[77,0] LIVRE LXXVII (épitomé de Xiphilin). [77,1] An de Rome 964. Q. Lollianus et Pomponius Bassus consuls. Après cela, Antonin prit l'autorité souveraine tout entière ; en apparence, il gouverna de concert avec son frère, mais en réalité, il gouverna seul dès ce moment. Il conclut la paix avec les ennemis, se retira de leur territoire et abandonna les places fortes ; il congédia aussi quelques-unes des personnes attachées à sa maison, au nombre desquelles fut Papinianus, préfet du prétoire, et en mit d'autres à mort, au nombre desquels furent Evhodus, son père nourricier, Castor, Plautilla, sa femme, et Plautius, frère de Plautilla. A Rome même, il fit périr un homme qui n'était remarquable à aucun autre titre que par sa profession où il s'était illustré : il mit à mort le cocher Euprépès parce qu'il était de la faction contraire à celle qu'il favorisait. C'est ainsi qu'Euprépès mourut dans un âge avancé, après avoir été couronné dans un nombre de courses de chevaux plus grand (il avait remporté sept cent quatre-vingt-deux couronnes) qu'aucun autre lutteur. Antonin avait voulu tuer son frère pendant que son père vivait encore, mais il en avait été empêché par lui, comme il le fut après, en route, par l'armée ; car elle aimait beaucoup Géta, d'autant plus qu'il ressemblait tout à fait de figure à son père. Mais, dès qu'il fut de retour à Rome, il se défit de lui. Les deux frères faisaient semblant de s'aimer et de se donner réciproquement des éloges ; mais leurs actions étaient tout l'opposé, et on ne doutait pas qu'ils ne se portassent à quelque crime. Ce malheur fut prévu même avant leur arrivée à Rome : le sénat ayant décrété que, pour obtenir la concorde entre les deux princes, on offrirait un sacrifice aux dieux et à la Concorde elle-même, les serviteurs apprêtèrent la victime qui devait être immolée à la Concorde, et le consul partit pour aller faire le sacrifice ; mais, ni le consul ne put trouver les serviteurs, ni les serviteurs le consul, et ils passèrent toute la nuit, pour ainsi dire, à se chercher mutuellement, en sorte que le sacrifice ne put avoir lieu alors. Le lendemain, deux loups étant montés au Capitole, en furent chassés ; ils furent mis à mort, l'un dans le Forum, où on le prit, l'autre, plus tard, hors du Pomoerium. Ce présage aussi se rapportait aux empereurs. [77,2] 2. Antonin avait eu l'intention d'assassiner son frère pendant les Saturnales, mais il ne le put pas, parce que le crime aurait été trop manifeste pour être caché ; à partir de ce moment, il y eut entre eux des combats semblables à ceux de gens qui cherchent à se surprendre mutuellement, beaucoup de précautions prises pour se garantir contre son rival. An de Rome 965. Caius Julius Asper et Publius Julius Asper consuls. Mais, comme des soldats et des gladiateurs en grand nombre gardaient Géta nuit et jour, tant au dehors que dans sa maison, Antonin persuada à sa mère de les convoquer tous les deux, seuls, dans sa chambre, afin d'amener une réconciliation. Géta, s'étant laissé persuader par cette offre, vint avec son frère ; mais ils ne furent pas plutôt entrés qu'une troupe de centurions, apostés par Antonin, s'élança et massacra Géta qui, à leur vue, s'était réfugié auprès de sa mère, et, suspendu à son cou, attaché à sa poitrine et à son sein, poussait des cris lamentables : "Mère, ô ma mère, toi, ô toi qui m'as enfanté, viens à mon secours, on m'égorge." Julia, ainsi abusée, eut la douleur de voir son fils tué entre ses bras par le crime le plus impie, et elle reçut, pour ainsi dire, la mort dans ces mêmes entrailles où elle lui avait donné le jour ; car, elle fut couverte tout entière de son sang, en sorte qu'elle compta pour rien une blessure qui lui avait été faite à la main. Elle n'eut pas la liberté de pleurer ni de plaindre le sort de ce fils (il ne vécut que vingt-deux ans neuf mois) ; elle était, de plus, forcée de se réjouir et de rire, comme si elle avait été au comble du bonheur, tellement on observait avec soin toutes ces paroles, tous ses gestes et jusqu'à la couleur de son visage ; seule, cette Augusta, femme et mère d'empereurs, n'eut pas la permission de verser des larmes, même en son particulier, sur un malheur si affreux. [77,3] 3. Quant à Antonin, bien que ce fût le soir, il ne laissa pas d'aller trouver les soldats, criant tout le long de la route, qu'on avait tramé un complot contre lui et qu'il courait de grands dangers. Lorsqu'il fut entré dans le camp : "Salut, dit-il, compagnons d'armes, il m'est désormais permis de vous faire du bien." Et, avant qu'ils eussent tout entendu, il leur ferma la bouche par tant et de si belles promesses, qu'ils ne purent plus avoir ni pensée, ni parole pieuse. "Je suis l'un de vous, continua-t-il, je veux ne vivre que pour vous, afin de vous combler de bienfaits ; tous les trésors vous appartiennent." Puis il ajouta : "Je désire avant tout vivre avec vous ; sinon, mourir avec vous. Je n'appréhende pas la mort d'ailleurs, et je veux finir ma vie à la guerre ; c'est là, en effet, ou nulle part qu'un homme de coeur doit succomber." Le lendemain, dans le sénat, il prononça quelques paroles ; puis, après s'être levé de son banc et être arrivé près de la porte : "Ecoutez de ma bouche, dit-il, une grande chose : Afin que tout l'univers soit en joie, que tous les exilés, qui ont été condamnés, n'importe pour quel crime et n'importe comment, rentrent dans leurs foyers." Après avoir ainsi dépeuplé les îles, en accordant l'impunité aux plus grands scélérats condamnés à cette peine, il ne tarda pas à les remplir de nouveau. [77,4] 4. Il fit mourir immédiatement les Césariens et les soldats partisans de Géta, au nombre de vingt mille, hommes et femmes indistinctement, selon que chacun se trouva dans le palais, ainsi que plusieurs hommes illustres, entre autres Papinianus. Il reprocha au meurtrier de Papinianus d'avoir employé la hache au lieu d'avoir employé l'épée pour son exécution. Il voulut aussi enlever la vie à Cilon, son gouverneur et son bienfaiteur, qui avait été préfet de Rome sous son père, et à qui il avait plusieurs fois donné ce titre ; les soldats envoyés contre lui pillèrent sa vaisselle d'argent, ses habits, son argent et tout le reste de ses meubles ; puis ils l'emmenèrent à travers la voie Sacrée, dans l'intention de le conduire au palais, chaussé de sandales (Cilon, dans le moment, était au bain) et vêtu d'une méchante tunique, afin de l'y mettre à mort. Ils lui déchirèrent ses vêtements et le frappèrent au visage, en sorte que le peuple et la garde urbaine s'en émurent, et qu'Antonin, tant par respect que par crainte, vint au-devant d'eux, et (il avait alors l'habit militaire) enveloppant Cilon de sa chlamyde, leur dit : "N'outragez pas mon père, ne frappez pas mon gouverneur." Quant au tribun et aux soldats envoyés avec le tribun, ils furent mis à mort sous prétexte de conspiration, mais en réalité pour n'avoir pas tué Cilon. [77,5] 5. {Antonin avait tant d'amour pour Cilon qu'il disait : "Conspirer contre lui, c'est conspirer contre moi." Loué de cette parole par les assistants, il ajouta : "Ne me donnez ni le nom d'Hercule, ni celui d'aucun autre dieu." Ce n'est pas qu'il n'eût point l'intention d'être appelé dieu, mais il ne voulait rien faire de digne d'un dieu. Naturellement emporté par un mouvement de folie dans tous ses actes, il accordait à certaines personnes de grands honneurs, et tout aussitôt il les outrageait sans motif ; il accordait la vie à des gens à qui il n'aurait dû l'accorder à aucun titre, et punissait ceux qu'on prévoyait le moins.} {Julius Asper, homme distingué par son instruction et par la noblesse de ses sentiments, après avoir été, ainsi que ses fils, élevé bien haut par lui, et vu pompeusement accompagné d'un si grand nombre de faisceaux, reçut tout à coup un grave affront, et fut renvoyé avec injure, non sans être saisi d'une forte crainte, dans sa patrie.} {Il aurait noté d'infamie ou même fait mourir Laetus, si ce Laetus n'eût été en proie à une maladie dangereuse ; il traita, devant les soldats, cette maladie d'impiété, parce qu'elle ne lui permettait pas de commettre une impiété envers lui aussi. {Il fit tuer Priscus Thraseas, qui ne le cédait à personne ni en naissance ni en savoir. Il fit encore périr plusieurs personnes qui avaient été auparavant ses amis.} [77,6] 6. Je ne les dirai tous, et je tairai les noms d'une foule d'hommes illustres qu'il mit à mort sans jugement. Dion, attendu que, de son temps, les victimes étaient bien connues, en donne la liste nominale ; pour moi, je me contenterai de dire qu'il fit périr toux ceux qu'il lui plut, coupables ou non, et qu'il mutila Rome en la privant des gens de bien. Il détourna ensuite son esprit des meurtres pour le porter vers les divertissements sans pour cela cesser de tuer. Qu'il ait massacré un éléphant, un rhinocéros, un tigre, un hippotigre dans l'amphithéâtre, on pourrait compter la chose pour rien ; mais il aimait à voir couler le sang d'un aussi grand nombre de gladiateurs qu'il se pouvait. L'un d'eux, nommé Baton, qu'il avait forcé de se battre, le même jour, contre trois adversaires successifs, ayant succombé sous les coups du dernier, il lui fit un enterrement magnifique. [77,7] 7. Il avait pour Alexandre une passion telle, qu'il se servait de certaines armes et de certaines coupes comme si elles eussent appartenu à ce prince, et, de plus, lui dressa de nombreuses statues dans le camp et même à Rome ; qu'il composa une phalange d'Alexandre, l'arma des armes en usage dans le temps de ce prince, c'est-à-dire d'un casque en cuir de boeuf cru, d'une cuirasse de lin en triple tissu, d'un bouclier d'airain, d'une longue lance, d'un trait court, de sandales et d'une épée. Cela ne lui suffit pas ; il se fit appeler l'Auguste d'Orient ; il écrivit même un jour au sénat que l'âme d'Alexandre était entrée de nouveau dans le corps de l'Auguste, afin d'y trouver une nouvelle existence plus longue, sa première vie ayant eu peu de durée. Il avait une si forte haine pour les philosophes appelés aristotéliciens, qu'il voulut brûler les livres de leur maître, supprima leur banquet à Alexandrie et les autres privilèges dont ils jouissaient, leur reprochant, entre autres griefs, la tradition qui faisait Aristote complice de la mort d'Alexandre. Telle était sa conduite, et, de plus, par Jupiter, il eut l'idée de mener avec lui un grand nombre d'éléphants, afin de passer pour imiter Alexandre ou plutôt Bacchus. [77,8] 8. Sa vénération pour Alexandre lui inspirait tant d'amour pour les macédoniens, qu'ayant un jour loué un tribun militaire macédonien de la légèreté avec laquelle il avait sauté sur un cheval, il lui demanda tout d'abord : "De quel pays es-tu ?" puis, quand il eut appris que cet officier était de la Macédoine, il lui fit cette question : "Quel est ton nom ?" ensuite, lorsqu'il sut de sa bouche qu'il avait nom Antigone, il ajouta : "Comment s'appelait ton père ?" et ce père s'étant trouvé être un Philippe : "C'est, dit-il, tout ce que je désirais," et il éleva immédiatement ce tribun aux autres grades militaires, puis, peu après, le mit au rang des sénateurs ayant exercé la préture. Une autre personne, complétement étrangère à la Macédoine, et coupable de crimes nombreux, à raison desquels sa cause venait en appel devant l'empereur, avait pour adversaire un orateur qui, atttendu que l'accusé s'appelait Alexandre, ne cessait de répéter "cet homicide Alexandre, cet Alexandre ennemi des dieux." Antonin s'en irrita comme si les injures se fussent adressées à sa personne, et s'écria : "Si Alexandre ne te secourt pas, tu es perdu." [77,9] 9. Cet Antonin, ce grand philalexandre, ne reculait pas devant les dépenses lorsqu'il s'agissait de ses soldats ; quant aux autres hommes, il ne s'occupait d'eux que pour les piller, les dépouiller, les tourmenter, et surtout les sénateurs. {En effet, indépendamment des couronnes d'or qu'il demandait à chaque instant, comme s'il n'eut cessé de remporter des victoires (je ne parle pas seulement des couronnes qui furent fabriquées quelle importance a cela ? mais des sommes immenses que les villes ont coutume de donner aux empereurs sous le nom d'or coronaire) ; des nombreux approvisionnements pour lesquels on nous mettait de toute part à contribution, tantôt à titre gratuit, tantôt en nous imposant des dépenses, approvisionnements qu'il distribuait tous en largesses aux soldats, ou leur vendait comme un cabaretier ; des présents qu'il réclamait des particuliers riches et des peuples ; des impôts, tant des nouveaux qu'il établit, que de celui du dixième en remplacement de celui du vingtième, dont il frappa les affranchissements, les legs, les donations de toute nature par abolition des successions ab intestat et des immunités accordées, dans ces circonstances, aux proches parents des défunts (c'est pour cela que tous les habitants de l'empire furent, sous apparence d'honneur, mais en réalité pour plus de revenus à l'empereur, attendu que les étrangers étaient exempts de la plupart de ces taxes, déclarés citoyens romains) ; en dehors, dis-je de tout cela,} nous étions contraints, lorsqu'il sortait de Rome, de lui préparer, à nos propres frais, des demeures de toute sorte et des lieux de repos somptueux au milieu des routes, même les plus courtes, dans des endroits où non seulement il ne s'arrêta jamais, mais dont il y avait quelques-uns qu'il ne devait même pas voir. De plus, nous construisons des amphithéâtres et des cirques partout où il passait ou espérait passer l'hiver, sans recevoir de lui aucune indemnité. Le tout était aussitôt abattu, tellement il n'avait en cela d'autre intention que de nous ruiner. [77,10] 10. Quant à lui, il dépensait de grosses sommes pour les soldats, nous l'avons dit, pour les bêtes et pour les chevaux ; car il tua un grand nombre de bêtes sauvages et domestiques, bêtes dont nous étions contraints de lui fournir la plus grande partie et dont quelques-unes étaient achetées par lui ; un jour, il alla jusqu'à égorger en une seule fois cent sangliers de sa propre main. Il conduisait aussi des chars revêtu de l'habit vert. En effet, il était plein de feu et de légèreté pour toutes choses, et il avait, en outre, la fourberie de sa mère et des Syriens, dans le pays desquels elle était née. Il donnait l'intendance des jeux soit à un de ses affranchis, soit à d'autres personnes riches, afin que, là encore, il se fit de la dépense ; il les saluait d'en bas avec le fouet, et leur demandait des pièces d'or comme le dernier des cochers. Il disait qu'en conduisant des chars, il imitait le soleil et se faisait gloire d'en conduire. Tous les pays soumis à son autorité furent, pendant tout le temps de son règne, tellement pillés, qu'un jour, aux jeux du cirque, les Romains, entre autres cris, laissèrent éclater ces mots : "Nous ferons périr les vivants, pour donner la sépulture aux morts." Il répétait, en effet, à chaque instant : "Personne ne doit avoir d'argent que moi, pour en faire des largesses aux soldats." Julia le reprenant un jour de ses profusions à leur égard, et lui disant : "Il ne nous reste plus aucun revenu, juste ou injuste," il lui répondit en montrant son épée : "Prends courage, ma mère ; tant que nous aurons ceci, l'argent ne nous manquera pas." [77,11] 11. Néanmoins, il donnait à ses flatteurs des terres et de l'argent. Il fit don de deux cent cinquante mille drachmes à Junius Pauliunus, parce qu'avec son caractère railleur, ce personnage, s'était, malgré lui, laissé emporter à un sarcasme contre le prince : Paulinus, en effet, avait dit que l'empereur ressemblait à Pan irrité, attendu qu'il composait son extérieur de façon que son visage parut toujours en courroux. Antonin, en effet, n'avait nul souci des sciences ; il n'en avait appris aucune, comme il l'avouait lui-même ; aussi faisait-il peu de cas de nous autres qui nous étions adonnés à l'étude. Sévère l'avait cependant formé, sans exception, à tous les exercices corporels et intellectuels, qui contribuent à la vertu, au point qu'étant déjà empereur ; il s'entretenait avec des maîtres et s'occupait de philosophie la plus grande partie du jour ; il pratiquait les onctions à sec, et faisait à cheval jusqu'à sept cent cinquante stades ; de plus, il s'était exercé à nager dans les flots agités. De cette façon, il avait accru ses forces sous un rapport ; mais, pour les sciences, il les avait oubliées comme si jamais il n'eût même entendu prononcer leur nom. Il ne manquait pourtant de justesse, ni dans ses paroles, ni dans ses idées ; il avait, la plupart du temps, de la promptitude à concevoir et de la facilité à s'exprimer ; car, avec la liberté et la précipitation qui lui faisaient dire inconsidérément toutes les choses, sans distinction, qui se présentaient à son esprit et ne rougir d'en produire aucune, il lui arrivait souvent de frapper heureusement le but. {Le même prince, pour s'en être rapporté à son inspiration personnelle, commit beaucoup de fautes ; car il voulait non seulement tout savoir, mais savoir seul, et il prétendait non seulement tout pouvoir, mais pouvoir seul ; aussi n'employait-il le conseil de personne, et portait-il envie à ceux qui avaient quelque connaissance utile. Jamais il n'aima personne, et il poursuivit de sa haine ceux qui se distinguaient en quoi que ce soit, et surtout ceux qu'il faisait semblant d'aimer le plus ; il en mit plusieurs à mort de diverses manières. Quelques-uns, en effet, furent tués ouvertement ; d'autres, envoyés dans des provinces dont le climat, loin de convenir à leur tempérament, lui était contraire, se trouvaient, sous l'apparence d'un grand honneur, enlevés, les uns par des chaleurs, les autres par des froids excessifs auxquels il se plaisait à les exposer. Ceux donc qu'il s'abstenait de tuer, il les tourmentait de telle sorte que leurs corps se couvraient de plaies. [77,12] 12. Tel était, en somme, le caractère de ce prince ; nous allons dire comment il se comportait à la guerre. Après avoir perfidement décidé Augaros, roi des Osroéniens, à venir le trouver comme un ami et s'être ensuite saisi de sa personne, il le jeta dans les fers et s'empara ainsi de l'Osroène qui n'avait plus de roi. Quant au roi d'Arménie, qui était en différend avec ses propres enfants, il le manda également, par des lettres amicales, sous prétexte de rétablir la concorde entre eux, et les traita comme il avait traité Augaros. Néanmoins les Arméniens, loin de se ranger à son parti, coururent aux armes, et aucun d'eux n'eut plus la moindre confiance en lui, de façon qu'il apprit par expérience combien il est nuisible à un empereur d'agir avec perfidie à l'égard de ses amis. Il ne craignit pas non plus d'écrire au sénat touchant les rois des Parthes, qui étaient frères et en dissension entre eux, que la mauvaise intelligence de ces frères causerait de grands malheurs au royaume des Parthes ; comme si cette mauvaise intelligence, qui pouvait causer la perte d'un Etat barbare, était le salut de l'empire romain, lorsqu'il l'avait ruiné de fond en comble, non seulement pour avoir, au grand détriment des citoyens, donné aux soldats, à l'occasion du meurtre de son frère, tant et de si fortes sommes, mais aussi pour avoir suscité un très grand nombre d'accusations calomnieuses, tant contre ceux qui lui avaient écrit ou qui lui avaient offert des présents, soit lorsqu'il n'était encore que César, soit depuis qu'il était devenu empereur, que contre le reste de ceux qui n'avaient jamais eu de rapports avec lui. C'était assez, en effet, de mettre le nom de Géta dans un écrit, ou seulement de le prononcer pour être aussitôt perdu. Aussi les poètes ne s'en servaient plus dans leurs comédies ; car les biens de tous ceux dans le testament desquels on trouva ce nom écrit furent confisqués. {Il faisait beaucoup de choses pour se procurer de l'argent.} {Il montra sa haine contre son frère défunt, en abolissant les jeux célébrés pour son jour natal ; il s'irrita contre les pierres qui portaient ses statues, et fit fondre toute la monnaie frappée à son effigie. Cependant, cela ne lui suffit pas ; c'était ce jour-là où il se livrait de préférence à des actes abominables, et forçait les autres à commettre des meurtres, comme pour offrir tous les ans une sorte de sacrifice funèbre aux mânes de son frère.} [77,13] 13. Néanmoins, à la guerre, dans les cas de nécessité et d'urgence, il était frugal et simple ; supportant les fatigues de services subalternes sur le pied d'une égalité parfaite avec les soldats (il marchait et courait avec eux, sans se baigner, sans changer de vêtement, partageant tous leurs travaux, et ne prenant d'autres aliments que ceux qu'ils prenaient eux-mêmes ; souvent même il envoyait provoquer à un combat singulier les plus vaillants parmi les ennemis), mais s'acquittant fort mal des devoirs de général, auxquels il aurait dû surtout s'attacher, comme si la victoire eût dépendu de pareils services et non de la science militaire. An de Rome 966. Antonin consul IV et Caelius Balbinus consul I. {Avec de telles pensées et de telles actions au sujet de ce meurtre, il se réjouissait de la discorde de frères barbares, comme si elle devait attirer aux Parthes quelque grand désastre. Néanmoins, les nations germaniques ne lui apportèrent ni joie ni occasion de faire l'habile et le courageux ; elles le convainquirent, au contraire, de n'être qu'un trompeur, un niais, et un lâche.} {Antonin, dans une expédition contre les Alamans, ne cessait, toutes les fois qu'il voyait un endroit propre à être habité, de répéter cette prescription : "Qu'on y construise une forteresse, qu'on y bâtisse une ville." Il donna aussi à certains lieux des surnoms empruntés à ses noms, sans que les habitants du pays s'y opposassent ; car, les uns ignoraient le changement, les autres pensaient que l'empereur plaisantait. Plein de mépris pour eux à cause de cette patience, il ne les épargna plus, et traita comme ses plus redoutables ennemis ceux qu'il était venu, disait-il secourir : il convoqua leur jeunesse sous prétexte de l'incorporer parmi les troupes mercenaires, la fit tout entière entourer à un signal qu'il donna en élevant son bouclier, la tailla en pièces, et se saisit du reste par le moyen de cavaliers envoyés dans toutes les directions.} {Antonin, dans un message au sénat, donna des éloges à Pantion, qui avait d'abord servi les cochers, puis qui, pour avoir conduit son char dans la guerre contre les Alamans, était devenu son ami et son compagnon d'armes, prétextant qu'il n'avait été sauvé par lui d'un grand danger ; il ne rougit pas de le lui accorder plus de faveur qu'aux soldats qu'il préférait constamment à nous-mêmes.} {Antonin faisait jeter sans sépulture le corps des plus illustres citoyens égorgés par lui. Il rechercha, afin de le restaurer, le monument de Sylla, et dressa un cénotaphe à Mésomède qui avait écrit des nomes pour la lyre : à l'un, parce qu'il apprenait à chanter sur la lyre, à l'autre parce qu'il imitait sa cruauté.} [77,14] An de Rome 965. C. Julius Asper et P. Julius Asper consuls. 14. Il fit la guerre aux Cenni, peuplade celtique, qui fondaient, dit-on, avec tant d'impétuosité sur les Romains, qu'ils arrachaient de leurs chairs avec leurs dents les traits dont ils avaient été blessés par les Osroéniens, afin que leurs bras ne cessassent point de tuer les Romains. Malgré cela, eux aussi, après lui avoir vendu à grand prix une défaite nominale, lui permirent de retirer en Germanie. Leurs femmes, prisonnières des Romains, répondirent à Antonin, qui leur demandait lequel des deux elles préféraient d'être vendues ou d'être égorgées, en choisissant ce dernier parti ; puis, lorsqu'elles eurent été vendues, elles se donnèrent toutes la mort, quelques-unes tuèrent leurs enfants. {Plusieurs des peuples qui habitent les bords mêmes de l'Océan, vers l'embouchure de l'Elbe, envoyèrent des ambassadeurs lui demander son amitié afin d'obtenir de l'argent de lui ; car, avec la conduite qu'il tenait, un grand nombre l'attaquait, menaçant de lui faire la guerre, et il composait avec tous. Bien qu'il leur dît des choses déplaisantes, la vue de l'or les asservissait, attendu que c'était de l'or véritable qu'il leur donnait. Pour les Romains, il ne leur fournissait que l'or et de l'argent de mauvais aloi.} Il avait en effet, fabriqué une monnaie de plomb argenté et de cuivre doré. [77,15] 15. {Le même prince dévoilait publiquement quelques-uns de ses actes les plus honteux, comme s'ils eussent été beaux et qu'ils eussent mérité des éloges ; il révélait les autres par les précautions mêmes qu'il prenait, comme il arriva pour la monnaie.} {Antonin pilla toute la terre et toute la mer, il n'y laissa aucun endroit où il n'eût causé des dommages.} {Les enchantements des ennemis rendirent Antonin fou et furieux ; des Alamans, en effet, en apprenant son état, avouèrent qu'ils avaient usé de magie pour le frapper de démence.} Il était malade physiquement, en proie à des indispositions, les unes véritables, les autres cachées ; il était malade aussi moralement, tourmenté par de sombres fantômes, et souvent il lui semblait que son père et son frère le poursuivaient l'épée à la main. Aussi évoque-t-il, entre autres âmes, afin de trouver quelque soulagement, celle de son père et celle de Commode ; aucune d'elles, à l'exception de celle de Commode, ne lui répondit rien ; {Géta, sans être appelé, avait, dit-on, suivi Sévère. Mais Commode ne lui répondit rien qui pût lui être de quelque utilité ; bien loin de là, il le remplit de terreur ;} il lui dit : Approche de la justice {que les dieux réclament de toi pour Sévère} ; Puis dans une autre réponse, il termina par : Toi qui as, dans les endroits cachés, une maladie difficile à guérir. {La publication de ces réponses exposa plusieurs citoyens à des accusations calomnieuses ; quant à lui, aucun dieu ne lui fit une réponse favorable à la guérison de son corps ou de son esprit, bien qu'il se fût adressé à tous les plus célèbres. C'est ce qui montre bien clairement qu'ils faisaient attention, non à ses offrandes et à ses sacrifices, mais à ses pensées et à ses actions. En effet, ni Apollon Granus, ni Esculape, ni Sérapis, malgré toutes ses prières et toutes les nuits passées dans leurs temples, ne lui furent d'aucune utilité. Il leur envoya de loin des voeux, des victimes et des offrandes ; beaucoup de gens couraient tous les jours, pour leur porter quelque chose de ce genre ; il y vint aussi en personne, dans la pensée que sa présence aurait une certaine force, et il y accomplit toutes les prescriptions imposées aux adorateurs mais sans rien obtenir pour sa santé. [77,16] 16. {Bien qu'il se vantât d'être le plus pieux des hommes, il usa d'une cruauté superflue, en mettant à mort quatre Vestales, dont une avait été violée par lui-même, dans le temps où il le pouvait encore, car, dans la suite, toutes ses forces pour les plaisirs de Vénus s'épuisèrent. Ce fut, dit-on, la cause pour laquelle il se livra à des infamies d'un autre genre, {ainsi que d'autres, à son imitation, qui non seulement avouaient s'y livrer, mais encore prétendaient le faire pour le salut du prince.} {Or, la Vestale dont je parle avait nom Clodia Laeta ; bien qu'elle répétât à grands cris "Antonin lui-même sait que je suis vierge, il sait lui-même que je suis pure,"} elle fut enterrée vive. {Trois autres partagèrent son supplice ; deux, Aurélia Sévéra et Pomponia Rufina périrent de la même mort qu'elle ; quant à Canutia Crescentina, elle se précipita elle-même du haut de la maison. Il agissait de même à l'égard de ceux qui commettaient des adultères ; car, lui qui, tant que ses forces le lui permirent, en commettait plus que personne, il haïssait et mettait à mort, contrairement aux lois, ceux qui étaient accusés de ce crime. A charge à tous les gens de bien, il feignait de révérer quelques-uns d'entre eux qui étaient morts.} {Un jeune chevalier porta dans un lupanar une pièce de monnaie à l'effigie de l'empereur ; sur le moment, on le jeta dans les fers pour le livrer au supplice ; mais, plus tard, la mort d'Antonin étant survenue dans l'intervalle, il fut remis en liberté. {Antonin arriva en Thrace, ne songeant plus à la Dacie, et après avoir traversé l'Hellespont, non sans courir des dangers, il honora Achille en lui offrant des sacrifices funèbres et en exécutant, lui et ses soldats, des courses en armes autour de son tombeau ; à cette occasion, il donna de l'argent à ses troupes, comme si elles avaient remporté un grand succès et qu'elles eussent véritablement pris l'antique Ilion, et il dressa une statue de bronze à Achille.} [77,17] 17. Il rendait peu la justice, ou ne la rendait pas du tout ; la plupart du temps, il se livrait à ses occupations et à sa curiosité. On lui rapportait de toutes parts jusqu'aux plus petites choses ; aussi avait-il défendu que les soldats chargés d'écouter et d'inspecter fussent punis par aucun autre que par lui. Cela n'amena rien de bon, car ils devinrent pour nous des tyrans. Mais ce qu'il y eut de plus honteux, de plus indigne du sénat et du peuple romain, c'est qu'un eunuque, Espagnol de nation, nommé Sempronius Rufus, ayant les moeurs d'un empoisonneur et d'un magicien, et que Sévère avait, pour ce motif, enfermé dans une île, domina sur nous. Il devait avoir sa punition comme les autres délateurs ; quant à l'empereur, il avait coutume de nous faire avertir que, dès la pointe du jour, il rendrait la justice où vaquerait aux affaires publiques, et nous tenait jusqu'à plus de midi et souvent jusqu'au soir, sans même nous recevoir sous son vestibule, tous debout dans un lieu quelconque ; car ce ne fut que plus tard qu'il jugea enfin convenable de ne presque plus jamais nous admettre à le saluer. Dans l'intervalle, il se livrait, comme je l'ai déjà dit, à des occupations futiles, conduisait des chars, égorgeait des bêtes, combattait en gladiateur, buvait, s'enivrait, mélangeait le vin dans les cratères pour ajouter à la nourriture des soldats chargés, à l'intérieur, de la garde de sa personne, et leur en envoyait des coupes en notre présence et sous nos yeux ; après cela, il rendait quelquefois la justice. [77,18] 18. Voilà à quoi il passa l'hiver à Nicomédie ; de plus, il fit faire des exercices à la phalange macédonienne, et construisit, en vue de la guerre contre les Arméniens et de la guerre contre les Parthes, deux grandes machines, faites de manière à se démonter pour être transportées en Syrie sur des bateaux. Il commettait des meurtres et des illégalités, et dilapidait l'argent. Il n'écoutait pas en cela, non plus que dans les autres occasions, les nombreux et sages conseils de sa mère, bien qu'il lui eût confié le soin de ses registres et de ses lettres, tant grecques que latines, à la réserve des plus nécessaires, et que, dans les messages qu'il écrivait au sénat, il mît, en y ajoutant force éloges, le nom de cette impératrice avec le sien et avec celui de l'armée, pour annoncer qu'il était en bonne santé. Qu'est-il besoin, en effet, de dire qu'elle recevait officiellement, comme l'empereur lui-même, les principaux citoyens à la saluer ? Mais elle, malgré cela, n'en montrait que plus d'amour pur la philosophie ; lui, au contraire, il répétait qu'il n'avait besoin que du nécessaire, et il s'en glorifiait, prétendant pouvoir se contenter de la manière de vivre la plus frugale ; et cependant il n'y avait rien sur la terre, dans la mer et dans les airs, que nous ne lui fournissions en notre privé nom et au nom de l'Etat. {De cela, il dépensait peu pour les amis qui l'entouraient, car il ne voulait plus nous recevoir à sa table ; la plus grande partie était consommée avec ses affranchis.} Il aimait si fort les magiciens et les sorciers qu'il accorda des éloges et des honneurs à Apollonius de Cappadoce, qui avait fleuri sous Domitien, lequel n'était qu'un véritable sorcier et un magicien, et lui éleva son sanctuaire. [77,19] 19. Le prétexte de la guerre, dans son expédition contre les Parthes, fut que Vologèse avait refusé, malgré ses réclamations, de lui livrer Tiridate, ainsi qu'un certain Antiochos. Antiochos, le transfuge, était originaire de Cilicie, et avait, dans les premiers temps, fait semblant de professer la philosophie cynique, ce qui l'avait mis à portée de rendre, pendant la guerre, de nombreux services aux soldats ; il les avait fortifiés contre le désespoir causé par la rigueur du froid, en se précipitant dans la neige et en s'y roulant ; ce qui lui avait valu des présents et des honneurs de la part de Sévère, et de celle d'Antonin lui-même ; mais la vanité qu'il en conçut le décida à se joindre à Tiridate et à passer avec lui au roi des Parthes. Avant de partir de Nicomédie, Antonin y donna un combat de gladiateurs à l'occasion de son jour natal ; car, même ce jour-là, il ne s'abstenait pas de répandre le sang. Dans ce combat, dit-on un gladiateur vaincu lui ayant demandé la vie, Antonin lui répondit : "va demander à ton adversaire ; car, pour moi, il ne m'est pas permis de te faire grâce." C'est ainsi que périt ce malheureux, à qui, peut-être, sans cette parole, son adversaire eût sauvé la vie ; car il n'osa pas le lâcher, de peur de passer pour plus clément que l'empereur. [77,20] An de Rome 969. C. Attius Sabinus et Cornelius Anullinus consuls. 20. Malgré cette conduite, et bien qu'il fût, à Antioche, plongé dans les voluptés au point de se faire raser complétement le menton, il se plaignait d'être exposé à de grandes fatigues et à de grands dangers ; il adressait des reproches au sénat, l'accusant de s'abandonner à l'oisiveté, de ne pas mettre de zèle à se réunir, et de ne pas voter par tête. Il finit même par lui écrire : "Je sais que mes exploits ne vous plaisent pas ; aussi ai-je des armes et des soldats, afin de n'avoir pas à m'inquiéter des bruits que l'on répand sur moi." {Antonin se trahissait lui-même en disant que l'audace, la cupidité et la perfidie des Celtes, dont on ne pouvait venir à bout par la force, il l'avait vaincue par la ruse.} {C'est lui qui louait Fabricius Luscinus de n'avoir pas voulu laisser Pyrrhus périr par la trahison de son ami, et qui se glorifiait d'avoir brouillé entre eux les Vandales et les Marcomans, auparavant amis ; d'avoir mis à mort Gaïobomaros, roi des Quades, accusé devant son tribunal ; et aussi, de ce qu'un des compagnons de ce prince, accusé comme lui, s'étant étranglé avant le jugement, il avait commandé aux barbares de percer de coups son cadavre, pour faire croire qu'il était mort égorgé et non, ce qui, chez ce peuple, est réputé honorable, qu'il s'était donné lui-même la mort.} {Caecilius Aemilianus, qui avait été gouverneur de la Bétique, fut, pour avoir, à Gadès, consulté l'oracle d'Hercule, livré au supplice.} [77,21] 21. Le Parthe, effrayé, ayant livré Tiridate et Antiochos, Antonin renonça aussitôt à son expédition. Mais, ayant envoyé Théocritos avec une armée contre les Arméniens, il fut vaincu par ce peuple, qui lui fit éprouver un rude échec. Ce Théocritos, né d'un esclave et ayant, dès l'enfance, dansé sur la scène, parvint à un tel degré de puissance auprès d'Antonin, que les deux préfets du prétoire n'étaient rien comparés à lui. Un autre Césarien aussi, Epagathos, l'égala en pouvoir et en insolence. Théocritos donc (il se donnait mainte peine pour s'enrichir et pour trafiquer) mit à mort, pour ce motif et pour d'autres, plusieurs citoyens ; parmi les victimes fut Flavius Titianus. Titianus, en effet, lorsqu'il était procurateur à Alexandrie, l'avait offensé, et Théocritos s'était élancé de son banc vers lui l'épée à la main, ce qui fit dire à Titianus : "C'est là agir en danseur." Piqué au vif de cette parole, Théocritos donna l'ordre d'égorger le railleur. [77,22] 22. Bien qu'Antonin prétendît pousser jusqu'à l'excès son amour pour Alexandre, peu s'en fallut qu'il ne ruinât complétement les Alexandrins. Car, ayant appris qu'ils le critiquaient et le raillaient de plusieurs crimes, et surtout du meurtre de son frère, il partit pour Alexandrie, cachant sa colère et feignant de désirer séjourner parmi eux. Mais à l'approche de la ville, après avoir accueilli avec bienveillance, jusqu'à les recevoir à sa table, les principaux citoyens venus au-devant de lui avec certains objets mystérieux de leur culte, il les mit à mort ; faisant, à la suite de cela, prendre les armes à toute son armée, il se précipita dans la ville, après avoir ordonné à tous les habitants de rester chez eux et, de plus, occupé à l'avance toutes les rues et tous les toits. Pour passer sous silence le détail des calamités qui vinrent alors s'abattre tour à tour sur cette malheureuse ville, le massacre fut tel, qu'il n'osa pas avouer le nombre des victimes, et qu'il écrivit au sénat que peu importait la quantité et la qualité de ceux qui avaient péri, attendu que tous auraient mérité le même sort. Leurs biens furent partie pillés, partie dévastés. [77,23] 23. Avec les habitants périrent plusieurs étrangers et un certain nombre de gens de la suite d'Antonin, qui ne furent pas reconnus ; car, la ville étant grande et la tuerie ne cessant ni nuit ni jour, personne ne pouvait même avec la meilleure volonté du monde, discerner qui que ce fût ; on mourait selon la chance des rencontres, et les corps étaient aussitôt jetés dans des fosses profondes, afin de dérober aux autres l'étendue du malheur. Voilà ce qu'eurent à souffrir les habitants ; quant aux étrangers, ils furent tous chassés, à la réserve des marchands, dont les biens, cela va sans dire, furent aussi pillés, attendu qu'on alla jusqu'à dépouiller plusieurs temples. Antonin, en personne, présidait et surveillait la plupart de ces exécutions ; il y en eut d'autres qu'il ordonna du temple de Sérapis ; car il demeura dans son enceinte, même pendant les nuits et les jours où il fit couler le sang. Mais à quoi bon rapporter ce détail, quand il osa consacrer au dieu l'épée avec laquelle il avait tué son frère ? Dès lors, supprimant les jeux et le banquet des Alexandrins, il ordonna qu'Alexandrie serait divisée en deux parties et que des forts y seraient construits, afin que désormais les citoyens ne pussent communiquer sans crainte entre eux. Tel fut le traitement infligé à la malheureuse Alexandrie par le monstre Ausonien, nom qui lui avait été donné par un oracle à la fin de sa réponse, oracle qui, dit-on, lui plaisait, attendu qu'il se glorifiait d'être appelé monstre ; ce qui ne l'empêcha pas de mettre à mort plusieurs personnes, sous prétexte qu'elles avaient propagé cet oracle. [77,24] 24. {C'est lui qui établit, pour les soldats des prix militaires : ceux qui servaient dans les cohortes prétoriennes devaient recevoir environ mille deux cent cinquante drachmes, et les autres cinq mille.} {Ce prince sage, comme il s'en vantait, ce censeur de désordres des autres, en présence d'un acte d'une audace honteuse et horrible, sembla se montrer irrité ; mais en ne le punissant pas selon sa gravité, et en permettant aux jeunes gens de faire des choses que nul n'avait osées jusque-là, il fit beaucoup de tort à ces jeunes gens, qui avaient imité les gestes des courtisans et des bouffons.} {Aux jeux Culéniens, une grande infamie s'attachait non seulement à ceux qui y donnaient quelqu'un des spectacles habituels, mais même à ceux qui n'étaient que simples spectateurs.}