[34-35,0] LIVRE XXXIV-XXXV (fragments). [34-35,1] {Excerpt. Photii. p. 524, 529}. — Le roi Antiochus assiégeait Jérusalem. Les Juifs soutinrent pendant quelque temps le siège ; mais toutes les munitions étant épuisées, ils furent forcés d'envoyer des parlementaires pour traiter de la paix. La plupart des amis du roi lui conseillèrent de prendre la ville d'assaut et d'exterminer la race des Juifs, parce que, de tous les peuples, ils étaient les seuls qui ne voulussent avoir aucun rapport d'alliance avec les autres nations qu'ils regardaient toutes comme leurs ennemies. Ses conseillers insinuaient que les ancêtres des Juifs avaient été chassés de toute l'Égypte comme des gens impies et hais des dieux ; qu'atteints de la leucé ou de la lèpre, ils avaient été, comme des gens impurs, jetés hors des frontières ; qu'ainsi chassés, ils étaient venus occuper les environs de Jérusalem, formant le peuple des Juifs, et léguant à leurs descendants leur haine pour le genre humain ; que les Juifs avaient adopté des institutions toutes particulières ; qu'ils ne mangeaient jamais avec aucun étranger à la même table, et qu'ils ne souhaitaient jamais du bien aux autres. Enfin, les amis du roi rappelaient à leur maître l'ancienne haine que ses ancêtres avaient eue pour cette nation, "Antiochus, surnommé Épiphane, ayant soumis les Juifs, entra, ajoutèrent-ils, dans le sanctuaire de leur dieu où le prêtre a seul le droit de pénétrer. Il y trouva une statue de pierre représentant un homme à longue barbe, assis sur un âne et tenant dans ses mains un livre ; il pensa que c'était Moïse, le fondateur de Jérusalem et du peuple juif, et en outre le législateur qui avait prescrit aux Juifs ces institutions misanthropiques et sacrilèges. Antiochus Épiphane, choqué de la haine que les Juifs avaient vouée à toutes les nations, mit beaucoup de zèle à abolir leurs lois. Au pied de la statue de leur législateur et sur l'autel de leur dieu, il fit sacrifier une grosse truie. Il répandit sur ce monument le sang de la victime, en fit cuire les chairs et ordonna d'arroser avec le jus de la viande les livres sacrés qui contenaient des lois si opposées aux principes de l'hospitalité ; puis il fit éteindre la lampe que les Juifs appellent immortelle et qui brûlait sans cesse dans le temple ; enfin, il força le grand prêtre et les autres Juifs à manger la viande de la victime." Par ces discours, les amis exhortaient Antiochus à exterminer la race des Juifs ou du moins à abolir leurs institutions et à les obliger de changer de mœurs. Le roi, magnanime et généreux de caractère, prit des otages, pardonna aux Juifs, leur imposa un tribut, et se contenta de démanteler Jérusalem. [34-35,2] Après la destruction de la puissance des Carthaginois, les Siciliens vivaient depuis soixante ans dans la prospérité, lorsque la guerre des esclaves éclata par la cause que nous allons rapporter. Les Siciliens, arrivés à un haut degré de prospérité, et devenus très riches, achetèrent un grand nombre d'esclaves. On les faisait sortir par troupeaux des lieux où on les nourrissait, et on leur imprimait aussitôt des marques sur le corps. Les plus jeunes servaient de bergers; les autres étaient employés à des usages différents. Soumis à de rudes travaux, ces esclaves recevaient très peu de soins ; ils étaient à peine nourris et vêtus. La plupart d'entre eux vivaient de brigandages, ils formaient des bandes qui se dispersaient dans le pays et le remplissaient de meurtres. Les généraux romains essayaient d'arrêter ces brigandages, mais ils n'osaient pas châtier les coupables à cause de la puissance et de l'autorité de ceux qui étaient les maîtres de ces brigands; ils étaient donc obligés de laisser ravager cette province. En effet, la plupart de ces maîtres étaient des chevaliers romains et juges dans les procès intentés aux généraux des provinces ; ils étaient donc redoutés des gouverneurs. Enfin, pressés par la misère et accablés de coups, ils trouvèrent leur vie intolérable. Ils se réunirent et concertèrent un plan de révolte qu'ils mirent à exécution. [34-35,3] Il y avait parmi eux un esclave syrien, originaire d'Apamée, et appartenant à Antigène d'Enna; il passait pour un magicien et un faiseur de miracles. Cet homme feignait de recevoir en songe les ordres des dieux et de prédire l'avenir, et faisait, par ce genre de supercherie, beaucoup de dupes. Il alla plus loin : il ne prédisait pas seulement l'avenir par les songes, mais il prétendait voir pendant la veille les dieux, et apprendre d'eux les événements futurs. Parmi les nombreuses prédictions qu'il débitait, il y en avait quelques-unes qui s'accomplirent réellement. Or, comme personne ne trouve à redire aux prédictions fausses, tandis qu'on fait grand bruit de celles qui s'accomplissent, cet homme s'acquit bientôt une grande réputation. Enfin, il faisait l'inspiré, et rendait des oracles en vomissant de la bouche, au moyen de quelque artifice, du feu et des flammes. A cet effet, il se servait d'une coquille de noix, trouée aux deux bouts, et dans laquelle il avait mis du feu et une matière combustible ; en la plaçant ensuite dans la bouche, et en y soufflant, il lançait des étincelles et des flammes. Quelque temps avant la révolte, cet esclave prétendait que la déesse syrienne lui était apparue pour lui annoncer qu'il serait un jour roi ; et il s'en vantait, non seulement devant les autres, mais encore devant son maître. On en riait; Antigène, pour s'amuser de cette prédiction, appelait, pendant ses repas, Eunoüs {c'était le nom de cet esclave} ; il l'interrogeait sur sa royauté et lui demandait comment il traiterait les assistants. Eunoüs répondit, sans se déconcerter, qu'il traiterait les maîtres avec douceur; enfin, par ses lazzi, il excitait le rire des convives dont quelques-uns lui donnaient de fortes portions de leurs mets, le priant, quand il serait roi, de se rappeler ces bienfaits. Cependant, cette prédiction s'accomplit réellement; Eunoüs devint roi, et il se souvint des convives qui, tout en riant, lui avaient donné des mets de leur table. [34-35,4] Voici l'origine de la révolte des esclaves. Un certain Damophilus, riche habitant d'Enna, homme d'un caractère hautain, traitait ses esclaves avec la dernière rigueur, et sa femme Mégallis ne lui cédait pas en dureté. Exaspérés par de mauvais traitements, les esclaves arrêtèrent entre eux le projet de se révolter et d'égorger leur maître. Ils allèrent trouver Eunoüs pour lui demander si leur projet aurait l'assentiment des dieux. Celui-ci, employant ses prestiges ordinaires, répondit que les dieux y donnaient leur assentiment, et engagea les conjurés à mettre immédiatement leur complot à exécution. Aussitôt quatre cents esclaves s'attroupent, s'arment à la hâte, et se jettent dans la ville d'Enna, ayant à leur tête Eunoüs, qui lançait des flammes de la bouche. Ils pénètrent dans les maisons qu'ils remplissent de carnage, et n'épargnent pas même les enfants à la mamelle : ils les arrachent du sein de leurs nourrices, et les jettent à terre pour les fouler sous les pieds. Il est impossible de dire les violences qu'ils commirent sur les femmes en présence même de leurs maris. Un grand nombre d'esclaves de la ville étaient venus se joindre à leurs camarades. Après avoir assouvi leur vengeance sur leurs maîtres, ils tournèrent leur rage sanguinaire vers d'autres victimes. Cependant Eunoüs, apprenant que Damophilus s'était retiré avec sa femme dans une maison de campagne, près de la ville, détacha quelques-uns des siens qui lui amenèrent Damophilus et sa femme, les mains liées derrière le dos, et subissant, pendant la route, toute sorte d'outrages. Ils n'épargnèrent que la seule fille de Damophilus, parce qu'elle s'était montrée humaine et compatissante pour les esclaves, auxquels elle avait fait tout le bien qu'elle avait pu. Cette circonstance prouve que les excès commis par les esclaves ne provenaient pas d'un instinct cruel, mais que c'était la revanche des indignes traitements qu'ils avaient éprouvés. [34-35,5] Cependant ceux qui avaient été envoyés pour amener Damophilus et Mégallis les traînèrent dans la ville et les introduisirent dans le théâtre où se trouvaient réunis une multitude de rebelles. Damophilus essaya d'abord de plusieurs expédients pour sauver sa vie ; il avait déjà entraîné par ses discours une grande partie de la foule, lorsque Hermias et Zeuxis, acharnés après lui, l'appelèrent fourbe ; et, sans attendre le jugement du peuple, ils se précipitèrent tous deux sur lui : l'un lui enfonça l'épée dans les reins, l'autre lui trancha le cou avec une hache. Aussitôt après, Eunoüs fut proclamé roi : il ne dut son élévation ni à son courage ni à son habileté militaire, mais uniquement à son imposture, et parce qu'il était le premier auteur de la révolte ; il faut encore ajouter que son nom était d'un bon augure, et rappelait la bienveillance envers les sujets. Nommé chef absolu par les rebelles, Eunoüs convoqua une assemblée et fit mettre à mort tous les prisonniers d'Enna qui ne savaient pas fabriquer des armes ; quant aux autres, il les employa à des travaux forcés dans les ateliers; il livra Mégallis à la discrétion des femmes esclaves qui, après l'avoir cruellement outragée, la précipitèrent du haut d'une tour. Eunoüs tua ses maîtres, Antigène et Python, se ceignit du diadème, revêtit les ornements royaux, et nomma reine la femme avec laquelle il vivait, Syrienne et sa compatriote. Il forma un conseil d'hommes réputés les plus intelligents ; parmi ces hommes il y avait un certain Achéus, Achéen d'origine, distingué par sa prudence et sa bravoure. Dans l'espace de trois jours, il arma, du mieux qu'il put, plus de six mille hommes, il se faisait suivre de gens armés de serpes, de haches, de frondes, de faux, de bâtons brûlés au bout, de broches de cuisine, et saccageait tout le pays. Entouré d'une multitude innombrable d'esclaves, il osa se mesurer avec les généraux romains, et, grâce à la supériorité du nombre, il remporta la victoire dans plusieurs rencontres, car déjà il commandait plus de dix mille hommes. [34-35,6] En ce même moment, un certain Cléon, Cilicien d'origine, se mit à la tête d'une révolte d'autres esclaves. Tout le monde espérait d'abord que ces deux bandes se feraient réciproquement la guerre, et délivreraient la Sicile en se détruisant l'une l'autre; mais, contre toute attente, il en arriva tout autrement : les rebelles se réunirent; Cléon, sur un simple commandement d'Eunoüs, se soumit, et vint remplir les fonctions de lieutenant du roi, avec une troupe de cinq mille combattants qu'il avait sous ses ordres. Il y avait près de trente jours que cette révolte avait éclaté. Bientôt après arriva de Rome le général Lucius Hypséus, ayant sous ses ordres huit mille Siciliens ; les rebelles, au nombre de vingt mille, lui livrèrent bataille, et remportèrent la victoire. Enfin, peu de temps après, ils formèrent une troupe d'environ deux cent mille hommes, eurent plusieurs rencontres avec les Romains, et furent le plus souvent heureux. [34-35,7] Le bruit de ces succès s'étant répandu, cent cinquante esclaves se conjurèrent, et firent éclater une révolte à Rome même. Plus de mille s'insurgèrent dans l'Attique, à Délos et dans beaucoup d'autres lieux ; mais on avait pris partout des mesures efficaces pour faire disparaître ces attroupements et étouffer le germe de la révolte. Cependant le mal s'accrut en Sicile : des villes entières, avec leurs populations, tombèrent au pouvoir des rebelles, qui taillèrent en pièces plusieurs armées, jusqu'à ce qu'enfin, Rupilius, général romain, reprit Tauroménium, après un siège vigoureux : il avait réduit à la plus cruelle famine les rebelles, qui dévorèrent d'abord leurs enfants, puis leurs femmes ; enfin, ils se mangèrent eux-mêmes entre eux. Rupilius fit prisonnier Comanus, frère de Cléon, au moment où il allait s'enfuir de la ville assiégée. Enfin, Sarapion, Syrien, ayant livré la citadelle, tous les esclaves fugitifs qui se trouvaient dans la ville tombèrent entre les mains du général romain ; celui-ci, après leur avoir infligé des tortures, les précipita du haut d'une tour. De là il se dirigea sur Enna, qu'il assiégea de même, et réduisit les rebelles à la dernière extrémité. Cléon, à la tête d'un petit nombre d'assiégés, fit une sortie, se battit en héros, et tomba couvert de blessures. Rupilius prit la ville par trahison, n'ayant pas réussi à s'en emparer de vive force, parce que la place était trop forte. Eunoüs, à la tête de ses gardes, au nombre de mille, se réfugia lâchement dans quelque lieu inaccessible. Mais ses compagnons, serrés de près par le danger et par le général Rupilius, se poignardèrent réciproquement. Quant au magicien Eunoüs, qui avait été élu roi, il s'était retiré lâchement dans quelque caverne d'où il fut retiré avec quatre de ses complices : un cuisinier, un boulanger, un baigneur et un bouffon. Jeté en prison, il fut rongé par la vermine, et mourut dans la ville de Morgantine, d'une manière digne de ses impostures. Partant de là, Rupilius parcourut toute la Sicile et acheva, avec un petit nombre de troupes, et plus vite qu'on ne l'avait espéré, de purger l'île des brigands. Eunoüs, roi des rebelles, s'était donné le nom d'Antiochus, et celui de Syriens à ses sujets. [34-35,8] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 598, 599}. — Jamais révolte d'esclaves ne fut plus grave que celle qui éclata en Sicile. Un grand nombre de villes furent plongées dans les plus terribles calamités; une quantité infinie d'hommes, de femmes et d'enfants essuyèrent les plus grands malheurs. Toute l'île faillit tomber au pouvoir des esclaves fugitifs, qui ne mettaient d'autres limites à leur puissance que l'excès des tortures qu'ils faisaient subir aux hommes libres. Ces événements parurent à beaucoup de monde extraordinaires et inattendus; mais, pour ceux qui sont capables d'examiner le fond des choses, ils n'étaient pas arrivés sans raison. Grâce à l'extrême fécondité de l'île, presque tous les habitants s'acquirent de grandes richesses, et affichèrent un luxe et une insolence extrêmes. Les mauvais traitements qu'ils faisaient subir aux esclaves augmentèrent, dans la même proportion, la haine que ces derniers avaient conçue contre leurs maîtres ; enfin, cette haine n'eut besoin que d'un moment favorable pour faire explosion. Sans avoir reçu aucun mot d'ordre, des milliers d'esclaves se réunirent pour la destruction de leurs maîtres. La même chose arriva à cette époque en Asie. Aristonicus prétendait à un royaume qui ne lui appartenait pas; des esclaves soulevés contre leurs maîtres, dont ils avaient été maltraités, se joignirent à Aristonicus, et plongèrent plusieurs villes dans de grands malheurs. [34-35,9] {En Sicile} les grands propriétaires achetaient des troupeaux d'esclaves pour faire cultiver leurs terres ; ils mettaient les uns aux fers, forçaient les autres aux travaux les plus rudes, et les marquaient tous de signes outrageants. La Sicile entière fut inondée d'une multitude inouïe d'esclaves. Les plus riches Siciliens rivalisaient en insolence, en cupidité, en scélératesse avec les habitants de l'Italie. Ceux-ci, possédant de nombreux esclaves, permettaient à ceux qui faisaient le métier de bergers et qui étaient habitués au vice, de se livrer au brigandage, parce qu'ils ne leur donnaient pas de nourriture. Cette permission accordée à des hommes qui, par leur force physique, étaient capables de mener à bout toutes les entreprises, à des hommes ayant du loisir, et que le défaut de nourriture devait pousser aux tentatives les plus audacieuses, ne fit bientôt qu'accroître le mal. Ces brigands assassinaient d'abord, dans les endroits les plus fréquentés, les voyageurs isolés sur les routes ; puis, ils faisaient irruption dans les maisons de campagne de faibles propriétaires ; ils s'en emparaient, pillaient les propriétés, et tuaient ceux qui leur résistaient. Leur audace allant en augmentant, les routes de Sicile n'étaient plus sûres la nuit pour les voyageurs, et il n'y avait plus aucune sûreté pour les habitants de la campagne; tout était rempli de violences, de brigandages et de meurtres. Les bergers, armés militairement, et vivant en plein air, devinrent tous, comme on pouvait s'y attendre, de plus en plus insolents et audacieux. Armés de massues, de lances et de bâtons, ils avaient le corps couvert de peaux de loup ou de sanglier, et présentaient de loin un aspect formidable et guerrier. Ils étaient chacun suivis d'une meute de chiens robustes; ils avaient une nourriture abondante en lait et en viande, et ils s'abrutissaient l'esprit et le corps. Tout le pays était traversé en tous sens par des corps d'armée, comme si les maîtres avaient autorisé l'armement de ces esclaves audacieux. En effet, les généraux romains n'osaient pas mettre un frein à ces débordements, parce qu'ils craignaient l'influence et le pouvoir des maîtres; ils étaient donc obligés de laisser ravager la province par les brigands : la plupart des maîtres d'esclaves étaient des chevaliers romains et juges dans les procès intentés aux gouverneurs des provinces; ils avaient donc une autorité redoutable. — Les agriculteurs italiens achetaient un grand nombre d'esclaves, les marquaient par des signes, ne leur donnaient pas une nourriture suffisante, leur imposaient de rudes travaux, et les rendaient très malheureux. [34-35,10] {Excerpt. Vatican., p. 100}. — Non seulement, dans l'exercice de la souveraineté, il faut se conduire avec douceur envers ceux qui sont d'une humble condition, mais encore, dans la vie privée, il ne faut pas être dur envers les esclaves : car l'arrogance et la dureté produisent, dans les États et parmi les hommes libres, des guerres civiles ; de même que, dans la vie privée, elles soulèvent les esclaves contre les maîtres, et préparent aux cités de terribles désordres. Plus les chefs sont cruels et méchants, plus les sujets sont féroces dans leur vengeance ; car celui que le hasard a fait naître dans une basse condition laisse volontiers à ses supérieurs les honneurs et la gloire, Mais, si on lui refuse l'humanité à laquelle il a droit, il se révolte contre les despotes. [34-35,11] {Excerpt. de Virt. et Vit, p. 600}. — Damophilus, natif d'Enna, homme très riche, hautain, propriétaire d'une grande étendue de terrain et de nombreux troupeaux, imita non seulement le luxe des Italiens de la Sicile, mais encore la dureté et les mauvais traitements qu'ils faisaient subir à leurs esclaves. Il parcourait le pays sur des chars à quatre roues, traînés par de magnifiques chevaux, et entouré de domestiques armés militairement ; de plus, il se faisait suivre par une multitude de beaux garçons et par une troupe de courtisans. Dans sa maison de ville et dans ses habitations de campagne, on voyait exposés des ouvrages d'argent ciselé, de riches tapis de pourpre ; sa table était d'un luxe royal ; enfin, il surpassait les Perses par la somptuosité et la magnificence des repas, de même qu'il l'emportait sur les autres en insolence. C'était d'ailleurs un homme sans conduite et sans éducation, qui devait son immense fortune au hasard ; gorgé de biens, il devint d'abord insolent, et prépara à sa patrie de grands malheurs. Propriétaire d'un grand nombre d'esclaves, il les traitait insolemment ; il marquait avec un fer ceux qui étaient nés libres dans leur patrie, mais que la guerre avait réduits en esclavage; il enchaînait les uns et les condamnait aux travaux forcés; il employait les autres à garder les troupeaux, et ne leur donnait ni vêtements ni nourriture suffisante. Ce même Damophilus, arrogant et cruel, infligeait chaque jour à quelques-uns de ses domestiques des traitements indignes. Sa femme Mégallis, se réjouissant de ces indignes traitements, se conduisait non moins cruellement envers les servantes qui lui tombaient sous la main. Exaspérés par la hauteur et la dureté de leur maître, et ne sentant que le mal présent, dont ils s'exagéraient la gravité, les esclaves s'insurgèrent. [34-35,12] {Excerpt Vatican., p. 100-101}.— Quelques domestiques vinrent un jour tout nus se plaindre auprès de Damophile d'Enna de ce qu'ils n'avaient pas de vêtements. Il n'écouta pas leurs plaintes : « Comment donc, leur disait-il, vous courrez nus sur les routes, et vous ne pouvez pas vous procurer de vêtements? » Il les fit ensuite attacher à des poteaux, les accabla outrageusement de coups, et les renvoya. [34-35,13] {Excerpt. de Virt. et Vit.; p. 600} — Damophilus, en Sicile, avait une jeune fille, simple de manières et très compatissante. Elle consolait d'ordinaire les esclaves frappés par ses parents, et elle apportait des aliments à ceux qui étaient enchaînés; enfin son humanité la faisait extrêmement aimer de tous. C'est pourquoi, se rappelant les bienfaits qu'ils en avaient reçus, les esclaves ne portèrent point les mains sur la jeune fille, et tous la respectèrent religieusement. Choisissant parmi eux les plus robustes, dont le principal était Hermias, ils la firent conduire à Catane, auprès de quelques membres de sa famille. [34-35,14] {Excerpt. Vatican., p. 101}. — Les esclaves rebelles, furieux contre tous leurs maîtres, les accablèrent de nombreux outrages. Cette vengeance n'était pas l'effet d'un caractère cruel, mais la revanche des injustes traitements qu'ils avaient éprouvés. La nature apprend même aux esclaves à rendre les bienfaits ainsi que les injures. [34-35,15] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 601}. — Eunoüs, nommé roi, tua et fit périr tous les maîtres. Il n'épargna, en les cachant, que ceux qui, pendant leurs repas, lui avaient témoigné de l'intérêt, s'étaient amusés de ses prophéties, et lui avaient donné généreusement des mets. On a donc lieu de s'étonner des vicissitudes du sort qui, avec le temps, récompense les plus minces bienfaits. [34-35,16] * Excerpt. Vatican., p. 101. — Achéus, conseiller du roi Antiochus (Eunoüs), désapprouvant les actions des esclaves fugitifs, leur reprocha leurs excès, et leur prédit qu'ils en seraient bientôt punis. Mais Eunoüs, loin de se fâcher de cette franchise, et de faire périr Achéus, lui donna au contraire la maison de ses maîtres, et le nomma son conseiller. [34-35,17] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 601}. — Il éclata une autre révolte d'esclaves, et il se fit un attroupement considérable. Un certain Cléon, Cilicien d'origine, des environs du mont Taurus, habitué dès son enfance à la vie de bandit, et gardant en Sicile les haras, ne cessait d'investir les routes et de commettre des massacres. A la nouvelle des succès d'Eunoüs et de ses partisans, Cléon se mit également en révolte, entraîna à sa suite les esclaves du voisinage, et vint ravager la ville d'Agrigente et les environs. [34-35,18] {Excerpt. Vatican., p. 101-102}. — Le manque d'esclaves et le besoin qu'on en avait forcèrent les maîtres à reprendre les rebelles, car ils n'avaient pas le choix. — On n'avait pas besoin d'un prodige pour comprendre combien il était facile de s'emparer de la ville. Il était évident, même pour les plus clairvoyants, que la ville, dont les murs, grâce à une longue paix, étaient endommagés et dont la garnison était en partie décimée, ne résisterait pas longtemps aux assiégeants, — Eunoüs, tenant son armée hors de là portée des traits, disait injurieusement aux Grecs et aux Romains, que ce n'était pas lui, mais eux qui fuyaient le danger. Il faisait exécuter, aux yeux des assiégés, des scènes mimiques qui représentaient la rébellion des esclaves contre leurs maîtres, montrant l'insolence orgueilleuse de ces derniers, et le terrible châtiment qui en était la conséquence. [34-35,19] Bien que quelques hommes soient convaincus que la divinité ne se soucie pas des malheurs extraordinaires arrivés aux hommes, il est cependant utile pour la société de graver dans l'esprit de la multitude la crainte des dieux ; car peu d'hommes pratiquent la justice par vertu ; la plus grande partie du genre humain ne recule devant le crime qu'à cause des châtiments qu'infligent les lois et la divinité. [34-35,20] La populace, loin d'être touchée des immenses malheurs des Siciliens, en fut au contraire enchantée, car elle était jalouse de l'inégalité de la fortune et des conditions. — La jalousie fit que la populace, de triste qu'elle était, devint joyeuse ; parce que celui qui jadis jouissait d'une brillante fortune, était maintenant tombé dans la condition la plus misérable ; mais ce qu'il y avait de plus cruel, c'est que les rebelles, par un raffinement de cruauté, brûlaient les maisons de campagne, détruisaient les propriétés et les récoltes, mais ils épargnaient les hommes livrés à l'agriculture. La populace, sous le prétexte de châtier les esclaves fugitifs, mais, en réalité, par jalousie contre les riches, parcourait la campagne, pillait les propriétés et incendiait les habitations champêtres. [34-35,21] {Excerpt. de Virt., et Vit., p. 601}. — En Asie, le roi Attalus, récemment monté sur le trône, eut une conduite toute différente de celle de ses prédécesseurs. Ceux-ci, par leur clémence et leur humanité, avaient fait prospérer leur règne, tandis que celui-là, cruel et sanguinaire, rendit ses sujets malheureux et se souilla de meurtres. Soupçonnant les amis les plus puissants de son père de conspirer contre lui, il résolut de s'en débarrasser. Il choisit donc parmi les mercenaires barbares les plus féroces ainsi que les plus cupides, et les cacha dans quelques chambres du palais ; il invita ensuite les amis qui lui semblaient le plus suspects. Ceux-ci étant arrivés, il les fit tous mettre à mort par le ministère sanglant de ses satellites, et, sur-le-champ, il fit infliger le même supplice aux femmes et aux enfants des victimes. Quant aux autres amis, revêtus d'emplois militaires eu civils, il fit assassiner les uns et périr les autres avec toute leur famille. Enfin sa cruauté le rendit odieux non seulement à ses sujets, mais encore aux peuples voisins, et tous songeaient à se révolter. [34-35,22] {Excerpt. Vatican., p, 103}. — La plupart des Barbares prisonniers se tuèrent réciproquement pendant qu'on les transportait, ne pouvant supporter le joug outrageant de l'esclavage. Un jeune homme, encore impubère, qui accompagnait ses trois sœurs, les égorgea pendant leur sommeil ; il fut arrêté avant qu'il eût le temps de se tuer. Interrogé sur la cause de ce meurtre, il répondit qu'il avait tué ses sœurs parce qu'il ne leur restait plus rien qui fût digne de la vie ; puis, refusant toute nourriture, il se fit mourir de faim. — Les mêmes prisonniers, arrivés aux frontières de leur pays, se jetèrent à terre et embrassèrent le sol, en poussant des gémissements et couvrant leur sein de poussière, de sorte que l'armée en fut touchée de pitié ; car chacun, à l'aspect des souffrances de ses semblables, est saisi d'une crainte divine, surtout en voyant que les Barbares les plus sauvages, quand le sort les a séparés de leur patrie, ne perdent pas l'amour pour le sol natal. [34-35,23] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 601}. — Tibérius Gracchus était fils de Tibérius qui avait été deux fois consul, de celui qui avait conduit des guerres aussi grandes que célèbres, et qui avait sagement gouverné l'État ; il était neveu, du côté des femmes, de Publius Scipion, qui avait dompté Annîbal et Carthage. De la naissance la plus illustre de père et de mère, il surpassa de beaucoup ses contemporains en prudence, en éloquence et en instruction : il pouvait donc être convaincu de sa supériorité sur ses adversaires. [34-35,24] {Excerpt. Vatican., p. 103-104}. — Les peuples affluaient à Rome comme les fleuves se rendent dans l'Océan, capable de tout recevoir. Décidés à obtenir justice, forts de l'appui de la nouvelle loi et du magistrat inaccessible à la corruption et à la crainte, ces peuples vinrent appuyer leur cause ; leur défenseur (Gracchus) était décidé à soutenir, jusqu'au dernier souffle de vie, le partage des terres. — Il avait autour de lui, non pas un ramas de turbulents, mais la partie la plus forte et la plus riche du peuple. Aussi la victoire fut-elle longtemps incertaine, se balançant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; des milliers d'hommes se disputaient avec violence et offraient, dans les assemblées, l'aspect d'une mer orageuse. [34-35,25] Après sa destitution, Octave ne voulant pas avouer qu'il n'était que simple particulier, et n'osant pas remplir les fonctions de tribun, demeura tranquille chez lui. A l'époque où Gracchus proposa un décret pour ôter à Octave l'autorité du magistrat, ce dernier aurait pu faire, par un décret, priver Gracchus de la fonction de tribun militaire. Car, si les deux décrets eussent été légalement adoptés, l'un et l'autre seraient rentrés dans la vie privée, ou ils auraient conservé leur charge, si leur inimitié avait été jugée contraire aux lois. [34-35,26] Entraîné vers sa perte, celui-ci {Gracchus} obtint bientôt un châtiment mérité. Scipion saisit un bâton qui se trouvait sous sa main car la colère semble vaincre les obstacles. [34-35,27] Lorsque la mort de Gracchus se répandit dans l'armée, Scipion l'Africain s'écria : « Puissent périr ainsi tous ceux qui tentent de pareils forfaits.» [34-35,28] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 602}. — Les esclaves fugitifs syriens coupèrent les mains à leurs prisonniers. Non contents de cette mutilation pratiquée au poignet, ils leur coupèrent encore les bras. [34-35,29] {Excerpt. Vatican., p. 105}. — Les réfugiés qui avaient mangé les poissons sacrés étaient sans relâche poursuivis par le malheur. La divinité, comme pour faire un châtiment exemplaire, les abandonna de tout secours. — Ils ont reçu des dieux une juste punition, et l'histoire leur a infligé un blâme mérité. [34-35,30] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 602}. — Le sénat, saisi d'une crainte religieuse, envoya en Sicile des commissaires, après avoir consulté les livres sibyllins. Ces commissaires parcoururent toute la Sicile, et vinrent sacrifier sur les autels consacres à Jupiter Etnéen. Ils entourèrent le temple d'une enceinte, et le rendirent inaccessible à tout le monde, excepté à ceux qui d'après leurs institutions, y devaient offrir des sacrifices, selon les rites anciens. [34-35,31] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 602}. — Un certain Gorgus de Morgantine, surnommé Cambalus, homme riche et considéré, étant un jour à la chasse, rencontra une bande d'esclaves fugitifs et s'enfuit à pied dans la ville. Son père Gorgus vint au-devant de lui ; il descendit du cheval qu'il montait et l'offrit à son fils pour qu'il parvint plus promptement dans la ville. Maïs le fils refusa cette offre, ne voulant pas sauver sa vie aux dépens de celle de son père. Pendant qu'ils se conjuraient ainsi l'un l'autre, et qu'ils faisaient assaut de tendresse réciproque, les brigands survinrent et les assommèrent tous les deux. [34-35,32] Zibelmius, fils de Diégylis, affecte la conduite sanguinaire de son père ; ne pardonnant point aux Thraces leurs actes, il arriva à un tel point de cruauté et de méchanceté qu'il punissait ses adversaires en se vengeant sur toute leur famille. Sous les plus légers prétextes il coupait les uns en morceaux, mettait les autres en croix et brûlait le reste vivant. Il égorgeait les enfants sous les yeux et sur les bras de leurs parents; et, dépeçant leur corps, il en servait les chairs aux plus proches de la famille, renouvelant ainsi les anciens festins de Térée et de Thyeste. Enfin, les Thraces se saisirent de Zibelmius ; mais il était impossible de lui faire subir toutes les tortures qu'il avait infligées aux autres: comment un seul corps aurait-il pu expier les crimes commis envers toute une nation? Néanmoins, les Thraces rivalisèrent entre eux pour le choix des tortures et des supplices qu'ils devaient faire subir à leur prisonnier. [34-35,33] {Excerpt. Vatican., p. 105}. — Attalus, premier roi de ce nom, consulta l'oracle sur quelque affaire. La pythie répondit spontanément dans ces termes : « Courage, ô toi qui portes des cornes de taureau, tu auras l'honneur de la royauté ; les fils de tes fils l'auront aussi ; mais tes arrière-petits-fils ne l'auront pas. » [34-35,34] {Excerpt. de Virt et Vit., p. 602-603}. — Ptolémée, surnommé Physcon, instruit de l'aversion qu'avait pour lui Cléopâtre {sa sœur }, et ne pouvant pas la maltraiter autrement, osa se porter à l'action la plus atroce. Imitant la cruauté sanguinaire de Médée, il égorgea dans l'île de Cypre l'enfant nommé Memphitès, qu'il avait eu d'elle et qui était encore très jeune. Non content de ce crime impie, il y ajouta un forfait plus odieux encore : il coupa les membres du corps de la victime, les mit dans une caisse, et ordonna à un de ses satellites de les porter à Alexandrie. L'anniversaire de la naissance de Cléopâtre étant proche, Ptolémée fit, la veille de cet anniversaire, déposer pendant la nuit, aux portes du palais, la caisse contenant les membres de la victime. A cet événement, Cléopâtre prit le deuil, et sa fureur contre Ptolémée n'eut plus de bornes. [34-35,35] {Excerpt. Vatican., p. 105-106à. — La chaleur tiède du printemps commençait à fondre la neige, les arbres fruitiers, engourdis par le froid de l'hiver, montraient les premiers bourgeons, les hommes se rendaient à leurs travaux, lorsque Arsace, pour sonder l'ennemi, envoya des députés chargés de négocier la paix. Antiochus lui répondit qu'il accorderait la paix à la condition que son frère Démétrius, remis en liberté, lui serait livré, et qu'Arsace, évacuant les États qu'il avait enlevés à ce frère se contenterait de la possession de son patrimoine et payerait tribut. Blessé de la dureté de cette réponse, Arsace marcha contre Antiochus. [34-35,36] Les amis d'Antiochus l'exhortèrent à ne pas engager un combat contre les Parthes, si supérieurs en nombre, et qui, retirés dans les lieux inaccessibles des montagnes, pouvaient braver la cavalerie. Antiochus ne tint aucun compte de ce conseil, déclarant qu'il était honteux que les vainqueurs craignissent l'audace de ceux qu'ils avaient déjà vaincus. Il exhorta donc ses amis à affronter les périls, et soutint intrépidement le choc des Barbares. [34-35,37] Dès que la mort d'Antiochus fut connue à Antioche, toute la ville prit le deuil, et on n'entendit dans les maisons que des gémissements, surtout de la part des femmes, qui déploraient ce cruel événement. Trois cent mille hommes étaient restés sur le champ de bataille, sans compter ceux qui ne servaient pas dans les rangs. Il n'y avait pas de famille qui n'eût à déplorer quelque perte: parmi les femmes, les unes avaient à pleurer la mort de quelque frère, les autres, celle d'un mari ou d'un fils ; beaucoup de jeunes filles et de jeunes garçons, devenus orphelins, se lamentèrent de leur abandon, jusqu'à ce que le temps, le meilleur médecin du chagrin, mit un terme à leur deuil. [34-35,38] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 603}. — Athénée, lieutenant d'Antiochus, qui avait commis beaucoup de méfaits dans les stations qu'il avait parcourues, et qui avait abandonné Antiochus en donnant l'exemple de la fuite, obtint une punition méritée ; car, arrivé dans quelques-uns des villages auxquels il avait fait du mal, il fut chassé des maisons et ne reçut aucune nourriture. Errant dans la campagne, il mourut de faim. [34-35,39] {Excerpt. Vatican., p. 106-107}. — Arsace, roi des Parthes, ayant fait la guerre à Antiochus, songea à descendre dans la Syrie dont il espérait se rendre maître facilement ; mais il ne put entreprendre cette expédition, car le sort lui avait réservé de graves dangers et de nombreux périls. — Je crois, en effet, que la divinité n'accorde jamais un bonheur sans mélange ; elle cache comme à dessein quelque bien sous le mal, et réciproquement. Quoi qu'il en soit, la fortune ne démentit pas son caractère : lasse de distribuer ses biens sans cesse au même homme, elle fit prendre à toute la guerre une telle tournure que ceux qui avaient d'abord eu le dessus eurent à la fin le dessous. [34-35,40] Arsace, roi des Parthes, était irrité contre les Séleuciens, et ne leur pardonnait pas le supplice infâme qu'ils avaient fait souffrir à Énius, son lieutenant. Les Séleuciens lui envoyèrent donc des députés et le supplièrent d'oublier le passé. Comme les députés insistaient sur une réponse, Arsace les conduisit à l'endroit où était assis Pitthidès, qu'on avait rendu aveugle, et ordonna de rapporter aux Séleuciens qu'ils devraient tous avoir le même sort. Frappés de terreur, les envoyés oublièrent leurs maux précédents par la crainte des dangers qui les menaçaient; car les malheurs nouveaux masquent d'ordinaire les calamités anciennes. [34-35,41] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 603-604}. — Hégélochus, lieutenant de Ptolémée l'aîné, fut envoyé avec une armée contre Marsyas, général des Alexandrins. Il fit celui-ci prisonnier, et détruisit presque toute son armée. Marsyas fut amené devant le roi, et chacun s'attendait à le voir cruellement puni ; mais Ptolémée le renvoya absous : il commençait déjà à se repentir de ses crimes, et cherchait, par une conduite bienveillante, à se rendre les masses plus favorables. [34-35,42] Évémère, roi des Parthes, Hyrcanien d'origine, surpassa en cruauté tous les tyrans connus : il avait fait usage de tous les genres de supplice, et, sous les plus légers prétextes, il réduisit en esclavage beaucoup de familles entières de Babyloniens, et les envoya en Médie pour en retirer le profit de leur vente. Il mit le feu aux marchés de Babylone et à plusieurs temples, et détruisit le plus beau quartier de la ville. [34-35,43] Alexandre, surnommé Zabinas, assiégea Laodicée, occupée par des chefs illustres qui s'étaient révoltés, Antipater, Clonius et Aéropus. Il se conduisit généreusement envers eux, et leur fit grâce ; car il était doux et clément, et montrait beaucoup d'urbanité dans ses entretiens. C'est pourquoi il était bien aimé de beaucoup de monde. [34-35,44] Sextius prit une ville des Gaulois, et fit vendre les habitants à l'enchère. Un certain Craton, ami des Romains, eut, à cause de cette amitié, à souffrir, de la part des citoyens révoltés, une foule d'outrages et de tortures ; il se trouva enchaîné et emmené avec les autres captifs. Ayant aperçu le consul rendant des sentences, il se fit connaître et raconta les supplices qu'il avait si souvent endurés de la part de ses concitoyens, pour avoir favorisé le parti des Romains. Non seulement le consul lui accorda un pardon complet et lui rendit ses biens, mais Craton obtint encore, de la générosité des Romains, la permission d'exempter de l'esclavage neuf cents de ses concitoyens à son choix. Le consul, montrant aux Gaulois que les Romains savaient tout à la fois pardonner et punir, se conduisit envers Craton plus généreusement que celui-ci ne l'avait lui-même espéré. [34-35,45] {Excerpt. Vatican., p. 109}. — Le peuple se montra favorable à {Gracchus}, non seulement lorsqu'il eut obtenu la préture, mais encore quand il la briguait. À son retour de la Sardaigne, le peuple alla au-devant de lui, et, à son débarquement il fut accueilli avec des bénédictions et des applaudissements. Telle était l'extrême affection que le peuple avait pour lui. [34-35,46] Gracchus conseilla, dans l'assemblée du peuple,.... de renverser l'aristocratie et d'établir un gouvernement démocratique ; et, après s'être concilié la faveur de toutes les classes, il trouva dans le peuple, non seulement un auxiliaire, mais, en quelque sorte, l'auteur de son audacieuse entreprise; car, chaque citoyen, séduit par ses propres espérances, était prêt à braver tout danger pour l'adoption des lois qu'il défendait comme ses propres biens. En ôtant aux sénateurs le pouvoir judiciaire pour le conférer aux chevaliers, Gracchus éleva la basse classe au-dessus de la classe aristocratique, et, brisant l'harmonie qui avait existé jusqu'alors entre le sénat et les chevaliers, il rendit le peuple prépondérant ; enfin, divisant toutes les classes, il se fraya la voie au pouvoir souverain. Faisant servir le trésor public à des dépenses honteuses et à se faire des créatures, il attira sur lui les regards de tout le monde, tandis que, dans les provinces, il avait rendu l'empire romain odieux à ses sujets ; pour s*attacher les soldats, il avait relâché la sévérité de l'ancienne discipline; il introduisit dans le corps militaire l'insubordination et l'anarchie : le mépris pour le chef excita des révoltes. De pareils principes amènent de graves désordres et la perte d'un État. [34-35,47] Gracchus était arrivé à un tel degré de pouvoir et d'arrogance qu'il fit relâcher Octave, que le peuple avait condamné à l'exil; il se contenta de dire que c'était une grâce que sa mère lui avait demandée. [34-35,48] Popilius, condamné à l'exil, fut accompagné hors de la ville par le peuple en armes ; car la masse savait que cette condamnation était injuste, et que c'était la corruption qui privait le peuple d'un citoyen habitué à dire la vérité sur le compte des méchants. [34-35,49] Dix-sept tribus refusèrent la loi qui fut adoptée par un égal nombre de tribus ; en comptant le suffrage de la dix-huitième tribu, on remarqua qu'il ne manquait plus qu'une seule voix pour sanctionner la loi. Pendant que le jugement du peuple ne dépendait que d'une voix, Gracchus était dans de terribles alarmes, car il s'agissait de sa vie ; mais lorsque, par l'adjonction du dernier suffrage, il se vit vainqueur, il s'écria, transporté de joie . «Le glaive est suspendu sur la tête de mes ennemis; pour le reste, nous nous contenterons de ce que la fortune nous octroiera. » [34-35,50] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 604}. — Alexandre {Zabinas} se défiant de la foule, comme non habituée au métier de la guerre et redoutant les vicissitudes du sort, n'osa pas risquer une bataille : il songea à réunir ses richesses, à enlever les offrandes sacrées et à s'embarquer avec ses trésors la nuit peur se rendre en Grèce. Il avait entrepris, avec quelques Barbares, de piller le temple de Jupiter, lorsqu'il fut surpris et faillît périr avec son armée, recevant ainsi un châtiment mérité. Cependant il parvint à s*enfuir avec un petit nombre des siens et se dirigea sur Séleucie. Mais les Séleuciens, instruits de cette tentative de profanation, lui fermèrent les portes de la ville. Avant échoué dans son entreprise, Alexandre se dirigea sur Posidium, ne s'éloignant pas des côtes. [34-35,51] {Excerpt. Vatican., p. 109-110}. — Alexandre, après avoir profané le temple de Jupiter, se réfugia à Posidium. Il semblait être poursuivi par un génie invisible, s'attachant à ses pas, et le menaçant sans cesse à une juste punition. En effet, deux jours après son sacrilège, il fut arrêté et conduit dans le camp d'Antiochus. C'est ainsi que le châtiment suit de près les audacieuses entreprises des impies, et la punition ne se fait pas attendre. Naguère roi et chef d'une armée de quarante mille hommes, le voilà maintenant mis aux fers et exposé aux outrages et à la vengeance de ses ennemis. [34-35,52] Alexandre, roi de Syrie, fut chargé de fers et conduit à travers le camp; personne n'aurait voulu croire cet événement, ni ceux qui l'auraient entendu ni ceux qui l'auraient vu. Jamais on n'aurait cru à la possibilité d'un semblable fait ; enfin lorsque la chose fut attestée par des témoins oculaires, il se manifesta une stupéfaction universelle ; tous témoignèrent par des cris de sympathie de la puissance du destin. On s'exprima diversement sur l'inconstance du sort, et sur les vicissitudes humaines. — Combien la fortune est instable, et la vie de l'homme changeante ! [34-35,53] {Excerpt. de Virt. et Vit., p. 604}. — Après que Gracchus eut été tué par son propre esclave, Lucius Vitellius, un de ses amis, s'approcha le premier du cadavre, et, sans pitié pour le mort, il lui coupa la tête, la porta chez lui, et donna ainsi l'exemple d'une cupidité et d'une cruauté extrêmes. Le consul avait fait proclamer qu'il donnerait, à celui qui lui apporterait la tête de Gracchus, un poids égal d'or; Vitellius perfora le crâne, en enleva la cervelle, et y fit fondre du plomb. Il remit ensuite la tête, et eut en retour le même poids d'or; mais il fut, pendant toute sa vie, noté d'infamie pour avoir trahi l'amitié. Les Flaccus périrent de la même manière. [34-35,54] {Excerpt. de Virt. et Virt., p. 605}. — Pendant que les rois se combattaient en Libye, Jugurtha remporta la victoire et tua un grand nombre de Numides. Son frère Adherbal se réfugia à Cirta, et, assiégé dans cette place, il envoya des députés à Rome pour prier le peuple romain de ne pas abandonner, au moment du danger, un roi ami et allié. Le sénat fit partir des députés pour ordonner la levée du siège. Jugurtha ne s'étant pas rendu à cette injonction, le sénat envoya d'autres députés d'un rang plus élevé; ils revinrent de même sans avoir réussi dans leur mission. Cependant, Jugurtha entoura la ville d'un fossé, et essaya de réduire les habitants par la famine. Son frère sortit de la ville en suppliant, abdiqua la royauté, et ne demanda que la vie sauve ; mais Jugurtha, ne respectant ni les liens du sang ni la voix du suppliant, fit égorger son frère Adherbal. Il fit de même mourir, dans de cruelles tortures, tous les Italiens qui avaient embrassé le parti de son frère. [34-35,55] {Excerpt, de Virt. et Vit., p. 603-608}. — Le consul Nasica {Scipion} était un homme admiré pour sa vertu et son illustre naissance, car il était de la même origine que les Scipions l'Africain, l'Asiatique et l'Espagnol, ainsi nommés parce que le premier avait soumis la Libye, le second l'Asie, et le troisième l'Espagne. Nasica, outre cette illustre origine, avait pour père et grand-père les citoyens romains les plus célèbres. Tous les deux avaient présidé le sénat, et conservé jusqu'à leur mort le droit de voter les premiers. Son aïeul avait été jugé, d'après un décret du sénat, le meilleur des citoyens. {Voici à quelle occasion} : on avait trouvé écrit dans les livres sibyllins que les Romains devaient élever un temple à la grand'mère des dieux, et faire apporter la statue de cette déesse de Pessinonte, en Asie ; que cette statue devait être reçue, à Rome, en procession solennelle, par toute la population ayant à sa tête le meilleur des hommes et la plus vertueuse des femmes. Le sénat s'étant en tout conformé à cet oracle, déclara Publius Nasica le meilleur des hommes, et Valéria la plus vertueuse des femmes. En effet, Nasica n'était pas seulement estimé pour sa piété, mais connu pour un citoyen prudent et de bon conseil. [34-35,56] Après la guerre d'Annibal, Marcus Caton, surnommé Démosthène, avait coutume de terminer tous les discours qu'il prononçait dans le sénat, par ces paroles : « C'est mon opinion qu'il faut détruire Carthage. » Il répétait souvent ces mots, même lorsque le sénat délibérait sur des questions toutes différentes. Nasica, au contraire, répliquait sans cesse : « Et moi, je pense qu'il faut conserver Carthage.» Ces deux opinions contraires rendaient le sénat très indécis ; les membres les plus sages du sénat se rangeaient de l'opinion de Nasica : ils pensaient que la puissance de Rome ne devait pas être jugée sur la faiblesse des autres États, mais d'après sa supériorité relativement à des États puissants ; puis, ils ajoutaient : « Tant que Carthage subsiste, la crainte que cet État inspire forcera les Romains à rester unis et à gouverner avec douceur et modération, ce qui est le meilleur principe pour conserver et augmenter l'empire. Mais, une fois cette rivale détruite, il y aura des guerres civiles dues à la haine que la cupidité et la méchanceté des magistrats exciteront chez tous les alliés. » Tout cela arriva à Rome après la destruction de Carthage. Des factions démagogiques dangereuses, des lois agraires, des révoltes graves d'alliés, des guerres intestines longues et redoutables, et d'autres désordres suivirent cette prédiction de Scipion. Le fils de ce dernier était déjà âgé lorsque, étant à la tête du sénat, il tua de sa propre main Tibérius Gracchus, qui aspirait à la tyrannie. Le peuple, indigné, fit éclater sa fureur contre les meurtriers ; les tribuns citèrent les sénateurs un à un devant l'assemblée, et leur demandèrent le nom du meurtrier ; tous, redoutant l'exaspération de la foule, nièrent être les complices de l'assassinat et émirent diverses réponses, lorsque Scipion seul avoua avoir commis ce meurtre, et ajouta que Gracchus avait, à l'insu des autres, aspiré à la tyrannie, mais que ce projet n'avait échappé ni à lui ni au sénat. Le peuple, malgré son indignation, garda le silence pour l'autorité et la gravité de Scipion. Le fils de celui-ci mourut dans l'année où nous sommes ; il avait été toute sa vie incorruptible ; dans la vie publique comme dans la vie privée, il était philosophe, non seulement dans ses paroles, mais dans ses actions; il avait hérité de la vertu de ses ancêtres. [34-35,57] Antiochus le Cyzicénien, à peine monté sur le trône, se livra à l'ivrognerie, à d'ignobles plaisirs, et affecta des mœurs indignes d'un roi : il s'amusait dans la société des histrions, des bouffons, des prestidigitateurs, et prenait à tâche d'apprendre leurs artifices; il s'occupait de l'art de faire mouvoir, au moyen de cordes, des animaux argentés et dorés de cinq coudées de haut, et se livrait à beaucoup d'autres inventions semblables. Mais il ne possédait ni l'hélépole ni d'autres machines de guerre qui procurent la gloire et rendent des services. Il aimait la chasse immodérément, et s'y livrait dans des moments inopportuns ; souvent, pendant la nuit, et à l'insu de ses amis, il battait la campagne accompagné seulement de deux ou trois domestiques, et faisait la chasse aux lions, aux panthères et aux sangliers. Luttant souvent à bras-le-corps avec les animaux féroces, il courait quelquefois les plus grands dangers. [34-35,58] Micipsa, fils de Masinissa, roi des Numides, avait plusieurs fils, mais il chérissait particulièrement Adherbal, l'aîné, Hiempsal et Micipsa. C'était le plus généreux des rois de la Libye; il faisait venir à sa cour un grand nombre de Grecs instruits, et vivait dans leur société. Il avait reçu une éducation soignée, et s'était surtout appliqué à la philosophie. Il vieillit sur le trône et dans l'étude de la philosophie. [34-35,59] Un certain Contoniatus, roi d'une ville gauloise nommée Iontora, se faisait remarquer par sa prudence et par son habileté stratégique. Il était l'allié des Romains. Élevé jadis à Rome, et ayant adopté les mœurs et imité la vertu des Romains, il obtint par ces derniers un royaume dans la Gaule. [34-35,60] {Excerpt. Vatican., p. 111}. — Sous le consulat de Carbon et de Silanus, ... tant d'hommes ayant été tués, les uns pleuraient des fils ou des frères, les autres, devenus orphelins par la perte de leurs parents, se lamentaient sur l'abandon de l'Italie; un très grand nombre de femmes, privées de leurs maris, éprouvaient le sort d'un malheureux veuvage. Mais le sénat, supportant l'infortune avec beaucoup de grandeur d'âme, fit cesser tant de lamentations et de pleurs, bien qu'il souffrit lui-même beaucoup de cette triste catastrophe. [34-35,61] {Excerpt. de Virt. et Vit., p, 607-608}. — Marius, qui tua des conseillers {envoyés en Libye}, était, en raison de son humble origine, très peu considéré du général {Métellus}. Les autres envoyés, célèbres par leurs dignités et leur naissance, étaient très bien accueillis par Métellus; Marius, au contraire, de race plébéienne, et n'ayant occupé que quelques emplois subalternes, était négligé. Pendant que les autres, fuyant les fatigues de la guerre, se livraient à l'oisiveté et à la paresse, Marius était souvent employé à des missions militaires; il faisait semblant de ne pas remarquer l'outrage qu'on lui faisait ; il s'acquittait du service avec exactitude, et devint très expérimenté dans l'art militaire. Fait pour les combats et les dangers, il s'exposait avec joie au premier rang, et s'attira bientôt une grande réputation de bravoure. Doux envers les soldats, il les comblait de bienfaits, vivait avec eux et partageait leurs fatigues. Il se rendit ainsi les soldats dévoués : tous, pour lui témoigner leur reconnaissance , s'empressaient de combattre à ses côtés pour la plus grande gloire de leur chef. Toutes les fois que les soldats combattaient sous un autre légat, ils montraient de l'indécision dans les moments les plus décisifs. C'est pourquoi les Romains étaient en général battus sous d'autres chefs, tandis qu'en présence de Marius ils étaient toujours vainqueurs. [34-35,62] {Excerpt. de Légat., p. 630-631à. — Bocchus, qui régnait en Libye, fit beaucoup de reproches à ceux qui lui avaient conseillé de faire la guerre aux Romains. Il envoya des députés à Marius pour demander pardon, ainsi que l'amitié des Romains, ajoutant que son alliance pouvait leur être très utile. Marius engagea le roi à s'adresser au sénat. Bocchus envoya donc des députés à Rome. Le sénat leur répondit qu'il accorderait volontiers à Bocchus toutes ses demandes s'il obtenait le consentement de Marius. Celui-ci tenait beaucoup à faire le roi Jugurtha prisonnier. Bocchus, en étant instruit, invita Jugurtha à une conférence. Il le fit arrêter, le chargea de fers et le livra au questeur Lucius Sylla, auquel cette mission avait été confiée. C'est ainsi que Bocchus se procura son salut par le malheur de Jugurtha, et fut pardonné des Romains.