et avec le reste de les troupes il tombe rudement sur l'ennemi. Alors Servilius et les siens ranimés par la présence de leurs camarades tournent tête et combattent de pied ferme. Les Tyrrhéniens invertis de toutes parts, ne pouvant plus ni avancer ni reculer, l'aile gauche les presse de front, la droite les charge en queue, leur ferme les avenues de leur camp, et en fait une horrible boucherie [ malgré leur vigoureuse résistance. ] IX. Après avoir remporté une victoire funeste pour les Romains et terminé la bataille avec peu de succès et d'avantage, les consuls assirent leur camp devant les morts et y passèrent la nuit suivante. Pendant ce temps là les Tyrrhéniens qui occupaient le Janicule, voyant qu'il ne leur venait aucun secours de leur pays, résolurent d'abandonner leur poste: ils décampèrent la nuit même pour se retirer dans Véies qui était la plus proche de toutes les villes de la Tyrrhénie. X. Les Romains s'emparent de leur camp, pillent les bagages que l'ennemi n'avait pu emporter, et se saisissent d'un grand nombre de blessées, qu'ils trouvent abandonnés dans leurs tentes, ou étendus ça et là par les chemins. Car quelques-uns de ces pauvres soldats, avoient fait effort pour suivre les autres, par le désir de retourner dans leur patrie : mais l'entreprise était au-dessus de leurs forces ; accablés par la douleur jointe à la fatigue du chemin, ils tombaient à demi-morts, la cavalerie Romaine s'étant avancée fort loin pour les poursuivre, les défit tous jusqu'au dernier XI. Les Romains n'ayant plus d'ennemi sur les bras, démolirent le château ; ensuite ils revinrent à Rome chargés de dépouilles, portant avec eux les corps de leurs camarades qui avaient été tués dans le combat. Ce fut un spectacle bien triste pour tous les citoyens, de voir les corps de tant de braves qui avaient prodigué courageusement leur vie pour la défense de la république. Aussi le peuple ne voulut pas ni célébrer des fêtes comme ayant eu tout l'avantage de la victoire, ni porter le deuil comme d'un malheur sans remède et d'une perte irréparable. Le sénat se contenta d'ordonner qu'on offrirait aux dieux les sacrifices nécessaires, mais il ne permit pas aux consuls de recevoir les honneurs du triomphe pour la bataille qu'ils avoient remportée. XII. Quelques jours après, la ville de Rome se trouva pleine de toutes fortes de provisions : car les ambassadeurs que le public avait envoyés acheter du blé, et les marchands qui avaient coutume d'en fournir, en apportèrent une si grande quantité que les vivres revinrent à un aussi vil prix qu'ils étaient avant la cherté. XIII. Les guerres du dehors étant terminées, les séditions domestiques se rallumèrent à l'instigation des tribuns, qui recommençaient à soulever le peuple. Il est vrai que les patriciens s'opposant fortement à leurs entreprises, les dissipèrent pour la plupart. Mais ils eurent beau faire, il leur fut absolument impossible d'empêcher les accusations qu'on formait contre Ménénius qui avait été consul l'année précédente. Les deux tribuns Quintus Confidius et Titus Genucius, l'assignèrent à rendre comte de sa conduite dans la précédente guerre, dont la fin n'avait été ni heureuse ni honorable pour les Romains. Ils l'accusaient principalement d'avoir été cause de la défaite des Fabius et de la prise de Créméra. Le peuple assemblé par tribus, le condamna presque tout d'une voix, quoiqu'il fut fils de ce Ménénius Agrippa qui avait rappelé le peuple révolté, qui avait su ménager sa réconciliation avec les patriciens, et qui par cette rare prudence s'était tellement attiré la vénération de tout le monde, que le sénat après sa mort lui avait ordonné de magnifiques funérailles aux dépens du public, et que les dames Romaines mettant bas l'or et la pourpre qui faisaient leur parure ordinaire, l'avaient pleuré un an entier. Ses juges néanmoins ne le condamnèrent pas à mort : on se contenta de le condamner à un amende pécuniaire, qui paraît ridicule si on la compare aux fortunes et aux richesses de notre siècle ; mais elle était considérable, et même exorbitante, pour les hommes de ces premiers temps qui gagnaient leur nécessaire par le travail de leurs mains, principalement pour Ménénius qui n'avait pour tout patrimoine que la pauvreté en partage. Cette amende était de deux mille as, et l'as était une monnaie de cuivre du poids d'une livre ; de sorte que l'amende montait en tout à seize talents de cuivre. Cependant une somme si modique parut excessive aux hommes de ces premiers siècles, jusque-là que pour y remédier, ils défendirent d'imposer à l'avenir des amendes pécuniaires, les commuant en d'autres amendes payables en bœufs et en moutons, dont ils fixèrent même le nombre au delà duquel il n'était pas permis aux magistrats de taxer les particuliers. XIV. La condamnation de Ménénius donna une nouvelle occasion aux patriciens de faire sentir au peuple les effets de leur colère. Ils ne voulaient plus lui accorder la permission de faire le partage des terres publiques, ni aucune autre grâce où il parût mollir. Le peuple même ne fut pas longtemps sans se repentir de son jugement, après qu'il eut appris la mort de Ménénius. Ce consulaire se retira entièrement de tout commerce de la vie civile. Personne ne le vit plus paraitre en public dans aucun endroit, et quoiqu'il pût encore aspirer à toutes les charges, en payant son amende, dont plusieurs de ses amis offraient de lui fournir la somme, il n'en voulut rien faire. Le malheur qui lui était arrivé, lui parut plus insupportable que la mort même. Il se renferma dans sa maison sans recevoir chez lui qui que ce fût ; il y mourut de chagrin et d'inanition. Voila ce qui se passa cette année. CHAPITRE SEPTIEME. I. Sous le consulat de Publius Valérius Poplicola et de Caius Nautius, un autre patricien, nommé Spurius Servilius, qui avait été consul l'année précédente, se vit aussi en danger de perdre la vie peu de temps après qu'il fut sorti de charge. Les deux tribuns Lucius Caedicius et Titus Statius le citèrent devant le peuple pour lui demander compte, non d'aucun crime qu'il eût commis, mais de son infortune ; parce que dans la bataille qu'il avait livrée aux Tyrrhéniens, s'étant avancé avec plus de hardiesse que de prudence jusqu'aux retranchements des ennemis, et la garnison étant sortie en foule pour le poursuivre, il avait perdu dans une déroute la fleur de son armée. II. Les patriciens trouvèrent que cette accusation était des plus criantes. Après avoir conféré entre eux, ils entrèrent dans une espèce de fureur. Criant hautement à l'injustice, ils disaient que c'était une chose tout-à-fait intolérable, que les généraux qui s'exposaient à tout et qui ne redoutaient aucun péril, fussent accusés de lâcheté et d'incapacité, dès là que la fortune leur avait été contraire, qu'il était inouï qu'on reçut contre eux la déposition et le témoignage de gens qui ne s'étaient point trouvés à l'action et qui n'avaient couru aucun danger ; que c'était là le moyen d'empêcher que ceux qui avaient le commandement des armées, n'entreprissent rien de grand ; et que ces sortes d'accusations ne tendaient qu'à ruiner en même temps et la liberté et l'empire. Après ces remontrances ils conjuraient instamment les plébéiens de ne pas condamner Servilius : ils leur représentaient que ce serait exposer la république à une ruine entière, s'il en coûtait la vie aux commandants des armées pour avoir eu le malheur de ne pas réussir dans leurs expéditions. III. Malgré toutes leurs sollicitations, quand le jour destiné pour le jugement fut venu, Lucius Caedicius un des tribuns s'avance au milieu de l'assemblée du peuple : il accuse le consul de l'année précédente d'avoir par les folles entreprises et par fon incapacité dans le métier de la guerre, exposé toutes les forces de la républiques un danger évident, et d'avoir perdu l'élite et la fleur de son armée. Il ajoute que si fon collègue promptement informé du péril où était l'armée, n'était accouru en diligence à la tête de ses troupes pour repousser l'ennemi et pour détourner le danger, rien n'aurait empêché que par la défaite entière de l'armée de Servilius Rome n'eût perdu la moitié de ses citoyens. Il produit pour témoins de ce qu'il avançait, tous les capitaines qui s'étaient sauvés de cette déroute, et quelques simples soldats, qui pour se laver de la honte de leur défaite et de leur fuite, rejettaient volontiers toute la faute fur le commandant à qui ils faisaient un crime de son malheur. Il fait l'éloge d'un grand nombre de braves gens qui avaient perdu la vie dans la bataille. Par le souvenir d'une défaite si affreuse, il excite la compassion dans tous les cœurs. Il exagère l'échec que les Romains avaient reçu dans cette rencontre : enfin après avoir dit avec beaucoup de mépris tout ce qui pouvait être capable d'indisposer le peuple contre les patriciens, et de fermer la bouche à ceux qui auraient voulu prier pour l'accusé, il lui permet de défendre sa cause. IV. Alors Servilius entreprit de faire voir son innocence, et parla en ces termes. « Si c'est pour examiner ma cause, et pour me demander compte de ma conduite dans la guerre, que vous m'avez cité à votre tribunal, je suis prêt, Romains, à faire mon apologie. Mais si vous avez déjà prononcé contre moi une sentence irrévocable ; si vous me faites venir ici pour me livrer au supplice, et qu'il n'y ait rien à gagner pour moi en vous faisant voir mon innocence, je m'abandonne dès à présent entre vos mains : faites de mon corps tout ce qu'il vous plaira. Il vaut mieux que je meure sans avoir été jugé, que de subir le même sort après que j'aurais plaidé ma cause sans pouvoir vous convaincre de mon innocence. Du moins on pourra croire que vous m'aurez condamné avec justice : vous en serez moins coupables, si ne me laissant pas la liberté de parler vous ne pensez qu'à suivre les mouvements de votre colère, tandis qu'il est encore incertain si j'ai commis quelque crime contre vous. Au reste, la manière dont vous m'écouterez, me fera connaître dans quelles dispositions vous êtes à mon égard : je jugerai par votre silence ou par le bruit que vous ferez, si c'est pour me conduire au supplice ou pour examiner ma cause, que vous m'avez fait venir ici. » V. Ayant ainsi parlé, il se tut. Toute l'assemblée fit d'abord un grand silence: bientôt après, la plupart lui crièrent de prendre courage, et de dire tout ce qu'il voudrait. Servilius reprit donc son discours, et poursuivit en ces termes. « Si je puis me flatter de vous avoir pour juges, et non pour parties et pour adversaires, j'espère, Romains, qu'il ne me fera pas difficile de vous convaincre que je ne suis coupable d'aucune injustice. Pour commencer mon apologie par des faits que vous connaissez tous, je fus élu consul avec le brave Virginius, dans le temps que les Tyrrhéniens fortifiés sur une colline qui commande cette ville, s'étaient rendus maîtres de tout le pays d'alentour, et avaient conçu l'espérance de ruiner bientôt notre empire. Rome alors accablée par la famine et par les séditions domestiques qui divisaient ses citoyens, ne savait quel remède apporter à tant de maux. Ce fut dans des conjonctures si fâcheuses, dans un temps si difficile et si dangereux, que je pris les rênes du gouvernement. Avec le secours de mon collègue, je défis les ennemis dans deux batailles. Je les forçai d'abandonner le poste qu'ils occupaient ; ils furent contraints d'évacuer cette place et de se retirer dans leur pays. Peu de temps après j'apaisai la famine dans Rome : je remplis les marchés de toutes fortes de provisions : je laissai aux consuls mes successeurs le pays entièrement délivré des armes de l'ennemi, et la ville de Rome purgée de toutes les séditions, que certains esprits mutins y avaient excitées par leurs discours. De quel crime suis-je donc coupable [ selon vous ], à moins que ce ne soit commettre un crime contre vous que de vaincre les ennemis? VI. Que si quelques soldats ont eu le malheur de perdre la vie [ dans la bataille ] après avoir combattu avec succès, quelle injustice Servilius a-t-il pu faire en cela envers le peuple? Les généraux d'armée ont-ils quelque dieu tutélaire qui rende garant de la vie de tous ceux qui combattent sous leurs enseignes ? N'acceptons-nous le commandement des troupes qu'à condition que nous vaincrons les ennemis sans perdre aucun de nos soldats ? Quel est l'homme qui voulût non-feulement prendre sur lui tout ce qui dépend de la prudence et des conseils, mais encore répondre de ce qui ne dépend que de la fortune ? Tout général d'armée n'achète-t-il pas les grandes réussites par de grands périls? Peut-il faire de grands coups sans s'exposer beaucoup ? D'ailleurs je ne suis pas le premier à qui il soit arrivé un pareil malheur dans les combats. Presque tous ceux qui ont commis leurs forces contre une armée supérieure en nombre, ont eu le même sort. Combien de généraux ont eux-mêmes été obligés de prendre la fuite après avoir enfoncé les ennemis ? Combien en connaissons-nous, qui après avoir tué beaucoup de monde aux ennemis, en ont perdu beaucoup plus de leur côté ? Je ne parle point de plusieurs grands capitaines, qui après une sanglante défaite se sont retirés chez eux chargés de honte et couverts d'ignominie. Il n'y en a pas un néanmoins à qui on ait fait porter la peine de sa mauvaise fortune. On a cru que leur propre ce malheur était un assez grand supplice, et que le regret de n'avoir pu acquérir de gloire, n'était qu'une punition trop sensible pour un général d'armée, quoiqu'on ne lui imposât point d'autre peine que la honte dont il s'était couvert. VII. Mais je ne veux point [ vous] alléguer pour ma défense, que je ne suis nullement responsable des caprices de la fortune, raison cependant que tout juge équitable trouverait bonne et juste. Loin de me retrancher sur cette excuse, quand même aucun autre capitaine ne pourrait se résoudre à paraître devant vous pour défendre une cause semblable, je ne refuse pas de le faire moi seul : je consens que mon malheur soit une partie de l'accusation formée contre moi, et que ma conduite fasse l'autre. Qu'il me soit donc permis avant toutes choses, de vous faire remarquer qu'on ne juge pas des actions des hommes, soit heureuses, soit malheureuses, en les prenant chacune en particulier, et selon leurs différentes parties qui sont en grand nombre, mais en examinant quel en a été l'événement. S'il arrive qu'elles aient un bon succès, je vois qu'elles sont louées de tout le monde, et qu'on les regarde comme un effet du plus grand bonheur et de la plus rare prudence, quoique souvent la plupart des moyens qu'on a employés pour réussir n'aient été ni convenables ni bien concertés. Si au contraire une action réussit mal, quoique toutes les mesures dont on s'est servi aient été des plus faciles etdes mieux concertées, on attribue l'événement à la mauvaise fortune et non pas au bonheur de celui qui a fait l'entreprise. Ayez donc ces maximes devant les yeux. Examinez sur ce principe quel a été mon sort dans la guerre. Si vous trouvez que les ennemis m'aient vaincu, dites que la fortune ne m'a pas été favorable ; mais si j'ai remporté la victoire, rendez-moi justice, et convenez que la fortune s'est déclarée en ma faveur. VIII. J'aurais bien d'autres choses à dire sur ce sujet : mais comme je sais que ces sortes de discussions ne peuvent que fatiguer les auditeurs, de quelque part qu'elles viennent, il n'est pas à propos d'en dire davantage. Mes accusateurs blâment aussi ma conduite et s'ils n'osent pas m'accuser de lâcheté ou de trahison, qui sont les crimes sur lesquels on fait ordinairement le procès aux autres généraux d'armée, ils me font des reproches, non-feulement d'incapacité dans le métier de la guerre, mais encore de folie et d'imprudence, parce que je me suis, dit. on, exposé au péril sans nécessité en poursuivant les ennemis jusqu'à leur camp : c'est sur ce chef d'accusation que je dois me justifier. Il suffirait de vous dire qu'il n'y a rien de plus aisé à un chacun que de blâmer les actions d'autrui, que la difficulté est d'entreprendre de grandes choses, et que peu de personnes sont capables de s'exposer au péril pour se signaler par de beaux exploits : qu'il n'en est pas de l'avenir comme du passé : qu'on est à portée de juger de celui-ci d'une manière sensible et palpable, au lieu que l'avenir ne se peut connaître que par pressentiment et par des conjectures souvent incertaines et trompeuses. Je pourrais vous dire aussi qu'il est facile à tout homme de commander dans la guerre, quand il ne s'agit que de commander de parole et loin du danger, comme font mes accusateurs. Mais laissant là toutes ces raisons, je me retranche à vous demander une feule chose. Ca, Romains : dites-moi, je vous prie : Suis-je le seul ou le premier général d'armée qui aie entrepris de forcer les retranchements de l'ennemi, et de conduire ses troupes par le montant des collines : ou ne l'ai-je fait qu'à l'exemple de plusieurs de vos généraux dont les uns ont réussi, les autres ont échoué dans leurs entreprises ? Si vous êtes persuadés que c'est une marque d'incapacité et d'imprudence dans un commandant, pourquoi ne voulez- vous condamner que moi seul, tandis que vous en épargnez tant d'autres? Combien trouverait-on de généraux d'armée qui ont tenté des entreprises encore plus hardies & plus téméraires que la mienne, lorsque l'occasion ne leur permettant pas de raisonner long temps, et de n'agir qu'avec sûreté, ils étaient obligés de prendre leur parti à l'œil ? Les uns ont arraché les enseignes des mains de leurs soldats, pour les jeter au milieu de la mêlée, afin d'obliger les plus timides et les plus lâches à reprendre courage par la nécessité ou de recouvrer leurs étendards, ou d'être condamnés par leurs chefs à une mort ignominieuse. Les autres étant entrés dans le pays ennemi, ont fait rompre les ponts des rivières qu'ils avaient passées, afin que les cœurs timides ayant perdu toute espérance de se sauver, devinssent plus hardis et plus déterminés dans les combats. D'autres enfin ont brûlé les tentes et les bagages, afin qu'il ne restât au soldat d'autre ressource dans les nécessités les plus pressantes que de chercher dans le pays ennemi toutes les choses dont il aurait besoin. IX. Je passe sous silence une infinité d'actions semblables et d'entreprises aussi hardies, que nous connaissons tant par l'histoire que par expérience. Nous ne voyons point cependant qu'on ait fait le procès à ceux qui y ont échoué: si ce n'est peut-être que quelqu'un de vous m'accuse d'avoir mis les autres dans un danger inévitable sans m'y exposer moi même. Mais s'il est vrai que je me sois mis au même rang que les autres, et que m'exposant au péril comme le simple soldat, j'aie été le dernier à sortir de la mêlée, quel crime ai-je commis ? Je crois en avoir assez dit sur ce qui me regarde. X. A l'égard des sénateurs et des patriciens, puisque la haine générale que vous leur portez au sujet du partage des terres dont ils ont empêché l'exécution, retombe également sur moi comme sur eux, et que mon accusateur, loin de la dissimuler, a fait rouler sur ce point la plupart des accusations qu'il a formées contre moi, je veux vous en dire ma pensée et vous ouvrir mon cœur. Souffrez que je le fasse avec franchise et liberté, car Je ne pourrais pas parler autrement, et il vous serait inutile de m'écouter. Vous violez, Romains, et la justice et les maximes de l'équité et de la religion, lorsque peu reconnaissants de tant de grâces signalées que vous avez reçues du sénat, vous entrez en fureur dès qu'il ne veut pas vous accorder ce qui serait préjudiciable au bien public. Puisqu'il ne vous le refuse pas par un motif de jalousie, mais par des raisons d'état et pour l'intérêt de la république, vous avez tort de vous emporter contre lui. Vous devriez plutôt renoncer à vos vues particulières, pour déférer avec joie à toutes ses ordonnances qui n'ont pour but que l'intérêt commun : ou si vous ne pouvez pas réprimer par la raison vos désirs pernicieux, il faudrait du moins n'avoir recours qu'aux remontrances, sans employer la violence et les voies de fait, pour obtenir ce que vous demandez. Ne savez-vous pas qu'une grâce accordée de bon cœur et avec pleine liberté, est plus agréable pour celui qui la fait, que si on la lui avait extorquée par la force, et qu'en même temps elle est plus sûre et plus durable pour celui qui la reçoit. Mais il est certain, et j'en prends les dieux à témoins, que vous ne faites pas toutes ces réflexions. [ Semblables à une mer agitée par les flots qui se succèdent les uns aux autres ] vous vous livrez aux passions [ de vos harangueurs] emportés par la colère, vous vous troublez vous-mêmes, et vous jetez sans cesse de nouvelles semences de division dans Rome, sans nous laisser, ni vous ni nous, un seul moment en repos. C'est ce qui fait que nous aimerions mieux avoir la guerre que la paix, puisque dans la guerre nous ne faisons du mal qu'à nos ennemis, au lieu que quand nous avons la paix, nous n'épargnons pas même nos amis. XI. Si vous êtes persuadés, Romains, que tous les règlements du sénat sont sages par eux-mêmes et utiles à l'état, comme ils le sont en effet, pourquoi ne créiez-vous pas que celui- ci l'est autant que les autres ? Si au contraire vous croyez que le sénat ne fait rien de bien, mais qu'il administre mal les affaires de la république, et même d'une manière honteuse, pourquoi ne détruisez-vous pas tout-à-fait cet illustre corps? Que ne prenez-vous le gouvernement en main ? Que ne faites-vous vos délibérations par vous-mêmes, que ne décidez-vous souverainement et de la guerre et de la paix pour maintenir votre puissance ? Pourquoi vous amuser à affaiblir le sénat peu à peu, et à traîner à votre tribunal les plus illustres de ses membres pour les retrancher l'un après l'autre par vos jugements iniques? Il vaudrait bien mieux pour nous que vous nous attaquassiez tous ensemble, que de nous voir déchirés l'un après l'autre et chacun en particulier par vos calomnies atroces. XII. Mais, comme j'ai déjà dit, ce n'est pas à vous qu'on doit attribuer tant de maux : c'est à ces harangueurs qui ne cessent d'allumer le feu de la sédition, gens incapables de commander, et qui ne veulent pas se laisser conduire par d'autres plus habiles qu'eux. Il n'a pas tenu à leur folie et à leur ignorance, que vous n'ayez déjà vu plusieurs fois cette barque renversée : mais le sénat qu'ils mettent en si mauvaise réputation par leurs discours, a réparé leurs fautes par sa sagesse, et vous a conservé la ville de Rome en bon état. XIII. Voila ce que j'ai crû devoir vous dire avec toute la liberté et la naïveté dont je suis capable. Que toutes ces choses vous soient agréables, ou non, ce n'est pas ce qui me met en peine : j'aimerais mieux mourir pour vous avoir parlé avec une liberté utile à l'état, que de conserver ma vie en vous disant des choses agréables aux dépens de la vérité ». XIV. Après ce discours, on ne le vit point déplorer son malheur, ni se lamenter, ni se jeter.aux pieds des plébéiens pour exciter la compassion. Il n'employa ni les prières ni les supplications, et ne fit aucune démarche qui fut indigne d'un grand cœur : mais il se contenta de laisser parler ceux qui voudraient prendre sa défense et rendre témoignage en sa faveur. XV. Entre plusieurs personnes qui se présentèrent pour déclarer qu'il était innocent, Virginius qui avait été consul avait été consul avec lui et qui passait pour la principale cause de la victoire, fut un de ses plus zélés apologistes et de ses plus ardents défenseurs. Non feulement il protesta que Servilius n'était point coupable, mais il dit qu'il méritait l'estime et les louanges d'un chacun, comme le plus brave de tous les guerriers et le plus prudent de tous les généraux. Il ajouta, que si les Romains trouvaient que la guerre eût été heureusement terminée, on devait en avoir la même obligation aux deux chefs : que si au contraire on n'était pas content du succès il fallait les punir également l'un et l'autre, puisqu'ayant agi de concert, la fortune, c'est-à-dire la bonne ou la mauvaise réussite du combat, leur était commune à tous les deux. Ce ne fut pas seulement le discours de Servilius qui persuada l'assemblée. Sa vie dont presque tous les moments étaient marqués par de belles actions, fut d'un grand poids: son air modeste et fon visage triste comme celui d'un homme qui se voit plongé dans le plus grand malheur ou qui est fur le point d'y tomber, en un mot tout son appareil et son extérieur achevèrent de gagner les cœurs. Les parents mêmes et les amis de ceux qui avaient été tués dans le combat, quoiqu'ils se fussent déclarés d'abord les ennemis les plus irréconciliables de celui qu'ils croyaient être la cause de leur malheur, s'adoucirent enfin et mirent bas toute leur colère, comme il parut par la suite. L'affaire mise en délibération, on demanda les suffrages de l'assemblée, et pas une feule [ tribu ] n'opina à condamner l'accusé. C'est ainsi que Servilius fut renvoyé absous et qu'il se tira du danger qui le menaçait. XVI. Peu de temps après, l'armée Romaine marcha contre les Tyrrhéniens sous les étendards de Publius Valerius l'un des consuls. Les Véiens recommençaient à lever de nouvelles troupes, et s'étaient ligués avec les Sabins. Ceux-ci avaient différé jusqu'alors de se joindre aux ennemis du peuple Romain, parce que leurs projets paraissaient impossibles dans l'exécution: mais sur la première nouvelle de la déroute de Ménénius, sachant qu'on s'était fortifié sur la montagne voisine de Rome, persuadés que les forces des Romains étaient affaiblies et qu'un si terrible échec avait abattu leur courage, ils se lièrent d'intérêt avec les Tyrrhéniens, prirent ouvertement leur parti et leur envoyèrent un puissant secours. Les Véiens se fiant fur leurs propres forces, sur les secours que les Sabins venaient de leur envoyer, et sur un nouveau renfort qu'ils attendaient de la part des autres villes de Tyrrhénie, se préparaient à marcher droit à Rome avec là plus grande partie de leur armée, dans l'espérance qu'il ne se présenterait personne pour les combattre, qu'ils emporteraient la ville du premier assaut, ou du moins qu'ils la réduiraient par la famine. XVII. Valerius les prévint pendant qu'ils différaient à exécuter leur dessein dans l'attente des secours de quelques alliés qui tardaient plus longtemps que les autres. Il se mit en campagne avec la fleur des troupes Romaines et les secours des alliés : il ne sortit pas à grand bruit, mais le plus secrètement qu'il put, afin que les ennemis n'eussent aucune connaissance de la marche. Il partit de Rome sur le soir, et ayant passé le fleuve du Tibre il campa auprès de la ville. XVIII. Vers minuit il déloge, il met ses troupes en ordre de bataille, et avant qu'il fasse jour il s'approche d'un des camps des ennemis : car il y en avait deux, l'un pour les Tyrrhéniens, l'autre pour les Sabins, peu éloignés l'un de l'autre, il attaque d'abord les Sabins pendant que la plupart sont encore endormis. Ceux-ci n'ayant aucun corps de garde, parce qu'ils se croyaient en sûreté et méprisaient les ennemis dont ils n'avaient eu aucune nouvelle, il emporta leur camp du premier assaut. Les uns furent égorgés dans leur lit, les autres lorsqu'ils ne faisaient que de s'éveiller et de prendre les armes. Ceux qui étaient déjà armés et qui se défendaient pêle-mêle et sans aucun ordre, eurent le même sort. Enfin la plupart de leurs troupes firent de vains efforts pour se retirer dans l'autre camp, elles furent taillées en pièces par la cavalerie qui les poursuivait l'épée dans les reins. XIX. Ce fut ainsi que le consul défit les Sabins. Maitre de leur camp, Valerius mena son armée à celui des Véiens qui s'étaient placés dans un poste assez mal fortifié. Mais il n'y avait plus moyen d'en approcher sans que l'ennemi s'en aperçût, il faisait déjà grand jour, et les Sabins qui s'étaient échappés du péril, avaient annoncé aux Tyrrhéniens et le malheur qui leur était arrivé et celui qui menaçait l'autre camp. Ainsi il fallait nécessairement attaquer les ennemis à force ouverte. Les Romains étant donc arrivés à l'autre camp, les Tyrrhéniens se battirent en gens de cœur pour défendre leur poste. L'action fut sanglante, il y périt beaucoup de monde de part et d'autre. La victoire fut longtemps balancée, elle se déclara tantôt pour les uns, tantôt pour les autres. Mais à la fin, les Tyrrhéniens enfoncés par la cavalerie Romaine prirent la fuite pour se retirer dans leurs retranchements. Le consul se mit à leurs trousses : quand il fut proche de leur camp, qui comme j'ai déjà dit, était mal fortifié et dans une situation peu avantageuse, il donna l'assaut par plusieurs endroits, sans discontinuer l'attaque pendant le reste du jour, et même sans se reposer la nuit suivante. Les Tyrrhéniens accablés par les fatigues continuelles d'un siège si vivement poussé, abandonnèrent leur camp vers le point du jour, et se dispersèrent les uns dans leur ville, les autres dans les forêts voisines. XX. Après cette double victoire, Valerius donna le reste du jour à ses troupes pour prendre quelque repos. Le lendemain il leur partagea les riches dépouilles et tout le butin qu'il avait enlevé en grande quantité dans les deux camps, et distribua les couronnes ordinaires à ceux qui s'étaient distingués dans les combats. Servilius qui avait été consul l'année précédente, et qui venait de se justifier auprès du peuple, servait sous Valerius dans cette campagne en qualité de lieutenant. On convint qu'il s'était signalé au-dessus des autres, et que par son courage intrépide il avait contribué plus que personne à la déroute des Véiens. Ainsi il fut jugé digne du premier prix de valeur et reçut la plus grande récompense qui fut alors en usage chez les Romains. XXI. Le consul fit ensuite dépouiller les morts des ennemis et enterrer les siens. Il mena ses troupes en ordre de bataille jusqu'aux murailles de Véies pour présenter le combat à ceux qui étaient dans la ville. Mais comme il ne sortait personne et que d'ailleurs il lui paraissait trop difficile de prendre d'assaut une place si bien fortifiée, il désola la meilleure partie des terres des Véiens. De là il fit irruption dans le pays des Sabins dont il ravagea les campagnes auxquelles on n'avait point encore touché. Il y resta plusieurs jours, enleva un gros butin, et s'en retourna avec son armée chargée de bagage et de richesses. XXII. Le peuple Romain alla fort loin de la ville au devant du consul. Les citoyens portaient des couronnes sur leur tête et des cassolettes à la main dont ils parfumaient les endroits par où il passait, et présentaient aux soldats des coupes de vin miellé. Le sénat lui décerna les honneurs du triomphe ». XXIII. Caïus Nautius l'autre consul, à qui il était échu d'aller défendre les Herniques et les Latins alliés du peuple Romain, différa quelque temps à ouvrir la campagne. Ce n'est pas qu'il ne sût bien se tirer d'affaire, ni qu'il fût retenu par la crainte du danger : mais dans l'incertitude du succès de la guerre des Véiens, il voulait avoir des troupes toutes prêtes, soit pour défendre la ville et les terres de Rome si l'armée de son collègue recevait quelque échec, soit pour empêcher les ennemis d'entrer dans le pays, en cas qu'il leur prît envie de fortifier quelque porte pour attaquer Rome comme ils avaient fait auparavant. Mais pendant ce temps-là la guerre des Æques et des Volsques contre les Latins eut aussi une heureuse fin. Quelques courriers apportèrent la nouvelle que l'ennemi vaincu dans une bataille, s'était retiré de dessus les terres des Latins et que les alliés n'avaient plus besoin d'aucun secours. Nautius néanmoins, après avoir appris l'heureux succès des armes Romaines dans la Tyrrhénie, ne laissa pas de se mettre en campagne. Il entra dans le pays des Volsques, et parcourut la plupart de leurs terres qu'il trouva désertes et abandonnées : il y prit un [ fort ] petit nombre d'esclaves et de troupeaux. Ensuite il mit le feu dans leurs campagnes couvertes de blés déjà jaunes et presque mûrs. Il y fit un dégât affreux, et voyant que personne ne se présentait pour lui livrer bataille, il ramena son armée. Voila ce qui se passa sous le consulat de Valerius et de Nautius. CHAPITRE HUITIEME I. Ils eurent pour successeurs au consulat Aulus Manlius et Lucius Furius. Le sénat ordonna qu'un des deux marcherait contre les Véiens : ils tirèrent au sort selon la coutume. Le sort étant tombé sur Manlius, il se mit promptment en campagne avec son armée, et alla camper auprès des ennemis. II. Les Véiens assiégés dans leur ville, tinrent ferme pendant quelque temps. Ils députèrent vers les [ autres ] villes de la Tyrrhénie et vers les Sabins leurs nouveaux alliés, pour solliciter un prompt secours. Mais n'ayant pas pu en obtenir, et d'ailleurs les provisions de bouche venant à leur manquer, pressés par la dure nécessité de la famine, ils envoyèrent au consul leurs vieillards et les plus illustres de la ville avec des marques de suppliants, pour lui demander la paix. III. Manlius les condamna à fournir de l'argent à ses troupes pour la paie d'une année, avec des vivres pour deux mois, leur promettant que dès qu'ils auraient exécuté ces ordres, il enverrait des députés à Rome pour régler avec le sénat les conditions de la paix. Les Véiens acceptèrent sa proposition. Après avoir fourni sans retardement la solde des troupes Romaines avec une somme d'argent que Manlius leur permit de donner au lieu de blé, ils allèrent à Rome. S'étant présentés devant le sénat, ils lui demandèrent pardon du passé, le conjurant instamment de leur accorder une paix stable et permanente. Après plusieurs délibérations pour et contre, le parti de ceux qui opinaient à conclure un traité avec les Véiens, se trouva le plus fort : on leur accorda une trêve de quarante ans. Sur cette favorable réception, les ambassadeurs. rendirent mille grâces au sénat de la paix qu'il leur avait accordée ; puis ils s'en retournèrent chez eux. IV. Manlius de retour à Rome, demanda les honneurs du triomphe à pied pour récompense de ce qu'il avait terminé la guerre : on les lui accorda. V. On fit aussi un dénombrement sous le consulat de Manlius et de Furius : plus de cent trois mille citoyens donnèrent un état de leurs biens, et du nombre de leurs enfants qui avaient atteint l'âge de puberté. CHAPITRE NEUVIEME. I. Manlius et Furius eurent pour successeurs Lucius Æmilius Mamercus pour la troisième fois, et Vopiscus Julius, la première année de la soixante-dix-septième olympiade, en laquelle Datés l'Argien remporta le prix de la course, Charès étant archonte à Athènes. II. Le consulat de ceux-ci fut très difficile et plein de troubles. Il est vrai qu'on avait la paix au dehors et qu'il ne restait plus rien à démêler avec les nations voisines : mais les séditions domestiques, dont Rome fut alors agitée, jetèrent les deux consuls dans les derniers périls, et peu s'en fallut que l'état ne fût entièrement ruiné. Dès que le peuple se vit exempt du service, il recommença à poursuivre le partage des terres publiques. III. Il y avait alors parmi les tribuns un homme hardi et qui avait la parole en main, nommé Cneus Genucius. Il ne cessait d'allumer la colère des pauvres, il tenait des assemblées de tous côtés, il soulevait la populace et faisait tous ses efforts pour obliger les consuls à exécuter les ordonnances du sénat au sujet de la distribution des terres. Mais ceux-ci ne l'écoutaient guères : ils disaient que le sénat ne les avait pas chargés de cette distribution ; qu'elle ne regardait que les consuls qui avaient succédé immédiatement à Cassius et à Virginius, puisque c'était à eux que le décret était adressé, et que d'ailleurs les ordonnances du sénat n'étaient pas des lois toujours permanentes, mais seulement des règlements pour un an. IV. Genucius voyant qu'ils éludaient ses poursuites par les raisons que je viens de rapporter, et ne pouvant pas les contraindre, parce que leur puissance et leur autorité étaient au-dessus de la sienne, prit aussitôt d'autres mesures plus hardies pour arriver à son but. Il ajourna Manlius et Lucius Furius, qui avaient été consuls l'année précédente, à comparaitre au tribunal du peuple, pour plaider leur cause et se voir jugés sur l'injustice qu'ils avaient faite aux plébéiens en ne nommant pas les commissaires pour distribuer les terres suivant le décret du sénat. Il apporta des raisons assez plausibles, pourquoi, au lieu d'ajourner aussi quelques-uns des autres consuls, vu qu'il s'était écoulé douze ans entiers depuis l'ordonnance rendue, il n'accusait néanmoins que les deux derniers d'avoir manqué à exécuter les promesses du sénat. Il conclut enfin que le seul moyen d'obliger les consuls de la présente année à distribuer les terres publiques, était de leur faire voir et comprendre que si le peuple en punissait quelques autres des années précédentes pour n'avoir pas fait leur devoir, ils devaient bien s'attendre qu'on les traiterait de la même manière. Après avoir apporté ces raisons, il exhorte tout le peuple de se trouver au jugement : ensuite il jure par les choses sacrées qu'il demeurera ferme dans sa résolution, il proteste qu'il poursuivra jusqu'au bout et de toutes ses forces l'accusation formée contre ces deux consuls, et il leur indique le jour que se doit terminer cette grande affaire. V. Sur une si triste nouvelle, les patriciens saisis de crainte ne savaient quelles mesures ils devaient prendre pour délivrer les deux accusés et pour réprimer l'insolence du tribun qui soulevait le peuple par ses discours. Déjà ils avaient pris la résolution de résister fortement au peuple, et même les armes à la main, s'il décernait quelque chose contre les consuls. Mais ils ne furent pas dans la nécessité d'en venir aux voies de fait : le péril dont ils étaient menacés, se dissipa, tout à coup par un événement aussi subit qu'extraordinaire. Il ne restait plus qu'un seul jour avant le jugement, lorsque Genucius fut trouvé mort dans son lit, sans qu'il parût aucune marque qui pût faire croire qu'on l'eût assassiné, égorgé, étranglé, empoisonné ou fait mourir de quelque autre manière. Le bruit de cet accident se répandit par toute la ville de Rome : on porta le corps dans la place publique où il resta exposé quelque temps. Personne ne douta que cette mort tragique ne fût un coup de la providence des dieux qui avaient voulu par ce moyen réprimer les séditions. En effet, toutes les poursuites du procès intenté contre les consuls cessèrent aussitôt. Aucun des tribuns n'osait rallumer le feu de la sédition : ils condamnaient même ouvertement et détestaient la folie de Genucius leur collègue. VI. Les choses étant ainsi, les consuls devaient se tenir en repos sans remuer davantage, et sans rallumer la sédition que les dieux avaient éteinte : il n'y avait plus aucun danger pour eux. Mais parce qu'ils se mirent à traiter le peuple avec mépris et avec trop de hauteur pour faire valoir leur puissance, ils causèrent de grands maux à la république. Ayant entrepris de lever des soldats, ils contraignirent les désobéissants par différentes punitions, et même ils les firent battre de verges. Cette rigueur à contre-tems souleva les plébéiens, et les fit entrer dans une espèce de fureur et de désespoir à l'occasion que je vais dire. VII. Un certain Publius Voleron, de famille plébéienne, mais homme de cœur et illustre par ses beaux exploits de guerre, avait été capitaine de quelques compagnies dans les campagnes précédentes. Les consuls, au lieu de l'enrôler comme officier, voulurent le réduire à servir sous eux en qualité de simple soldat. Comme il n'avait fait aucune faute dans les précédentes expéditions militaires qui pût lui attirer cet affront, il fit résistance et protesta hautement qu'il ne pouvait se résoudre à occuper une place moins honorable que celle qu'il avait eue par le passé. Les consuls offensés de la liberté avec laquelle il soutenait ses droits, ordonnèrent à leurs licteurs de lui déchirer ses habits et de le maltraiter à coups de verges. Alors ce jeune homme appelle les tribuns à son secours, protestant que s'il a commis quelque crime, il veut être jugé par les plébéiens. Mais les consuls, au lieu d'écouter ses remontrances, réitèrent aux licteurs les mêmes ordres de se saisir de lui et de le battre de verges. Voleron persuadé qu'il est indigne de lui de se laisser traiter si ignominieusement, fait par lui-même la fonction de tribun. Comme il était jeune et robuste, le premier licteur qui s'approche de lui il le reçoit à coups de poing à travers le visage, et le renverse : il traite de même le second. Les consuls entrent alors dans une grande colère, ils ordonnent à tous leurs licteurs de se jeter sur fui. Les plébéiens s'opposent à cet ordre : ils s'attroupent pour résister à la violence : ils s'animent les uns les autres, frappent l'air de leurs cris, se jettent sur les licteurs, leur déchargent plusieurs coups, les écartent, et délivrent enfin Voleron. Ils voulaient même tomber sur les consuls, et si ceux-ci ne s'étaient pas retirés promptement de la place publique, le peuple aurait peut-être fait quelque mauvais coup dans la chaleur de la colère. VIII. Ces violences rallumèrent le feu de la division mirent le trouble dans toute la ville. Les tribuns qui jusqu'alors avaient été tranquilles, furent extrêmement indignes : ils s'élevèrent contre les consuls et formèrent leurs plaintes avec beaucoup d'aigreur. Ce fut ainsi que les contestations changèrent d'objet et s'échauffèrent plus que jamais. Il ne s'agissait plus du partage des terres ; les disputes roulaient sur la forme même du gouvernement et sur l'administration de la république. D'un côté, les patriciens prenaient le parti des consuls : irrités de l'insulte faite aux consuls qu'ils regardaient comme un violement manifeste de leur autorité, ils voulaient qu'on précipitât du haut de la roche Tarpéienne celui qui avait osé mettre la main sur les licteurs. De l'autre, les plébéiens attroupés criaient de toutes leurs forces : ils s'exhortaient mutuellement à ne pas souffrir qu'on donnât atteinte à leur liberté. Il voulaient porter l'affaire au sénat et accuser les consuls devant lui, afin qu'il leur imposât la peine qu'ils méritaient pour avoir fait maltraiter comme un vil esclave un homme de condition libre, et pour avoir refusé de rendre justice à un citoyen Romain qui réclamait l'assistance des tribuns, et qui se remettait au jugement du peuple pour être puni s'il le trouvait coupable de quelque faute. IX. Les esprits ainsi irrités, ni les uns ni les autres ne voulaient céder à leurs adversaires : chacun demeura dans son opiniâtreté, et le reste de cette année se passa en disputes et en contestations, sans qu'on fît rien de mémorable ni au dedans ni au dehors. CHAPITRE DIXIEME. I. Dans la prochaine assemblée, Lucius Pinarius et Publius Furius furent élevés au consulat . [ Tout ] au commencement de cette année, il parut un grand nombre de prodiges et de signes extraordinaires, qui jetèrent l'épouvante par toute la ville de Rome. Tous les devins et interprètes des choses sacrées, assuraient que c'étaient autant de marques évidentes de la colère des dieux justement irrités de ce que les ministres des autels ne faisaient pas les fonctions du culte divin avec toute la sainteté et toute la pureté requises. II. Bientôt après, une maladie pestilentielle se jeta sur les femmes, particulièrement sur celles qui étaient enceintes. On n'avait jamais vu un genre de mort si extraordinaire. Elles accouchaient avant le terme : leurs enfants à demi formés mouraient en naissant : souvent les mères rendaient l'âme en même temps que leur fruit. On s'assemblait dam les temples, on se jetait aux pieds des autels, on y faisait des prières et des sacrifies expiatoires pour toute la ville et pour chaque famille en particulier : mais toutes ces précautions étaient inutiles : le mal ne s*arrêtait point, on ne trouvait aucun soulagement. III. Pendant que Rome était plongée dans de si étranges malheurs, un certain esclave informa les pontifes qu'une prêtresse nommée Urbinia, du nombre des vestales destinées à la garde du feu éternel, avait perdu sa virginité, et offrait des sacrifices pour la ville avec des mains impures. Sur l'heure ils lui interdirent les fonctions sacrées et l'obligèrent à comparaître à leur tribunal. L'ayant attente et convaincue, ils la firent battre de verges, la conduisirent par le milieu de la ville, et l'enterrèrent toute vive auprès de la porte Colline. L'un de ceux qui avaient commis l'inceste avec la vestale, se tua de sa propre main: les pontifes se saisirent de l'autre, et le firent mourir ignominieusement comme un vil esclave, après l'avoir fait fouetter de verges au milieu de la place publique. Ces châtiments firent cesser la maladie contagieuse, dont les femmes étaient attaquées, et qui en enlevait un si grand nombre. IV. D'un autre côté, la sédition qui durait depuis si longtemps dans la ville, se ralluma plus que jamais. Le peuple recommença à se soulever contre les patriciens à l'instigation de Publius Voleron un des tribuns. C'est celui qui avait résisté l'année précédente aux consuls Æmilius et Julius, qui voulaient l'enrôler en qualité de simple soldat, au lieu de lui continuer celle de capitaine. V. C'était un homme d'une naissance obscure, élevé dans une grande pauvreté. Les plus pauvres des citoyens ne l'avaient élu tribun du peuple que pour les deux raisons que je vais dire : la première, parce que n'étant que simple particulier, il avait été le premier qui par une désobéissance formelle eût osé entreprendre de donner atteinte à la dignité consulaire à laquelle la puissance royale avait été jusqu'alors attachée : la seconde et la principale était la promesse qu'il avait faite en briguant la dignité tribunitienne, de dépouiller les patriciens de tous leurs pouvoirs quand il serait en charge. VI. Dès que la colère des dieux fut apaisée, et qu'il se vit en était d'administrer les affaires, in convoqua le peuple et fit une loi par laquelle il réglait les assemblées pour l'élection des tribuns ; ordonnant qu'à l'avenir, au lieu de donner les suffrages par curies, comme parlent les Romains, on les donnerait par tribus VII. Il faut expliquer en peu de mots quelle différence il y avait entre ces deux sortes d'assemblées : la voici. Les ordonnances du peuple assemblé par curies, n'avaient de force que quand le sénat ayant déjà examiné l'affaire en question, le peuple donnait ses suffrages par curies : outre ces deux conditions absolument requises, il fallait que les augures et les autres signes de la volonté des dieux n'y apportassent aucun empêchement. Au contraire dans les assemblées par tribus les affaires se terminaient en un seul jour par les tributaires, sans qu'il fût besoin que le sénat eût auparavant délibéré sur l'affaire dont était question, ni que les ordonnances du peuple fussent approuvées par les augures et confirmées par les sacrifices. VIII. Des quatre autres tribuns il y en avait deux qui se joignaient à Publius Voleron pour faire passer la loi proposée, de sorte que soutenu de ces deux collègues il l'emportait par à la promulgation la pluralité des voix sur les deux autres tribuns qui y formaient opposition. Mais les consuls, le sénat et tous les patriciens faisaient tous leurs efforts pour empêcher que la loi ne passât, le jour que les tribuns devaient la confirmer, ils se rendirent en grand nombre dans la place publique, où ils prononcèrent différents discours. Les consuls, les plus âgés des sénateurs, en un mot, tous ceux qui voulaient parler, furent écoutés favorablement : ils mirent tout en œuvre pour faire voir que cette loi emportait avec elle de grandes absurdités. Les tribuns de leur côté réfutaient leurs raisons : les consuls leur répliquaient sur le champ : enfin les contestations durèrent si longtemps., que la nuit étant survenue, l'assemblée se sépara. Les tribuns convoquèrent une autre assemblée pour le troisième jour de marché, afin de vérifier et de confirmer la loi. Il s'y trouva encore plus de monde qu'à la première: elle se passa de la même manière et avec les mêmes contestations. Pour lever ces difficultés, Publius résolut de ne plus permettre aux consuls de blâmer la loi, ni aux patriciens de se trouver aux assemblées quand on donnerait les suffrages. Car il avait remarqué qu'ils s'y rendaient avec une foule de client ; que répandus dans différents endroits de la place publique ils encourageaient ceux qui blâmaient la loi ; qu'ils troublaient ceux qui la défendaient : qu'ils mettaient tout en usage pour empêcher les assemblées, pour y causer de la confusion, et pour ôter la liberté des suffrages. IX. Pendant que cela se passait, les dieux envoyèrent une nouvelle calamité qui arrêta bientôt les entreprises tyranniques du tribun Voleron. La ville fut derechef affligée d'une maladie contagieuse qui désola aussi le reste de l'Italie, quoiqu'elle ne fut nulle part si violente qu'à Rome. Du moment qu'on en était pris, tous les secours humains devenaient inutiles. Les personnes dont on prenait le plus de soin, ne mouraient pas moins que celles qui étaient mal soignées. Les prières publiques, les sacrifices qu'on offrait aux dieux, les purifications et les expiations qu'on pouvait faire, tant pour les particuliers que pour le public, n'arrêtaient point le mal. Ces derniers remèdes auxquels on a recours dans les plus terribles calamités, devenaient inutiles dans celle-ci. La contagion n'épargnait ni âge ni sexe : les corps robustes en étaient attaqués aussi bien que les plus faibles : les uns et les autres succombaient sous la violence du mal. La science des Médecins et tous les remèdes qu'on emploie ordinairement pour soulager les malades, ne servaient de rien contre cette maladie. Elle se jetait également sur les hommes, sur les femmes, sur les vieillards et sur les jeunes gens. Mais par le plus grand bonheur du monde, elle ne dura pas longtemps, autrement c'était fait de Rome : tout était perdu. Cette contagion ne parut que comme un torrent impétueux, ou comme un incendie violent ; mais qui ne fait que passer : elle se jeta subitement sur les hommes, fit promptement son effet,. en emporta un fort grand nombre, et se dissipa bientôt après. CHAPITRE ONZIEME. I. Le mal ayant cessé., Publius sur le point de sortir de charge ne pouvait faire recevoir sa loi dans le peu de temps qui lui restait ; car le jour des comices était proche. Il recommence tout de nouveau à briguer la dignité de tribun pour l'année suivante : il flatte les citoyens par de belles promesses : enfin il vient à bout par ses intrigues de se faire continuer pour cette année avec deux de ses collègues qui favorisaent son entreprise. II. Les patriciens eurent la précaution de leur opposer un homme austère, ennemi du peuple, et qui n'était pas d'humeur à souffrir qu'on affaiblisse le gouvernement Aristocratique. Ils firent nommer consul Appius Claudius, fils de cet Appius qui s'était autrefois opposé fortement au rappel du peuple. D'abord il ne voulait point de cette charge : il ne se trouva pas même dans le champ de Mars pendant qu'on tenait l'assemblée. Mais sa résistance ne ralentit point l'ardeur des patriciens },quoiqu'il fût absent, ils l'élevèrent au consulat, comme ils l'avaient résolu d'abord dans leurs délibérations. Les comices s'étant donc terminés sans aucune difficulté, parce que les pauvres d'entre les citoyens sortirent du champ de Mars dès qu'ils entendirent nommer celui qu'on devait élire, Titus Quintius Capitolinus et Appius Claudius Sabin entrèrent en charge. III. Ces consuls étaient d'un caractère bien différent : ils avaient des inclinations & des vues entièrement opposées. Appius pour prévenir les maux qui sont une fuite inévitable de l'oisiveté jointe à l'indigence, voulait occuper le peuple dans les guerres du dehors, afin que gagnant sa vie par lui-même, et trouvant abondamment sur les terres de l'ennemi les vivres qui lui manquaient à Rome, il rendît en même temps quelque service à l'état, au lieu de troubler mal-à-propos les sénateurs dans l'administration des affaires. Il disait qu'une ville comme celle de Rome, qui disputait l'empire à toutes les autres, et qui en était haïe, ne pouvait pas manquer d'un honnête prétexte pour faire la guerre, que si l'on voulait juger de l'avenir par le passé, on verrait clairement que toutes les séditions qui avaient jusqu'alors déchiré la république, n'étaient jamais arrivées que dans le temps de la paix, lorsqu'on ne craignait plus rien au dehors. IV. Qunitius au contraire n'était pas d'avis d'entreprendre une nouvelle guerre sans nécessité. Il disait qu'il suffisait qu'on pût compter sur l'obéissance du peuple, quand il serait question, dans un cas de nécessité, de s'exposer au péril pour soutenir la guerre, si quelque nation la déclarait aux Romains. Qu'il y avait à craindre qu'en forçant ceux qui refuseraient de servir, on ne jetât les plébéiens dans une espèce de désespoir furieux, comme il était arrivé sous les précédents consuls. Que de là il arriverait un de ces deux inconvénient ou qu'il faudrait éteindre la sédition par des meurtres et dans le sang des citoyens, ou que les consuls seraient obligés de se rabaisser jusqu'à faire leur cour à la populace d'une manière indigne d'eux. Il est à remarquer que ce mois là Quintius devait avoir l'empire et la souveraine puissance à son tour, de sorte que l'autre consul ne pouvait rien faire malgré lui. V. Sur cette opposition de sentiments, Publius Voleron et les autres tribuns s'empressent d'établir la loi qu'ils n'avaient pu faire recevoir l'année précédente. Ils recommencent incessamment à la proposer, après y avoir ajouté un nouvel article qui portait, que le peuple assemblé par tribus confirmerait aussi sa dignité des édiles par ses suffrages, et qu'il déciderait toutes les autres affaires qui dévoient passer par ses mains, et sur lesquelles il lui appartiendrait de donner sa décision. Cette addition tendait directement à affaiblir l'autorité du sénat, et à établir la puissance populaire sur es ruines VI. Les consuls informés de ce dessein, ne savaient quelles mesures prendre pour apaiser promptement les troubles, et étouffer la sédition. Appius était d'avis qu'on armât tous les citoyens zélés pour la conservation de l'ancienne forme du gouvernement, et qu'on regardât comme ennemi de l'état quiconque voudrait leur résister. Quintius prétendait au contraire qu'on devait ramener les esprits par la raison : qu'il fallait faire comprendre aux mutins qu'ils se laissaient abuser par de pernicieux conseils, faute de connaître leurs véritables intérêts: que c'était une grande imprudence et une extrême folie, de vouloir extorquer aux citoyens ce qu'on pourrait en obtenir de bonne grâce et par les voies de la douceur. Le plus grand nombre des sénateurs assemblés, entra dans les sentiments de Quintius. VII. Aussitôt les consuls se rendent à la place publique, ils demandent aux tribuns la permission de parler, les priant de leur dire à quel jour ils veulent tenir une nouvelle assemblée : enfin ils obtiennent, quoiqu'avec bien de la peine, tout ce qu'ils souhaitaient. Quand le jour qu'ils avaient demandé fut venu, la place publique se trouva remplie d'une foule de monde que les deux partis y avaient appelé pour défendre leurs intérêts. Les consuls s'avancent au milieu de l'assemblée pour blâmer la loi. VIII. Quintius homme doux et modéré qui avait le talent de gagner le peuple par ses discours, demande le premier la permission de dire les raisons. Il fait une harangue si sensée et si agréable à tout le monde, que ceux mêmes qui défendaient la loi se trouvent réduits à ne pouvoir rien dire ni de plus juste ni de plus raisonnable. IX. Si donc son collègue ne s'était pas mêlé de parler après lui, le peuple reconnaissant lui-même l'injustice de ses prétentions aurait cassé la loi. Mais parce qu'il tint des discours pleins de hauteur et désagréables aux pauvres, il mit les plébéiens dans une si grande colère, qu'ils devinrent plus entêtés que jamais, et plus animés contre la noblesse. Au lieu de leur parler comme à des citoyens et comme à des personnes de condition libre qui étaient maîtres de faire passer la loi ou de l'abroger, il les traita avec un certain air d'autorité, comme s'il eût eu affaire à des étrangers ou à des gens de rien, dont la liberté n'aurait pas même été bien affermie. Il leur fit les reproches les plus sanglants : il les traita avec les termes les plus durs et les plus injurieux. Il dit qu'ils avaient dissipé leur bien, fraudé leurs créanciers et fait banqueroute, qu'ils s'étaient révoltés contre les consuls, non seulement en s'exilant eux-mêmes volontairement, mais encore en abandonnant leur camp, et emportant avec eux les étendards sacrés. Il leur remit devant les yeux les serments qu'ils avaient faits lorsqu'on leur avait mis les armes à la main pour la défense de la patrie, qu'ils s'étaient ensuite servis de ces armes contre elle-même, qu'ainsi il n'y avait pas lieu de s'étonner s'ils ne gardaient aucune mesure, et s'ils ne pouvaient se comporter en bons citoyens, eux qui étaient parjures, qui avaient violé leur serment, abandonné leurs chefs, laissé la ville déserte autant qu'il dépendait d'eux, et qui n'y étaient rentrés que pour ôter la foi du commerce de la vie civile, pour renverser les lois, pour détruire la forme du gouvernement que leurs pères avaient établi. Qu'il ne fallait pas être surpris si des hommes de cette trempe tombaient tous les jours dans de nouveaux excès, ni s'ils formaient des entreprises injustes et contraires à toutes les lois, tantôt en demandant les dignités pour des gens de leur corps, dont ils déclaraient les personnes sacrées et non comptables de l'usage qu'elles feraient de leur puissance, tantôt en citant à leur tribunal qui il leur plaisait d'entre les patriciens, pour y être ignominieusement accusé, ou même condamné à mort, et transférant de la plus pure partie des citoyens à la plus vile populace les tribunaux légitimes auxquels Rome avait auparavant donné le pouvoir de condamner à mort ou d'exiler ceux qui le méritaient, tantôt en faisant des lois tyranniques et injustes en faveur des plus vils mercenaires qui n'avaient ni feu ni lieu, et cela contre les citoyens de noble famille, fans même en laisser la connaissance au sénat, honneur néanmoins qui lui était dû, prérogative incontestable dont il avait toujours joui et sous le gouvernement des rois et sous celui des tyrans. X. Ces reproches et autres semblables, furent suivis des injures les plus piquantes et des termes les plus insultants. Il conclut par des traits qui irritèrent extrêmement la populace. Il dit que la ville de Rome ne cesserait jamais d'être agitée par les séditions, dont le feu se rallumerait à la moindre occasion, et qu'elle ne ferait que tomber de mal en pis tant que la puissance des tribuns subsisterait. Il ajouta que dans toutes les affaires publiques, et qui regardaient tous les citoyens, il fallait remonter jusqu'aux commencements et aux principes, qui devaient être conformes à l'équité, à la justice et la religion, puisque les bonnes semences produisent naturellement de bons fruits, et que d'une semence corrompue on n'en doit attendre que les fruits les plus mauvais et les plus pernicieux. XI. Si donc, poursuivit Appius, la dignité de tribun ne s'était introduite à Rome que selon les lois, sous d'heureux auspices et pour le bien commun, elle nous aurait sans doute procuré une infinité de grands avantages, la concorde, les lois salutaires, les faveurs de la fortune, la confiance & la protection des dieux, et autres semblables biens. Mais n'étant entrée que par la violence, par l'injustice, par les séditions, par la crainte des guerres civiles, et par tous les autres moyens les plus détestables, que pouvons-nous en espérer de bon après de si mauvais commencements ? Ainsi, tant que cette mauvaise racine subsistera, nous chercherons en vain des remèdes à une infinité de maux qu'elle produit de tous côtés. La colère des dieux ne s'apaisera point, tant que cette horrible furie restera dans le sein de la république. N'espérons pas devoir jamais finir nos malheurs jusqu'à ce que nous dissipions cet abcès envenimé, qui par son levain pernicieux communique une gangrène mortelle aux membres les plus sains. Mais il faut réserver ce discours à un autre temps, et à une occasion plus favorable. XII. Maintenant puisqu'il s'agit de régler les affaires les plus pressées, je vous dirai franchement ce que j'en pense, et je ne dissimulerai rien. Tant que je serai consul, ni cette loi, ni toute autre que ce puisse être, sur laquelle le sénat n'aura pas délibéré, ne passera point : je ne le souffrirai jamais : je combattrai toujours, et par mes discours, et même par des voies de fait s'il est besoin, en faveur de l'Aristocrate contre quiconque l'attaquera, et si vous n'avez pas connu par le passé jusqu'où s'étend la puissance et l'autorité des consuls, vous l'apprendrez sous mon consulat. XIII. Appius ayant parlé de la sorte, Caius Lectorius le plus âgé et le plus considérable des tribuns, se leva pour lui répondre : c'était un homme qui passait pour courageux, brave guerrier, bon politique, et d'une habileté consommée dans les affaires d'état. Il fit un long discours en faveur du peuple ; et reprenant les choses de plus haut, il représenta que ces pauvres citoyens qu'Appius calomniait avec tant d'emportement, avaient servi dans plusieurs guerres difficiles, non seulement sous les rois où l'on aurait pu dire qu'ils y étaient contraints, mais encore depuis qu'on avait détrôné et chassé les tyrans. Qu'après s'être exposés tant de fois au péril pour défendre la liberté, et étendre les limites de l'empire Romain,, ils n'avaient néanmoins reçu des patriciens aucune récompense de leurs travaux, et qu'ils n'avaient pas joui du fruit de leurs conquêtes : Que traités par les patriciens comme de vils esclaves et comme des prisonniers de guerre, ils avaient été contraints d'abandonner leur patrie, pour en chercher une autre, où ils pussent être à couvert de toute insulte, et jouît de l'avantage de leur liberté : Qu'à l'égard de leur rappel, ils n'avaient ni fait violence ni déclaré la guerre au sénat pour obtenir leur rétablissement dans la patrie : Qu'enfin s'ils étaient rentrés dans Rome et en possession de leurs biens, ils ne l'avaient fait que pour céder aux instantes sollicitations du sénat. Il rappela le souvenir des serments et des conditions de leur réconciliation, dont la première était une amnistie générale de tout le passé, & l'autre leur accordait le pouvoir de créer des magistrats pour être leurs protecteurs, et pour tenir tête à quiconque entreprendrait de les opprimer. Ensuite Ledorius parla des lois faites par le peuple il n'y avait pas longtemps. Par la première qui regardait la translation des jugements, le sénat accordait au peuple le pouvoir de juger qui il voudrait d'entre les patriciens. L'autre qui concernait les suffrages, ordonnait qu'ils ne fe recueilleraient plus par centuries, mais par curies. XIV. Ayant ainsi parlé en faveur du peuple, il revint à Appius et lui adressant la parole : « Après cela, lui dit- il, vous osez insuter ces plébéiens, à qui Rome si méprisable et si petite dans son origine, est redevable de sa gloire et de ses prodigieux accroissements ? Vous osez, dis-je, les traiter de séditieux et leur reprocher que ce sont des fugitifs, des gens errants et vagabonds ? Comme si tout le monde ne se souvenait pas que vos ancêtres s'étant brouillés avec les magistrats de leur ville, abandonnèrent leur patrie il y a quelques années et vinrent s'établir ici en qualité de suppliants : à moins que vous ne prétendiez vous faire honneur d'avoir quitté votre pays par le désir de la liberté, mais que les Romains ne pouvaient pas faire la même chose sans ignominie ? Quoi donc, ennemi juré du peuple, tyran plus digne de haine que les Tarquins mêmes ; vous osez dire que la puissance des tribuns n'a été établie dans Rome qu'au désavantage et au grand malheur de la république? Vous conseillez à ces messieurs d'ôter aux pauvres citoyens cette sacrée et inviolable protection établie par les hommes et confirmée par les dieux? Vous voulez nous fermer cet unique asile dans les nécessités les plus prenantes? Et vous ne vous apercevez pas, qu'en parlant de la forte, vous faites injure au sénat et à la dignité dont vous êtes revêtu ? En effet, lorsque tout le sénat se souleva contre les rois dont il ne pouvait plus souffrir l'arrogance et les insultes, par l'établissement de la dignité consulaire il fit passer en d'autres mains la puissance royale avant que de chasser les tyrans de toutes les terres de la ville de Rome. Ainsi, quand vous prétendez que la dignité tribunitienne n a été introduite qu'au grand désavantage de la république, puisqu'elle doit son commencement à la sédition, ce que vous dites contre l'autorité des tribuns tombe directement sur la puissance consulaire, qui n'a été établie qu'à l'occasion de la révolte des patriciens contre les rois. Mais pourquoi m'amuser à discourir avec vous sur toutes ces choses, comme si vous étiez un citoyen modéré et un homme d'un commerce facile, vous que tout le monde connaît pour un homme dur, intraitable, emporté, ennemi déclaré du peuple, pour un homme enfin qui n'a jamais pu adoucir ses mœurs naturellement farouches? Ne dois-je pas plutôt laisser-là les discours pour venir aux voies de fait? Oui, il faut vous faire voir que vous ne savez pas quelle est la puissance de ce peuple que vous avez osé traiter de canaille. Vous sentirez la force de cette dignité tribunitienne que les lois vous obligent de respecter : vous apprendrez à vous y soumettre en toutes choses. Trêve donc de toute feinte ; trêve de tout déguisement : commençons l'entreprise. « XV. Ce discours fini, il jura par le plus grand serment qui fût alors en usage chez les Romains, qu'il ferait recevoir, et. confirmer la loi ou qu'il y perdrait la vie. Sur ces menaces on garde un profond silence, et tout le monde étant attentif à ce qu'il allait faire, il ordonne à Appius de sortir de l'assemblée. Le consul au lieu d'obéir et de se retirer, fait ranger ses licteurs autour de lui avec une troupe de gens qu'il avait amenés exprès. Alors le tribun Lectorius fait faire silence : il dit à haute voix que les tribuns ordonnent qu'on mène le consul en prison. Dans le moment un huissier s'avance pour mettre la main sur Appius suivant l'ordre des tribuns. Un des licteurs arrête l'huissier et le repousse à grands coups. L'assemblée fait éclater son indignation par les cris dont elle frappe l'air. Lectorius demande au peuple main-forte et s'approche lui-même du consul, Appius soutenu par une escorte de jeunes gens choisis, fait une vigoureuse résistance. On passe aux injures: on se débat, on se repousse de part et d'autre, l'air retentit des cris de la multitude : enfin la querelle s'échauffe : on en vient au coups de poing et on se jette des pierres. XVI. Alors Quintius l'autre consul, se met en devoir d'apaiser le tumulte : accompagné des plus anciens du sénat, il se jette au milieu de la mêlée, il prie, il conjure l'un et l'autre parti, et vient à bout d'empêcher qu'on ne pousse le désordre plus loin. D'ailleurs il ne restait plus guère de jour, et la nuit étant survenue on fut contraint de se séparer bon gré mal gré. XVII. Les jours suivants, les magistrats formèrent diverses accusations les uns contre les autres. D'un côté le consul se plaignait que les tribuns avaient voulu détruire sa puissance par les ordres qu'ils avaient donnés de le mener en prison. Les tribuns à leur tour, accusaient le consul d'avoir mis les mains violentes sur leurs personnes que la loi avait rendues sacrées: Lectorius montrait en même temps les marques des coups qu'il avait reçus fur le vinage. Ces différentes plaintes de part et d'autre jettent des semences de division par toute la ville. Chacun prend part à la querelle, et suit les mouvements de sa colère, le peuple et les tribuns s'emparent du capitole, et ne cessent d'y faire la garde jour et nuit. Le sénat tient de fréquentes assemblées : il n'oublie rien pour apaiser la sédition : il cherche tous les moyens de rétablir la tranquillité publique ; également épouvanté de la grandeur du péril et de la mésintelligence des consuls. Car ceux-ci ne s'accordaient pas ensemble : Quintius plus indulgent voulait qu'on cédât au peuple tout ce qu'il demanderait de juste et de raisonnable ; Appius au contraire aimait mieux mourir que de céder. XVIII. Leurs disputes ne finissant point, Quintius va trouver les tribuns et son collègue. Il s'adresse à chacun d'eux en particulier: il les prie, il les conjure, et: leur demande en grâce de préférer le bien public à leurs propres intérêts. Enfin, dès qu'il s'aperçoit que tes tribuns deviennent plus traitables, au lieu que son collègue persiste dans son opiniâtreté, il persuade à Ledctrius et à ceux de sa faction de prendre le sénat pour juge et pour arbitre de toutes leurs contestations, et de leurs plaintes tant publiques que particulières. Après avoir obtenu d'eux ce qu'il demandait, il convoque le sénat : il fait l'éloge des tribuns en pleine assemblée : il conjure instamment son collègue de ne point s'opposer au bien public, et il appelle par leur nom ceux qui avaient coutume de dire leur avis. XIX. Publius Valerius Poplicola le premier à qui il s'adresse, s'explique en disant : Que les accusations que les tribuns et les consuls formaient les uns contre les autres, de même que les injures qu'ils avaient faites ou reçues pendant les troubles, devaient être ensevelies dans un éternel oubli. Qu'il fallait se les pardonner mutuellement et en public sans les porter à aucun tribunal. Que tous ces différends n'étaient point l'effet ni d'un dessein prémédité, ni d'une mauvaise intention, ni d'une querelle particulière, mais d'un zèle trop ardent pour les intérêts de la république au bien de laquelle ils étaient également attachés les uns les autres. Qu'à l'égard de la loi en question, puisque le consul Appius ne voulait pas souffrir qu'on en proposât aucune à l'assemblée du peuple qu'elle n'eût été préalablement examinée, il était d'avis qu'on s'en rapportât au jugement du sénat afin qu'il fît un délibéré. Qu'au reste les tribuns devaient conjointement avec les consuls s'appliquer à entretenir le bon ordre et l'union entre les citoyens pendant qu'on donnerait les suffrages fur cette affaire. Tout le monde approuva son avis. XX. Quintius aussitôt propose la loi au sénat pour en recueillir les suffrages. Appius s'étendit beaucoup à la blâmer : les tribuns réfutèrent les raisons ; enfin le sentiment de ceux qui opinaient à publier la loi, l'emporta de plusieurs voix. Le décret du sénat confirmé, les querelles des magistrats cessent aussitôt. Ensuite le peuple reçut volontiers ce que le sénat avait arrêté, et ratifia la loi par les suffrages. Depuis ce temps-là jusqu'à notre siècle, les assemblées pour l'élection des tribuns et des édiles, se sont tenues et se tiennent encore par tribus : on y décide à la pluralité des voix sans prendre les auspices et sans observer les autres cérémonies de religion. Ainsi finirent les troubles donc Rome était alors agitée. XXI. Peu de temps après, on résolut de lever des soldats et d'envoyer les deux consuls en campagne contre les Æques et les Volsques. Car on avait eu avis qu'une puissante armée de ces deux peuples ravageait les terres des alliés du peuple Romain. XXII. Les levées faites en diligence, les consuls tirent au sort le commandement des troupes. Quintius marche contre les Æques et Appius contre les Volsques. L'un et l'autre consul eut le succès qu'il méritait. L'armée de Quintius le respectait infiniment. Charmée de sa douceur et de sa modération, toujours prête à exécuter ses ordres ; il n'y avait point de périls qu'elle n'affrontât volontiers pour acquérir de l'honneur et de la gloire à son général. Elle parcourut la plus grande partie des terres de l'ennemi : les Æques n'osant en venir aux mains, elle fit un dégât affreux, enleva un gros butin, et remporta de riches dépouilles. Enfin, après avoir passé quelque-tems dans le pays ennemi sans aucun échec, elle revint à Rome avec son commandant comblé de gloire et illustre par ses belles actions. XXIII. Les troupes qu'Appius commandait ne firent paraître ni la même ardeur ni le même zèle. Par haine pour leur général elles négligèrent en plusieurs occasions la discipline militaire des Romains. Elles montrèrent un souverain mépris pour leur chef: elles prenaient plaisir à le chagriner ; enfin elles le servirent très mal pendant toute la campagne. Quand il fallut se battre contre l'armée des Volsques, rangées en bataille par leurs commandants elles refusèrent d'en venir aux mains. Les capitaines abandonnèrent leurs rangs : les enseignes jetèrent leurs étendards pour s'enfuir dans le camp ; de sorte que si l'ennemi n'avait pas été surpris de leur fuite inopinée, et que la crainte de quelque piège ne l'eût empêché de poursuivre plus loin les fuyards, la plus grande partie de l'armée Romaine aurait été taillée en pièces. Cette fuite honteuse fut un effet de la haine des soldats et de l'envie qu'ils portaient à leur général : ils appréhendaient que s'il réussissait heureusement dans ses entreprises, il ne reçut les honneurs du triomphe etles autres récompenses dues au vainqueur. Le jour suivant, le consul leur reprocha l'ignominie de leur retraite : il les exhorta à effacer cette tache par quelque action d'éclat, les menaçant des peines portées par les lois s'ils ne réparaient leur déshonneur par une vigoureuse résistance. Mais ils persistèrent toujours dans leur révolte, et demandèrent avec de grands cris qu'il les fit sortir du pays ennemi. Ils alléguaient pour raisons que leurs blessures les mettaient hors d'état de combattre : la plupart s'étaient même enveloppé quelque partie du corps comme s'ils avaient été blessés. XXIV. Appius fut donc contraint de se retirer des terres de l'ennemi. Les Volsques se mirent à ses trousses,, et lui tuèrent beaucoup de monde. Le consul arrivé sur les terres de la république, assemble ses soldats, leur reproche leur lâcheté et proteste qu'il va les punir comme déserteurs. En vain les plus anciens et les premiers officiers le conjurent de modérer sa colère pour ne pas ajouter mal sur mal : il n'écoute que ses ressentiments et ordonne la punition sans avoir égard, à leurs prières. Aussitôt les capitaines dont les compagnies avaient pris la fuite et les enseignes qui avaient perdu leurs étendards, furent condamnés à mort: les uns eurent la tête tranchée, les autres expirèrent sous les coups de bâton. A l'égard du reste des troupes; il les fit .décimer : de chaque dizaine de soldats, celui sur qui le sort tomba, fut conduit au supplice et paya pour les autres. C'est la punition ordinaire chez les Romains, pour ceux qui ont quitté leur rang ou perdu leurs drapeaux. XXV. Après une expédition si sanglante, comme le temps des comices approchait, Appius devenu l'objet de la haine publique, rentra dans Rome avec le débris de son armée, le dépit dans le cœur, et chagrin au-delà de ce qu'on peut dire, de n'avoir rien fait qui méritât des honneurs publics. CHAPITRE DOUZIEME. I. Titus Quintius et Appius Claudius étant sortis de charge, on éleva au consulat Lucius Valerius pour la seconde fois avec Tiberius Æmilius. Les tribuns ne tardèrent pas longtemps à réveiller l'affaire du partage des terres. Ils vont trouver les nouveaux magistrats, ils les conjurent avec les plus vives instances de ratifier au peuple les promesses que le sénat avait faites sous le consulat de Spurius Cassius et de Proculus Virginius ; enfin ils viennent à bout de les gagner, et l'un et l'autre consul se range de leur parti. Tiberius Æmilius le fit par un juste sentiment de vengeance qu'il conservait depuis longtemps contre le sénat qui avait refusé les honneurs du triomphe à son père, Pour Valerius il cherchait à apaiser la colère du peuple, qui lui en voulait, parce que dans sa questure, il avait accusé de tyrannie et fait condamner à mort Spurius Cassius, le plus grand homme d'état et le plus habile capitaine de fon siècle. Ce Cassius fut le premier qui entreprit d'introduire à Rome la loi du partage des terres: elle fut la cause de son malheur, et le rendit très odieux aux patriciens qui le soupçonnèrent de vouloir gagner les bonnes grâces du peuple. II. Les consuls s'étant donc engagés de proposer aux patriciens la distribution des terres publiques, et d'employer tout leur crédit à faire confirmer la loi, les tribuns se rendirent à l'assemblée du sénat, où ils parlèrent avec d'autant plus de modération, qu'ils se fiaient sur les promesses qu'on leur avait faites. Les consuls, pour ne pas réveiller les anciennes querelles, n'osèrent les contredire en rien : ils se contentèrent de demander l'avis des plus anciens sénateurs sur l'affaire proposée. III. Lucius Æmilius père d'un des consuls, fut le premier à qui ils s'adressèrent. Il dit [qu'il était juste] que les biens communs fussent partagés entre tous les citoyens, plutôt que d'en laisser la jouissance à un petit nombre de particuiers, que c'était l'intérêt et l'avantage de la république : Que les sénateurs devaient se souvenir qu'ils avaient déjà été contraints par une dure nécessité de se relâcher en faveur du peuple sur plusieurs choses qu'ils lui avaient refusées d'abord: qu'il fallait donc lui accorder de bonne grâce ce qu'il souhaitait, afin qu'il leur en eût quelque obligation. Qu'à l'égard de ceux qui s'étaient emparés des terres publiques, ils devaient être assez contents de ce qu'on les en avait laissé jouir pendant plusieurs années sans les troubler dans leur possession ; et que si on les leur ôtait dans la suite, il ne leur convenait pas de faire les entêtés pour en conserver la jouissance. Il ajouta, qu'outre le droit reçu de tous les peuples, droit invariable par lequel les biens publics sont communs à tous les citoyens, de même que les biens particuliers appartiennent à ceux qui les ont acquis légitimement, le sénat était obligé par une raison spéciale à distribuer les terres au peuple, puisqu'il en avait fait une ordonnance il y avait déjà dix-sept ans . Il fit voir ensuite les motifs de cette ordonnance qui n'avait eu pour but que l'utilité publique : qu'on s'était proposé par ce moyen de ne pas laisser les terres en friche, mais de les faire valoir, d'obliger le petit peuple de Rome à un travail honnête, de le tirer d'une molle oisiveté, source trop ordinaire de sa jalousie contre les riches, dont on voyait alors de si tristes effets : et qu'enfin on avait eu en vue de faire élever la jeunesse de Rome dans la maison paternelle, afin que chaque citoyen tirant de son propre patrimoine de quoi subsister honnêtement, conçût de nobles sentiments, et pût un jour aspirer à la gloire. En effet, ajouta t-il, ceux qui n'ont aucun héritage, obligés de vivre durement, de prendre à ferme le fond d'autrui, et de le faire valoir pour en retirer quelque gain, ne sont pas fort curieux d'avoir lignée, ou s'ils ont envie d'en avoir, il ne leur naît que de mauvais enfants, dignes fruits d'un mariage infortuné, d'une condition basse, d'une éducation pauvre et malheureuse. Je suis donc d'avis, conclue Æmilius, que les consuls confirment l'ordonnance du sénat, dont l'exécution a été différée jusqu'ici à cause des troubles, et qu'on nomme des députés pour le partage des terres.» IV. Æmilius ayant ainsi parlé, Appius Claudius qui avait été consul l'année précédente, ouvrit un avis directement opposé. Il prétendait que l'intention du sénat n'avait jamais été de distribuer les terres publiques, et que s'il avait eu ce dessein, il aurait depuis longtemps exécuté son ordonnance. Qu'il n'avait eu d'autre vue que de remettre l'affaire à un autre temps et à une autre séance, afin d'apaiser plus facilement la sédition excitée par un seul consul qui affectait la tyrannie, et qui fut ensuite puni comme il le méritait. Que les consuls mêmes qui avaient gouverné l'année d'après cette ordonnance du sénat, ne s'étaient point mis en peine de terminer l'affaire, jugeant bien que ce serait ouvrir la porte à une infinité de maux, si on accoutumait le petit peuple à partager les terres du domaine, qu'ensuite, pendant quinze ans consécutifs, les consuls, quoique menacés des dangers les plus évidents de la part du peuple, n'avaient pu se résoudre à rien faire de contraire au bien public, ne se croyant pas autorisés à nommer les décemvirs pour la distribution des terres, par un décret antérieur du sénat, qui n'était adressée qu'aux précédents consuls qui gouvernent immédiatement l'année d'après la publication dudit décret. « V. Par conséquent, ajouta-t-il, il ne vous est pas permis, Valérius, ni à vous, Æmilius, de proposer des partages dont le sénat ne vous a point chargés : et non-seulement cette commission ne convient point à des personnes d'une naissance aussi illustre que la vôtre, mais il n'y a pas même trop de sûreté pour vous, j'en ai assez dit sur le décret du sénat, pour vous faire voir qu'il ne vous oblige en aucune façon, puisqu'il a été fait tant d'années avant votre consulat. Disons maintenant un mot de ceux qui s'approprient les terres du domaine, soit par violence, soit par fraude et par de secrètes intrigues. S'il y en a quelqu'un de ce caractère, qui jouisse d'un bien public, et qui ne puisse pas prouver sa possession légitime, que celui qui le connaît le dénonce aux consuls pour être juge selon les lois. II ne sera pas besoin de faire de nouvelles lois sur cette matière : il y a longtemps qu'elles sont écrites, et la suite des années n'a jamais prescrit contre. VI. Enfin puisque Æmiiius a parlé de l'utilité, et qu'il prétend que le partage des terres serait avantageux à tout le monde, je ne veux pas laisser cette partie de son discours sans une réplique. Il me semble qu'il n'a pensé qu'au temps présent, sans porter tes vues sur l'avenir. Il n a pas fait attention que par la distribution des terres publiques entre les pauvres et les citoyens paresseux, distribution qui paraît maintenant de peu d'importance, il ouvrait la porte aux plus terribles malheurs. Ce serait en effet établir dans Rome une coutume, qui toujours subsistante, ne cesserait d'être onéreuse à la république. Peut-on éteindre les passions quand on leur fournit l'aliment qu'elles demandent ? Est-ce le moyen de les déraciner de l'âme, ou de les enflammer et de les rendre plus pernicieuses qu'elles n'étaient auparavant ? Jugez-en par la conduite de vos citoyens : ne vous en rapportez ni aux discours d'Æmilius ni aux miens, vous en avez des preuves plus convaincantes. Vous savez tous combien d'ennemis ont succombé sous nos armes, l'étendue de terres où nous avons fait le dégât, les riches dépouilles que nous avons remportées dans un grand nombre de places qui n'ont pu s'opposer à la rapidité de nos conquêtes. Nos ennemis qui jusqu'alors avaient vécu dans l'opulence, sont [ maintenant] réduits à une extrême disette : nous avons profité de leurs débris. Vous n'ignorez pas que ceux-ci qui se plaignent maintenant de leur pauvreté, n'ont point été exclus de tous ces avantages: ils ont eu leur part de ce tout le butin. En sont-ils plus à leur aise ? Voyons-nous que leur condition soit devenue meilleure? Comblés de tant de biens, se sont-ils relevés de leur misère ? Il serait à souhaiter que cela fut ainsi, et c'est une grâce que je demanderais aux dieux de tout mon cœur: ceux avec qui nous avons à vivre, en seraient moins à charge à la ville de Rome. Cependant vous les voyez vous-mêmes, et vous les entendez se plaindre de leur extrême pauvreté. Ainsi quand on leur accorderait ce qu'ils demandent aujourd'hui, et même beaucoup plus qu'ils ne désirent, ils n'en seraient pas plus riches. Leur misère ne consiste pas dans leur mauvaise fortune : la source de cette indigence est dans leurs mœurs corrompues et dans leurs passions déréglées. Une légère portion de terres pourrait-elle contenter ceux que les plus superbes présents des rois et les trésors immenses des tyrans ne seraient pas capables d'assouvir ? Leur accorder ce qu'ils demandent, ce serait imiter ces médecins qui traitent les maladies au gré des malades mêmes. Ce ne serait pas guérir la partie mal affectée, mais communiquer la contagion aux membre les plus sains de la république. VII. Il vous faut, Messieurs, employer tous vos foins à corriger autant que vous pourrez les mœurs corrompues de cette ville. Vous avez vu jusqu'où le peuple a porté l'insoence. Il ne veut plus se laisser gouverner par la puissance consulaire. Loin de se repentir de ce qu'il a fait de mal dans le sein même de la république, il a donné dans le camp de nouvelles preuves de son effronterie. Il a mis bas les armes, abandonné son poste, rompu les rangs, livré les drapeaux à. l'ennemi : en un mot il s'est déshonoré par une fuite honteuse avant que d'en venir aux mains, sans faire attention qu'en me privant de l'honneur d'une glorieuse victoire, il ôtait à sa propre patrie la joie qu'elle pouvait attendre de la défaite de ses ennemis. Les Volsques dressent maintenant des trophées qui ternissent la gloire du nom Romain : leurs temples sont ornés de nos dépouilles, leurs villes qui jusqu'alors avaient conjuré avec les plus vives instances nos généraux de leur épargner le sac et la servitude, triomphent aujourd'hui de notre faiblesse, et nous insultent avec plus d'arrogance qu'auparavant. Est-il donc juste que vous ayez obligation au peuple de ces suites funestes d'une lâcheté si marquée ? La raison demande-t-elle que vous l'en récompensiez par la distribution des terres du domaine, dont les ennemis sont déjà les maîtres, du moins autant qu'il dépend de la populace VIII. Mais qu'est-il besoin d'accuser ces pauvres citoyens, gens sans naissance, sans éducation, et qui sont si peu de cas de l'honneur ? Pourquoi, dis-je, m'en prendre à ces âmes basses, à ces hommes vils et méprisables ? Prenons-nous-en à nous qui ne conservons plus dans nos mœurs cet esprit, cette ancienne probité, ces règles de justice qui ont rendu nos pères si respectables. Nous en voyons en effet parmi nous qui ont renversé l'ordre de la raison: Ils traitent la gravité d'arrogance, la justice de folie, la vraie valeur d'emportement, la modestie de simplicité, et la prudence de lâcheté. Ils se font honneur au contraire de ce que nos ancêtres avaient en horreur, et mettent les plus grands défauts au nombre des vertus. Dans ce siècle corrompu, on regarde comme de beaux talents et comme de merveilleux avantages, la lâcheté, la bouffonnerie, la malignité, la fraude, une effronterie à l'épreuve pour entreprendre le mal, une impudence marquée dans toutes les actions, une légèreté infinie, une grande facilité à abandonner les meilleures choses, vices néanmoins qui ont déjà renversé de fond en comble plusieurs villes très puissantes ou ils se sont glissés. Voilà, Messieurs, ce que j'ai cru devoir vous dire avec liberté. De quelque manière que vous preniez toutes ces choses, soit en bonne, soit en mauvaise part, j'aurai du moins la consolation de ne m'être point écarte de la vérité ; et ces avertissements utiles dès à présent à ceux d'entre vous qui les approuvent, les mettront à l'avenir dans une parfaite sûreté. Pour moi qui ne fais pas difficulté d'encourir la haine et l'envie des particuliers en procurant le bien public, je n'ignore pas les malheurs où cette liberté me précipitera : je sais prévoir l'avenir par le raisonnement ; et l'exemple de tant d'autres citoyens me fait assez voir ce qui m'en doit arriver. IX. Appius ayant parlé de la sorte, presque tous les autres sénateurs embrassèrent son sentiment : bientôt après, l'assemblée se sépara. Les tribuns irrités de n'avoir pas réussi dans leur entreprise, cherchent aussitôt les moyens de s'en venger fur Appius. Après avoir longtemps délibéré entre eux, ils conviennent de l'assigner comme coupable de quelque crime qui mérite la mort. En pleine assemblée ils exhortent tous les citoyens de se trouver au jour marqué pour donner leurs suffrages contre lui. Les chefs d'accusation étaient, d'avoir donné de pernicieux conseils contre le peuple, d'avoir allumé dans Rome le feu de la sédition, d'avoir mis la main sur la personne du tribun contre les lois sacrées, d'être revenu avec l'armée qu'il commandait, chargé d'ignominie, après avoir reçu un rude échec par sa mauvaise conduite. Sur ces accusations faites devant le peuple, ils indiquent le jour qu'ils doivent terminer le procès: ils donnent assignation à Appius, et le somment de comparaître à jour préfix au tribunal des plébéiens pour y défendre sa cause. X. Tous les patriciens indignés de l'outrage qu'on faisait à ce grand personnage, ne négligent rien pour le tirer d'un si mauvais pas. Ils l'exhortent de céder au temps, de calmer les esprits par un extérieur modeste, et de prendre un habit convenable à la situation fâcheuse où il se trouvait. Mais leurs remontrances furent inutiles, Appius ne voulut jamais écouter leurs avis. Toujours incapable de mollir, il proteste qu'il ne ternira point la gloire de ses premières actions par une lâche complaisance. Il déclare qu'il ne fera rien qui soit indigne d'un homme de cœur, prêt à mourir plutôt mille fois que de se mettre à genoux ou de se prosterner devant qui que ce soit. Il conjure ses amis de ne point s'employer à obtenir sa grâce : il leur représente que ce serait pour lui une double honte, s'il voyait que d'autres fissent en sa faveur ce qu'il ne croyait pas pouvoir faire lui-même sans déroger à sa grandeur d'âme et à la noblesse. Ayant arrêté leurs empressements par ces raisons et autres semblables, il ne changea point d'habit. Son visage fut toujours le même, il ne rabattit rien ni de son grand courage ni de sa fierté ordinaire. Mais lorsqu'il vit que toute la ville était comme suspendue dans l'attente de cette importante affaire, et qu'il devait être jugé dans peu de jours, il sut se soustraire au jugement du peuple en se donnant la mort. Ses amis néanmoins publièrent qu'il était mort naturellement et de maladie. XI. Le fils d'Appius ayant fait porter son corps dans la place publique, va trouver les tribuns et les consuls. Il les prie de convoquer en son honneur une assemblée du peuple, devant laquelle il puisse faire son oraison funèbre, suivant la louable coutume des Romains autorisée par un usage immémorial: dans les funérailles des grands hommes. Les consuls lui accordent fa demande : mais pendant qu'ils travaillent à convoquer l'assemblée, les tribuns s'y opposent, et commandent au jeune Appius d'ôter le corps de son père de la place publique où il l'avait exposé. Le peuple néanmoins ne permit pas que leurs ordres fussent exécutés et. ne pouvant souffrir qu'on fît une si grande plaie à la mémoire de cet illustre sénateur, il permit au jeune Appius de rendre à son père tous les honneurs autorisés par les lois et par l'usage. Telle fut la fin tragique d'Appius. XII. Aussitôt après, les consuls levèrent des troupes et sortirent de Rome; Lucius Valérius pour faire la guerre aux/ Æques ; Tiberius Æmilius pour attaquer les Sabms. Pendant le temps de la sédition, ceux-ci étant entrés sur les terres Romaines, avaient ravagé une grande étendue de pays, et s'étaient retirés avec un gros butin. Les Æques osèrent se mesurer plusieurs fois avec les Romains-. mais ayant reçu beaucoup de blessures, ils se réfugièrent dans leur camp avantageusement situé, et n'en sortirent plus pour se présenter au combat. Valérius voulut forcer leurs retranchements : mais les dieux l'en empêchèrent. Comme il s'avançait vers le camp des ennemis dans le dessein de commencer l'attaque, le ciel se couvrit d'épaisses ténèbres, il tomba un orage affreux, on entendit gronder un horrible tonnerre, on vit briller les éclairs de toutes parts. L'armée Romaine s'étant dispersée, la tempête cessa aussitôt, et le ciel redevint serein comme auparavant.. Ces marques de la colère divine jetèrent la frayeur dans l'esprit du consul. Les devins consultés lui défendirent d'assiéger le camp des Æques. Il leur obéit, et abandonnant cette entreprise, il se mit à ravager les terres des ennemis. Il donna aux soldats tout le butin qu'il avait enlevé, puis il revint à Rame avec son armée. A l'égard de Tibérius Æmilius, après avoir parcouru d'abord le pays ennemi avec trop de confiance, il fut attaqué par l'armée des Sabins dans le temps qu'il ne craignait plus rien de leur côté. Il se donna un combat dans les formes : il commença sur le midi, et ne se termina qu'après le soleil couché. Les ténèbres de la nuit séparèrent les deux armées. Elles se retirèrent dans leurs retranchements, sans que ni les uns ni les autres eussent aucun gage assuré de la victoire. Les jours suivants, les deux chefs ensevelirent leurs morts et firent des fossés autour de leur camp. L'un et l'autre ils n'avaient d'autre dessein que de se défendre si on les attaquait : ils ne pensaient qu'à se mettre hors d'insulte sans songer à livrer bataille. Mais bientôt ennuyés de cette inaction, ils délogèrent de leur poste, et se retirèrent chacun chez eux. CHAPITRE TREIZIEME. I. L'année suivante, qui était la première de la soixante-dix-huitième olympiade, en laquelle Parmenides de Paeste remporta le prix de la course, Theagenides étant archonte annuel à Athènes, on élut consuls de Rome Aulus Virginius Caelimontanus et Titus Numicius Priscus. II. Ils ne faisaient que d'entrer en charge, lorsqu'on leur annonça que les Volsques s'approchaient avec une nombreuse armée. Peu de temps après, un des châteaux des environs de Rome fut pris [ d'assaut] et brûlé. Comme il n'était pas fort éloigné de la ville, la fumée de l'incendie en apprit la nouvelle aux citoyens. Alors les consuls envoyèrent quelques cavaliers à la découverte, car il était encore nuit : ils portèrent des corps de garde sur les murailles, et firent eux-mêmes le guet devant les portes avec l'élite de leurs troupes, en attendant que les cavaliers leur eussent rapporté quelque nouvelle. Dès qu'il fut jour, ils assemblèrent les troupes de la ville et marchèrent aux ennemis. Mais les Volsques s'étaient retirés en diligence après avoir pillé et brûlé le château. Les consuls éteignirent les restes de l'incendie, et laissant une garnison dans cette place ils revinrent à Rome. III. Quelques jours après, ils se mirent tous deux en campagne à la tête de leurs troupes domestiques et de celles de leurs alliés. Virginius entra sur les terres des Æques, et Numicius dans le pays des Volsques. L'un et l'autre eut un heureux succès dans cette campagne. Les Æques n'osèrent en venir aux mains avec Virginius qui ravageait leurs terres, ils placèrent seulemen dans les bois une embuscade de troupes d'élite qui devaient fondre sur l'ennemi dans le moment qu'il serait dispersé au pillage, mais ils furent trompés dans leur espérance. Les Romains découvrirent bientôt le piège qu'on leur tendait. Ils livrèrent bataille aux Æques : l'action fut rude ; ceux-ci ne s'en tirèrent qu'avec une perte considérable, et ne furent plus assez hardis pour tenter un second combat. IV. Numicius qui marchait contre Antium, alors une des premières villes des Volsques, ne trouva personne qui lui résistât : les Volsques renfermés dans leurs murailles, se contentèrent de les défendre sans faire aucun mouvement au dehors. Pendant ce temps-là le consul ravagea la plus grande partie de leurs terres, et prit une petite ville située sur le bord, de la mer. Cette place leur servait de port : c'était-là qu'ils faisaient commerce de leurs denrées et de tout ce qu'ils enlevaient par leurs brigandages et leurs pirateries. Les esclaves, l'argent, les bestiaux et marchandises furent abandonnés aux soldats, qui pillèrent tout avec la permission du consul. Les personnes libres qui avaient échappé au carnage, furent vendues à l'encan. On prit aussi vingt-deux longs navires ou flutes des Antiates, avec d'autres agrès et équipages de vaisseaux. Après cela les Romains brûlèrent les maisons, ruinèrent le port, renversèrent les formes et réceptacles des vaisseaux, et démolirent les murailles jusqu'aux fondements par l'ordre du consul, afin qu'après leur départ ce port de mer ne fut plus d'aucune utilité aux Antiates. Voilà ce que fit chaque consul séparément et sans le recours de son collègue. lls se rejoignirent ensuite, et étant entrés tous les deux dans le pays des Sabins ils y firent le dégât. De -là ils ramenèrent leurs troupes à Rome, et cette année finit. CHAPITRE QUATORZIEME. I. L'année suivante, Titus Quintius Capitolinus et Quintus Servilius Priscus étant entrés en charge [ toutes ] les troupes Romaines se mirent sous les armes. Celles des alliés vinr. Les consuls font aussitôt leurs prières aux dieux, purifient leur armée par des expiations, et marchent aux ennemis. II. Les Sabins contre lesquels Servilius s'était mis en campagne, loin de se présenter pour combattre, ne sortirent pas même de leurs remparts. Resserrés dans leurs places fortes, ils laissèrent tranquillement ravager leurs terres, couper leurs arbres, brûler leurs maisons. Les esclaves désertèrent sans trouver aucun obstacle de la part de leurs maîtres. Les Romains eurent toute la facilité de se retirer de leur pays, gorgés de butin, chargés de dépouilles, comblés de gloire par un si glorieux succès. Telle fut la réussite de l'expédition de Servilius. III. L'armée de Quintius qui marchait contre les Æques et les Volsques réunis en un même endroit pour défendre leur pays, fit prompte diligence, et dans le moment qu'on s'y attendait le moins elle se montra aux ennemis qui s'étaient portés devant la ville d'Antium. Le consul remarqua qu'ils lui étaient de beaucoup supérieurs en nombre. Cependant, pour ne point paraître effrayé, il mit bas ses bagages à peu de distance de leur camp dans une espèce de vallon où il s'était montré d'abord aux ennemis et d'où il les avait aperçus. IV. Les deux armées ayant fait tous les préparatifs nécessaires pour le combat, s'avancèrent dans la plaine. On en vint aux mains, on combattit jusqu'à midi sans céder le terrain et sans que la victoire se déclarât. Les uns et les autres se contentaient d'envoyer de nouveaux renforts aux endroits les plus faibles, et ce fut ce qui donna l'avantage aux Æques et aux Volsques, car ils étaient supérieurs en nombre, au lieu que les Romains n'avaient pas autant de troupes que de courage et d'ardeur pour le combat. Quintius qui avait déjà perdu beaucoup de monde, voyant que la plupart de ceux qui restaient sur pied étaient couverts de blessures, fut fur le point de faire sonner la retraite. Mais craignant que les ennemis ne prissent cette démarche pour une fuite, il résolut de tout hasarder.il prend avec lui l'élite de sa cavalerie, il vole au secours de l'aile droite vers l'endroit où elle était extrêmement fatiguée. Tantôt il reproche aux officiers leur lâcheté, tantôt il leur rappelle le souvenir de leurs premiers combats, tantôt il leur met devant les yeux l'ignominie d'une fuite honteuse, et le danger évident où ils vont s'exposer s'ils abandonnent leur porte. Enfin par un ingénieux mensonge, il relève leur courage abattu, et jette l'épouvante parmi les ennemis. Il crie à haute voix que l'aile gauche a repoussé celle des Volsques et des Æques, et qu'elle est déjà aux portes de leur camp. En même temps il fond l'épée à la main sur les ennemis, il descend de cheval avec l'élite de sa cavalerie dont il était escorté, et combattant de pied ferme il fait main-basse sur tout ce qu'il rencontre. Une si noble ardeur ranime ses soldats déjà fatigués, ils reprennent un nouveau courage, et devenus tout autres ils chargent l'ennemi avec tant d'impétuosité, que les Volsques qu'ils avaient en tête, cèdent enfin fous leurs efforts redoublés, après avoir longtemps résisté. Quintius les ayant mis en déroute, remonte aussitôt à cheval : il vole au secours de l'autre aile, il représente à ses soldats qu'une partie de l'armée ennemie est déjà vaincue, et les exhorte de ne pas céder en bravoure à leurs camarades. Ceux-ci piqués d'honneur, tombent sur l'armée des ennemis : les Æques et les Volsques se laissent enfoncer, ils abandonnent le champ de bataille et tâchent de rentrer dans leurs lignes. Les Romains cependant n'osent se hasarder à les poursuivre. Accablés de fatigues, n'ayant plus que des armes rompues ou entièrement émoussées, ils font sonner la retraite bientôt après, et regagnent volontiers leur camp, On fit une trêve de quelques jours, qu'on employa à ensevelir les morts, à panser les blessés, et à se reposer des fatigues du combat. V. Ensuite on recruta les troupes, on fit les autres préparatifs de guerre, et on livra un second combat devant le camp des Romains. Car les Volsques et les Æques avaient reçu un renfort de troupes qui leur fut envoyé des villes voisines. Leur général qui se fiait sur la multitude de ses soldats cinq fois plus nombreux que les ennemis, et qui voyait d'ailleurs que le camp des Romains n'était pas dans une situation portent la victoire, fort avantageuse, crut que l'occasion était des plus favorables pour attaquer avec succès. Dans cette persuasion, il marche sur le minuit vers leur camp, et les invertit de tous côtés afin qu'ils ne puissent s'échapper à petit bruit. Le consul Quintius, quoiqu'informé que les ennemis étaient en fort grand; nombre, ne balança point à accepter le combat. Il attend qu'il faffe jour, et diffère jusqu'à l'heure que le marché est ordinairement plein de monde. Alors s'apercevant que les ennemis déjà fatigués par les veilles et par les escarmouches s'approchent de ses lignes pêle-mêle, confusément, et fans garder leurs rangs, il ouvre les portes du camp et tombe sur eux avec l'élite de sa cavalerie soutenue par l'infanterie qui la suit en bataillons serrés. Les Volsques épouvantés de l'intrépidité des Romains et de la fureur avec laquelle ils les attaquent, font d'abord quelque résistance: bientôt après ils se laissent enfoncer, et sont enfin repoussés loin du camp. Assez proche des retranchements des Romains, s'élevait une colline d'une pente douce. Ce fut là que les ennemis se retirèrent pour se reposer de leurs fatigues, dans le dessein de rengager le combat avec plus de succès. Mais il leur fut impossible de se rallier ou de reprendre haleine. Les Romains encouragés par leur premier avantage, les poursuivent l'épée dans les reins : ils pénètrent jusqu'à la colline, et se tenant ferrés le plus qu'ils peuvent, de peur que l'ennemi ne les renverse sur le penchant des chemins, ils livrent une vigoureuse attaque. On combat avec vigueur pendant la plus grande partie du jour, et il périt beaucoup de monde de part et d'autre. Lesj Volsques supérieurs en nombre, avaient outre cela l'avantage du lieu. Mais tous ces gages de la victoire ne leur servirent de rien. L'ardeur et la bravoure des Romains surmonta toutes les difficultés. Les ennemis abandonnèrent enfin la colline pour regagner leur camp, et la plupart furent défaits dans cette fuite précipitée. Les Romains ne cessent de les harceler et ne quittent point prise jusqu'à ce qu'ils aient emporté leurs lignes d'assaut. Ils y font un grand nombre de prisonniers de guerre, ils s'emparent des chevaux, des armes, de l'argent, et généralement de tout ce que l'ennemi avait été contraint d'abandonner aux vainqueurs. VI. Les Romains passèrent la nuit suivante dans le camp des Volsques. Le lendemain, le consul fit tous les préparatifs nécessaires pour un siège, après quoi il délogea en diligence, et se rendit dans le territoire des Antiates qui n'était éloigné que de trente stades. Il y avait alors à Antium une garnison d'Æques qui s'y étaient rendus pour défendre la ville. Ces troupes redoutant la valeur des Romains, avaient dessein de s'évader : elles prenaient toutes les mesures nécessaires pour y réussir : mais les bourgeois informés de leur dessein, les empêchaient de l'exécuter. Sur cette opposition, les Æques résolurent de livrer la ville. Les Antiates qui en eurent quelque soupçon, cédèrent eux-mêmes au temps. Après avoir délibéré avec la garnison, ils ouvrirent leurs portes à Quintius, à condition que les Æques sur la foi du consul se retireraient dans leurs pays, et que les bourgeois recevant garnison Romaine se soumettraient à ce qui leur serait ordonné. Quintius devenu maître de la ville à ces conditions, se fit donner de l'argent pour payer ses troupes et les autres choses dont l'armée avait besoin. Ensuite il laissa une garnison à Antium, et revint à Rome. Le sénat voulut récompenser ses belles actions : il sortit au-devant de lui, le reçut avec toutes les marques de distinction et toutes les démonstrations de joie qu'on peut donner en pareille rencontre, et l'honora de la pompe triomphale. CHAPITRE QUIINZIEME. I. L'année d'après, Tiberius Æmilius fut fait consul pour la seconde fois, avec Quintus Fabius fils d'un des trois frères qui avaient commandé la garnison envoyée à Créméra et qui y avaient perdu la vie avec tous leurs clients. II. Sous leur régence, les tribuns soutenus par le consul Æmilius recommencèrent à soulever le peuple au sujet du partage des terres. Pour arrêter leurs intrigues, le sénat qui voulait soulager les pauvres et gagner leur affection, ordonna, qu'on leur distribuerait une partie des terres que les Romains avoient conquises l'année précédente sur les Antiates. On créa des triumvirs pour en faire la répartition : Titus Quintius Capitolïnus qui avait soumis les Antiates, fut député pour cet effet avec Lucius Furius et Aulus Virginius. Mais l'ordonnance du sénat ne plaisait pas à la plupart du peuple et des pauvres citoyens de Rome : ils disaient hautement que c'était les châtier de leur patrie que de leur assigner des habitations si éloignées. Il n'y en eut donc qu'un fort petit nombre qui se fissent inscrire, et la colonie ne se trouva pas complète. Pour y suppléer, le sénat jugea à propos de permettre aux Herniques et aux Latins de jouir du privilège, et de joindre aux pauvres de Rome ceux de leur nation qui voudraient s'établir avec eux. Les triumvirs envoyés à Antium, distribuèrent les terres à leurs citoyens, excepté une certaine portion qu'on laissa aux Antiates. III. Pendant ce temps-là les deux consuls firent une expédition. Æmilius entra sur les terres des Sabins et Fabius sur celles des Æques. Le premier demeura longtemps dans le pays ennemi sans qu'il le présentât personne pour le combattre. Il ravagea les campagnes tout à son aise : bientôt après il revint à Rome avec Ion armée, parce que le temps des comices s'approchait. IV. Pour ce qui est de Fabius, les Æques lui envoyèrent des hérauts pour lui demander la paix et son amitié, avant que d'y être forcés par la défaite de leurs troupes et par la ruine de leurs villes. Le consul leur ordonna de fournir à son armée des vivres pour deux mois, .deux habits pour chaque soldat, la paie de six mois et les autres provisions dont il avait besoin. A ces conditions il leur accorda une trêve jusqu'à ce qu'ils eussent envoyé à Rome pour obtenir la paix du sénat. Mais le sénat qui apprit de quelle manière Fabius en avait usé, renvoya l'affaire par devers lui, et lui donna un pouvoir absolu de terminer la guerre avec les Æques aux conditions qu'il jugerait à propos. V. On conclut une alliance avec leurs villes par la médiation du consul, dont les articles étaient : que les Æques seraient sujets de la république Romaine, qu'on leur laisserait leurs villes et leurs terres ; qu'ils ne fourniraient que des troupes aux Romains quand on leur en demanderait, et qu'ils les entretiendraient à leurs propres dépens. Le traité d'alliance étant conclu, Fabius ramena son armée à Rome, et de concert avec son collègue il désigna des consuls pour l'année suivante. CHAPITRE SEIZIEME. I. Les nouveaux consuls qui entrèrent en charge l'année suivante, étaient Spurius Postumius Albinus et Quintius Servilius Priscus pour la seconde fois. Pendant leur consulat, les Æques violèrent le traité d'alliance conclu depuis peu avec les Romains. Voici l'occasion de cette rupture. Tous ceux des Antiates qui avaient des maisons et des héritages demeurèrent sur leurs terres : non seulement ils faisaient valoir celles qu'on leur avait laissées en propre, mais tenant aussi à ferme les fonds assignés à la colonie ils payaient aux propriétaires une certaine portion des fruits et du revenu. Ceux au contraire qui n'avaient ni fond en propre, ni terres affermées, abandonnèrent la ville et se réfugièrent dans le pays des Æques qui les reçurent à bras ouverts. Ils en sortaient souvent pour piller les campagnes des Latins et pour y exercer des brigandages. Peu de temps après, les plus déterminés, les plus pauvres d'entre les Æques se joignirent à eux pour avoir part à leur butin. IJ. Les Latins s'en plaignirent au sénat avec beaucoup d'aigreur, demandant en grâce, ou qu'on envoyât une armée à leur secours, ou qu'on leur permît de prendre les armes contre ceux qui leur avaient déclaré la guerre. Mais le sénat n'écouta point: leurs demandes. Il ne voulut jamais ni leur envoyer des troupes, ni leur accorder la permission de mettre eux-mêmes une armée en campagne. Il se contenta d'envoyer aux Æques trois députés, dont le premier était Quintus Fabius.qui avait conclu une alliance avec eux, Ces ambassadeurs avaient ordre de demander aux grands du pays, si c'était du commun consentement de toute la nation qu'une troupe de brigands avait fait le dégât sur les terres des alliés et sur celles des Romains que les réfugiés d'Antium n'avaient pas épargnées dans leurs courses, ou si la république n'y avait aucune part : et en cas qu'on répondît que c'était uniquement la faute des particuliers, dont la nation n'approuvait point la conduite, il était enjoint aux envoyés de leur dire qu'ils eussent à faire restitution de ce qui avait été enlevé, et à livrer les coupables pour être punis. Quand les ambassadeurs furent arrivés, les Æques écoutèrent leurs demandes : mais ils y répondirent d'une manière ambiguë. Ils nièrent à la vérité que les brigandages eussent été autorisés par le contentement de la nation : ils ne voulaient pas néanmoins livrer des coupables que l'indigence avait obligés à abandonner leur patrie, et qui contraints d'errer à l'aventure s'étaient retirés sur leurs terres en qualité de suppliants. Fabius indigné de leur réponse, invoqua les dieux témoins de l'alliance que les Æques avaient violée. Mais comme il vit qu'ils usaient de dissimulation, qu'ils demandaient du tems pour délibérer et qu'ils le retenaient lui-même sous prétexte d'hospitalité, il en prit occasion de séjourner quelque temps chez eux pour examiner ce qui se passait dans la ville. Il se transporta dans tous les endroits, dans les édifices publics, et dans les lieux sacrés. Sous prétexte de contenter sa curiosité, il examina jusqu'à leurs arsenaux et les visita [ tous. ] II y trouva une grande quantité d'armes dont les unes étaient déjà faites, les autres étaient encore entre les mains des ouvriers, et par ce moyen il pénétra leurs desseins. Parfaitement instruit de leurs projets, il revient à Rome où il fait son rapport de ce qu'il a vu et entendu. III. Sur ces instructions, le sénat ne doutant plus qu'ils ne trament quelque révolte, envoie aussitôt des hérauts d'armes pour leur déclarer la guerre, s ils ne chassent de leur ville les Antiates réfugiés, et s'ils ne promettent de réparer le tort qu'ils ont fait aux Romains et à leurs alliés. Les Æques répondent fièrement à cette sommation, et déclarent aux hérauts qu'ils sont prêts à soutenir la guerre. Les Romains cependant ne se trouvèrent pas en état cette année de mettre une armée sur pied contre ces peuples, soit que la volonté des dieux s'y opposât, soit à cause des maladies dont le peuple fut affligé une bonne partie de l'année. Ils se contentèrent d'envoyer un détachement au secours des alliés, fous la conduite du consul qui alla se camper fur les frontières des Latins. IV. Pendant ce temps-là, Spurius Postumius sn collègue dédia à Rome, le jour des nones du mois de Juin, le temple de Dius Fidius. Tarquin dernier roi des Romains l'avait bâti sur la colline de Mars, mais il n'en avait pas fait la dédicace solennelle, suivant les cérémonies Romaines. Postumius la fit cette année, et y mit une inscription par l'ordre du sénat. Il ne se passa rien autre chose de mémorable pendant le consulat de Postumius et de Servilius. CHAPITRE DIX-SEPTIEME. I. La première année de la soixante. dix-neuvième olympiade, en laquelle Xénophon de Corinthe remporta le prix de la course, Archédémide étant archonte à Athènes, Titus Quintius Capitolinus et Quintus Fabius Vibulanus furent nommés consuls ; celui-ci pour la seconde fois, celui-là pour la troisième. Le sénat les envoya l'un et l'autre en campagne, à la tête de deux armées très puissantes et bien équipées. Quintius eut ordre de se rendre fur les terres des Romains qui confinaient à celles des ennemis de la république pour les mettre à couvert de l'insulte. II. Fabius fut envoyé dans le pays des Æques pour y faire le dégât. Il trouva les ennemis qui l'attendaient sur leurs frontières avec une nombreuse armée. S'étant campés les uns et les autres dans des postes avantageux, ils s'avancèrent dans la plaine. Les Æques provoquèrent les Romains au combat, et commencèrent l'action. Elle dura la plus grande partie du jour: on se battit avec beaucoup d'ardeur et de courage, chacun ne faisant dépendre la victoire que de lui seul. Enfin la plupart des armes étant rebouchées, devinrent inutiles à force de tuer et de donner des coups. Les généraux firent sonner la retraite, et les deux armées rentrèrent dans leurs retranchements. III. Après cette journée il ne se donna plus aucun combat en bataille rangée. Tout se passa en fréquentes escarmouches entre les croupes légèrement armées qui allaient chercher de l'eau ou qui escortaient les convois. Dans ces diverses rencontres, l'avantage était presque toujours égal de part et d'autre. IV. Pendant que cela se passait, un détachement de l'armée des Æques marcha à petit bruit par des chemins qui n'étaient point gardés. Il entra sur les terres Romaines, où l'on avait d'autant moins pensé à mettre une garnison qu'elles étaient les plus éloignées des frontières du pays ennemi. II en enleva un grand nombre de prisonniers, et chargé d'un gros butin il repassa dans le pays des Æques, sans que Quintius qui gardait les terres de la république avec un corps de troupes, s'en aperçût en aucune manière. Ces courses secrètes se faisaient continuellement, et. toujours avec succès; les consuls en étaient couverts de honte. V. Fabius fut enfin informé par les prisonniers et par les batteurs d'estrade, que l'élite de l'armée des Æques était sortie du camp. Il laisse les vieux soldats dans les retranchements, et sort lui-même pendant la nuit avec la fleur de sa cavalerie et de son infanterie. Les Æques ayant pillé les places fortes qu'ils avaient attaquées, revenaient chargés d'un gros butin. Ils n'avaient pas encore fait une longue traite, lorsque Fabius se montre à eux. Il les charge brusquement et leur enlève leur proie. Après un combat fort opiniâtre, il taille en pièces ceux qui osent lui résister: les autres se dispersent pour éviter l'ennemi qui les mène rudement, et à la faveur des chemins détournés qui leur sont connus, ils trouvent moyen de regagner leur camp. VI. Les Æques abattus par cet échec inopiné, arrachent leurs tentes et leurs palissades, ruinent leurs retranchements, décampent pendant la nuit et se retirent dans leur ville. Depuis cette journée, ils n'osèrent plus reparaitre, quoiqu'ils vissent emporter leurs blés déjà mûrs, piller leurs richesses, brûler leurs fermes, enlever leurs troupeaux et un grand nombre de prisonniers de guerre que l'ennemi maitre de la campagne prenait impunément. Après cette expédition, comme le temps s'approchait de remettre le consulat en d'autres mains, Fabius revint à Rome avec son armée, Quintius s'y rendit aussi vers le même temps. CHAPITRE DIX-HUITIEME I. Quand ils furent de retour à Rome, ils nommèrent consuls Aulus Postumius Albus et Spurius Furius. A peine ces nouveaux magistrats étaient-ils entrés en charge qu'il arriva des courriers que les Latins alliés du peuple Romain envoyaient en diligence. Le sénat les ayant fait entrer, ils l'avertirent que les Antiates s'ébranlaient, et que les Æques leur avaient envoyé secrètement des ambassades : qu'outre cela, on ne voyait tous les jours que des Volsques allaient venir ; que sous prétexte de faire commerce, ils entraient tête levée dans la ville à la sollicitation des réfugiés d'Antium, que ceux-ci n cessaient e les y attirer, depuis que dépouillés de leurs biens dans le temps qu'on faisait le partage des terres, ils avaient été contraints par leur pauvreté de se réfugier chez les Æques, comme j'ai dit ci-dessus que par leurs intrigues ils avaient gagné et corrompu, non seulement les naturels du pays, mais encore une grande partie des étrangers qui s'y rendaient pour leurs affaires [ Ils ajoutent ] que si on ne les prévenait en mettant dans leur ville une garnison suffisante, il s'allumerait de ce côté-là [ quelque ] guerre fâcheuse contre le peuple Romain dans le moment qu'on y penserait le moins. Peu de temps après il arriva d'autres courriers de la part des Herniques, qui annoncèrent au sénat, qu'une nombreuse armée des Æques était venue fondre sur leurs terres, d'où elle enlevait tout le butin et saccageait le pays par de continuelles courses: que les Volsques étaient joints aux Æques, et. leur avaient fourni la plus grande partie de leurs des troupes. II. Sur ces nouvelles, le sénat résolut d'envoyer un renfort de garnison dans le pays des Antiates pour contenir leur ville dans la foi, et pour les empêcher de remuer. Quelques-uns d'eux étaient venus à Rome pour se justifier: mais il était facile de juger et par leurs discours et par leurs démarches qu'ils n'avaient pas de trop bonnes intentions. En même temps le sénat ordonna au consul Spurius Furius de mettre une armée en campagne contre les Æques. Ces ordres furent promptement exécutés. Le consul Furius se mit aussitôt en marche avec la garnison destinée pour tenir les Antiates dans le respect. III.. A la première nouvelle de l'arrivée des Romains, les Æques sortirent du pays des Herniques pour aller à leur rencontre. Quand les deux armées furent en présence, elles campèrent ce jour-là à peu de distance l'une de l'autre. Le lendemain l'ennemi s'approcha du camp des Romains pour fonder camp, s'ils étaient dans la disposition de combattre, et quel était leur dessein : mais ceux-ci ne sortirent point de leurs lignes pour accepter le défi. Les Æques après quelques escarmouches, se retirèrent avec ostentation, sans cependant avoir rien fait de mémorable. Le jour suivant, le consul des Romains sortit de son camp, dont la situation n'était pas fort avantageuse : il alla se loger dans un poste plus commode, qu'il fortifia d'un fossé profond et d'une haute palissade. Cette démarche ranima le courage des ennemis. Bientôt après, un nouveau renfort qui vint les joindre de la part des Volsques et des Æques, redoubla tellement leur première ardeur, que sans balancer plus longtemps sur le parti qu'ils avaient à prendre, ils s'avancent pour donner l'attaque au camp des Romains. IV. Le consul qui ne se sentait pas assez de forces pour tenir contre deux si puissantes nations réunies ensemble, dépêcha quelques cavaliers pour porter des lettres à Rome, par lesquelles il demandait qu'on lui envoyât un prompt secours pour tirer son armée du danger évident d'être défaite à plate couture. Son collègue Postumius ayant reçu les lettres qui arrivèrent vers minuit, convoqua les sénateurs sur le champ par des huissiers qu'il envoya chez eux. On s'assemble en diligence et dès la pointe du jour le sénat fait un décret, portant que Titus Quintius qui avait été trois fois consul, marcherait incessamment, revêtu de la puissance proconsulaire, avec la fleur de la cavalerie et de l'infanterie,et qu'Aulus Postumius l'autre consul, ramasserait le reste des troupes, qu'on ne pouvait pas assembler si promptement, pour aller secourir l'armée Romaine. Le jour venu, Quintius rassemble environ cinq miIle volontaires, et sans différer il se met en marche. V. Les Æques, qui eurent le vent de ce qui se passait, se pressent d'attaquer le camp des Romains avant qu'il leur soit venu du secours. Dans l'espérance qu'étant supérieurs en nombre, ils viendront facilement à bout de forcer leurs lignes, ils se partagent en deux corps, et sortent en foule de leurs retranchements pour commencer l'attaque. On livre un rude combat qui dure tout le jour. Les Æques montent à l'assaut par plusieurs endroits : ils font paraître une ardeur incroyabte : une nuée de traits et de javelots qu'on lance sur eux, et une grêle de pierres qu'on leur jette avec la fronde, ne peuvent ralentir leur courage. VI. Alors le consul et son lieutenant s'exhortent mutuellement. Résolus de faire un coup d'éclat, ils ouvrent les portes tous les deux en même temps. Ils fondent sur l'ennemi avec la fleur de leurs troupes ; ils l'attaquent des deux côtés du camp où il donnait l'assaut, et repoussent vigoureusement ceux qui commençaient à franchir les palissades. Les Æques tournent le dos : le consul poursuit un peu de temps ceux qui fuyaient devant lui, et sans s'entêter à pousser plus loin son avantage, il se retire dans fon camp. VII.. Publius Furius son frère et son lieutenant, emporté par une ardeur indiscrète s'avance jusqu'aux lignes des ennemis : il les poursuit l'épée dans les reins, et tue tout ce qu'il rencontre. Mais comme il n'avait avec lui que deux régiments qui ne faisaient pas plus de mille hommes, les ennemis qui remarquent sa faiblesse sortent de leur camp environ au nombre de cinq mille, et attaquent les Romains de front, tandis que leur cavalerie fait le tour et les charge en queue. Les troupes de Publius ainsi enveloppées de toutes parts, et éloignées du reste de leur armée, n'avaient plus aucune espérance de recevoir du secours. Dans une extrémité si fâcheuse, il ne tenait qu'à elles de racheter leur vie en rendant les armes: l'ennemi les y invitait, et aurait été ravi de se voir maître de mille braves Romains qui lui auraient facilité les moyens d'obtenir une paix glorieuse sous d'honnêtes conditions. Cependant elles firent peu de cas de ces offres avantageuses : aimant mieux périr et vendre bien cher leur vie, que de rien faire qui fût indigne de la gloire du nom Romain, elles s'animèrent mutuellement, tuèrent un grand nombre d'ennemis, et furent enfin taillées en pièces sans qu'il en restât un seul. VIII. Après cette déroute totale, les Æques enflés de leur succès se présentèrent devant le camp des Romains, portant au bout de leurs piques les têtes de Publius et des autres officiers les plus illustres, afin de les épouvanter par ce spectacle, et de les obliger à se rendre. Les Romains vivement touchés de la défaite de ceux qui avaient été tués dans le combat, pleurèrent amèrement leur malheur. Mais en même temps leur courage se ralluma plus que jamais, et. ils prirent la généreuse résolution de vaincre ou de mourir à l'exemple de leurs camarades, plutôt que de se rendre prisonniers de guerre. Cette nuit les ennemis restèrent devant le camp, et les Romains ainsi assiégés firent la garde sans prendre aucun repos, uniquement occupés à fortifier les endroits faibles de leurs retranchements, et à faire tous les autres préparatifs pour repousser l'ennemi s'il recommençait à les forcer dans leurs lignes. Le lendemain les Æques donnèrent plusieurs assauts, et firent brèche au camp en plus d'un endroit. Plusieurs fois les assiégés sortirent de leurs retranchements, et repoussèrent l'ennemi avec succès;. Plusieurs fois s'étant avancés témérairement, ils furent eux-mêmes contraints de rentrer dans leur camp. Le combat dura toute la journée, et le consul fut blessé à la cuisse d'un coup de javelot qui perça son bouclier. Un grand nombre de personnes de marque qui combattaient à ses côtés, eurent aussi le même sort. IX. Déjà les Romains étaient aux abois, lorsque tout d'un coup, et dans le moment qu'ils ne s'attendaient à rien moins, ils aperçurent Quintius sur le soir avec un corps de troupes choisies et composées de volontaires. Dès que les ennemis les virent arriver, ils tournèrent le dos et levèrent le siège. Les Romains ranimant alors un reste de vigueur, fondent sur leur arrière-garde, et leur tuent beaucoup de monde :, mais la plupart accablés de blessures, et ne pouvant soutenir de longues fatigues, bientôt ils furent obligés de rentrer dans leur camp. Les uns et les autres demeurèrent quelque temps dans leurs lignes où ils faisaient exactement sentinelle de peur de quelque surprise. X. Ensuite une autre armée d'Æques et de Volsques, crut devoir profiter de l'occasion favorable pour ravager les terres des Romams, tandis que leurs meilleures troupes étaient en campagne. Elle sort de nuit : elle entre dans les plaines les plus éloignées, où les laboureurs étaient d'autant moins sur leurs gardes, qu'ils semblait qu'ils n'avaient rien à craindre. Elle enlève un butin considérable avec un grand nombre de prisonniers de guerre. Mais au retour de cette expédition elle n'eut pas un succès aussi heureux qu'au commencement. XI. Le consul Postumius qui allait avec un renfort de troupes au secours des Romains assiégés dans leur camp, apprend en chemin ce que les ennemis avaient fait. Il court à leur rencontre, et se présente à eux dans le moment qu'ils ne s'attendent à rien moins. Ceux-ci ne se troublent point à la vue du péril qui les menace. Ils prennent leur temps, mettent leurs bagages et leur butin dans un lieu fortifié, et laissant une garnison suffisante pour assurer ces riches dépouilles, ils vont au devant des Romains en ordre de bataille. Dans la chaleur de l'action ils font des exploits mémorables. Quoique de beaucoup inférieurs en nombre, et qu'armés à la légère comme des maraudeurs ils eussent à combattre contre des ennemis armés de pied en cap, ils accourent de toutes les campagnes où ils étaient dispersés, ils se réunissent en un seul corps, ils se mesurent hardiment contre les Romains, et en font un horrible carnage. Peu s'en fallut même que ces pillards surpris sur les terres de l'ennemi n'érigeassent des trophées à la honte de ceux qui étaient venus les attaquer. Mais le consul piqué d'honneur par leur forte résistance, leur enleva une victoire presque certaine. Il tombe à bride abattue,avec l'élite de la cavalerie Romaine, dans [ les rangs ] les plus serrés, et où l'on combattait avec opiniâtreté. Il enfonce les ennemis, il moissonne tout ce qu'il rencontre, il renverse sur le champ de bataille ceux qui combattaient sur les premières lignes. Le rente tourne le dos pour chercher son salut dans la fuite ; ceux qui gardaient les bagages, abandonnent tout, et. tâchent de gagner les montagnes voisines. La perte cependant qu'ils firent dans la mêlée, ne fut pas considérable : mais en récompense ils perdirent beaucoup de monde dans leur fuite, tant à cause des routes détournées qu'ils ne connaissaient pas, que parce que la cavalerie Romaine les pressait vivement. XII. Tandis que Postumius était aux prises, Furius l'autre consul informé que son collègue venait à son secours, et. craignant que les ennemis n'allassent à sa rencontre pour lui fermer le passage, résolut de les occuper par de fréquentes attaques qu'il devait livrer à leur camp. Mais les Æques prévinrent l'exécution de ce dessein. Dès qu'ils eurent appris le malheur de [ leurs } camarades par le rapport de ceux qui s'étaient sauvés de la déroute, ils ruinèrent leurs retranchements, et décampèrent la première nuit [ d'après le combat ] pour se retirer dans leur ville. XIII. Ainsi se termina la campagne avant que les Æques eussent exécuté toutes leurs entreprises avec le succès dont ils s*étaient flattés. En effet, outre ce qu'ils avaient perdu de nombre dans les combats et dans leurs différentes courses, il périt encore un plus grand nombre de leurs soldats dans cette dernière fuite. La plupart accablés de fatigues, chargés de blessures, marchant à petit pas,et manquant de forces, tombaient en chemin le défaillance, particulièrement sur le bord des ruisseaux et des rivières où ils s'arrêtaient pour éteindre l'ardeur de leur soif; de sorte que .la cavalerie Romaine les joignait sans peine, et les passait au fil de l'épée. XIV. La fortune ne fut pas non plus entièrement favorable aux Romains dans cette guerre, car sans parler de plusieurs braves qui furent tués dans les combats, la perte de Furius, leur lieutenant qui avait signalé sa valeur plus que tous les autres, leur causa beaucoup de chagrin, ils remportèrent néanmoins dans cette guerre une victoire des plus glorieuses à leur patrie. Voilà ce qui arriva sous la régence de ces consuls. CHAPITRE DIX-NEUVIEME. I. L'année suivante, sous le consulat de Lucius Æbutius et de Publius Servilius Priscus, les Romains ne firent aucune action mémorable, ni dans la guerre, ni dans les affaires civiles. Ils furent affligés d'une maladie pestilentielle, plus terrible que toutes celles qu'on avait vues jusqu'alors.Elle se jeta d'abord sur les haras et sur les troupeaux de bœufs. De là elle passa aux chèvres et aux moutons, elle emporta presque toutes les bêtes à quatre pieds. Ensuite elle attaqua les bergers et les laboureurs ; et après avoir parcouru tout le pays, elle se communiqua dans la ville. Il est inconcevable combien elle enleva d'esclaves, de gens de journée et de petit peuple, c'est ce qu'on ne peut ni dire ni savoir. Dans les commencements on emportait les corps morts entassées sur des charrettes : mais à la fin le nombre en devint si prodigieux, qu'on fut obligé de jeter dans le Tibre ceux dont on faisait le moins de cas. On trouva par les supputations, qu'il était mort de cette peste la quatrième partie des sénateurs, parmi lesquels on comte les deux consuls et. la plupart des tribuns. La contagion commença vers les calendes de Septembre, et dura tout le reste de l'année, sans épargner ni âge ni sexe. II.. La nouvelle de ce désastre répandue chez les nations voisines, les Æques et les Volsques jurèrent une alliance entre eux, se persuadant que l'occasion était des plus favorables pour détruire l'empire Romain. Après avoir fait les préparatifs nécessaires pour un siège, ils se mirent promptement en campagne : et afin d'ôter à la ville de Rome tous les secours qu'elle pouvait attendre de ses alliés, ils firent leur première irruption dans le pays des Herniques et des Latins. III. Le même jour que Lucius Æbutius l'un des consuls était mort, il arriva une ambassade de la part de ces deux nations pour demander du secours au sénat. Publius Servilius son collègue, était à l'extrémité, et. n'avait plus qu'un souffle de vie: il ranima néanmoins toutes ses forces, et convoqua une assemblée du sénat. La plupart des sénateurs qui étaient plus morts que vifs, s'y firent porter sur des litières. Ils répondirent aux ambassadeurs, qu'ils pouvaient dire à leurs citoyens que le sénat leur permettait de se défendre par eux-mêmes, en attendant que le consul se portât mieux, et qu'on eût levé une armée pour les soutenir. Sur cette réponse du sénat, les Latins portèrent dans leurs villes tous les effets de la campagne qu'ils purent enlever ; et se bornant à la défense de leurs murailles, ils laissèrent ravager tout le reste. Les Herniques au contraire, ne pouvant voir piller et ravager leurs terres fans s'y opposer, prirent les armes en diligence, et marchèrent aux ennemis. Ils combattirent vaillamment, mais avec perte de plusieurs soldats : ils tuèrent néanmoins plus de monde qu'ils n'en avaient perdu de leur côté. Apres cet effort, ils furent contraints de se retirer sous leurs murailles, d'où ils n'osèrent plus sortir pour tenter la fortune d'un second combat. IV. Les Æques et les Volsques ayant désolé leur plat pays, s'avancèrent jusque sur les terres des Tusculans sans trouver de résistance. Ils les ravagèrent avec la même facilité : de là ils poussèrent jusqu'aux frontières des Sabins, qu'ils parcoururent tout à leur aise, sans que personne osât se présenter pour leur livrer bataille. Enfin ils vinrent jusqu'à Rome, où ils jetèrent l'épouvante et le trouble dans tous les quartiers. Mais quelques efforts qu'ils fifssnt, ils ne leur fut pas possible d'emporter cette importante place. Les Romains tout malades qu'ils étaient, se mirent en défense. Quoiqu'ils eussent perdu leurs consuls, ( car Servilius était mort depuis peu ), ils coururent aussitôt aux armes ; et faisant plus qu'ils ne pouvaient, ils se portèrent sur les murailles. V. L'enceinte de la ville de Rome était en ce temps-là environ aussi grande que celle d'Athènes. Une partie de cette place n'avait point d'autres fortifications que celles de la nature, parce quelle était située sur des montagnes et sur des rochers escarpés, de sorte qu'il ne fallait qu'une médiocre garnison pour la garder de ce côté-là. Un autre côté était défendu par le Tibre qui lui servait de rempart. Ce fleuve a environ quatre plethres ou arpents de largeur. Il est si profond qu'il peut porter de grands vaisseaux. Son cours aussi rapide que celui d'aucun autre fleuve, forme de grands tournants d'eau, de sorte qu'il n'est pas possible de le passer à pied, si ce n'est sur des ponts. Or il n'y en avait alors qu'un seul: il était de bois, et on le rompait dans les temps de guerre. La seule partie de la ville par où on pouvait l'attaquer, était depuis la porte Esquiline jusqu'à la porte Colline. Mais les fortifications faites de main d'homme, la garantissaient de l'insulte. Car elle est munie d'un fossé profond de trente pieds, et large de cent et davantage à l'endroit où il l'est le moins. Au dessus de ce fossé, s'élève un mur soutenu en dedans de la ville d'une haute et large terrasse ; de sorte qu'il ne peut être ébranlé par les béliers, ni renversé par la sape. VI. Les Romains postés par bandes en cet endroit, qui a environ sept stades de longueur et cinquante pieds de largeur repoussèrent d'autant plus facilement les attaques de l'ennemi, qu'on n'avait pas en ce temps-là l'usage des madriers et des tortues pour combler les fossés, ni des machines qu'on a inventées depuis pour emporter les villes. Ainsi les assiégeants qui désespéraient de prendre Rome d'assaut, furent obligés de décamper. Après avoir ravagé tout le pays par où ils passaient, ils se retirèrent chez eux. CHAPITRE VINGTIEME. I. On élut des entre-rois pour présider aux comices : ce qui se pratiquait ordinairement à Rome quand il y avait une anarchie. Ces entre-rois désignèrent consuls Lucius Lucrétius et Titus Véturius Geminus. Sous leur régence la maladie contagieuse cessa, et toutes les contestations, tant publiques que particulières, furent apaisées. Un seul tribun nommé Sextus Titus, entreprit de réveiller l'affaire du partage des terres, mais le peuple qui n'en voulait point entendre parler, remit la chose à un temps plus commode. II. Toute la passion des Romains se bornait alors à tirer vengeance de ceux qui étaient venus attaquer Rome dans le temps de la peste ; chacun s'y portait avec une ardeur incroyable. Le sénat fit aussitôt un décret pour cette guerre, le peuple le confirma par ses suffrages. On fit des levées en diligence : chaque citoyen s'empressa de servir dans cette campagne ; de tous ceux qui étaient en âge de porter les armes, il ne s'en trouva aucun qui voulût s'en dispenser, pas même ceux que les lois en exemptaient. III. L'armée fut partagée en trois corps. On en laissa un sous le commandement de Quintus Fabius, homme consulaire, pour garder la ville. Les deux autres commandés par les consuls, se mirent en campagne contre les Æques & les Vosfques. Les ennemis avaient fait la même chose de leur des côté. La fleur de leur jeunesse déjà assemblée, avait ouvert la. campagne sous la conduite de deux généraux. Ils devaient commencer [ d'abord ] leurs hostilités par le pays des Herniques où ils étaient alors, pour ravager ensuite toutes les terres des sujets de la république Romaine. Le reste de leurs soldats moins capables de servir au dehors demeurait en garnison dans leurs villes de peur de quelque surprise de la part des ennemis. Les consuls Romains après avoir délibéré sur ce qu'ils avaient à faire, crurent qu'il était à propos d'attaquer d'abord les villes des Æques et des Volsques, dans l'espérance que leur commune armée se démembrerait, dès qu'ils recevraient la nouvelle que leur patrie se trouverait dans le dernier danger, et qu'ils aimeraient beaucoup mieux conserver leurs terres que de désoler celles de l'ennemi. Lucretius fit donc irruption dans le pays des Æques, et Veturius dans celui des Volsques. IV. Les Æques virent tranquillement ravager toutes leurs campagnes ne songeant qu'à garder leurs villes et leurs châteaux. Les Vollsques furent plus hardis : méprisant I armée l'armée Romaine comme trop faible pour tenir contre leurs nombreuses troupes, ils sortirent de leurs murailles pour défendre le pays, et se campèrent auprès de Veturius. Mais ce qui arrive d'ordinaire aux soldats nouvellement enrôlés et ramassés tumultuairernent tant de la ville que de la campagne, dont la plupart n'ont point d'armes ni aucune expérience dans les dangers de la guerre, ne manqua pas de leur arriver. Jamais ils n'osèrent se mesurer avec les troupes du consul. Dès la première attaque que les Romains leur livrèrent, la plupart furent tout consternés. Les cris des combattants et le choc de leurs armes jetèrent tellement l'épouvante par tous les rangs, qu'ils se sauvèrent sous leurs murailles à la débandade. Il y en eut plusieurs de tués dans les chemins étroits et dans les défilés : la cavalerie Romaine qui les poursuivait, en fit un horrible carnage, pendant qu'ils s'entre-poussaient aux portes de la ville pour éviter la mort. V. Après cet échec, les Volsques s'accusant eux-mêmes de folie et de témérité, n'osèrent plus hasarder un combat. Mais les chefs qui commandaient leurs troupes et celles des Æques, informés qu'on avait porté la guerre dans leur pays, résolurent de faire aussi quelque coup d'éclat. Leur dessein était de décamper de dessus les terres des Herniques et des Latins, pour se rendre promptement à Rome, et y mettre le siège. Ils se flattaient de prendre cette ville d'assaut s'ils la trouvaient mal gardée, ou au moins de chasser l'ennemi de leurs terres, persuadés que les consuls viendraient au secours de leur patrie, sitôt qu'ils la verraient en danger. Pleins de ces grands projets, ils font une prompte marche, afin de surprendre la. ville, et de commencer l'attaque à leur arrivée. Mais quand ils furent à Tusculum, ils apprirent que toute l'enceinte des murs de Rome était défendue par des gens armés, et que quatre régiments de six cents hommes chacun, faisaient la garde devant les portes. Une nouvelle si contraire à leur espérance, leur fait quitter le chemin de Rome : ils campent sur les terres de la première ville où ils se trouvent, et n'ayant rien de mieux à faire, ils s'occupent à ravager toutes les terres [ des environs ] qu'ils avaient épargnées dans leurs précédentes courses. VI. Bientôt après, le consul Lucretius se montre à l'improviste, et vient camper a quelque distance de leurs lignes. L'occasion leur parut trop belle pour la manquer: ils se préparent à lui livrer bataille, avant que les troupes commandées par Veturius son collègue, se soient jointes aux siennes. Dans ce dessein ils laissent leurs bagages sur une certaine colline, avec une garnison de deux cohortes pour les garder. Le reste de leurs troupes s'avance dans la plaine, et en vient aux mains. Le combat engagé, ils le soutiennent pendant quelque tems avec beaucoup de valeur. Mais apercevant bientôt après un gros parti derrière eux, qui sortait des châteaux voisins, et qui descendait le long d'une colline, persuadés que l'autre consul est arrivé avec ses troupes, l'épouvante les saisit, ils lâchent pied, et prennent la fuite de peur d'être invertis par les deux armées. Les deux généraux des ennemis et plusieurs autres braves gens qui combattaient à leurs côtés, périrent dans cette bataille, après avoir donné d'illustres preuves de valeur. Ceux qui échappèrent aux vainqueurs, se dispersèrent de côté et d'autre pour regagner leurs villes. VII. Après cette victoire, Lucretius devenu plus hardi fit le dégât sur les terresdes Æques : Véturius désola celles des Volsques. Enfin le tems des comices arriva, et ils revinrent à Rome avec leurs troupes. L'un et l'autre entra dans la ville en triomphe, mais avec cette différence que Lucretius était porté sur un char à quatre chevaux, au lieu que Véturius fit fon entrée à pied. Ce font là les deux sortes de triomphes que le sénat accorde aux généraux d'armée ., comme j'ai déjà dit. Les honneurs de ces deux triomphes sont presque les mêmes. La, feule différence qui s'y trouve, c'est qu'en l'un on fait son entrée à pied, et dans l'autre on la fait à cheval, ou plutôt sur un char tiré par des chevaux.