[62,0] LIVRE SOIXANTE-DEUXIÈME (fragments). [62,1] An de Rome 814. Consuls : Caesonius Paetus et Pétronius Turillanus consuls. 1 . Pendant que Rome était occupée à ces divertissements, il arriva en Bretagne un malheur terrible : deux villes furent prises d'assaut, quatre-vingt dix mille hommes, tant Romains qu'alliés, furent massacrés, et l'île échappa à la domination romaine. Tout arriva par le fait d'une femme, ce qui fut le comble de l'ignominie, en la façon dont les dieux avaient à l'avance annoncé le désastre. De la curie, en effet, on avait entendu, la nuit, sortir un bruit barbare accompagné de rires, et, du théâtre, un tumulte accompagné de pleurs, sans qu'aucun homme eût parlé ou gémi ; on avait vu des maisons sous l'eau dans le fleuve de la Tamise, et l'Océan, qui sépare l'île de la Gaule, s'était, dans la pleine mer, montré ensanglanté. [62,2] 2. Le prétexte de la guerre fut la revendication des sommes données par Claude aux principaux habitants, sommes qui, disait Décianus Catus, gouverneur de l'île, devaient faire retour à leur maître. Ce motif, joint à ce que Sénèque, après leur avoir prêté, malgré eux, dans l'espoir de forts intérêts, dix millions de drachmes, les leur réclama tout d'un coup avec violence, détermina le soulèvement. Mais le chef qui les excita surtout, qui les décida à la guerre contre les Romains, qui fut jugé digne d'être à leur tête et qui les commanda durant toute la guerre, ce fut Bunduica, femme bretonne, de race royale et d'un courage au-dessus de son sexe. Elle rassembla une armée d'environ cent vingt mille hommes, et monta sur une tribune faite, à la manière des Romains, avec de la terre détrempée. Sa taille était grande, sa figure farouche, son regard perçant; elle avait la voix rude; elle laissait tomber jusqu'au bas du dos son épaisse chevelure d'un blond prononcé, et portait un grand collier d'or; sur son sein était serrée une tunique de diverses couleurs, et par dessus s'attachait avec une agrafe une épaisse chlamyde. C'était là toujours son équipage; mais alors, prenant en main une lance, afin de frapper tout le monde de terreur, elle parla en ces termes : [62,3] 3. « L'expérience vous a montré combien la liberté diffère de la servitude, en sorte que si quelqu'un de vous, auparavant, s'était, par ignorance du meilleur choix, laissé tromper aux promesses employées par les Romains pour le séduire, aujourd'hui, du moins, l'épreuve de l'une et de l'autre vous a enseigné combien grande était votre erreur de préférer au gouvernement national une domination que vous vous êtes attirée vous-mêmes; vous avez reconnu combien la pauvreté sans maître vaut mieux que la richesse avec l'esclavage. Quelle honte, quelle douleur n'avons-nous pas souffertes depuis que ces étrangers ont porté leurs regards sur la Bretagne ? N'avons-nous pas été privés complètement de nombreuses et immenses possessions et ne payons-nous pas des impôts pour le reste ? Sans parler de nos troupeaux et de nos champs, dont tous les produits sont pour eux, ne livrons-nous pas chaque année nos corps mêmes en tribut ? Combien ne vaudrait-il pas mieux être vendus une fois plutôt que d'être, avec le vain nom de liberté, contraints de nous racheter tous les ans ? Combien ne vaudrait-il pas mieux être égorgés et périr, plutôt que de promener partout nos tètes tributaires ? Mais que dis-je là ? La mort, chez eux, n'est pas même exempte de redevance, et vous savez ce que nous payons pour ceux qui ne sont plus ; chez les autres peuples, la mort affranchirait les esclaves, chez les Romains seuls, ceux qui ne sont plus existent encore pour rapporter. Bien plus, si quelqu'un de nous n'a pas d'argent (comment et d'où en aurait-il?), il est dépouillé, pillé, comme les gens qu'on tue. Quelle modération attendre d'eux pour la suite, après qu'ils nous ont, dès le commencement, traités de la sorte, tandis que tous les hommes cherchent à apprivoiser les animaux récemment mis en captivité ? [62,4] 4. «C'est nous, s'il faut dire la vérité, c'est nous qui sommes cause de tous ces maux, nous qui, dans le principe, leur avons permis de mettre le pied sur cette île, au lieu de les chasser sur-le-champ comme leur fameux Jules César; nous qui, lorsqu'ils étaient loin, ne leur avons pas fait craindre, comme à Auguste et à C. Caligula, de tenter la traversée. Car, ayant pour demeure une île d'une si vaste étendue, ou plutôt une sorte de continent baigné de tous côtés par les flots, possédant un monde à nous, tellement séparés de tout le reste des hommes par l'Océan, qu'on nous croit habitants d'une autre terre, sous un autre ciel, et que plusieurs d'entre eux, même les plus savants, connaissaient à peine notre nom, nous avons été méprisés, foulés aux pieds par des gens qui ne voient rien que le lucre. Ainsi donc, si nous ne l'avons pas fait auparavant, maintenant, du moins, citoyens, amis, parents (car, à mes yeux, vous êtes tous parents, puisque vous habitez une même île et que vous portez le même nom), faisons notre devoir, tandis que nous conservons encore le souvenir de la liberté, afin d'en laisser à nos enfants et le nom et la réalité. Car, si nous oublions complètement la condition heureuse dans laquelle nous avons été élevés, que sera-ce d'eux, nourris dans l'esclavage ? [62,5] 5. « Mon dessein, en vous adressant ces paroles, n'est ni de vous inspirer la haine du présent (vous le haïssez), ni la crainte de l'avenir (vous le craignez), mais de vous louer d'avoir de vous-mêmes choisi le parti nécessaire, et de vous être montrés prêts à me secourir, prêts à vous secourir vous-mêmes. Ne redoutez pas les Romains : ils ne sont ni plus nombreux ni plus vaillants que nous. La preuve, c'est qu'ils se protègent par des casques, des cuirasses, des cuissards, et qu'ils se sont préparé des palissades et des fossés pour se défendre des incursions de leurs ennemis. Ce sont des précautions dont ils s'entourent par crainte plutôt que de marcher résolument en avant comme nous. Il y a chez nous, en effet, tant de courage, que nous croyons nos tentes plus sûres que leurs murailles, nos boucliers préférables à leurs armures. Ainsi, vainqueurs, nous les tenons en notre pouvoir; repoussés par la force, la fuite nous dérobe à eux, et, en supposant que nous adoptions le parti de la retraite, nous nous enfoncerons dans des marais et dans des montagnes où ils ne sauront ni nous trouver ni nous prendre, tandis qu'eux, le poids de leurs armures les rend également incapables de poursuivre et de fuir ; en supposant qu'ils parviennent à s'échapper, leur refuge est dans un endroit qu'on leur a indiqué à l'avance et où ils vont s'enfermer comme dans des cages. Ils ont donc en cela une grande infériorité, et aussi en ce qu'ils ne supportent pas comme nous la faim, la soif, le froid, la chaleur, et qu'ils ont besoin d'ombre, d'abris, d'une nourriture apprêtée, de vin, d'huile, et que le manque d'une de ces choses cause leur perte; au lieu que, pour nous, toute herbe, toute racine nous est nourriture ; tout suc nous est huile, toute eau nous est vin, tout arbre nous est maison. En outre, ces pays nous sont familiers et favorables ; pour eux, au contraire, ils sont, inconnus et ennemis ; nous, nous traversons les fleuves nus et à la nage; eux, ils ont peine à les passer sur des bateaux. Marchons donc contre eux, pleins de confiance en la bonne fortune, et montrons-leur qu'ils ne sont que des lièvres et des renards qui prétendent commander à des chiens et à des loups. » [62,6] 6. A ces mots, elle lâcha, comme pour une sorte de divination, un lièvre de son sein, et la course de l'animal ayant donné un présage heureux, la multitude tout entière poussa des cris joyeux; Bunduica alors, levant une main vers le ciel : « Je te rends grâces, dit-elle, Adrastée ; femme, j'invoque une femme, moi qui commande non aux portefaix d'Égypte, comme Nitocris, ou aux marchands d'Assyrie, comme Sémiramis (c'est des Romains que nous avons appris ces exemples), ou aux Romains eux-mêmes, comme jadis Messaline et ensuite Agrippine (aujourd'hui, Néron a bien un nom d'homme, mais, en réalité, c'est une femme; et la preuve, c'est qu'il chante, qu'il joue de la lyre et s'occupe à se parer) ; mais à des hommes, à des Bretons, qui ne savent pas, il est vrai, cultiver la terre ou exercer un métier, mais qui ont parfaitement appris à faire la guerre, et qui tiennent pour communs tous leurs biens, pour communs leurs enfants et leurs femmes, lesquelles ainsi ont autant de cœur que les hommes. Reine de tels hommes et de telles femmes, je t'adresse mes vœux et je te demande la victoire, le salut et la liberté contre des hommes violents, injustes, insatiables, sacrilèges, si on doit appeler hommes des gens qui se baignent dans l'eau chaude, mangent des mets apprêtés avec recherche, qui boivent du vin pur, qui se frottent de parfums, qui ont une couche moelleuse, qui dorment avec des jeunes gens, et des jeunes gens hors d'âge, et qui sont les esclaves d'un joueur, et encore d'un méchant joueur de lyre. Que désormais cette Néronis, cette Domitia ne règne plus sur moi, ni sur vous, qu'elle soit, avec ses chants, la maîtresse des Romains (ils méritent bien d'être les esclaves d'une pareille femme, puisqu'ils souffrent depuis si longtemps sa tyrannie); mais toi, ô notre maîtresse, puisses-tu toujours marcher seule à notre tête ! » [62,7] 7. Après avoir harangué de la sorte son armée, Bunduica la mena contre les Romains, qui se trouvaient alors sans chef, attendu que Paulinus, leur général, était occupé à une expédition contre Mona, île située près de la Bretagne. Aussi fut-il aisé à Bunduica d'emporter deux villes romaines, de les piller et d'y faire, comme je l'ai dit, un immense carnage; il n'y eut pas de cruauté que ne souffrirent les hommes qui furent pris. Mais leur action la plus affreuse, la plus inhumaine, fut de pendre nues les femmes de la plus haute naissance et de la plus grande distinction, de leur couper les mamelles et de les leur coudre sur la bouche, afin de les leur voir manger; après quoi, ils les empalèrent. Ces horreurs se commettaient au milieu de leurs sacrifices, de leurs festins et de leurs orgies, dans leurs temples et principalement dans le bois consacré à Adrastée : c'était le nom qu'ils donnaient à la Victoire, et ils lui rendaient un culte tout particulier. [62,8] 8. Paulinus avait déjà soumis Mona ; quand il apprit le désastre arrivé en Bretagne, il s'embarqua aussitôt pour revenir de Mona; il ne voulait pas d'abord courir les chances d'un combat contre les barbares, dont il redoutait le nombre et le désespoir, et il remettait la bataille à un temps plus propice; mais, comme il manquait de vivres et que les barbares le harcelaient sans relâche, il fut forcé, malgré sa résolution, d'en venir à un engagement. Bunduica, ayant avec elle environ deux cent trente mille hommes, était portée sur un char et disposait un à un ses soldats ; quant à Paulinus, ne pouvant pas étendre le front de sa phalange (les Romains, en effet, même rangés sur un seul homme de profondeur, n'auraient pu égaler la longueur des lignes ennemies, tant ils leur cédaient en nombre), et, d'un autre côté, n'osant pas engager l'action sur un seul point, de peur, si les ennemis venaient à l'envelopper, d'être taillé en pièces, il divisa son armée en trois corps, afin de combattre sur plusieurs points à la fois, et il serra les rangs de chacun de ces corps, pour les rendre difficiles à rompre. En les disposant et en les mettant en place, il les animait par ces paroles : [62,9] 9. « Allons, camarades, allons, Romains, montrez à ces misérables combien, même dans le malheur, nous sommes supérieurs à eux ; car ce serait une honte pour vous, si des possessions acquises naguère par votre valeur, vous alliez les perdre ignominieusement aujourd'hui. Mainte fois, étant en moins grand nombre qu'aujourd'hui, vous avez, ainsi que vos pères, vaincu des ennemis beaucoup plus nombreux. Ne vous effrayez donc ni de la multitude ni du soulèvement de ces gens, car, sans armes et sans discipline, ils n'ont que l'audace de la témérité; non plus que des deux villes brûlées par eux, ils ne les ont pas prises par la force ni à la suite d'une bataille ; ils se sont emparés de l'une, parce qu'elle leur a été livrée, de l'autre, parce qu'elle avait été abandonnée. Tirez d'eux la vengeance qui convient, afin qu'ils apprennent ce qu'ils sont et ce que vous êtes, vous qu'ils ont outragés. » [62,10] 10. Après avoir ainsi parlé à une troupe, il alla vers une autre et lui dit: « Voici, camarades, le moment de montrer votre ardeur et votre courage. Si, aujourd'hui, vous vous conduisez en hommes de cœur, vous réparerez vos pertes ; si vous êtes vainqueurs de ces barbares, personne désormais parmi les autres ne soutiendra votre approche. Par cette seule bataille, vous affermirez vos possessions actuelles et vous soumettrez le reste du pays; car tous les soldats, en quelque endroit qu'ils soient, vous imiteront, et les ennemis vous redouteront. Ainsi donc, puisqu'il dépend de vos bras de commander en sûreté à tous les peuples dont vos pères vous ont laissé l'empire et à ceux dont vous avez fait vous-mêmes la conquête, ou d'être privés de tous ces avantages, choisissez la liberté, le commandement, la richesse, le bonheur, plutôt que d'éprouver le sort contraire en vous laissant aller à la lâcheté. » [62,11] 11. Après avoir parlé de la sorte à cette troupe, il passa au troisième corps et lui tint ce discours : « Vous avez appris quelle a été à notre égard la conduite de ce peuple maudit, ou plutôt vous avez vu une partie des événements ; choisissez donc ou de subir le même sort et, de plus, d'être complètement chassés de la Bretagne, ou, en remportant la victoire, de venger les morts et de donner à tous les autres peuples l'exemple d'une bienveillante équité pour l'obéissance et d'une rigueur nécessaire pour la révolte. Avant tout, j'espère que nous remporterons la victoire, forts du secours des dieux (les dieux ont coutume de venir en aide aux opprimés), forts de la valeur de nos pères, nous, Romains, nous vainqueurs de tous les hommes par notre courage, forts de l'expérience (ces mêmes peuples, en effet, qui sont là, devant nous, leurs défaites nous les ont soumis), forts enfin de notre dignité (ce n'est pas à des ennemis que nous aurons affaire, mais à des esclaves à qui nous avons laissé leurs libertés et leurs lois); mais s'il survenait quelque chose de contraire à mon espérance (ce que je ne craindrai pas de dire), il vaut mieux succomber en combattant vaillamment que d'être faits prisonniers, pour être mis en croix, pour voir ses entrailles arrachées, pour être transpercés de pieux brûlants, pour périr consumés dans l'eau bouillante, comme si nous étions tombés parmi des bêtes sauvages, ne connaissant ni loi ni religion. Ou soyons vainqueurs, ou mourons ici. La Bretagne nous sera un glorieux tombeau, lors même que tout le reste des Romains viendrait à en être chassé ; nos corps, quoi qu'il arrive, en garderont la possession. » [62,12] 12. Après ces paroles et d'autres semblables, il éleva le signal du combat, et on en vint aux mains, les barbares avec de grands cris et des chants de menace ; les Romains en silence et en bon ordre, jusqu'au moment où ils arrivèrent à la portée du trait. Alors, comme les ennemis commençaient à s'avancer lentement, les Romains, s'élançant tous à la fois, à un instant donné, fondirent sur eux avec vigueur et n'eurent pas de peine à enfoncer leurs rangs dans la mêlée ; mais, enveloppés par le nombre, ils combattirent de tout côté à la fois. La lutte présenta des aspects divers : ici, les soldats armés à la légère lancent des traits contre les soldats armés à la légère ; là, les soldats pesamment armés résistent aux soldats pesamment armés, la cavalerie charge la cavalerie, les archers romains sont aux prises avec les chars des barbares. Les barbares, en effet, avec leurs chars, s'élançant impétueusement contre les Romains, les culbutaient ; eux-mêmes, à leur tour, attendu qu'ils combattaient sans cuirasses, étaient repoussés par les flèches des archers; un cavalier culbutait un fantassin, un fantassin renversait un cavalier; des pelotons marchaient contre les chars, d'autres étaient dispersés par eux; ceux-ci, en s'approchant des archers, les mettaient en fuite; ceux-là s'en garaient de loin. Tout cela se passait pareillement non sur un seul point, mais de trois côtés à la fois. On lutta longtemps de part et d'autre avec la même ardeur et la même audace. A la fin pourtant, bien que tard, les Romains eurent l'avantage; ils firent un grand carnage dans le combat, auprès des chars et de la forêt, et ils prirent vifs beaucoup de barbares. Un assez grand nombre de Bretons durent leur salut à la fuite, et ils se préparaient à livrer une nouvelle bataille, mais Bunduica étant morte de maladie dans cet intervalle, ils la pleurèrent amèrement et lui firent des funérailles magnifiques, quant à eux, se tenant alors pour véritablement vaincus, ils se dispersèrent. Voilà pour les affaires de la Bretagne. [62,13] An de Rome 815. Marius Celsus et Asinius Gallus consuls. 13. A Rome, Néron répudia d'abord et fit ensuite mourir Octavie Augusta, pour complaire a Sabine, sa concubine, malgré l'opposition de Burrus, qui lui défendait de la répudier et qui lui dit un jour : « Rends-lui donc aussi sa dot, c'est-à-dire l'empire. » Burrus, en effet, usait d'une si forte liberté dans son langage, qu'interrogé un jour une seconde fois par Néron sur une affaire au sujet de laquelle il s'était déjà expliqué, il répondit ouvertement au prince : « Quand une fois j'ai dit mon sentiment, ne me le demande pas de nouveau . » Néron le fit mourir par le poison, et Tigellinus Sophonius, qui surpassa tous les hommes de son temps par les débauches et les meurtres dont il se souilla, fut, avec un autre, mis en sa place à la tête des cohortes prétoriennes. C'est à ce Tigellinus que fut adressé, dit-on, le mot fameux attribué à Pythias. Ceux qui entouraient Octavie s'étaient tous, à l'exception de Pythias, ligués contre elle avec Sabine, méprisant l'une à cause de sa disgrâce, flattant l'autre à cause de son crédit : seule, Pythias, malgré la violence des tourments, loin d'acquiescer à un mensonge, finit, pressée par Tigellinus, par lui cracher au visage et lui dit : « Les parties secrètes du corps de ma maîtresse, Tigellinus, sont plus chastes que ta bouche. » [62,14] 14. Néron se faisait des maux de ses parents un sujet de rires et de plaisanteries. C'est ainsi qu'ayant ordonné de mettre à mort Plautus, quand on lui apporta sa tête, il dit à cette vue : « Je ne savais pas qu'il eût un grand nez, » comme pour marquer qu'il l'eût épargné, s'il eût connu cette particularité. Bien qu'il passât, pour ainsi dire, toute sa vie dans les cabarets, il défendit d'y vendre aux autres rien de cuit, excepté des légumes et de la purée. Il condamna aussi à mort Pallas, parce que cet homme possédait une immense fortune, évaluée à cent millions de drachmes, et qu'il était si hautain, qu'au lieu de communiquer de vive voix ses volontés et ses ordres à ses esclaves et à ses affranchis, il les leur mettait par écrit sur des billets. [62,15] An de Rome 817. Lécanus Bassus et Licinius Crassus consuls. 15. Néron avait si peu de retenue qu'il conduisait des chars en public. Un jour, après avoir tué des bêtes sauvages, il fit tout à coup arriver de l'eau dans l'amphithéâtre et y représenta un combat naval ; puis, ayant retiré l'eau, il y donna un combat de gladiateurs ; enfin, ramenant l'eau de nouveau, il offrit au peuple un festin somptueux. Tigellinus fut nommé ordonnateur du festin, dont tous les apprêts avaient été faits avec une grande magnificence ; en voici, du reste, les dispositions. Au milieu de l'amphithéâtre et sur l'eau avaient été d'abord placés de grands tonneaux en bois, sur lesquels étaient fixées des planches; à l'entour on avait construit des cabarets et des maisons de débauche, en sorte que Néron, Tigellinus et leurs convives occupaient le milieu, se livrant à la bonne chère sur des tapis de pourpre et de moelleux coussins, tandis que tous les autres assistants contentaient leurs caprices dans les cabarets. Les hommes entraient dans les lupanars et jouissaient à leur aise de toutes les femmes, sans distinction, qui s'y tenaient assises : c'étaient les femmes les plus belles et les plus remarquables, esclaves, libres, courtisanes, vierges, femmes mariées; non seulement des filles et des femmes du peuple, mais encore des plus nobles familles. Chacun avait la liberté de prendre à son gré celle qui lui plaisait, car il ne leur était permis de refuser qui que ce fût. Aussi la foule, composée de la lie du peuple, buvait avec excès et se portait ensuite à une insolence brutale : un esclave jouissait de sa maîtresse en présence de son maître ; un gladiateur, d'une jeune fille noble sous les yeux de son père. Il y eut aussi des altercations, des coups, des désordres honteux de la part non seulement de ceux qui entraient, mais encore de ceux qui se tenaient en dehors ; et, par suite, il y eut mort d'hommes et de femmes, dont les unes furent étouffées, les autres écharpées. {Beaucoup de ceux qui étaient rassemblés à Antium ayant péri, Néron s'en fit une fête.} [62,16] 16. A la suite de cela, il eut le désir d'exécuter un dessein qui avait toujours été l'objet de ses vœux, celui de ruiner de son vivant Rome tout entière et l'empire ; car il enviait à Priam le rare bonheur d'avoir assisté à la destruction de sa patrie et de son royaume. Il envoya sous main quelques hommes qui, comme s'ils eussent été ivres ou dans l'intention de faire un mauvais coup quelconque, mirent d'abord, les uns ici, les autres là, le feu en un, en deux endroits et plus ; de sorte que les habitants se trouvèrent dans la dernière perplexité, sans pouvoir découvrir la cause première de ce malheur ni y mettre fin, voyant et entendant une foule de choses étranges. On n'avait d'autre spectacle que celui d'un immense brasier, comme dans un camp; on n'entendait répéter que ces mots : « Le feu est ici, le feu est là ; où ? comment ? quel est l'auteur ? Au secours ! » Tout le monde était partout en proie à un trouble inexprimable ; les uns couraient d'un côté, les autres d'un autre, comme des hébétés. Quelques-uns, occupés à porter secours à d'autres, recevaient la nouvelle que leur maison brûlait; d'autres, avant même d'avoir entendu dire que quelque chose chez eux avait été attaqué par l'incendie, en apprenaient la perte. Les uns s'échappaient, en courant de leurs maisons dans les rues, pour tâcher de les sauver par dehors ; les autres s'élançaient de la voie publique au dedans, pour mieux réussir dans l'intérieur. C'étaient des clameurs et des hurlements incessants d'enfants, de femmes, d'hommes, de vieillards, au point que la fumée et les cris empêchaient de rien distinguer et de rien comprendre ; aussi pouvait-on voir des personnes demeurées immobiles, sans voix, comme frappées de stupeur. Pendant ce temps, beaucoup qui emportaient leurs meubles, beaucoup qui enlevaient ceux des autres, s' entre-heurtaient et se trompaient de mobilier; ils ne pouvaient ni rester en place ni avancer, ils poussaient et étaient poussés, ils renversaient et étaient renversés. Plusieurs étaient asphyxiés, plusieurs étaient écrasés, en sorte qu'il ne manquait aucun des malheurs qui peuvent survenir à l'homme dans une pareille calamité. En effet, on ne parvenait pas facilement à trouver un refuge ; et, si quelqu'un avait la chance d'échapper sur le moment, il tombait dans un autre embarras où il périssait. [62,17] 17. Cet état de choses dura non pas un jour seulement, mais plusieurs jours et plusieurs nuits. Beaucoup de maisons furent détruites faute de secours, beaucoup aussi furent incendiées par ceux mêmes qui venaient porter aide; car les soldats et, entre autres, les Vigiles, ne songeant qu'au pillage, au lieu d'éteindre le feu, l'excitaient au contraire. Tandis que de tels désordres éclataient en mille endroits différents, le vent s'éleva et propagea les flammes dans tous les autres quartiers, de sorte que personne ne s'inquiéta plus des meubles ni des maisons, et que tout le monde, immobile dans un lieu sur, contemplait ce spectacle comme il aurait contemplé des îles ou plusieurs villes brûlant à la fois; que, cessant de s'affliger de ses pertes particulières, on pleurait le malheur public, se rappelant que la plus grande partie de la ville avait été, autrefois, ainsi détruite par les Gaulois. [62,18] 18. Pendant que tous les autres Romains étaient dans cette disposition, et que même plusieurs, par la force de la douleur, s'élançaient dans les flammes, Néron monta sur le haut du Palatin, d'où les regards embrassaient le mieux la plus grande partie de l'incendie, et, vêtu en cithariste, chanta, disait-il, la ruine d'Ilion, et, en réalité, celle de Rome. La ville éprouva alors un malheur tel que jamais, ni auparavant ni dans la suite, elle n'en éprouva, si ce n'est du temps des Gaulois. En effet, le mont Palatin tout entier, le théâtre de Taurus et les deux tiers du reste de la ville furent la proie des flammes, et il périt une quantité innombrable de monde. Cependant il n'y eut pas d'imprécation dont le peuple ne chargeât Néron, sans toutefois prononcer son nom, mais en maudissant en général ceux qui avaient mis le feu à la ville, d'autant plus que le souvenir d'un oracle, qui avait circulé au temps de Tibère, jetait le trouble dans les esprits. Voici cet oracle : "Trois fois trois cents ans accomplis, guerre civile perdra les Romains". Néron, pour consoler le peuple, ayant dit que ces vers ne se trouvaient nulle part, le peuple, changeant d'oracle, en fit circuler un autre comme véritable oracle sibyllin. Le voici : "Le dernier empereur de la race d'Énée sera meurtrier de sa mère". La prédiction s'accomplit, soit que cet oracle ait été une prophétie venant des dieux, soit qu'alors la multitude, poussée par l'inspiration divine, l'ait appliqué à l'état présent des affaires ; car Néron fut le dernier de la famille des Jules, issue d'Énée, qui eut le pouvoir suprême. Il leva des sommes immenses sur les particuliers et sur les peuples, les unes par force sous le prétexte de cet incendie, les autres de leur consentement apparent, et supprima pour les Romains eux-mêmes les distributions de blé. [62,19] 19. Tandis qu'il était ainsi occupé, il lui vint un message d'Arménie et un laurier pour une nouvelle victoire. Corbulon, ayant formé en corps les légions disséminées et les ayant habituées aux exercices qu'elles négligeaient, épouvanta Vologèse, roi des Parthes, et Tiridate, prince d'Arménie, par la seule nouvelle de son arrivée. Semblable aux premiers Romains, Corbulon était remarquable non seulement par l'illustration de sa race, par la vigueur de son corps et par la sagesse de son esprit; il avait de plus une grande justice et une grande fidélité envers tous, tant envers les siens qu'envers les ennemis. Ce fut ce motif qui décida Néron à l'envoyer à la guerre en sa place, et à lui confier une armée telle qu'il n'en confiait à personne, convaincu que Corbulon soumettrait les barbares et ne se soulèverait pas contre lui. Il ne fut trompé ni dans l'une ni dans l'autre de ces deux suppositions ; Corbulon n'affligea les autres Romains que sur un seul point, en restant fidèle à Néron, car ils désiraient tellement l'avoir pour empereur au lieu de ce prince que c'était là le seul tort qu'on lui reprochât. Ce Corbulon donc, après s'être rendu maître, sans coup férir, de la ville d'Artaxate, la rasa. [62,20] Cela fait, il marcha contre Tigranocerte, épargnant tous les pays qui se soumettaient et ravageant tous ceux qui résistaient; il obtint la soumission volontaire de cette ville. Il accomplit aussi d'autres actions éclatantes et glorieuses, dont le résultat fut d'amener Vologèse, tout redoutable qu'il était, à un arrangement conforme à la dignité romaine. {Vologèse, informé que Néron avait partagé entre d'autres l'Arménie, et que Tigrane ravageait l'Adïabène, s'apprêtait à marcher en personne contre Corbulon, et il envoya en Arménie Monobaze, roi des Adiabéniens, et Monaesès le Parthe. Ceux-ci bloquèrent Tigrane dans Tigranocerte. Mais comme, dans ce siège, loin de lui causer aucun dommage, toutes les fois qu'il y avait un engagement, ils étaient repoussés par lui et par les Romains qui étaient avec lui, et que, d'ailleurs, Corbulon veillait attentivement sur la Syrie, Vologèse renonça à son entreprise et cessa ses préparatifs. Ayant envoyé des parlementaires à Corbulon, il obtint une trêve, à la condition d'une seconde ambassade à Néron, de la levée du siège, et de l'évacuation de l'Arménie. Néron, alors encore, ne lui donna aucune réponse positive, et envoya L. Césennius Pœtus dans la Cappadoce pour empêcher toute révolte en Arménie.} [62,21] 21. Vologèse eut, auprès de Tigranocerte, un engagement, où il repoussa Paetus, qui venait au secours de la place ; puis, en le poursuivant dans sa fuite, il tailla en pièces la garnison laissée par son ennemi dans le Taurus et l'enferma lui-même dans Rhandea, près du fleuve Arsanias. Il s'en serait retourné sans résultat (car il ne pouvait s'approcher des remparts, faute de soldats pesamment armés, et, arrivé sans approvisionnements, il n'avait que peu de vivres, surtout pour le nombre de ses troupes), si Paetus, craignant les flèches du barbare qui arrivaient jusque dans son camp, et la cavalerie qui se montrait partout, n'eût fait des ouvertures, consenti un traité, et promis avec serment d'évacuer complètement l'Arménie, qui devait être accordée par Néron à Tiridate. Satisfait de ce résultat, et s'imaginant qu'il allait sans peine se rendre maître du pays et s'attacher les Romains par un grand service, instruit en même temps de l'approche de Cotbulon que Paetus avait mandé à son aide avant d'être enveloppé, le Parthe laissa partir les assiégés, après avoir auparavant obtenu qu'ils lui jetteraient un pont sur le fleuve Arsanias ; non qu'il eût besoin de ce pont, car il avait passé le fleuve à gué, mais il voulait leur montrer qu'il était le plus fort. Aussi, au lieu d'opérer sa retraite par le pont, il repassa le fleuve sur un éléphant, et fit passer le reste de ses troupes en la manière qu'elles l'avaient fait auparavant. [62,22] 22. Le traité venait d'être conclu, et Corbulon, arrivé avec une promptitude incroyable sur les bords de l'Euphrate, s'y était arrêté. Quand les deux armées furent près l'une de l'autre, on eût pu remarquer l'énorme différence des soldats et des chefs, les uns joyeux et fiers de leur célérité, les autres affligés et honteux du traité conclu. Pour ce qui est de Vologèse, il envoya Monaesès demander à Corbulon d'abandonner sa ligne de défense en Mésopotamie ; de nombreux pourparlers eurent lieu entre eux sur le pont de l'Euphrate dont on avait coupé le milieu. Corbulon ayant promis d'évacuer la contrée, si le Parthe abandonnait l'Arménie, l'une et l'autre condition fut remplie; jusqu'à ce que Néron, instruit de ce qui s'était passé, eut, dans une audience à une seconde ambassade envoyée par Vologèse, répondu qu'il donnerait l'Arménie à Tiridate, à la condition que ce prince viendrait à Rome ; puis, après avoir destitué Paetus et dispersé çà et là les soldats qui étaient avec lui, il chargea de nouveau Corbulon de la guerre contre les barbares. Il avait eu l'intention d'y prendre part lui-même ; mais, ayant fait une chute pendant un sacrifice, il n'osa pas partir et demeura à Rome. [62,23] 23. Corbulon, aux yeux de tous, se préparait à la guerre contre Vologèse, et il lui envoya même un centurion pour le sommer d'évacuer le pays ; mais, secrètement, il lui conseillait d'envoyer son frère à Rome, et il l'y décida, attendu qu'il passait pour avoir des forces supérieures aux siennes. Il y eut donc une entrevue à Rhandéa même entre Corbulon et Tiridate : cet endroit avait été choisi par tous les deux; il devait, pour l'un, montrer le service rendu aux Romains qui, s'étant laissé envelopper, avaient été remis en liberté en vertu d'une capitulation ; pour l'autre, effacer la honte qu'ils avaient subie. En effet, ce ne fut pas simplement une conférence : on éleva une haute tribune sur laquelle fut placé un buste de Néron; Tiridate, en présence d'un grand nombre d'Arméniens, de Parthes et de Romains, s'avança vers lui et se prosterna ; puis, après avoir offert des sacrifices et adressé d'humbles prières, il enleva son diadème de dessus sa tète et le déposa sur le buste de l'empereur ; Monobaze et Vologèse vinrent trouver Corbulon, et lui donnèrent des otages. Néron, à raison de ces faits, fut proclamé imperator plusieurs fois, et triompha contrairement aux lois. Bien qu'en possession d'une grande autorité et d'une gloire éclatante, bien que pouvant sans peine, attendu qu'on haïssait fortement Néron et qu'on admirait en tout toutes les actions de son général, se faire proclamer empereur, Corbulon, non seulement ne se révolta pas, mais n'en fut pas même accusé. Il n'en fut que plus modéré encore dans le reste de sa conduite, et envoya volontairement son gendre Annius, qui lui servait de lieutenant, à Rome, sous prétexte d'y conduire Tiridate, mais, en réalité, afin d'offrir un otage à Néron. Car on était si bien convaincu qu'il ne tenterait aucun soulèvement, que son gendre reçut le consulat avant même d'avoir été préteur. [62,24] An de Rome 618. Licinius Nerva et M. Vestinus consuls. 24. Sénèque, au, contraire, ainsi que Rufus, préfet du prétoire, et quelques autres citoyens illustres, tramèrent un complot contre Néron ; ils ne pouvaient plus supporter ni son infamie, ni ses désordres, ni sa cruauté. Ils voulurent se délivrer eux-mêmes de ces maux et l'en affranchir aussi, comme le confessèrent ouvertement devant Néron lui-même le centurion Sulpicius Asper et le tribun Flavius Subrius, faisant tous les deux partie des gardes du corps. Le premier, interrogé sur les motifs qui l'avaient poussé à conspirer, répondit : « Je n'avais pas d'autre moyen de te secourir ; » Subrius lui dit : « Je t'ai aimé et je t'ai haï plus que personne. Je t'ai aimé tant que j'ai espéré que tu serais un bon prince ; mais je t'ai haï parce que tu fais ceci et cela, car je ne saurais être l'esclave d'un conducteur de char et d'un musicien. » La conjuration donc ayant été découverte, ceux qui y avaient eu part furent punis, et plusieurs autres à leur occasion. Tout transport de joie, toute tristesse, toute parole, tout geste qu'on pouvait reprocher à quelqu'un était dénoncé et obtenait créance ; il n'y avait pas, en effet, d'accusation, si calomnieuse qu'elle fût, que la vérité des crimes de Néron ne rendît croyable. Aussi les mauvais amis et les esclaves de certains citoyens se signalèrent-ils alors ; car, si la défiance mettait quelqu'un en garde contre les étrangers et contre ses ennemis, il se découvrait malgré lui à ceux avec qui il vivait. [62,25] 25. Il serait trop long de parler des autres victimes; mais, pour ce qui est de Sénèque, il voulut que sa femme Pauline mourût avec lui, disant qu'il lui avait appris à mépriser la mort et à désirer finir ses jours en même temps que lui, et il lui fit, à elle aussi, ouvrir les veines; mais, comme il tardait à mourir et que les soldats hâtèrent sa fin, il expira avant Pauline, qui fut ainsi sauvée. Néanmoins il ne porta pas la main sur lui-même avant d'avoir corrigé un livre qu'il composait et d'avoir déposé les autres en lieu sûr, attendu qu'il craignait que, s'ils venaient à tomber entre les mains de Néron, ils ne fussent anéantis. Ce fut ainsi que finit Sénèque, bien qu'ayant, soi-disant pour raison de santé, renoncé à ses rapports avec le prince et lui ayant légué toute sa fortune, sous prétexte des édifices qu'il construisait ; plus tard, les frères de Sénèque périrent également. [62,26] 26. Quant à Thraséas et à Soranus qui, par leur naissance, leur richesse et par toute espèce de vertus, tenaient le premier rang, ils ne furent pas accusés de conspiration, mais ils périrent alors à cause de ces mérites mêmes. Le philosophe P. Egnatius Celer déposa faussement contre Soranus. De deux hommes qui étaient tous les jours avec Soranus, Cassius Asclépiodotus, de Nicée, et Egnatius, de Béryte, Asclépiodotus, loin de le charger en quoi que ce fût, témoigna, au contraire, en faveur de sa vertu, circonstance qui lui valut sur le moment un exil d'où il fut rappelé sous le règne de Galba ; Egnatius, pour prix de ses calomnies, reçut de l'argent et des honneurs comme les autres qui avaient tenu une conduite pareille; mais, dans la suite, il fut banni. Soranus donc fut mis à mort comme ayant eu recours, par l'entremise de sa fille, à certaines pratiques de magie, attendu qu'ils avaient offert un sacrifice pendant une maladie du prince : quant à Thraséas, ce fut parce qu'il ne venait pas assidûment au sénat, n'approuvant pas les décrets qui s'y rendaient ; parce qu'il n'avait jamais écouté Néron chanter sur la lyre; parce qu'il n'avait jamais sacrifié, comme les autres, à sa divine voix ; parce qu'il n'avait donné aucun spectacle, bien qu'à Padoue, sa patrie, il eût, suivant une coutume nationale, fait représenter une tragédie dans une fête qui se célébrait tous les trente ans. Après s'être fait ouvrir les veines, il éleva la main et dit : "C'est à toi, Jupiter Libérateur, que j'offre ce sang en libation. » [62,27] 27. Comment s'étonner de pareilles accusations, lorsqu'il y eut un homme qui, parce qu'il habitait auprès du Forum et donnait à loyer des tavernes ou bien y recevait ses amis ; un autre, qui, pour avoir eu en sa possession une image de Cassius, meurtrier de César, furent condamnés et exécutés à mort? {Junius Torquatus, arrière-petit-fils d'Auguste, succomba à une accusation bien surprenante. Comme, soit par suite de son naturel, soit par suite de préméditation, afin de ne pas être trop riche, il dépensait sa fortune en prodigalités insensées, Néron prétendit qu'il convoitait ce qui était à autrui, attendu qu'il avait de nombreux besoins, et, en conséquence, il le fit accuser mensongèrement d'aspirer à l'empire}. Il est juste d'accorder un souvenir à une femme nommée Epicharis : admise dans la conjuration et ayant une exacte connaissance de tout son détail, elle ne fit aucune révélation, malgré la violence des tortures auxquelles la soumit Tigellinus. Qui pourrait raconter tout ce que ce complot valut ou de récompenses aux soldats prétoriens ou d'honneurs excessifs décernés à Néron et à ses amis par des décrets du sénat ? Le philosophe Rufus Musonius fut exilé pour ce sujet, et Sabine mourut alors par le fait de Néron : elle était grosse, et il lui avait lancé un coup de pied, soit avec intention, soit par mégarde. [62,28] 28. Cette Sabine vivait dans un luxe tel que (quelques mots diront tout) les mules qui la conduisaient avaient des harnais d'or, et que, chaque jour, on trayait cinq cents ânesses qui avaient mis bas récemment, afin qu'elle put se baigner dans leur lait; car elle avait un soin extrême de la beauté et de l'éclat de sa personne, et c'est pour ce motif qu'un jour, dans son miroir, ne se voyant pas belle, elle souhaita de mourir avant de perdre la fleur de la jeunesse. Néron la regretta tellement que {dans les premiers temps qui suivirent sa mort, ayant appris qu'il y avait une femme dont les traits se rapportaient à ceux de Sabine, il la fit venir et la garda près de lui ; puis,} qu'ayant castré un jeune affranchi nommé Sporus, attendu qu'il ressemblait aussi à Sabine, il usa de lui en tout le reste comme d'une femme, l'épousa dans la suite, bien qu'étant déjà l'époux d'un affranchi appelé Pythagoras, et lui assigna une dot par contrat; que les autres peuples et les Romains eux-mêmes célébrèrent ces noces par des fêtes publiques. Mais cela n'eut lieu que plus tard ; pour le moment, il y eut, comme je l'ai dit, beaucoup de citoyens qui furent mis à mort, beaucoup aussi qui, ayant acheté à grand prix leur salut de Tigellinus, furent mis en liberté. [62,29] 29. Néron, entre autres extravagances, descendit enfin sur l'orchestre du théâtre en présence de tout le peuple et y lut un poëme, dont il était l'auteur, sur la ruine de Troie; à cette occasion, on offrit, comme pour toutes les autres choses qu'il faisait, de nombreux sacrifices. Il se disposait aussi à écrire en vers l'histoire entière de Rome; il songeait, préalablement à toute composition, au nombre des livres, assisté, entre autres, d'Annaeus Cornutus, personnage alors estimé pour son savoir. Peu s'en fallut pourtant qu'il ne le fît mourir; il le relégua dans une île, parce que, plusieurs estimant que Néron devait écrire quatre cents livres, il avait dit que c'était beaucoup, et que personne ne les lirait ; puis, comme on lui eut répliqué : « Cependant Chrysippe, que tu loues et que tu cherches à imiter, en a composé bien davantage, » il avait répondu : « Oui, mais ces livres sont utiles à la vie de l'homme. » Cornutus donc fut puni de cette réponse par l'exil; quant à Lucain, défense lui fut faite de cultiver la poésie, à cause des grands éloges que ses vers lui attiraient.