[63,0] LIVRE LXIII (fragments). [63,1] An de Rome 819. C. Télésinius et Suetonius Paulinus consuls. 1. Le consulat de C. Télésinus et de Suétonius Paulinus fut remarquable par deux événements, l'un honorable, l'autre honteux. Néron disputa le prix de la lyre, et Ménécrate, professeur de lyre, lui ayant composé un chant de victoire dans le cirque, il conduisit publiquement un char; d'un autre côté, Tiridate vint à Rome, amenant avec lui non seulement ses enfants, mais aussi ceux de Vologèse, de Pacorus et de Monobaze ; leur marche à travers tout le pays depuis l'Euphrate fut une sorte de marche triomphale. [63,2] 2 . Tiridate était dans la fleur de l'âge et de la beauté, distingué par la noblesse de sa race et de ses sentiments ; il était accompagné de toute la pompe d'un roi, trois mille cavaliers parthes, sans parler d'un grand nombre de romains, marchaient à sa suite. Les villes l'accueillaient, lui et son cortège, brillamment parées, et les peuples en faisant entendre des acclamations joyeuses; tout le nécessaire était fourni gratuitement, en sorte que la dépense revenait au trésor public à deux millions de drachmes par jour. Cela dura pendant les neuf mois de leur voyage. Tiridate fit partout la route à cheval jusqu'en Italie ; à côté de lui chevauchait sa femme, portant un casque d'or en guise de coiffure, afin de ne pas être vue contre la coutume de son pays. En Italie, il voyagea dans des chars que Néron lui avait envoyés, et il alla le trouver à Naples par le Picénum. Néanmoins, en approchant de lui, il refusa, malgré l'ordre qu'il en reçut, de déposer son cimeterre, et se contenta de le clouer dans son fourreau, bien qu'il eût mis le genou en terre, qu'il eût croisé ses mains, qu'il eût donné au prince le nom de maître et l'eût adoré. [63,3] 3. Néron, admirant cette action de Tiridate, lui fit un accueil favorable, et donna en son honneur un combat de gladiateurs à Putéoles. Ce fut Patrobius, son affranchi, qui eut le règlement de ces jeux ; il déploya tant de magnificence et dépensa tant que, pendant tout un jour, on ne vit paraître sur le théâtre que des hommes, des femmes et des enfants d'Éthiopie. Il fallait bien, pour un tel service, accorder quelque honneur à Patrobius, Tiridate tira, du haut de son siège, sur les bêtes, et, si la chose est croyable, d'un seul coup de flèche, il perça et tua deux taureaux à la fois. [63,4] 4. Néron, après cela, le mena à Rome et lui attacha le diadème. La ville entière était décorée de lumières et de guirlandes ; on voyait partout une foule prodigieuse, le Forum surtout en était rempli ; le milieu de la place était occupé par le peuple en rangs, avec des vêtements blancs et des lauriers, le reste par les soldats couverts d'armes tellement éclatantes qu'armes et enseignes lançaient des éclairs. Les tuiles mêmes de tous les édifices étaient cachées par la multitude des personnes qui y étaient montées. Ces préparatifs achevés de nuit à l'avance, Néron, à la pointe du jour, entra dans le Forum, revêtu de la toge triomphale et accompagné du sénat et de la garde prétorienne ; il monta sur son tribunal et s'assit sur la chaise curule. Après cela, Tiridate et ceux de sa suite passèrent au milieu des soldats disposés en haie, et, arrivés au pied du tribunal, adorèrent l'empereur comme la première fois. [63,5] 5. Un grand cri, qui s'éleva à ce moment, étonna si fort Tiridate qu'il en perdit un instant la parole comme s'il eût été un homme mort. Néanmoins, quand le silence fut rétabli par le héraut, il se rassura, et, faisant violence à sa fierté, il se plia à la circonstance et à son intérêt, se souciant peu, dans l'espoir de ce qu'il allait obtenir, de s'humilier en paroles. Il s'exprima en ces termes : « Maître, je suis descendant d'Arsace, frère des rois Vologèse et Pacorus, et ton esclave. Je suis venu vers toi, qui es mon Dieu, pour t'adorer comme Mithra; j'aurai la destinée que m'auront filée tes fuseaux ; car, pour moi, tu es la Parque et la Fortune. » Néron lui répondit : « Tu as fait sagement de venir ici, afin de jouir en personne de la présence de ma personne; car les biens que ton père ne t'a pas laissés, que tes frères, qui te les avaient donnés, n'ont pas conservés, je te les accorde ; je te fais roi d'Arménie, pour vous apprendre, à toi et à eux, que j'ai le pouvoir d'ôter les royaumes et de les donner. » Ayant ainsi parlé, il lui ordonna de monter par un chemin qui avait été établi à cet effet en avant du tribunal, et, quand Tiridate fut assis à ses pieds, il lui posa le diadème sur la tête; alors se firent entendre mille cris de toute sorte. [63,6] 6. On célébra aussi des jeux scéniques en vertu d'un décret du sénat. Le théâtre, non seulement la scène, mais encore tout le pourtour intérieur, était doré, et tous les objets qui y entrèrent étaient rehaussés d'or, ce qui fit donner à ce jour le nom de jour d'or. Les voiles tendus en l'air pour garantir du soleil étaient en étoffe de pourpre ; au milieu était brodé Néron, conduisant un char, et tout à l'entour brillaient des étoiles d'or. C'est ainsi que les choses se passèrent ; en outre il y eut, cela est évident, un festin somptueux; de plus, Néron joua de la lyre et conduisit un char, vêtu de l'habit vert et coiffé du casque des cochers. Tiridate, indigné de ce spectacle et donnant des éloges à Corbulon, ne blâmait ce dernier que d'une seule chose, c'est qu'il supportât de servir un tel maître. Aussi ne dissimula-t-il pas ses sentiments à l'empereur lui-même; loin de là, il lui dit un jour : « Maître, tu as un excellent esclave dans Corbulon. » Ces paroles ne furent pas comprises; dans toutes les autres circonstances, Tiridate prodigua les flatteries et les soumissions, ce qui lui valut toute sorte de présents montant, dit-on, à cinquante millions de drachmes, et la permission de relever Artaxate, construction pour laquelle il emmena de Rome un grand nombre d'ouvriers, les uns donnés par le prince, les autres engagés à prix d'argent. Corbulon néanmoins ne leur permit pas à tous de passer en Arménie, mais seulement à ceux qu'avait accordés l'empereur ; cela fit que Tiridate admira encore plus l'un et blâma davantage l'autre. [63,7] 7. Tiridate ne s'en retourna pas par où il était venu, c'est-à-dire par l'Illyrie, et en traversant la mer d'Ionie, mais en faisant voile pour Dyrrachium ; il visita les villes d'Achaïe, dont la force et la beauté le frappèrent d'admiration pour l'empire romain. Tiridate, après avoir rebâti Artaxate, lui donna le nom de Néronia. Quant à Vologèse, il ne voulut pas se rendre auprès de Néron, malgré ses instances répétées, et finit, comme on l'importunait, par répondre : « Il t'est plus aisé qu'à moi de traverser une si vaste étendue de mer. C'est pourquoi, si tu viens en Asie, alors nous conviendrons {du lieu où nous pourrons} avoir une entrevue. » {Voilà ce que le Parthe lui écrivit en fin de compte.} [63,8] 8. Néron, malgré sa colère, ne traversa pas la mer pour marcher contre lui, non plus que contre les Éthiopiens et contre les Portes Caspiennes, comme il en avait dessein; {voyant que cela demandait du temps et des fatigues, il se flattait que ces peuples se soumettraient volontairement ;} il envoya partout des espions ; puis il passa en Grèce, non comme Flamininus, ni comme Memmius, ou bien comme Agrippa et Auguste, ses ancêtres, mais pour y conduire des chars, pour y jouer de la lyre, pour y lutter avec les hérauts et pour y jouer la tragédie. Il n'avait plus assez de Rome, ni du théâtre de Pompée, ni du grand cirque ; il lui fallait sortir de l'Italie, afin, comme il le disait, de devenir périodonique. Il emmenait avec lui non seulement une foule d' Augustani, mais toute une armée d'autres personnes, aussi nombreuse que si elle eût été levée pour une guerre, ou que s'il se fût agi de subjuguer les Parthes ou les autres nations. C'étaient des soldats tels que pouvaient être des néroniens; ils portaient, comme armes, des lyres, des archets, des masques et des cothurnes. Il remporta des victoires telles qu'il convenait à une pareille armée, et il effaça Terpnus, Diodore, Pamménés, comme s'il eût eu la gloire de vaincre un Philippe, un Persée ou un Antiochus. C'est pour cela, sans doute qu'il contraignit le fameux Pamménès, qui était célèbre sous Caius, à combattre malgré son grand âge, afin de faire maltraiter ses statues après l'avoir vaincu. [63,9] 9. Si encore il se fût contenté de ces extravagances, il il n'eût été que ridicule. Et pourtant qui aurait supporté d'entendre, je ne dis pas de voir, {un Romain, un sénateur, un patricien, un grand pontife,} un empereur Auguste, se faisant inscrire sur l'album parmi les combattants, exerçant sa voix, étudiant des airs, laissant croître sa chevelure sur sa tête, le menton rasé, le manteau relevé dans les courses, marchant avec une ou deux personnes à sa suite, regardant en dessous ses adversaires, leur disant sans cesse des paroles propres à exciter parmi eux des querelles ; tremblant devant les agonothètes et les mastigophores, leur donnant à tous de l'argent en secret pour ne pas être fouetté quand il commettait quelque faute ; faisant tout cela pour, après avoir été vainqueur aux combats de la lyre, {de la tragédie et des hérauts,} être vaincu dans celui des Césars ? {Quelle proscription plus affreuse que celle où Sylla proscrivit les autres, et où Néron se proscrivit lui-même ? Quelle victoire plus ridicule que celle où, recevant une couronne d'olivier, ou de laurier, ou de persil, ou de pin, il perdit la couronne civique ?} Comment ne déplorer que ces extravagances de sa part, lorsque, montant sur les cothurnes, il tombait du pouvoir, lorsque, se couvrant du masque, il dépouillait la dignité du commandement, il était enchaîné comme un esclave fugitif, guidé comme un aveugle, il faisait le personnage d'une femme grosse, d'une femme qui accouche, celui d'un fou, {d'un homme errant}, attendu qu'il jouait la plupart du temps Œdipe, Thyeste, Hercule, Alcméon, Oreste ? Il portait des masques ressemblant tantôt à ces personnages, tantôt à lui-même, car, pour tous les masques de femmes, ils représentaient Sabine, afin que, même après sa mort, elle prît part à la pompe. Toutes les paroles des premiers histrions venus, toutes leurs actions, toutes leurs souffrances dans leurs rôles, il s'y conformait, excepté toutefois} qu'on l'attachait avec des chaînes d'or ; car il n'était pas convenable, à ce qu'il paraît, d'attacher un empereur romain avec des chaînes de fer. [63,10] 10. Ces diverses folies, néanmoins, tous les autres et surtout les soldats en supportaient la vue et les approuvaient; ils lui donnaient, outre les noms ordinaires, ceux de pythionique, d'olympionique, de périodonique, de pantonique, mêlant, comme cela est évident, à ces titres ceux de l'autorité, de manière que, dans chacune de leurs acclamations, les noms de César et d'Auguste occupaient la dernière place. Personne n'eût osé ni plaindre un tel malheur, ni le détester : cependant un soldat, le voyant chargé de chaînes, en fut ému de colère, et courut le délier; un autre, à qui on demandait : « Que fait l'empereur ? » répondit : « Il est en travail d'enfant; » car Néron jouait Canace. Mais il n'y en eut aucun qui se portât à aucune action digne des Romains ; car Néron leur faisait tant de largesses qu'ils désiraient le voir se livrer à une foule d'extravagances pareilles, afin de recevoir davantage. [63,11] 11. Mais enfin, si là se fussent bornés ces désordres, la chose eût pu être considérée comme une honte et une dérision exempte de danger; mais il ruina, comme à la suite d'une véritable expédition, la Grèce entière, bien qu'il lui eût donné la liberté; il tua aussi beaucoup de monde : hommes, femmes et enfants. D'abord il ordonna que les femmes et les affranchis de ceux qu'il condamnait à mort lui laisseraient en mourant la moitié de leurs biens ; de plus, il permit aux condamnés eux-mêmes de tester, afin de ne point sembler les mettre à mort à cause de leurs richesses (de toutes les façons il s'emparait de tout, ou, du moins, de la majeure partie des biens ; et, si on lui léguait, à lui ou à Tigellinus, moins qu'ils ne l'espéraient, le testament ne servait de rien) ; dans la suite, il les dépouilla complètement et bannit leurs enfants par un seul décret. Cela ne lui suffit pas, il livra au supplice un certain nombre d'exilés. Combien de citoyens eurent, de leur vivant, leurs biens confisqués ; combien d'offrandes furent, même dans Rome, enlevées des temples : personne ne saurait les compter. {Des tabellaires couraient ça et là, rien que pour lui annoncer que celui-ci avait été tué, que celui-là était mort ; car, hormis les lettres du prince, on n'envoyait aucun message particulier. Il emmena en Grèce, comme s'il eût besoin d'eux, plusieurs citoyens du premier rang, afin de les y faire périr.} [63,12] 12. Tous les habitants de Rome et de l'Italie furent livrés à la discrétion d'un certain césarien Hélius ; car cet Hélius avait été investi d'un pouvoir si absolu qu'il confisquait, exilait et tuait, avant même d'en rien communiquer à Néron, simples particuliers, chevaliers et sénateurs. Ainsi l'empire romain était l'esclave de deux empereurs, de Néron et d'Hélius. Je ne saurais dire lequel des deux était le pire ; car leurs actions se ressemblaient en tout, et il n'y avait entre eux de différence qu'en un seul point, c'est que l'un, descendant d'Auguste, imitait les joueurs de lyre et les tragédiens, et que l'autre, simple affranchi de Claude, imitait les Césars. Quant à Tigellinus, je ne le compte que comme une addition à Néron, attendu qu'il était continuellement avec lui. De leur côté, Polyclète et Calvia Crispinilla enlevaient, ravageaient, pillaient tout ce qui se rencontrait; le premier, avec Hélius, dans Rome, la seconde, avec Néron et Sabine-Sporus. Car Néron avait confié à Crispinilla, bien qu'elle fût une femme et une femme de distinction, la garde de Sporus et le soin de son vestiaire, et par elle tout le monde était dépouillé. [63,13] 13. Néron avait donné à Sporus le nom de Sabine, non seulement parce qu'il avait été coupé, afin de ressembler à cette femme, mais encore parce qu'il l'avait, comme Sabine, épousé en Grèce, en vertu d'un contrat avec Tigellinus, qui le lui fiança suivant les prescriptions de la loi. Tous les Grecs célébrèrent ces noces par des acclamations appropriées à la circonstance et par le souhait de voir naître de cette union des enfants légitimes. A partir de ce moment, Néron eut commerce avec Pythagoras comme avec un mari, et avec Sporus comme avec une femme ; car, outre ses autres noms, on lui donnait ceux de dame, de reine et de maîtresse. Comment s'en étonner, lorsque après avoir fait attacher des jeunes garçons et des jeunes filles toutes nues à des poteaux, il se couvrait d'une peau de bête, et, fondant sur eux, il les assaillait à la façon des brutes ? Telles étaient les turpitudes de Néron ; de plus, il saluait les sénateurs, vêtu d'une tunique brodée et un linge autour du cou ; il contrevenait déjà aux lois en se montrant en public avec des tuniques sans ceinture. Ce fut aussi, dit-on, sous ce prince, à leur revue annuelle, que les chevaliers servant dans l'armée firent usage pour la première fois de caparaçons. [63,14] 14. Aux jeux Olympiques, dans la course des chars, malgré une chute où il faillit être écrasé, il n'en fut pas moins couronné, en récompense de quoi il donna aux hellanodices deux cent cinquante mille drachmes, que Galba leur réclama dans la suite. {Le même donna à la Pythie, pour un oracle rendu à son gré, cent mille drachmes, que Galba lui reprit.} Il déposséda Apollon du territoire de Cirrha, soit colère contre ce dieu qui lui avait rendu quelque fâcheuse réponse, soit transport de fureur, le donna aux soldats, et supprima l'oracle en jetant des hommes qu'il avait égorgés dans l'ouverture même du lieu d'où sortait le souffle sacré. Il combattit dans toutes les villes où il y avait des combats, se servant comme héraut de Cluvius Rufus, personnage consulaire, partout où l'office d'un héraut était nécessaire, excepté à Athènes et à Lacédémone ; car ces villes furent les seules où il ne se rendit pas, l'une à cause des lois de Lycurgue, qui étaient contraires à ses intentions; l'autre à cause de la tradition relative aux Érinnys. La proclamation du héraut était : « Néron César est vainqueur dans ce combat; il couronne le peuple romain et son univers. » Car, bien qu'il tînt, comme il le disait, l'univers sous son pouvoir, il chantait sur la lyre, il luttait avec les hérauts et jouait la tragédie. [63,15] 15. Il était animé contre le sénat d'une haine si violente, qu'il reçut Vatinius bien avant dans ses bonnes grâces, parce qu'il lui disait toujours (je me servirai de ses propres expressions) : » Je te hais, César, parce que tu es sénateur. » On ne cessait d'observer attentivement la manière dont les sénateurs et autres entraient et sortaient, leur contenance, leurs gestes, leurs exclamations ; ceux qui se montraient toujours assidus, qui étaient empressés à l'écouter, et qui faisaient entendre distinctement leurs acclamations recevaient des éloges et des honneurs, au lieu que les autres étaient outragés et punis, de sorte que quelques-uns, ne pouvant y résister plus longtemps (souvent les spectacles duraient depuis le matin jusqu'au soir), feignaient de tomber en défaillance et se faisaient emporter du théâtre en manière de cadavres. [63,16] 16. Pendant son voyage de Grèce, il conçut, comme passe-temps, le désir de percer l'isthme du Péloponnèse, et mit la main à l'œuvre, quelque éloignement que tout le monde témoignât pour ce projet; car du sang avait jailli sur les premiers qui remuèrent la terre, des lamentations et des mugissements s'étaient fait entendre et des spectres s'étaient montrés en grand nombre. C'est pourquoi, prenant lui-même la bêche et creusant la terre, il décida nécessairement les autres à l'imiter ; il fit aussi venir, pour les employer à ce travail, une foule considérable d'ouvriers des autres nations. [63,17] 17. Comme il avait besoin de beaucoup d'argent pour cette entreprise et pour d'autres, qu'il était d'ailleurs également grand dans ses entreprises et dans ses dons, et qu'en même temps il craignait que les citoyens les plus puissants ne conspirassent contre lui à cause de cette conduite, il fit périr plusieurs hommes de bien. Je passerai les autres sous silence (c'était auprès de lui un crime commun à tous que d'avoir de la vertu, des richesses, de la naissance, et tous ou se donnèrent eux-mêmes la mort, ou furent tués par d'autres) ; mais je parlerai de Corbulon, des Sulpicius, de Rufus et Proclus Scribonius. Je parlerai des deux derniers, parce qu'étant frères et, pour ainsi dire, du même âge, n'ayant jamais rien fait l'un sans l'autre, unis par la naissance, aussi bien que par l'inclination et la fortune, ils gouvernèrent longtemps ensemble les deux Germanies, et vinrent en Grèce, mandés par Néron, sous prétexte qu'il avait besoin d'eux ; puis, accusés des crimes du temps, sans avoir parlé au prince ni paru devant lui, outragés de tous pareillement à cause de cette disgrâce, ils aimèrent mieux mourir et terminèrent leur vie en s'ouvrant les veines ; de Corbulon, parce que, mandé avec de grands témoignages d'estime par Néron, qui ne cessait de l'appeler son père et son bienfaiteur, quand il aborda à Cenchrée, avant qu'il parût en présence du prince, ordre fut donné de le mettre à mort. Néron, disent certains historiens, était alors sur le point de jouer de la lyre, et il ne souffrait pas d'être vu par Corbulon en habit orthostadien. Corbulon, aussi lût qu'il comprit l'intention de l'empereur, saisit son épée et s'en porta un coup vigoureux, en disant : « Je l'ai mérité ; » car alors, pour la première fois, il crut qu'il avait mal fait d'épargner un joueur de lyre et d'être venu le trouver sans armes. [63,18] 18. Voilà de quelle manière Néron se conduisait en Grèce; qu'est-il nécessaire, en effet, de dire qu'il fit mourir le danseur Paris, parce qu'ayant voulu apprendre de lui à danser, il n'avait pas pu réussir; qu'il exila Caecina Tuscus, parce qu'étant gouverneur d'Égypte, il s'était baigné dans un bain qu'on avait construit pour Néron dans l'attente de son arrivée à Alexandrie? A Rome, Hélius, entre une foule d'autres cruautés qu'il exerçait, fit mourir Sulpicius Camérinus, un des premiers citoyens, avec son fils, leur faisant un crime de ce que, tenant de leurs ancêtres le surnom de Pythiques, ils n'avaient pas cessé de le porter, et commettaient, par cette similitude de nom, une impiété envers les victoires pythiques de Néron. Les Augustani ayant promis d'élever en l'honneur de Néron une statue de mille livres, tout l'ordre équestre fut forcé de contribuer à la dépense. Quant aux actes du sénat, il serait difficile de les rapporter en détail ; il décréta tant de sacrifices et de supplications, que l'année entière n'y aurait pas suffi. [63,19] An de Rome 821. C. Sillius Italicus et Galérius Trachalus consuls. 19. Hélius avait écrit plusieurs fois auparavant à Néron pour l'engager à revenir au plus vite; mais, comme il ne se rendit pas à son invitation, il vint lui-même en Grèce en sept jours, et l'effraya de telle sorte par le récit d'une conjuration qui avait été formée à Rome contre lui, que le prince partit à l'heure même pour repasser en Italie. On eut quelque espoir qu'une tempête le ferait périr, mais la joie de beaucoup fut vaine; il échappa. Quelques-uns même furent mis à mort, rien que pour avoir souhaité et espéré sa perte. [63,20] 20. Quand il arriva près de Rome, une partie des murs fut abattue et les portes arrachées, parce que, au dire de quelques-uns, les lois ordonnent de faire l'un et l'autre en l'honneur de ceux qui ont été couronnés dans les jeux. Les premiers qui entrèrent furent ceux qui portaient les couronnes reçues par Néron; après eux, marchaient des gens qui soutenaient au bout de leurs lances des tableaux sur lesquels étaient inscrits le nom et le genre de combat où Néron César avait, le premier de tous depuis qu'il existait des Romains, remporté la victoire. Ensuite venait Néron en personne, sur le même char qui avait autrefois servi à Auguste pour plusieurs triomphes fameux, vêtu d'un tissu de pourpre et d'or, couronné d'olivier, et tenant en main le laurier pythique ; il avait à côté de lui sur son char Diodore le joueur de lyre. Après avoir, dans cet équipage, traversé le cirque et le Forum, suivi des soldats, des chevaliers et des sénateurs, il monta au Capitole et de là se rendit au Palatin, tandis que toute la ville était décoré de couronnes, éclairée de lumières et remplie de parfums, tandis que tout le peuple, et surtout les sénateurs, faisait retentir ces acclamations : «Oh! Olympionique, Pythonique, oh ! Auguste, Auguste. A Néron Hercule, à Néron Apollon. Tu es seul périodonique, oui, seul de tout temps, Auguste, Auguste ! voix sacrée ! Heureux ceux qui t'entendent! » Pourquoi, en effet, tourner autour de l'expression et ne pas citer les paroles mêmes dont la sincérité n'est pas un déshonneur, mais un ornement de plus pour l'histoire ? [63,21] 21. Après avoir accompli ces exploits, Néron fit annoncer les jeux du cirque ; il y apporta les couronnes qu'ils lui avaient values et les autres qu'il avait gagnées aux courses de chars, et les attacha à l'obélisque égyptien ; ces couronnes étaient au nombre de mille huit cent huit. Après cela, il conduisit des chars. Alors un certain Larcius Lydus vint lui offrir cent cinquante mille drachmes pour chanter sur la lyre ; mais Néron refusa cet argent, jugeant indigne de lui de rien faire en vue d'un salaire (aussi Tigellinus exigea-t-il cette somme de Larcius pour ne pas le faire mourir); néanmoins il se rendit au théâtre où il chanta sur la lyre et joua la tragédie ; il prit même part à presque toutes les courses de chevaux. Parfois il se laissa vaincre, à dessein d'accréditer l'opinion que, le plus souvent, les autres fois, il remportait véritablement l'avantage. [63,22] 22. Telles étaient ses façons de vivre et de gouverner. Je vais dire comment il fut renversé et comment il tomba du pouvoir. Il y avait un Gaulois, C. Julius Vindex, {Aquitain} du chef de ses ancêtres, issu d'une famille royale, descendant d'un père sénateur romain, robuste, prudent, expérimenté dans le métier des armes et capable des plus grandes entreprises ; {il avait l'amour de la liberté et de la gloire à un très haut degré; il était gouverneur de la Gaule}. Ce Vindex ayant rassemblé les Gaulois qui avaient eu beaucoup à souffrir de nombreuses exactions et qui, maintenant encore, avaient à souffrir de Néron, et montant sur une tribune, il s'étendit en un long discours contre Néron, prétendant qu'il fallait se soulever et se révolter contre lui, « parce que, dit-il, il a pillé tout l'univers romain, parce qu'il a fait périr toute la fleur du sénat, parce qu'il a déshonoré et tué sa mère, et ne conserve pas même l'apparence d'un empereur. Bien des meurtres, bien des rapines, bien des violences, ont été maintes fois commis par d'autres ; mais comment pourrait-on dignement retracer le reste ? Je l'ai vu, amis et alliés, croyez-moi, je l'ai vu, cet homme, si c'est un homme que le mari de Sporus, que l'épouse de Pythagoras, dans l'enceinte du théâtre, sur l'orchestre, tantôt une lyre à la main, vêtu de l'habit orthostadien et chaussé du cothurne tragique, tantôt aussi du brodequin comique et avec le masque. Je l'ai entendu plusieurs fois chanter, je l'ai entendu faire le héraut, je l'ai entendu jouer la tragédie. Je l'ai vu chargé de chaînes, je l'ai vu entraîné, je l'ai vu en état de grossesse et en travail d'enfant, disant, entendant, souffrant et faisant tout ce que rapporte la Fable. Et on donnerait à un pareil être les noms de César, d'Empereur, d'Auguste ? Non, non; que nul n'outrage ces noms sacrés. Ces noms, en effet, Auguste et Claude les ont portés ; mais lui, il serait plus juste de l'appeler Thyeste ou OEdipe, Alcméon ou Oreste, car ce sont là les personnages qu'il représente; ce sont là les titres qu'il prend en place des autres. Levez-vous donc enfin, secourez-vous vous-mêmes, secourez les Romains et délivrez l'univers entier. » [63,23] 23. Ce discours de Vindex fut accueilli par un accord général. Mais, comme ce n'était pas pour lui que Vindex cherchait la souveraineté, ce fut à Servius Sulpicius Galba, homme supérieur par son équité et son expérience à la guerre, qui commandait en Espagne et qui était à la tête d'une puissante armée, qu'il déféra l'empire; et celui-ci fut proclamé empereur par les soldats. {On dit que Néron, ayant publiquement offert deux millions cinq cent mille drachmes pour tuer Vindex, Vindex, à cette nouvelle, s'écria : « Celui qui tuera Néron et qui m'apportera sa tête, je lui donnerai la mienne en récompense}. » Tel était le caractère de Vindex. [63,24] 24. Rufus, qui commandait en Germanie, se mit en marche, comme s'il eût eu dessein de combattre Vindex. Arrivé à Besancon, il mit le siège devant cette ville, sous prétexte qu'elle ne l'avait pas reçu. Vindex étant venu, de son côté, au secours de la place, et ayant établi son camp non loin du sien, ils s'envoyèrent mutuellement des messages et finirent par avoir, seul à seul, une entrevue où aucun autre n'assista, et par tramer entre eux, à ce que l'on s'imagina, un complot contre Néron. A la suite de cette conférence, Vindex, avec son armée, marcha comme s'il eût eu l'intention de prendre la ville ; mais les soldats de Rufus, s'en étant aperçus et pensant que c'était un mouvement offensif dirigé contre eux, firent, sans en avoir reçu l'ordre, une sortie contre lui, et, fondant sur sa troupe qui ne s'y attendait pas et qui ne gardait pas ses rangs, en firent un grand carnage. A cette vue, Vindex, saisi d'une vive douleur, se tua lui-même. Telle est la vérité ; plusieurs, cependant, ayant percé son corps de coups, donnèrent lieu de croire faussement qu'ils étaient les auteurs de sa mort. [63,25] 25. Rufus eut un sensible regret de la perte de Vindex ; il refusa, malgré les instances réitérées de ses soldats, d'accepter l'empire, bien qu'il put aisément y arriver, car c'était un homme actif, il avait une armée puissante et bien disposée. Les soldats arrachèrent les images de Néron et les mirent en pièces, et ils lui donnèrent les noms de César et d'Auguste. Comme il ne se décidait pas, un des soldats écrivit rapidement ces titres sur une des enseignes de son chef; Rufus les effaça, et, après avoir avec peine apaisé ses troupes, il leur persuada de s'en remettre au sénat et au peuple, soit qu'il ne voulût pas que les soldats donnassent l'empire à quelqu'un (ce droit, disait-il, n'appartenait qu'au sénat et au peuple), soit qu'il possédât un fonds de grandeur d'âme capable de ne pas aspirer à la puissance impériale, pour laquelle il n'est rien que les autres ne fassent. [63,26] 26. {Néron, ayant appris la défection de Vindex à Naples, où il contemplait un combat gymnique après son dîner, ne s'en affligea pas ; loin de là, il s'élança de son siège pour témoigner sa faveur à un athlète.; de plus, il ne fit aucune diligence pour revenir à Rome : il se contenta d'écrire au sénat et de s'excuser de ne pas se rendre dans son sein, parce qu'il avait une bronchite, comme s'il eût besoin, alors encore, de chanter devant cette compagnie. C'était toujours, chez lui, même pensée et même soins pour sa voix, pour son chant, pour son jeu sur la lyre, non seulement cette fois, mais encore dans la suite ; et ce fut pour cela que ces événements, bien qu'ils eussent dû nécessairement, à cause de leur gravité, lui arracher un cri, ne lui firent pousser aucune exclamation; il se contint et reprit aussitôt son calme, comme s'il allait chanter sur la lyre. Il se livrait également à toutes ses autres occupations habituelles, joyeux de ces nouvelles, parce qu'il se flattait d'écraser en tout cas Vindex et qu'il croyait avoir trouvé là une occasion de lever de l'argent et de verser le sang. Il s'abandonna à la mollesse, et fit la dédicace du temple de Sabine , qu'on venait d'achever et qu'on avait orné de dons magnifiques, temple sur lequel il mit une inscription portant qu'il a été élevé par les matrones en l'honneur de la déesse Sabine-Vénus. En cela, Néron disait vrai ; car ce fut avec les sommes énormes enlevées par lui aux matrones que le temple fut construit; il s'amusait aussi à une foule de plaisanteries dont je tairai les autres et ne citerai qu'une seule.} Une nuit, ayant subitement convoqué à la hâte les plus considérables des sénateurs et des chevaliers, comme pour une communication relative aux affaires présentes : « J'ai trouvé, leur dit-il, le moyen (je citerai ses propres paroles), j'ai trouvé le moyen de faire parler l'hydraulis avec plus de force et plus d'harmonie. » Tels étaient alors encore ses amusements; il ne prenait nul souci ni des deux portes du monument d'Auguste et de celles de sa propre chambre qui s'étaient ouvertes spontanément dans la même nuit, ni d'une pluie de sang tombée avec tant d'abondance dans le pays d'Albe, que les fleuves en avaient charrié dans leurs eaux, ni de la mer, qui, se retirant à une longue distance de l'Égypte, avait envahi une grande partie de la Lycie. [63,27] 27. Mais, lorsqu'il apprit que Galba avait été proclamé empereur par les soldats, que Rufus avait fait défection, il fut saisi d'une grande frayeur ; il prit lui-même quelques dispositions dans Rome et envoya contre les rebelles Rubrius Gallus et quelques autres. Abandonné de tous pareillement, il conçut le dessein de mettre à mort les sénateurs, d'incendier la ville et de s'embarquer pour Alexandrie, en ajoutant : « Si nous tombons du pouvoir, notre talent, du moins, nous nourrira là-bas; » car il en était venu à un tel point d'extravagance, qu'il s'imaginait pouvoir à son aise vivre dans une condition privée et, de plus, chanter sur la lyre; mais, quand il sentit qu'il était abandonné même par ses gardes du corps (il dormait alors dans un jardin), il essaya de fuir. Il prit donc une méchante toge et monta sur un cheval qui ne valait pas mieux, et, sur ce cheval, il arriva, le visage couvert, vers le commencement de la nuit, près d'une villa appartenant à Phaon, un des césariens, accompagné de Phaon lui-même, ainsi que d'Epaphrodite et de Sporus. [63,28] 28. Pendant que cela se passait, une secousse se fit sentir avec tant de violence qu'il lui sembla que toute la terre s' entr'ouvrait, et que toutes les âmes de ses victimes s'élançaient contre lui. Reconnu, dit-on, malgré son déguisement, et salué du titre d'empereur par quelqu'un de ceux qui le rencontrèrent, il se détourna de la route et alla se cacher en un endroit rempli de roseaux. Il y demeura, tout abattu, jusqu'au jour, afin de ne pas être vu. Se défiant de tout homme qui passait, comme si cet homme se fut dirigé contre lui, tremblant au son de toute parole comme si elle l'eût appelé, un petit chien qui venait aboyer quelque part, un petit oiseau qui se faisait entendre, une broussaille, une branche agitée par le vent, tout le jetait dans un trouble terrible ; ces appréhensions l'empêchaient de reposer et il n'osait parler à personne de ceux qui étaient avec lui, de peur d'être entendu par un autre ; il pleurait sur son sort et se lamentait en lui-même. Entre autres réflexions, il songeait que lui, fier autrefois d'avoir une suite nombreuse à son service, il était réduit à se cacher avec trois affranchis. Ce fut le dernier drame que les dieux lui donnèrent à jouer ; il n'avait plus à représenter d'autres meurtriers de leur mère, ni d'autres princes errants que lui-même; alors il se repentit des crimes qu'il avait osés, comme s'il eût été en son pouvoir de faire qu'un seul d'eux fût non avenu. Telle était la tragédie que jouait Néron, il répétait sans cesse ce vers dans sa pensée : "Épouse et père veulent que je meure misérablement" ; et ce ne fut que tard enfin, quand il vit que personne ne le cherchait, qu'il entra dans une caverne, et que là, poussé par la faim, il mangea d'un pain dont jamais il n'avait mangé, et que, pressé par la soif, il but d'une eau dont jamais il n'avait bu. Affligé de cette extrémité, il s'écria ; « Voilà donc mon breuvage, et je n'en manque pas. » [63,29] 29. Telle était la position de Néron ; cependant le peuple romain offrait des sacrifices et se livrait aux transports de sa joie ; quelques-uns même portaient le pileum comme s'ils venaient d'être affranchis, et on décerna à Galba tous les honneurs qui appartiennent au pouvoir impérial. Avant tout, on rechercha la personne de Néron : on fut quelque temps sans savoir où il était allé ; puis, lorsqu'on en fut instruit, on dépêcha quelques cavaliers contre lui. Alors celui-ci, s'apercevant de leur approche, enjoignit à ceux qui étaient avec lui de le tuer. Comme ils ne lui obéirent pas, il poussa un gémissement et s'écria : « Seul, je n'ai ni ami ni ennemi.» Sur ces entrefaites, les cavaliers approchant, il se tua lui-même en prononçant ce mot souvent répété : « O Jupiter, quelle fin pour un si grand artiste ! » Comme la mort se faisait attendre, Épaphrodite l'acheva. Il vécut trente ans neuf mois, sur lesquels il régna treize ans huit mois ; il fut le dernier des empereurs issus d'Énée et d'Auguste, ainsi que l'annoncèrent clairement les lauriers plantés par Livie et la race des poules blanches dont la mort précéda la sienne. [63,30] Rufus vint trouver Galba et n'obtint de lui aucune faveur qui mérite d'être rapportée, à moins qu'on ne regarde comme telle la vie qu'il lui laissait, bien que plusieurs fois proclamé empereur, tandis qu'aux yeux des autres hommes, Rufus s'était acquis, en refusant l'empire, un grand renom, plus grand même que s'il l'eut accepté. Galba, lorsque Néron fut mort, que le sénat lui eut décerné à lui-même l'empire, et que Rufus se fut rangé à son parti, reprit confiance; néanmoins il ne se donna le nom de César qu'après que les députés du sénat furent venus le trouver, et il ne fit non plus auparavant usage du titre d'empereur dans aucun décret.