[20,0] LIVRE VINGTIÈME - SOMMAIRE. Agathocle passe en Libye, remporte une victoire sur les Carthaginois et s'empare d'un grand nombre de villes. - Cassandre arrive au secours d'Autoléon et fait une alliance avec Ptolémée, lieutenant rebelle d'Antigone. - Ptolémée prend quelques villes de la Cilicie. Démétrius, fils d'Antigone, les recouvre. - Polysperchon entreprend de rétablir sur le trône paternel Hercule, fils d'Alexandre et de Barsine; Ptolémée met à mort Nicocréon, roi des Paphiens. - Actes des rois dans le Bosphore ; actes des Romains et des Samnites en Italie. - Expédition de Ptolémée contre la Cilicie et le littoral qui avoisine ce pays. - Hercule est tué par Polysperchon. - Amilcar, général des Carthaginois, prend Syracuse. - Les Agrigentins essayent de délivrer les Siciliens. - Prise de vingt navires syracusains. - Révolte en Libye; danger que court Agathocle. - Appius Claudius est censeur. - Corinthe et Sicyone se livrent à Ptolémée. - Cléopâtre est tuée à Sardes. - Agathocle remporte une victoire sur les Carthaginois; il fait venir auprès de lui Ophellas, soupçonné de conspiration, le tue et réunit aux siennes les troupes d'Ophellas. - Bomilcar, accusé d'aspirer à la tyrannie, succombe. - Agathocle envoie des dépouilles en Sicile; quelques-uns de ses navires font naufrage. - Les Romains viennent au secours des Marses, assiégés par les Samnites; ils prennent d'assaut Caprium dans la Tyrrhénie. - Démétriss Poliorcètes entre dans le Pirée; prise de Munychie. - Délivrance des Athéniens et des Mégariens. - Expédition de Démétrius en Cypre; combat contre le général Ménélas; siége de Salamine. - Combat naval de Démétrius contre Ptolémée; victoire de Démétrius. - Soumission de toute l'île de Cypre et de l'armée de Ptolémée. - Après cette victoire, Antigone et Démétrius se ceignent du diadème, et, à leur exemple, les autres souverains se donnent le nom de rois. - Agathocle prend d'assaut Utique et fait passer une partie de son armée en Sicile. - Les Agrigentins, combattant les lieutenants d'Agathocle, sont vaincus. - Agathocle soumet Héraclée, Thermes et Céphalidium; il réduit en esclavage le pays et la ville des Apolloniates. - Agathocle bat les Carthaginois en Sicile ainsi que les Agrigentins. - Agathocle passe pour la seconde fois en Libye; sa défaite. - Troubles dans les deux camps. - Fuite d'Agathocle, qui retourne en Sicile. - Massacre des Siciliens par Agathocle. - Le roi Antigone marche avec de nombreuses troupes sur l'Égypte. Rébellion de Pasiphile, lieutenant d'Agathocle. - Les Carthaginois font la paix avec Agathocle. - Démétrius lève le siège de Rhodes. Les Romains sont vainqueurs des Samnites dans deux batailles. - En partant de Rhodes, Démétrius se dirige sur la Grèce; il délivre la plupart des villes. - Agathocle, après avoir injustement levé des impôts sur les Liparéens, perd ses navires qui transportent le butin. Les Romains font la guerre aux Eques; ils concluent la paix avec les Samnites. - Actes de Cléonyme en Italie. - Motifs pour lesquels Cassandre, Lysimaque, Seleucus et Ptolémée ont, de concert, déclaré la guerre à Antigone. - Expédition de Cassandre contre Démétrius en Thessalie, et de Lysimaque en Asie. - Docimus et Phénix se révoltent contre Antigone. - Antigone marche contre Lysimaque avec des forces supérieures. - Antigone fait venir de la Grèce son fils Démétrius. - Ptolémée soumet les villes de la Coelé-Syrie; Seleucus descend des satrapies supérieures et se dirige vers la Cappadoce. - Toutes les troupes se dispersent dans les cantonnements d'hiver. [20,1] On a quelque raison de blâmer les historiens qui intercalent dans leurs récits de longues harangues et de fréquentes déclamations de rhéteur. Ces discours ainsi intercalés mal à propos, non seulement coupent le fil de la narration, mais fatiguent l'attention du lecteur. Sans doute l'écrivain qui vous montre son éloquence est libre de composer, comme il l'entend, des harangues d'orateurs, des discours de députés, des éloges, des critiques ou tout autre exercice de ce genre. L'écrivain qui comprendrait en même temps bien l'économie du sujet qu'il traite, et qui serait également habile dans les deux genres comme orateur et comme historien, mériterait les plus grands éloges. Mais il y a aujourd'hui plusieurs écrivains qui, ne songeant qu'à briller comme rhéteurs, transforment toute l'histoire en un discours de tribune. Dans leurs ouvrages, non seulement le style est mauvais et désagréable, mais encore, à part quelques bonnes qualités, les convenances des temps et des lieux ne sont nullement respectées. C'est pourquoi, parmi les lecteurs de pareils ouvrages, les uns passent ces déclamations de rhéteurs, bien qu'elles soient bien faites; les autres, ennuyés de la longueur du sujet, mettent tout à fait le livre de côté, et ils ont parfaitement raison. En effet, le genre historique est simple, bien homogène et semblable à un corps vivant, qui perd toute la grâce que donne la vie dès qu'on lui enlève un membre. Une composition historique doit donc offrir un ensemble harmonieux pour que le lecteur saisisse clairement tous les détails. [20,2] Il ne faut pas cependant bannir de l'histoire toutes les ressources oratoires ; car l'histoire a besoin de cet ornement dans bien des circonstances, et moi-même je ne voudrais pas m'en priver. Lorsqu'un envoyé ou un conseiller prononce un discours nécessité par les événements, un auteur qui n'oserait pas hardiment entrer dans cette arène ouverte à l'éloquence, serait certainement coupable, et ces occasions se présentent assez fréquemment. D'ailleurs, ce serait une négligence blâmable de passer sous silence tant de beaux discours éloquents dont le souvenir mérite d'être conservé, et qui servent à éclaircir les détails qu'expose l'histoire. Enfin, nous devons faire usage de développements oratoires convenables pour expliquer un dénoûment inattendu. Mais en voilà assez sur ce sujet : nous allons maintenant reprendre le fil de notre narration. Dans les livres précédents, nous avons écrit l'histoire des Grecs et des Barbares depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'année qui précède l'expédition d'Agathocle en Libye, comprenant ainsi, à compter de la prise de Troie, un espace de plus de huit cent quatre-vingt-trois ans. Le livre présent commence à l'expédition d'Agathocle en Libye et finit à l'année où les rois, se liguant entre eux, commencèrent à faire en commun la guerre à Antigone, fils de Philippe, ce qui forme un intervalle de neuf ans. [20,3] Hiéromnémon étant archonte d'Athènes, les Romains élurent pour consuls Caïus Julius et Quintus Émilius. Dans cette année, Agathocle, vaincu par les Carthaginois à la bataille d'Himéra, où il avait perdu la plus grande partie de son armée, s'était réfugié à Syracuse. Voyant que tous ses alliés l'abandonnaient, que les Barbares étaient maîtres de toute la Sicile, à l'exception de Syracuse, et qu'ils disposaient d'immenses forces de terre et de mer, il accomplit une entreprise aussi hardie qu'inattendue. Au moment où tout le monde s'imaginait le voir reculer devant la puissance des Carthaginois, Agathocle conçut le dessein de laisser Syracuse sous bonne garde, de faire des levées de troupes et de passer avec une armée en Libye ; car il se flattait qu'il trouverait Carthage plongée dans toutes les jouissances de la vie, fruits d'une longue paix, et qu'avec des soldats habitués aux fatigues de la guerre il viendrait facilement à bout d'une population incapable d'affronter les périls des combats; il espérait en même temps que les alliés libyens, accablés depuis longtemps par un joug pesant, saisiraient l'occasion de se soulever; en outre, ce qu'il y avait de plus important, il pensait qu'en apparaissant soudain, il lui serait facile de livrer au pillage un pays qui n'avait pas encore été ravagé par l'ennemi, et où les Carthaginois avaient accumulé toute sorte de richesses. Enfin, d'après ce plan, il délivrait sa patrie et toute la Sicile du joug des Barbares, et transportait en Libye tout le théâtre de la guerre. C'est ce qui arriva en effet. [20,4] Agathocle, sans communiquer ce plan à aucun de ses amis, confia à son frère Antandre le gouvernement de Syracuse, avec une forte garnison. En même temps, il fit de grandes levées de troupes, et ordonna aux fantassins de se tenir sous les armes, et aux cavaliers de se munir, indépendamment d'une armure complète, de selles et de brides, afin qu'ils fussent prêts à monter les chevaux dont ils pourraient s'emparer. Car, dans sa dernière défaite, la plus grande partie de l'infanterie avait péri, et presque tous les cavaliers étaient parvenus à se sauver; mais ils ne pouvaient pas emmener avec eux leurs chevaux en Libye. Agathocle songea alors au moyen d'empêcher les Syracusains de faire, après son départ, quelque tentative d'insurrection. Dans ce but, il rompit tous les liens de famille ; il sépara les frères de leurs frères, enleva aux pères leurs enfants, en laissant les uns dans la ville et emmenant les autres avec lui. Il était donc évident que si ceux qui restaient à Syracuse étaient mécontents du tyran, ils n'oseraient rien tenter, retenus par l'affection pour des fils ou des parents emmenés en Libye. Comme Agathocle avait besoin d'argent, il enleva aux tuteurs les biens des mineurs, alléguant qu'il les administrerait mieux, et qu'à la majorité des enfants il en rendrait plus fidèlement compte. Il fit en outre des emprunts aux marchands, enleva des temples plusieurs riches offrandes, et se fit même livrer les bijoux de femmes. S'apercevant ensuite que les citoyens les plus opulents étaient mécontents de ces actes et mal disposés pour lui, il convoqua une assemblée où il déplora sur un ton lamentable les revers qu'il venait d'essuyer et les malheurs qui l'attendaient. « Pour moi, disait-il, habitué à tous les maux, je supporterai bien facilement les fatigues d'un siège, mais ce qui m'attendrit, c'est le sort des citoyens qui, renfermés dans leur île, seront exposés à tant de misères. » En prononçant ces paroles, il engagea les habitants à se sauver avec tous leurs biens, pour ne pas endurer les calamités qui les menaçaient. Les citoyens les plus riches et les plus hostiles au tyran se retirèrent ainsi de la ville; mais à peine en furent-ils sortis, qu'Agathocle envoya à leur poursuite un détachement de mercenaires, les fit tous égorger et confisqua leurs biens. Ainsi, par ce seul crime, Agathocle se procura des richesses, et il purgea la ville de ses ennemis. Il donna ensuite la liberté à tous les esclaves en état de porter les armes. [20,5] Tous les préparatifs terminés, Agathocle fit embarquer ses troupes sur soixante bâtiments, et attendit un moment favorable pour mettre à la voile. Comme il n'avait communiqué son projet à personne, quelques-uns conjecturaient qu'il méditait une expédition en Italie; d'autres, qu'il allait ravager le territoire de la Sicile, soumis à la domination des Carthaginois ; mais tous étaient d'accord pour désespérer du salut des hommes qui faisaient partie de cette expédition, et pour accuser de folie le tyran. Cependant la station navale des ennemis, qui se composait d'un très grand nombre de trirèmes, força pendant quelques jours les troupes d'Agathocle à rester consignées sur leurs navires et à demeurer dans le port. Bientôt après, des bâtiments de transport, chargés de vivres, s'approchèrent de la ville; les Carthaginois en ayant été avertis vinrent avec toute leur flotte attaquer ces bâtiments. Agathocle, qui avait déjà désespéré de son entreprise, profita de ce moment pour sortir du port, ainsi débloqué, et s'éloigna à force de rames. Les Carthaginois étaient près d'atteindre les bâtiments de transport, lorsqu'ils virent la flotte ennemie marcher à voiles déployées. Ils s'imaginèrent d'abord qu'Agathocle venait au secours des bâtiments de transport, et ils se rangèrent en ligne de bataille. Mais lorsqu'ils virent que la flotte ennemie continuait sa route en ligne droite, et qu'elle avait beaucoup d'avance sur eux, ils se portèrent à lui donner la chasse. Pendant que les deux flottes luttaient ainsi de vitesse, les navires de transport échappèrent inopinément au danger qui les menaçait, et ramenèrent beaucoup de vivres à Syracuse, qui commençait déjà à souffrir de la disette. Agathocle faillit tomber au pouvoir des Carthaginois, mais l'approche de la nuit lui apporta un moyen de salut inespéré. Le jour suivant arriva une éclipse de soleil telle que le jour semblait être changé en nuit, et que les astres se voyaient partout au ciel. Les troupes d'Agathocle, prenant ce phénomène pour un présage funeste de la divinité, virent leurs inquiétudes pour l'avenir s'accroître de plus en plus. [20,6] La flotte d'Agathocle était en mer depuis six jours et autant de nuits, lorsque le septième jour au matin parut soudain en vue la flotte carthaginoise à peu de distance. Les deux flottes rivalisèrent d'efforts de rames ; les Carthaginois espéraient qu'une fois les vaisseaux d'Agathocle pris, ils soumettraient facilement Syracuse et sauveraient leur patrie des dangers dont elle était menacée; les Grecs, de leur côté, redoutaient la vengeance à laquelle ils se voyaient exposés, ainsi que l'affreux esclavage de leurs parents laissés en Sicile. Cependant la côte de la Libye se montrait au loin; à cette vue, une nouvelle ardeur anima les équipages, et l'émulation fut portée à son comble; mais les Barbares, faits depuis longtemps au métier de rameurs, marchèrent plus vite, et ne laissèrent que très peu d'intervalle entre eux et les Grecs. Dans cette marche rapide, les deux flottes atteignirent presque en même temps le rivage. L'arrière-garde d'Agathocle ne se trouva qu'à une portée de trait de l'avant-garde des Carthaginois. Un combat s'engagea entre les archers et les frondeurs, mais il ne dura pas longtemps, car, comme les Barbares avaient moins de bâtiments, Agathocle l'emporta par le nombre de ses soldats. Les Carthaginois se rembarquèrent donc sur leurs navires, et, la poupe en avant, ils se retirèrent hors de la portée des flèches. Agathocle acheva de débarquer son armée à l'endroit de la côte qu'on appelle les Latomies; il éleva un retranchement dont les deux bouts touchaient à la mer, et vint s'y embosser avec ses bâtiments. [20,7] Après cette hardie tentative, Agathocle en fit une autre bien plus hardie encore. Il appela auprès de lui tous les chefs qu'il savait lui être dévoués, et, après avoir offert un sacrifice à Cérès et à Proserpine, il convoqua une assemblée générale de l'armée. Il s'avança vers la tribune, la tête ornée d'une couronne, vêtu d'un habillement splendide, et prononça un discours approprié à la circonstance. « Au moment, dit-il, où nous étions poursuivis par les Carthaginois, j'ai fait voeu à Cérès et à Proserpine, déesses protectrices de la Sicile, de faire de tous nos bâtiments des torches allumées en leur honneur. Maintenant que nous sommes sauvés, je dois remplir ce voeu. En échange de ces bâtiments, je promets de vous en donner un bien plus grand nombre si vous combattez vaillamment, car le déesses nous annoncent par les victimes une victoire complète. » Pendant qu'il prononçait ces paroles, un de ses serviteurs lui apporta une torche allumée, il s'en saisit, et après en avoir fait remettre une à chaque triérarque, il adressa une invocation aux déesses, et s'avança le premier vers le vaisseau commandant; il se plaça debout sur la poupe, et ordonna aux triérarques d'en faire autant de leur côté. Tous mirent alors le feu aux bâtiments, et pendant que la flamme s'élevait dans les airs, les trompettes sonnèrent la charge, l'armée poussa le cri de guerre, et tout le monde adressa aux déesses des prières, implorant un heureux retour. Agathocle avait pris cette mesure d'abord pour enlever aux soldats tout moyen de fuite et pour les forcer à chercher leur salut dans la victoire, ensuite pour avoir sous sa main toutes ses forces et n'être point obligé de les diviser, en en laissant une partie pour la défense des navires qui autrement seraient tombés au pouvoir des Carthaginois. [20,8] Cependant, le spectacle de toute la flotte embrasée remplit d'effroi l'âme des Siciliens. Dans le premier moment, entraînés, fascinés par les paroles d'Agathocle et la rapidité de l'exécution, les soldats avaient tous consenti. Mais plus tard la réflexion fit naître en eux le repentir; lorsqu'ils calculaient l'étendue des mers qui les séparaient de leur patrie, ils désespéraient de leur salut. Agathocle sempressa de relever le courage abattu de ses soldats, et conduisit l'armée à Mégalopolis, ville carthaginoise. Tout le pays intermédiaire, qu'il fallait traverser, était entrecoupé de jardins et de vergers arrosés par de nombreuses sources et par des canaux. Des maisons de campagne bien construites et bâties à la chaux bordaient la route et annonçaient partout la richesse; les habitations étaient remplies de tout ce qui contribue aux jouissances de la vie, et qu'une longue paix avait permis aux habitants de mettre en réserve. Le terrain était cultivé en vignes, en oliviers et en une foule d'arbres fruitiers. Des deux côtés, la plaine nourrissait des troupeaux de boeufs et de moutons, et aux environs des gras pâturages des marais on voyait des haras de chevaux. En un mot, dans ces lieux se trouvait accumulée cette opulence variée des propriétaires les plus distingués de Carthage, et qui aimaient à employer leurs richesses aux plaisirs de la vie. Saisis d'admiration, à la vue de ce beau et riche pays, les Siciliens sentirent leurs espérances renaître : ils considéraient que tout cela serait un prix digne de la victoire. Dès qu'Agathocle remarqua que ses soldats, revenus de leur découragement, étaient prêts au combat, il entreprit immédiatement d'attaquer les murs de la ville. Par cette attaque imprévue, et grâce à l'inexpérience des habitants dans l'art de la guerre, Agathocle réussit facilement à s'emparer de la ville. Il la livra en pillage à ses soldats, et remplit l'armée de butin en même temps que de courage. De là il conduisit son armée directement contre Tynès la blanche, qui n'est qu'à deux mille stades de Carthage, et s'en empara également. Ces deux villes prises, les soldats voulaient les conserver, et ils y déposèrent leur butin. Mais Agathocle, conformément à son plan arrêté, fit comprendre à l'armée qu'elle n'aurait aucun lieu de refuge tant qu'elle n'aurait pas remporté une victoire complète. Il rasa les villes, et fit bivouaquer ses troupes. [20,9] Cependant, les Carthaginois, mouillés près de la station sicilienne, se réjouissaient à la vue de l'incendie, s'imaginant que c'était la crainte qui avait déterminé Agathocle à mettre le feu à ses bàtiments; mais lorsqu'ils apprirent que l'armée ennemie s'avançait dans l'intérieur du pays, ils augurèrent de cet incendie de grands malheurs pour eux. Ils couvrirent donc les proues de leurs navires de draperies noires, comme c'est la coutume lorsqu'une calamité publique menace la ville de Carthage. Ils prirent ensuite les armatures d'airain des navires d'Agathocle pour les employer à leurs propres trirèmes, et envoyèrent à Carthage des messagers annoncer les événements qui venaient de se passer. Mais déjà, avant l'arrivée de ces messagers, les Carthaginois avaient été avertis du débarquement d'Agathocle. Dans leur consternation, ils s'imaginèrent que toutes leurs forces de terre et de mer avaient péri en Sicile; car, selon eux, Agathocle n'aurait point osé tenter cette expédition s'il n'avait pas été victorieux en Sicile. Aussi toute la ville fut-elle en proie à la frayeur et à la confusion; le peuple accourait sur la place publique, et le sénat se réunissait pour délibérer. On n'avait aucune armée à opposer à l'ennemi, et les citoyens, inexpérimentés dans la guerre, étaient tombés dans le plus profond découragement, et on s'attendait déjà à voir les ennemis aux portes de la ville. Quelques-uns conseillaient d'envoyer des parlementaires pour traiter de la paix, en même temps que pour reconnaître la situation des ennemis; d'autres étaient d'avis d'attendre jusqu'à ce qu'on eût reçu un rapport plus détaillé de tout ce qui s'était passé. Pendant que cette confusion régnait dans la ville, les messagers envoyés par le commandant de la flotte descendirent à terre et firent connaître l'état réel des choses. [20,10] Sur le rapport de ces messagers, tous les citoyens reprirent de la confiance. Le sénat adressa de vifs reproches aux nauarques pour avoir laissé l'ennemi débarquer en Libye, et en même temps il nomma au commandement des armées Hannon et Bomilcar. Ces deux généraux étaient divisés par des haines de famille; mais le sénat pensait que cette inimitié elle-même tournerait au profit de l'État : ce fut là une grave erreur. Bomilcar depuis longtemps aspirait à la tyrannie, mais il lui avait manqué jusqu'alors le pouvoir et le temps favorable pour exécuter son projet : le commandement dont il était investi lui en offrait maintenant l'occasion. La cause de tout cela doit être cherchée dans l'extrême rigueur avec laquelle les Carthaginois punissent leurs agents. En temps de guerre, ils donnaient le commandement suprême aux citoyens les plus distingués, les croyant dévoués pour la défense de la patrie; mais la paix rétablie, ces mêmes généraux étaient calomniés, on leur intentait par jalousie d'injustes procès et on les condamnait. C'est pourquoi, parmi les hommes appelés au commandement, les uns abdiquaient le pouvoir, de crainte de se voir livrer aux tribunaux, et les autres aspiraient à la tyrannie ; c'est ce que fit alors Bomilcar, l'un des deux généraux dont nous aurons l'occasion de parler plus tard. Pour le moment, les généraux des Carthaginois, voyant que le temps pressait, sans attendre l'arrivée des forces de leurs alliés, firent des levées de troupes à Carthage même, et mirent en campagne une armée d'au moins quarante mille hommes d'infanterie, de mille cavaliers et de deux mille chars. Ils vinrent ensuite occuper une colline à peu de distance de l'ennemi, et rangèrent leur armée en bataille. L'aile droite était commandée par Hannon, qui avait également sous ses ordres le bataillon sacré. Bomilcar se mit à la tête de l'aile gauche, et disposa ses troupes en une phalange profonde, car le terrain ne permettait pas de les déployer davantage. Les chars et la cavalerie étaient placés en avant du front de la phalange, et devaient commencer l'attaque. [20,11] Après avoir reconnu les dispositions de l'armée des Barbares, Agathocle confia à son fils Archagathus le commandement de l'aile droite, formée de deux mille cinq cents hommes d'infanterie. A la suite venaient trois mille cinq cents Syracusains, puis trois mille mercenaires grecs, et enfin trois mille Samnites, Tyrrhéniens et Celtes. Quant à Agathocle, il se mit à la tête de l'aile gauche où il s'entoura de sa garde et de mille hoplites pour faire face au bataillon sacré des Carthaginois. Enfin il distribua sur les deux ailes cinq cents archers et frondeurs. Mais ces soldats n'étaient pas suffisamment armés : quelques-uns n'avaient pas même de boucliers. Pour y suppléer, Agathocle ordonna de distendre sur des baguettes les étuis des boucliers; ces étuis offraient ainsi au loin l'aspect de véritables boucliers. Cependant, voyant que ses soldats continuaient à s'effrayer des forces des Barbares, si supérieurs en cavalerie, il fit lâcher sur plusieurs points de la ligne des chouettes qu'il avait tenues prêtes d'avance, pour ranimer le courage de ses troupes. En effet, ces oiseaux, après avoir voltigé au-dessus de la phalange, vinrent s'abattre sur les boucliers et les casques des soldats qui tirèrent un heureux augure de la présence de cet animal consacré à Minerve. Bien que ces croyances ne soient, aux yeux de bien des gens, que de vaines superstitions, elles rendirent néanmoins souvent de grands services, comme cela arriva ici; car à la vue de ces oiseaux, les soldats s'inspiraient une mutuelle confiance et affrontaient le danger en se répétant entre eux que la divinité leur promettait évidemment la victoire. [20,12] Les Carthaginois commencèrent l'attaque par les chars de guerre, mais une partie fut broyée par les balistes ; une autre partie fut évitée par les Grecs qui entr'ouvraient leurs rangs, enfin le plus grand nombre fut rejeté en arrière sur l'infanterie. L'armée d'Agathocle soutint également le choc de la cavalerie carthaginoise. Beaucoup de ces derniers furent blessés et prirent la fuite. Pendant ce brillant combat des avant-postes, toute l'infanterie des Barbares en vint aux mains avec l'ennemi. La lutte s'étant bravement engagée, Hannon, à la tête du bataillon sacré, jaloux de remporter par lui-même la victoire, tomba de tout son poids sur les Grecs, et en fit un grand carnage. Bien qu'accablé d'une grêle de flèches et couvert de blessures, il ne céda point le terrain, et pressa l'attaque jusqu'à ce qu'épuisé de force il expira. La mort d'Hannon jeta le découragement parmi les Carthaginois, tandis que les troupes d'Agathocle reprirent confiance. Informé de cet événement, Bomilcar, le second général, pensa que c'était là l'occasion offerte par les dieux pour réaliser le projet de saisir la tyrannie, et il raisonnait ainsi en lui-même : "Si l'armée d'Agathocle périt, je ne pourrai jamais prétendre à l'autorité souveraine, car mes concitoyens ne le permettraient pas; si au contraire Agathocle est victorieux, et qu'il abatte l'orgueil des Carthaginois, ceux-ci, une fois vaincus, deviendront plus faciles à manier. Quant à Agathocle, je pourrai le combattre quand bon me semblera." Ces réflexions faites, Bomilcar se retira avec son avant-garde, cédant ainsi tranquillement le terrain aux ennemis ; et après avoir annoncé aux siens la mort d'Hannon, il leur ordonna de se réfugier en bon ordre sur une hauteur voisine. "Cette manoeuvre, leur disait-il, est d'une grande utilité." Mais comme les ennemis pressaient vivement les Carthaginois, cette retraite ressemblait à une déroute; car les Libyens, qui se succédaient par colonnes, s'imaginant que l'avant-garde était battue, tournèrent le dos. Cependant le bataillon sacré se défendit encore vigoureusement après la mort d'Hannon; et debout sur le corps de ceux qui étaient tombés, ils affrontèrent tous les périls. Mais lorsque les soldats de ce bataillon apprirent qu'une grande partie de l'armée avait pris la fuite et qu'ils allaient être enveloppés par l'ennemi, ils furent aussi forcés de lâcher pied. Tout le camp des Carthaginois étant mis en déroute, les Barbares s'enfuirent vers Carthage. Agathocle, après les avoir poursuivis pendant quelque temps, revint sur ses pas et pilla le camp des Carthaginois. [20,13] Les Grecs perdirent dans cette bataille environ deux cents hommes, et les Carthaginois pas moins de mille, d'autres disent six mille. On trouva, entre autres objets, dans le camp des Carthaginois, plusieurs chars contenant plus de vingt mille menottes. Car les Barbares, espérant venir facilement à bout des Grecs, se promettaient d'avance un grand nombre de prisonniers, qui devaient être enchaînés et employés aux travaux publics. C'est ainsi que la divinité s'est plu à humilier l'orgueil des Carthaginois, qui essuyèrent tout le contraire de ce qu'ils espéraient. Agathocle, victorieux contre toute attente, força les Carthaginois à se renfermer dans leurs murs : la fortune, inconstante, fit ainsi succéder le revers à la victoire. En effet, en Sicile, les Carthaginois avaient battu Agathocle et assiégé Syraruse ; en Libye, Agathocle en fit autant à l'égard des Carthaginois; et, ce qu'il y a de plus merveilleux, c'est que le tyran qui avait été battu en Sicile à la tête de ses troupes intactes, venait, avec les débris de son armée, battre, sur le continent, ses propres vainqueurs. [20,14] Attribuant au pouvoir des dieux la défaite qu'ils venaient d'essuyer, les Carthaginois eurent recours aux prières publiques, et croyant qu'Hercule, dont ils se disaient être une colonie, était particulièrement irrité, ils envoyèrent à Tyr une immense quantité de riches offrandes. Descendants de cette ville, les Carthaginois étaient jadis dans l'usage d'envoyer à ce dieu le dixième de tous leurs revenus; mais par la suite, devenus riches et opulents, ils n'envoyèrent presque plus rien, croyant pouvoir se dispenser de la protection du dieu. Leur désastre récent les ramena au repentir, et tous se souvinrent du dieu de Tyr. Parmi les offrandes qu'ils envoyèrent se trouvaient des chapelles d'or tirées de leurs propres temples, pensant que par ce genre de consécration ils parviendraient plus facilement à apaiser le courroux de la divinité. Ils se reprochèrent aussi de s'être aliéné Saturne, parce qu'ils lui avaient autrefois offert en sacrifice les enfants des plus puissants citoyens, qu'ils avaient plus tard renoncé à cet usage en achetant des enfants secrètement et en les élevant pour être immolés à ce dieu. Des recherches établirent que plusieurs de ces enfants sacrifiés étaient des enfants supposés. En considérant toutes ces choses et en voyant, de plus, les ennemis campés sous les murs de leur ville, ils furent saisis d'une crainte superstitieuse, et ils se reprochèrent d'avoir négligé les coutumes de leurs pères à l'égard du culte des dieux. Ils décrétèrent donc une grande solennité dans laquelle devaient être sacrifiés deux cents enfants, choisis dans les familles les illustres; quelques citoyens, en butte à des accusations, offrirent volontairement leurs propres enfants, qui n'étaient pas moins de trois cents. Voici quelques détails concernant ce sacrifice. Il y avait une statue d'airain représentant Saturne, les mains étendues et inclinées vers la terre, de manière que l'enfant, qui y était placé, roulait et allait tomber dans un gouffre rempli de feu. C'est probablement à cette coutume qu'Euripide fait allusion lorsqu'il parle des cérémonies du sacrifice accompli en Tauride; le poète met dans la bouche d'Oreste, la question suivante : "Quel sera le tombeau qui me recevra lorsque je mourrai? - Un feu sacré allumé dans un vaste gouffre de la terre." Il paraît aussi que l'ancien mythe des Grecs, d'après lequel Saturne dévora ses propres enfants, trouve son explication dans cette coutume des Carthaginois. [20,15] Après ces grands revers arrivés en Libye, les Car- thaginois s'empressèrent d'envoyer une députation en Sicile pour prier Amilcar de leur envoyer, de prompts secours; ils lui firent remettre en même temps les armatures des vaisseaux d'Agathocle. Amilcar ordonna à ces envoyés de garder le plus profond silence sur la défaite des Carthagi- nois, et fit répandre dans l'armée le bruit qu'Agathocle avait perdu ses navires et toute son armée. 11 fit en même temps partir quelques-uns de ces messagers pour Syracuse, où ils devaient montrer les armatures des navires d'Agathocle et sommer les habitants de rendre leur ville, ajoutant que l'armée des Syracusains avait été détruite par les Cartha- ginois et leurs vaisseaux brûlés ; enfin, ils devaient montrer aux incrédules les éperons ;des vaisseaux. Lorsque cette prétendue défaite d'Agathocle fut annoncée à Syracuse, la plupart des habitants y ajoutèrent foi ; mais les magistrats eurent l'air de conserver quelques doutes afin de prévenir tout désordre, et renvoyèrent immédiatement les députés; puis ils chassèrent de la ville les parents et les amis des bannis, ainsi que tous les mécontents, dont le nombre s'et levait à au moins huit mille. A la suite de cette mesure, qui condamna à l'exil un si grand nombre d'habitants, la ville devint le théâtre de troubles affreux, et on n'y entendait que les gémissements des femmes, car il n'y avait pas de maison qui ne fût alors en deuil. Les partisans de la tyran- nie d'Agathocle plaignaient son infortune et celle de leurs enfants. Parmi les citoyens, les uns pleuraient leurs amis ou parents qu'ils croyaient morts en Libye; les autres, ceux qui devaient quitter leurs foyers et leurs pénates, et auxquels il n'était permis ni de rester ni de sortir hors des murs de la ville, investie par les Barbares. Enfin, pour achever de peindre ce tableau, les exilés étaiet obligés d'emmener avec eux les femmes et les enfants encore à la mamelle. Cependant Amilcar donna un sauf-conduit aux bannis qui vinrent se réfugier auprès de lui, et il se dispo- sait à attaquer Syracuse, dont il espérait facilement se rendre maître, car elle était privée de toute défense, et le petit nombre d'habitants qui restaient étaient abattus par tant de calamités. [20,16] Avant de commencer l'attaque, Amilcar avait envoyé des députés chargés de sommer Antandre de livrer la ville et de lui promettre toute sécurité dans le cas où il la lui rendrait. A cette proposition, les principaux magistrats de Syracuse se réunirent en conseil, et, après plusieurs discours prononcés pour et contre, Antandre émit l'avis de livrer la ville. C'était un homme naturellement timide, et dont le caractère était tout l'opposé de celui de son frère. Mais Erymnon l'Étolien, qui avait été placé par Agathocle comme conseiller auprès de son frère, fut d'une opinion contraire, et il décida tous les membres de l'assemblée à patienter jusqu'à ce qu'on eût appris toute la vérité sur les affaires de la Libye. En apprenant cette résolution, Amilcar fit approcher les machines de guerre ét se décida à entreprendre le siége de la ville. Après la défaite des Carthaginois, Agathocle fit construire deux barques à trente rames et en fit partir une pour Syracuse. Il avait fait monter cette barque par les meilleurs rameurs, et avait choisi, parmi ses plus fidèles amis, Néarque pour annoncer aux Syracusains la nouvelle de sa victoire. Après une navigation heureuse, les envoyés arrivèrent le cinquième jour, pendant la nuit dans les eaux de Syracuse : couronnés de fleurs et entonnant les chants de victoire, ils essayèrent au point du jour d'entrer dans la ville; mais les navires carthaginois, mis en sentinelle, donnèrent la chasse à la barque, et, comme ils étaient près de l'atteindre, il s'engagea une espèce de lutte à la rame. Pendant cette lutte, assiégeants et assiégés accoururent vers le port, et chacun encourageait les siens, par des cris, à redoubler d'efforts. Déjà la barque allait être prise : les Barbares poussèrent des clameurs de joie, tandis que les Syracusains, dans l'impossibilité de venir au secours, adressèrent aux dieux des prières ; mais, au moment où la proue du bâtiment ennemi allait venir à l'abordage, la barque arriva à portée de trait, et les Syracusains, accourus à son secours, la sauvèrent d'un péril imminent. Tous les habitants de la ville s'étant ainsi précipités vers le port, Amilcar pensa qu'une partie du mur devait avoir été laissée sans défense et chargea un détachement d'élite de le franchir avec des échelles. Les hommes de ce détachement trouvant les portes abandonnées, montèrent sans être aperçus; ils allaient se mettre en possession des courtines, lorsque la ronde ordinaire découvrit les ennemis. Aussitôt un combat s'engagea; les habitants s'empressèrent d'arriver sur les lieux, et, prévenant les ennemis, ils en tuèrent une partie et précipitèrent le reste du haut des créneaux. Attristé par cet insuccès, Amilcar leva le siége de Syracuse, et fit partir pour Carthage un renfort de cinq mille hommes. [20,17] Pendant que ces choses se passaient, Agathocle, maître de la campagne, prit d'assaut les forteresses de l'alentour de Carthage, et entraîna dans son parti les villes, moitié par voie d'intimidation, moitié par la haine qu'elles avaient vouée aux Carthaginois. Il établit ensuite près de Tynès un camp retranché, et, après y avoir laissé une forte garnison, il se porta sur les villes maritimes. Il prit d'abord Néapolis, et traita les habitants avec humanité; puis il se dirigea sur Adrymetum, dont il fit le siége, après avoir conclu une alliance avec Élymar, roi des libyens. Informés de ces mouvements, les Carthaginoi s firent marcher toutes leurs troupes contre Tynès, se rendirent maîtres du camp d'Agathocle, et livrèrent à la ville de fréquents assauts. En apprenant la défaite des siens, Agathocle laissa un corps d'arméé pour continuer le siège d'Adrymetum, et, se mettant à la tête de sa garde et d'un petit détachement de troupes, il vint, à l'insu des ennemis, occuper une hauteur d'où il pouvait être aperçu tout à la fois des Adrymetiens et des Carthaginois, occupés au siége de Tynès. Il ordonna à ses soldats d'allumer des feux dans une grande étendue, afin de faire croire aux Carthaginois qu'il marchait contre eux avec une puissante armée, et aux assiégés qu'il allait leur amener des renforts considérables. Par ce stratagème il réussit à tromper également les deux partis. L'ennemi, qui assiégeait Tynès, se sauva à Carthage en abandonnant ses machines de guerre, et les Adrymetiens, dominés par la frayeur, livrèrent leur ville. Agathocle leur accorda une capitulation, se porta ensuite sur Thapsus, qu'il prit d'assaut; il s'empara ainsi de toutes les autres villes du littoral au nombre de plus de deux cents, et se décida à porter ses armes dans la Libye supérieure. [20,18] Agathocle était déjà depuis plusieurs jours en route pour la Libye supérieure, lorsque les Carthaginois reçurent les renforts qui leur avaient été envoyés de Sicile; après les avoir réunis à leurs autres troupes, ils tentèrent de nouveau le siége de Tynès, et s'emparèrent de plusieurs places qui avaient été occupées par l'ennemi. En ce moment, Agathocle fut instruit du mouvement des Carthaginois par des courriers envoyés de Tynès, et aussitôt il revint sur ses pas. Arrivé à la distance d'environ deux cents stades de l'ennemi, il établit son camp et défendit à ses soldats d'allumer des feux. Il profita de la nuit pour se porter en avant, et vint à la pointe du jour tomber soudain sur les Carthaginois, sortis de leur camp et dispersés dans la campagne en fourrageurs. Agathocle en massacra plus de deux mille, fit un grand nombre de prisonniers et s'assura des succès pour l'avenir. Les Carthaginois, après avoir reçu des renforts de Sicile et augmenté leur armés des troupes auxiliaires de la Libye, semblaient avoir des forces supérieures à celles d'Agathocle; mais ce dernier succès abattit de nouveau l'orgueil des Barbares, d'autant plus qu'Élymar, roi des Libyens, qui s'était détaché du parti d'Agathocle, venait d'être vaincu, et perdit lui-même la vie avec un grand nombre de Barbares. Tel était l'état des affaires en Sicile et en Libye. [20,19] En Macédoine, Cassandre avait porté des secours à Autoléon, roi de Péonie, qui était en guerre avec les Autariates. Il le sauva d'un danger imminent en transférant sur le mont Orbélus vingt mille Autariates, avec leurs enfants et leurs femmes. Sur ces entrefaites, Ptolémée, chargé par Antigone du commandement des troupes du Péloponnèse, abandonna son maître dont il ne se croyait pas assez récompensé, et fit alliance avec Cassandre. Ptolémée avait laissé l'administration de la satrapie de l'Hellespont entre les mains de Phénix, un de ses plus fidèles amis; il lui envoya des troupes avec l'ordre de garder les forteresses et les villes de la contrée, et de ne plus obéir à Antigone. D'un autre côté, comme dans le traité conclu entre les généraux successeurs d'Alexandre, il avait été stipulé que les villes grecques seraient déclarées indépendantes, Ptolémée, le souverain de l'Égypte, reprocha à Antigone d'avoir conservé les garnisons dans plusieurs de ces villes, et s'apprêta à lui déclarer la gterre. Ptolémée fit en effet partir Léonidas à la tête d'une armée, qui s'empara des villes de la haute Cilicie, soumises à l'autorité d'Antigone. Il envoya aussi des députés dans les villes soumises à Cassandre et à Lysimaque, pour les solliciter d'agir de concert avec lui, en empêchant Antigone de devenir trop puissant. Antigone dépêcha pour l'Hellespont Philippe, son plus jeune fils, afin de s'opposer aux progrès de Phénix et des rebelles; il envoya Démétrius en Cilicie. Ce dernier poussa l'expédition avec vigueur, vainquit les lieutenants de Ptolémée, et recouvra les villes de la Cilicie. [20,20] Pendant que ces événements avaient lieu, Polysperchon était toujours resté dans le Péloponnèse. Ennemi de Cassandre contre lequel il ne cessait de lancer des accusations, il n'avait point encore renoncé à l'empire de la Macédoine. Dans ce dessein, il fit venir auprès de lui Hercule, fils d'Alexandre et de Barsine. Ce jeune homme, élevé à Pergame, avait environ dix-sept ans. Polysperchon s'en était souvent entretenu dans ses correspondances avec ses amis et tous ceux qu'il savait mécontents de Cassandre ; il le priait maintenant de l'aider dans son projet de faire monter ce jeune homme sur le trône paternel.Il écrivit en même temps au conseil général des Étoliens pour avoir une armée afin de réaliser ce projet, promettant, en cas de réussite, une multitude de faveurs. Polysperchon obtint dans cette négociation un plein succès. Les Étoliens accédèrent à la demande qui leur était adressée; se réunissant à plusieurs autres cités également favorables à l'établissement du jeune roi, ils parvinrent à mettre sur pied une armée de plus de vingt mille hommes d'infanterie et d'au moins mille cavaliers. Polysperchon, tout occupé aux préparatifs de cette guerre, recueillit des sommes considérables, et engagea ses amis de Macédoine à le seconder dans ses efforts. [20,21] Ptolémée était toujours maître des villes de Cypre. Averti que Nicoclès, roi des Paphiens, avait secrètement traité avec Antigone, il donna à Argée et à Callicrate, deux de ses amis, la mission d'assassiner Nicoclès, car il craignait que plusieurs autres chefs ne fussent encouragés à la révolte par l'impunité des premiers rebelles. Les deux émissaires de Ptolémée abordèrent dans l'île, et, après s'être fait donner du général Ménélas un détachement de soldats, ils investirent la maison de Nicoclès, lui communiquèrent les ordres dont ils étaient chargés, et lui commandèrent de se préparer à mourir. Nicoclès chercha d'abord à se justifier, mais sa défense n'ayant pas été écoutée, il s'ôta lui-même la vie. Axiothéa, femme de Nicoclès, en apprenant la mort de son mari, tua elle-même ses filles encore vierges, afin qu'elles ne tombassent point au pouvoir de l'ennemi; en même temps elle engagea les femmes des frères de Nicoclès à se donner la mort avec elle, bien que Ptolémée n'eût rien ordonné au sujet de ces femmes, et qu'il leur eût, au contraire, garanti leur sûreté personnelle. Le palais ayant été rempli de ces meurtres et de ces catastrophes imprévues, les frères de Nicoclès fermèrent toutes les portes, mirent le feu à la maison, et se tuèrent eux-mêmes. Telle fut la fin tragique de la famille des rois de Paphos. Après avoir raconté ces événements, nous allons reprendre le fil de notre histoire. [20,22] A cette même époque mourut Parysadas, roi du Bosphore Cimmérien. Les enfants qu'il laissait se disputèrent entre eux la succession au trône. Ils se nommaient Eumelus, Satyrus et Prytanis. Satyrus, l'aîné des trois frères, avait légitimement succédé à son père qui avait régné trente-huit ans; mais Eumelus, ayant conclu une alliance avec quelques peuplades barbares du voisinage, était parvenu à rassembler de nombreuses troupes, et disputait la royauté à son frère. Satyrus marcha contre lui à la tête d'une puissante armée, traversa le fleuve Thapsis, et vint camper à peu de distance de l'ennemi. Il environna son camp de nombreux chars qui avaient servi au transport des vivres, et, après avoir disposé ses troupes sur une longue file, il se plaça lui-même au centre de la phalange, comme c'est la coutume des Scythes. Il avait dans son armée plus de deux mille mercenaires grecs et autant de Thraces; le reste était formé d'alliés scythes au nombre de plus de vingt mille hommes d'infanterie et de près de dix mille cavaliers. De son côté, Eumelus avait pour allies Ariopharne, roi des Thraces, qui lui avait amené un secours de vingt mille cavaliers et vingt-deux mille hommes d'infanterie. La lutte fut opiniâtre ; Satyrus, entouré de ses soldats d'élite, commença un combat de cavalerie en se portant au centre de l'armée opposée, occupée par Ariopharne; après des pertes réciproques, il parvint à enfoncer les rangs ennemis et à mettre en déroute le roi des Barbares. Il serra de près les fuyards et massacra tous ceux qu'il atteignit. Mais, averti un moment après que son frère Eumelus avait eu l'avantage à l'aile droite et forcé les troupes mercenaires à prendre la fuite, Satyrus se désista de sa poursuite. Il vola au secours des siens, rétablit le combat, et remporta pour la seconde fois la victoire. Toute l'armée ennemie fut mise en déroute, de manière à faire voir à tout le monde qu'il était, tout à la fois par sa naissance et son courage, digne de succéder au trône de ces ancêtres. [20,23] Ariopharne et Eumelus, vaincus dans cette bataille, se réfugièrent dans le palais du roi. Ce palais était situé sur les bords du Thapsis qui l'environnait de tous côtés, et dont les eaux assez profondes en rendaient l'accès difficile. Les environs étaient semés de grands précipices et couverts d'une forêt qui n'offrait que deux entrées, ouvrage de l'homme ; l'une, conduisant au palais, était garnie de tours élevées et de retranchements; l'autre, du côté opposé, aboutissait à des marais et se trouvait défendue par des palissades; enfin, le palais lui-même reposait sur une assise qui élevait les habitations au-dessus des eaux. Telle était la position forte de ce lieu. Satyrus ravagea d'abord le territoire ennemi et incendia les villages, où il fit beaucoup de prisonniers et recueillit un immense butin. Voulant ensuite forcer les passages, il perdit beaucoup de monde à l'attaque du retranchement et des tours, et fut obligé de se retirer. Il dirigea ensuite ses forces du côté des marais, et se rendit maître des fortifications en bois, et, après les avoir démolies, il passa la rivière et se mit à abattre la forêt qu'il fallait traverser pour arriver au palais. Toutes ces choses furent faites avec la plus grande activité. Le roi Ariopharne, craignant que la citadelle ne fùt emportée de force, résolut de combattre avec intrépidité, ne voyant d'autre moyen de salut que la victoire. Il échelonna sur les deux côtés de la route des archers qui blessaient facilement les ouvriers occupés à abattre la forêt, et ne pouvant parer les traits ni se défendre à cause de l'épaisseur du bois. Les gens de Satyrus passèrent ainsi trois jours, d'un travail pénible, à abattre assez de bois pour se frayer un chemin. Enfin, le quatrième jour, ils s'approchèrent de l'enceinte du palais; mais, accueillis par une grêle de traits et acculés dans une impasse, ils essuyèrent de grandes pertes. Meniscus, chef des mercenaires, homme d'intelligence et de courage, déboucha par le chemin, et, parvenu jusqu'à la muraille, il fut repoussé après un brillant combat, car les assiégés avaient fait une sortie avec des troupes supérieures en nombre. Satyrus, en apercevant Meniscus ainsi en danger, vint promptement à son secours et arrêta l'impétuosité du choc, mais il fut atteint au bras par un coup de lance; grièvement blessé, il retourna au camp où il expira la nuit suivante. Satyrus n'avait régné que neuf mois depuis la mort de son père Parysadas. Meniscus, général des mercenaires, leva le siége et ramena son armée dans la ville de Gargaza; de là, il fit transporter par la rivière jusqu'à Panticapée le corps du roi qui fut remis à son frère Prytanis. [20,24] Prytanis fit à son frère de magnifiques funérailles; il déposa le corps dans les caveaux royaux, et se rendit rapidement à Gargaza, où il prit le commandement de l'armée, et se mit en possession du trône. Eumelus envoya une députation pour demander à Prytanis sa part du royaume, mais ce dernier se refusa à tout partage : il laissa à Gargaza une garnison, et revint à Panticapée pour y consolider la royauté. En ce même temps, Eumelus, soutenu par les Barbares, prit Gargaza ainsi que plusieurs autres villes et places des environs. Prytanis marcha à la rencontre de son frère; mais il fut vaincu dans une bataille, puis bloqué dans un isthme près du Palus-Méotide et forcé de capituler. Aux termes de cette capitulation, Prytanis livra son armée et abdiqua la couronne. Cependant, de retour à Panticapée, résidence ordinaire des rois du Bosphore, il fit une nouvelle tentative pour recouvrer le pouvoir; mais, vaincu, il se réfugia à Cépes où il fut tué. Eumelus, voulant après la mort de ses deux frères régner en sûreté, se débarrassa des amis de Satyrus et de Prytanis, ainsi que des femmes et des enfants de ses deux frères. Parysadès, fils de Satyrus, échappa seul à ce massacre. C'était un tout jeune homme; il sortit à cheval de la ville et parvint à se réfugier auprès d'Agarus, roi des Scythes. Voyant que les habitants de Panticapée étaient indignés de ces meurtres, Eumelus convoqua une assemblée générale où il essaya de justifier sa conduite, et annonça le rétablissement de l'ancienne forme de gouvernement. Il rendit aux Panticapéens les immunités dont jouissaient leurs ancêtres; il promit de leur remettre tous les impôts; enfin, dans un long discours, il chercha à capter les suffrages du peuple. Ayant ainsi, à force de bienfaits, recouvré l'affection dont il jouissait auparavant, il continua à gouverner ses sujets selon les lois établies, et s'attira par ses qualités personnelles une admiration peu commune. [20,25] Eumelus combla de bienfaits les Byzantins, les Sinopéens et la plupart des autres Grecs du Pont. Il accueillit aussi environ mille Callantiens que la famine avait forcés d'abandonner leur ville, assiégée par Lysimaque; et non seulement il leur accorda un asile, mais il leur donna à habiter la ville de Psoa, et leur en distribua le territoire. Eumelus purgea aussi la mer des pirates, et protégea la navigation du Pont en faisant la guerre aux Hénioques, aux Taures et aux Achéens qui infestaient ces parages de leurs corsaires. Aussi les marchands qui recueillaient le bénéfice de cette guerre, firent-ils dans presque toutes les contrées du monde les plus grands éloges du roi Eumelus. Il ajouta ensuite à son territoire une grande partie du pays limitrophe, et rendit son royaume un des plus célèbres. Enfin, il entreprit de ranger sous son autorité tous les peuples du Pont, et il aurait réussi dans son entreprise, si la mort ne l'avait pas surpris au milieu de ses projets. Eumelus avait régné cinq ans et cinq mois, et la manière dont il perdit la vie mérite d'être rapportée. Il revenait chez lui de la Scythie, pressé d'offrir aux dieux un sacrifice. Le quadrige qui le reconduisait au palais avait quatre roues et était recouvert d'une tente; les chevaux s'emportèrent, et, comme le cocher n'était plus maître des rênes, Eumelus craignant d'être jeté dans les fossés qui bordaient la route, essaya de sauter en bas du char, mais son épée s'étant embarrassée dans une des roues, il fut emporté par le mouvement de rotation, et expira sur-le-champ. [20,26] Au sujet de la mort des frères Eumelus et Satyrus, on parlait beaucoup de deux oracles qui, bien qu'absurdes, étaient crus des habitants. En effet, on rapporte que le dieu interrogé par Satyrus lui avait répondu de prendre garde que "mys" ne lui donnât la mort. Depuis lors, Satyrus ne souffrit auprès de lui aucun homme libre ou en esclavage qui portât le nom de mys; et il avait une telle peur des rats, qu'il avait ordonné à ses domestiques de tuer ces animaux partout où ils les rencontreraient, et d'en boucher les retraites. Il prit ainsi toutes les précautions imaginables pour éluder le destin, lorsqu'il fut frappé dans le muscle (mys) du bras, et perdit la vie. Quant à Eumelus, l'oracle lui avait dit de se garder d'une maison ambulante; aussi n'entrait-il jamais dans une maison sans la faire auparavant examiner par ses domestiques pour s'assurer si le toit et le fondement étaient bien solides. Tout le monde trouva donc l'accomplissement de cet oracle dans la mort d'Eumelus, occasionnée par le char recouvert d'une tente. Mais en voilà assez sur ce qui s'est passé dans le Bosphore. En Italie, les consuls romains entrèrent avec une armée en Apulie, et défirent les Samnites près d'Italium. Les vaincus se retirèrent sur une colline, connue sous le nom de Mont-Sacré, et la nuit étant déjà venue, les Romains rentrèrent dans leur camp. Le lendemain le combat recommença; un grand nombre de Samnites périrent dans cette journée, et plus de deux mille deux cents furent faits prisonniers. Par suite de ce succès des Romains, les consuls ravagèrent impunément la campagne, et soumirent les villes qui avaient jusqu'à présent refusé de leur obéir. Ils prirent d'assaut Cataracta et Ceraunilia, où ils établirent des garnisons. Enfin ils réussirent, par voie de persuasion, à soumettre quelques autres villes de la contrée. [20,27] Démétrius de Phalère étant archonte d'Athènes, les Romains nommèrent consuls Quintus Fabius, pour la seconde fois, et Caïus Marcius. Dans cette année, Ptolémée, souverain d'Égypte, informé que ses lieutenants avaient perdu les villes de la Cilicie, se mit en mer avec une armée considérable, et vint aborder à Phaselis. Après s'être emparé de cette ville, il se rendit dans la Lycie, et prit d'assaut Xanthum, défendue par une garnison d'Antigone ; de là il se porta sur Caunum, soumit cette ville à son autorité, et emporta d'assaut les forteresses. Puis il se rendit maître d'Heraclium. Persicum lui fut livré par trahison. Il remit ensuite à la voile pour l'île de Cos, où il fit venir près de lui Ptolémée, neveu d'Antigone, qui avait abandonné son oncle et fait cause commune avec Ptolémée, le souverain d'Égypte. Le neveu d'Antigone quitta donc Chalcis pour se rendre à Cos, où il fut d'abord très bien accueilli par Ptolémée ; mais celui-ci ne tarda pas à s'apercevoir que son nouvel allié avait trop de prétentions, et cherchait à s'attacher les chefs de l'armée par des discours et des présents. Il le prévint donc dans ses desseins, le fit arrêter, et le força à boire la ciguë. Quant aux soldats qui l'avaient accompagné, Ptolémée les gagna par de magnifiques promesses, et les incorpora dans les rangs de son armée. [20,28] Sur ces entrefaites, Polysperchon avait rassemblé des forces considérables, et ramenait en Macédoine Hercule, fils d'Alexandre et de Barsine, pour le mettre en possession du trône de son père. Cassandre marcha contre Polysperchon qui campait aux environs de Stympalia. Les deux armées ayant ainsi établi leur camp à peu de distance l'une de l'autre, Cassandre s'aperçut que les Macédoniens n'étaient pas trop opposés au retour du jeune prince, et craignit qu'ils ne passassent dans le camp d'Hercule. En proie à ces inquiétudes, il fit partir des députés chargés d'éclairer Polysperchon et de lui faire comprendre que le rétablissement de ce jeune roi l'exposait à se donner un maître qui exigerait de lui une obéissance absolue; tandis qu'en se joignant à son parti, et en faisant périr ce jeune homme, il rentrerait sur-le-champ dans toutes les dignités dont il avait précédemment joui en Macédoine; que, de plus, il aurait une armée, et serait chargé du commandement du Péloponnèse; en un mot, qu'il partagerait avec Cassandre l'autorité souveraine, et recevrait les plus grands honneurs. Ces propositions, et beaucoup d'autres magnifiques promesses, séduisirent Polysperchon, qui traita en secret avec Cassandre, et s'engagea à faire assassiner le jeune prince. Polysperchon le fit en effet mettre à mort, et se déclara ouvertement pour Cassandre. Il se fit faire des donations en Macédoine; et, en vertu du traité conclu avec Cassandre, il prit le commandement d'une armée, composée de quatre mille hommes d'infanterie macédonienne et de cinq cents cavaliers thessaliens. Avec cette armée, à laquelle se joignirent beaucoup de volontaires, Polysperchon entreprit de traverser la Béotie pour entrer dans le Péloponnèse, mais il fut arrêté dans sa marche par les Béotiens et les Péloponnésiens; il retourna à Locres où il établit ses quartiers d'hiver. [20,29] Pendant que ces choses se passaient, Lysimaque fonda dans la Chersonèse une ville qui, d'après lui, reçut le nom de Lysimachia. Cléomène, roi des Lacédémoniens, mourut après un règne de soixante ans et dix mois; son fils Arée, qui lui succéda, régna pendant quarante-quatre ans. A la même époque, Amilcar, commandant des troupes carthaginoises en Sicile, après s'être emparé d'un grand nombre de places fortes, marcha sur Syracuse dans le dessein de l'emporter d'assaut. Longtemps maître de la mer, il avait intercepté tous les convois de vivres; avait détruit les récoltes et cherchait à s'emparer d'Olympium, situé aux portes de Syracuse. Mais aussitôt après, il se décida à attaquer les murailles de Syracuse sur la prédiction d'un devin qui, d'après l'inspection des victimes, avait annoncé qu'Amilcar dînerait le même jour à Syracuse. Mais les habitants, avertis du dessein de l'ennemi, firent sortir pendant la nuit un corps de trois mille hommes d'infanterie et de quatre cents cavaliers, avec ordre d'occuper le fort Euryelus. Cet ordre fut exécuté. Cependant les Carthaginois s'avancèrent de nuit vers la ville, s'imaginant avoir dérobé leurs mouvements aux ennemis. Amilcar se trouvait à la tête de la colonne; Dinocrate le suivait avec sa cavalerie; l'infanterie avait été partagée en deux phalanges, l'une formée des Barbares, l'autre des auxiliaires grecs. L'armée était en outre accompagnée d'une foule de gens non enrôlés, tous inutiles, attirés par l'appât du pillage, et qui étaient souvent la cause des troubles et des désordres qui éclataient dans l'armée. Comme la route était étroite et peu praticable, quelques goujats et maraudeurs se prirent de querelle au sujet du passage. Bientôt la foule s'accrut, il s'engagea même une lutte et le tumulte se répandit dans toute l'armée. En ce moment les Syracusains, qui avaient occupé Euryelus, et qui voyaient ce tumulte de loin, se précipitèrent sur les ennemis; quelques-uns, postés sur des hauteurs, attaquèrent les Carthaginois à coups de traits, d'autres leur fermèrent le passage, d'autres enfin, poursuivant les Barbares jusque sur les rochers, les forcèrent à se jeter dans les précipices, car l'obscurité et l'ignorance des lieux avaient fait croire aux Barbares qu'ils étaient attaqués par des forces supérieures. Ainsi, les Carthaginois, affligés du désordre de leur propre armée, étourdis par l'apparition inattendue de l'ennemi, et engagés dans des défilés qu'ils ne connaissaient pas, furent mis en déroute. Comme le terrain n'offrait point d'issue assez large, les uns furent foulés sous les pieds de leurs propres chevaux, les autres, trompés par l'obscurité de la nuit, se battaient entre eux et se tuaient réciproquement. Dans le commencement, Amilcar soutint vigoureusement le choc des ennemis, et exhorta ceux qui l'entouraient à tenir ferme. Mais ensuite, abandonné par ses soldats épouvantés, Amilcar, ne parvenant point à se sauver, tomba presque mort entre les mains des Syracusains. [20,30] Remarquez ici la singularité du destin en contradiction avec toutes les prévisions humaines, Agathocle, cet homme si vaillant, est vaincu à Himère lui et sa puissante armée. Ici une poignée de Syracusains terrasse les forces des Carthaginois et fait prisonnier Amilcar, leur plus illustre général. Enfin un petit corps de cavalerie n'ayant pour auxiliaires que la ruse et la connaissance des lieux, l'emporte sur cent vingt mille hommes d'infanterie et cinq mille cavaliers, et confirme ainsi le dicton que la guerre est un jeu de hasard. Les Carthaginois, dispersés de tous côtés, purent à peine se rallier le lendemain de leur défaite. Les Syracusains, chargés de butin, rentrèrent dans leur ville et livrèrent Amilcar à la vengeance de ses ennemis. Ils se rappelaient le devin qui avait prédit à Amilcar qu'il dînerait le lendemain à Syracuse; cette prédiction fut ainsi accomplie. Les parents de ceux qui avaient péri dans la guerre contre les Carthaginois traînèrent Amilcar enchaîné dans les rues de la ville, et, après lui avoir infligé les derniers outrages, ils le mirent à mort. Les magistrats de la ville lui coupèrent ensuite la tête et l'envoyèrent en Libye à Agathocle, qu'ils prévinrent en même temps de leur heureux succès. [20,31] L'armée des Carthaginois eut beaucoup de peine à se remettre de la terreur que venait de lui inspirer sa défaite dont elle n'ignorait pas la cause. Étant sans chef, les Barbares et les Grecs se divisèrent sur le choix d'un général. Les exilés, réunis aux autres Grecs, nommèrent Dinocrate; tandis que les Carthaginois désignèrent au commandement ceux qui, après Amilcar, occupaient le second rang. A cette époque les Agrigentins, attentifs aux événements arrivés en Sicile, jugèrent l'occasion favorable pour prétendre à la suprématie de l'île. En effet, ils se flattaient que les Carthaginois ne pourraient guère continuer à tenir tête à Agathocle; que d'un autre côté Dinocrate, n'ayant qu'une faible armée, composée de bannis, ne serait pas difficile à battre, et que les Syracusains, pressés par la famine, ne pourraient faire aucune tentative pour leur disputer le premier rang; enfin, ce qui était le principal motif, les Agrigentins espéraient qu'en mettant sur pied une armée destinée à proclamer l'indépendance des villes, celles-ci s'empresseraient de se rallier à eux tant en raison de la haine qu'on portait aux Barbares que par le désir naturel de conquérir la liberté. Les Agrigentins choisirent donc pour général Xenodicus et l'envoyèrent faire la guerre à la tête d'une armée considérable. Xenodicus marcha immédiatement sur Gela, où il fut introduit de nuit par quelques-uns de ses amis ; il se rendit maître de la ville ainsi que de la garnison et des richesses qui s'y trouvaient. Les Geléens, déclarés libres, se réunirent aux Agrigentins pour les aider à rendre aux autres villes leur indépendance. A peine le bruit de l'entreprise des Agrigentins se fut-il répandu que toutes les villes de la Sicile s'enthousiasmèrent pour la liberté. Les habitants d'Enna furent les premiers à envoyer des députés et à livrer leur ville aux Agrigentins. Ceux-ci y établirent un gouvernement libre, et se dirigèrent ensuite sur Erbessus, détendu par une forte garnison. Il se livra un combat sanglant; mais les Agrigentins, secondés par les habitants, soumirent la garnison; un grand nombre de Barbares restèrent sur le champ de bataille; environ cinq cents déposèrent les armes et se rendirent prisonniers. [20,32] Pendant que les Agrigentins étaient ainsi occupés, un détachement de ces soldats qu'Agathocle avait laissés à Syracuse, s'empara d'Echetla, et ravagea le territoire de Léontium et de Camarine. Indignées de ces dévastations qui détruisaient toutes les récoltes, ces deux villes appelèrent à leur secours Xenodicus. Celui-ci se rendit sur les lieux, et délivra les Léontins et les Camarinéens de l'ennemi qui désolait leur campagne. Xenodicus prit ensuite d'assaut la place forte d'Echetla, y rétablit le gouvernement démocratique, et répandit la terreur parmi les Syracusains. Enfin, continuant ses excursions, il délivra les places et les villes du joug des Carthaginois. Pendant que ces choses se passaient, les Syracusains, toujours pressés par la famine, apprirent que plusieurs bâtiments, chargés de vivres, faisaient voile pour Syracuse. Ils équipèrent donc vingt trirèmes; puis, saisissant le moment où les Barbares, qui se tenaient habituellement en croisière, étaient absents, ils sortirent du port et se portèrent vers Mégare, où ils attendirent l'arrivée des bâtiments marchands. Mais les Carthaginois envoyèrent trente navires pour donner la chasse aux Syracusains, et un combat s'engagea. Les Syracusains furent promptement jetés sur la côte, se sauvèrent à la nage et se réfugièrent dans un temple de Junon. Le combat se renouvela autour des embarcations que les Carthaginois arrachèrent du rivage avec des mains de fer. Les Syracusains perdirent ainsi dix trirèmes, les autres furent sauvées par les renforts qui leur arrivaient de la ville. Tel était l'état des affaires en Sicile. [20,33] Cependant les envoyés, qui apportaient la tête d'Amilcar, débarquèrent en Libye. Agathocle prit cette tête, et, s'approchant jusqu'à portée de voix du camp carthaginois, il la montra aux ennemis, et leur fit connaître la défaite de leurs troupes en Sicile. Les Carthaginois, saisis de douleur, se prosternèrent suivant l'usage des Barbares, prirent le deuil, et, regardant la mort de leur roi comme une calamité publique, ils perdirent courage pour tout le reste de la guerre. Agathocle, enivré de ses succès, se crut à l'abri de tous les dangers ; mais la fortune, dont les faveurs sont si inconstantes, suscita au tyran les plus grands dangers dans son armée. Lycisque, un des chefs de troupes, pris de vin, insulta Agathocle au milieu d'un banquet auquel il avait été invité. Cependant Agathocle ménagea Lycisque en considération des services qu'il en avait reçus dans la guerre, et ne répliqua que par des plaisanteries ; mais son fils Archagathus, moins patient, s'emporta en reproches et en menaces. Après le banquet et pendant que les conviés se retiraient dans leurs tentes, Lycisque s'exhala en invectives contre Archagathus, et lui reprocha son amour adultère avec sa belle-mère. En effet, le bruit courait qu'Archagathus entretenait un commerce secret avec Alcia, femme de son père. Archagathus, transporté de colère, arracha à un des gardes une pique et la plongea dans le flanc de Lycisque, qui mourut sur-le-champ. Son corps fut transporté dans sa tente et remis à la garde de ses domestiques.Le lendemain matin, les amis du mort se réunirent, et leur indignation fut partagée par un grand nombre de soldats; un immense tumulte éclata dans le camp; plusieurs chefs, qui avaient à craindre quelques punitions pour des délits qu'ils avaient commis, choisirent ce moment pour organiser un soulèvement général. Toute l'armée se mit sous les armes et cria vengeance; elle demanda qu'Archagathus fût mis à mort, et que, si Agathocle s'y refusait, on fit tomber la vengeance sur le père. Pour comble de désordre, les troupes demandèrent leur solde arriérée, et nommèrent eux-mêmes leurs officiers; enfin quelques soldats s'emparèrent des fortifications de Tynès, et mirent le tyran sous bonne garde. [20,34] Informés de cette rébellion, les Carthaginois envoyèrent quelques émissaires chargés de promettre aux soldats d'Agathocle une paye plus forte et de beaux présents. Plusieurs chefs s'engagèrent à changer de parti et à prendre service dans l'armée carthaginoise. Agathocle, voyant que son salut ne tenait pour ainsi qu'à un fil, et craignant d'être livré à des ennemis qui le feraient mourir ignominieusement, aima mieux périr par les mains de ses soldats que par celles de l'ennemi. Il déposa donc son manteau de pourpre, et, prenant l'humble vêtement d'un simple soldat, il s'avança au milieu de l'armée. Il se fit un silence profond. Beaucoup de curieux étaient accourus pour entendre ce qu'il allait dire. Agathocle harangua les soldats dans un discours approprié à la circonstance; il rappela ses exploits antérieurs et déclara qu'il était prêt à mourir si sa mort pouvait être utile à ses compagnons d'armes.' Mais qu'il n'aurait jamais la lâcheté de racheter sa vie par une action indigne de lui. Et, en prenant à témoin de ses paroles tous ceux qui l'entouraient, il tira son épée comme pour se tuer. Au moment où il allait se frapper, l'armée lui défendit à haute voix de commettre ce suicide. De tous côtés on s'écria qu'il était absous des accusations portées contre lui, enfin l'armée le supplia de reprendre le manteau royal; ce qu'Agathocle fit en versant des larmes, et uniquement, disait-il, pour complaire aux soldats. Cette scène fut vivement applaudie par la multitude. Rétabli dans son pouvoir, Agathocle, qui n'ignorait pas que les Carthaginois s'attendaient à tout moment à voir passer l'armée grecque dans leurs rangs, saisit cette occasion pour conduire ses troupes contre l'ennemi. Les Barbares, persuadés que ces troupes venaient pour passer dans leurs rangs, ne se doutèrent pas de la réalité. Arrivé en présence des ennemis, Agathocle fit sonner la charge, tomba soudain sur eux et en fit un grand carnage. Les Carthaginois battus se sauvèrent dans leur camp et perdirent beaucoup de soldats. Ainsi Agathocle, après avoir couru les plus grands dangers par la faute de son fils, non seulement parvint, grâce à son courage à sortir de ses embarras, mais encore il trouva le moyen de défaire les ennemis. Les auteurs de cette rébellion, ainsi que tous les mécontents, au nombre de plus de deux cents, passèrent dans le camp des Carthaginois. Après avoir raconté ce qui s'est passé en Libye et en Sicile, nous allons parler des événements arrivés en Italie. [20,35] Les Tyrrhéniens marchèrent contre la ville de Sutrium, colonie des Romains. Les consuls arrivèrent avec de grands renforts au secours de cette ville, défirent les Tyrrhéniens en bataille rangée et les poursuivirent jusque dans leur camp. Dans ce même temps, les Samnites profitèrent de l'absence de l'armée romaine pour ravager impunément le territoire de l'Iapygie où Rome avait des garnisons. Les consuls furent donc obligés de diviser leurs forces. Fabius resta dans la Tyrrhénie; Marcius dirigea un autre corps contre les Samnites, prit d'assaut la ville d'Allifas, et vint au secours des alliés assiégés par l'ennemi. Pendant que les Tyrrhéniens revenaient en masse à l'attaque de Sutrium, Fabius repassa à leur insu les frontières, et pénétra dans la Tyrrhénie supérieure qui depuis longtemps n'avait été dévastée par aucun ennemi. Ainsi arrivé à l'improviste, il ravagea une grande étendue de pays, défit les habitants venus à sa rencontre, en tua un grand nombre et fit beaucoup de prisonniers. Après ce succès, Fabius remporta une seconde victoire sur les Tyrrhéniens près de Péruse; il en tua un grand nombre et frappa de terreur la population : ce fut le premier Romain qui envahit cette contrée avec une armée. Fabius conclut une trêve avec les Arretiniens, les Crotoniates et les Pérusiens. Enfin il prit d'assaut la ville de Castola et força les Tyrrhéniens à lever le siége de Sutrium. [20,36] Dans cette même année, les Romains élurent deux censeurs; l'un d'eux, Appius Claudius, qui avait un grand ascendant sur son collègue Lucius Claudius, entreprit de grandes réformes dans les anciennes institutions. Pour plaire au peuple, il anéantit l'influence du sénat. C'est lui qui le premier fit venir à Rome l'eau, appelée d'après lui eau Appienne, tirée d'une distance de quatre- vingts stades. Les dépenses de cet aqueduc absorbèrent des sommes considérables, qui furent prises sur le trésor public, sans l'autorisation du sénat. C'est encore lui qui construisit la voie Appienne, pavée dans une grande étendue en pierres solides, et qui conduit de Rome à Capoue dans un espace de plus de mille stades. Pour exécuter cette voie, des montagnes furent percées, des précipices et des vallons comblés; ces travaux épuisèrent les revenus de l'État, mais ils laissèrent un monument immortel et utile à la société. Appius réforma aussi le sénat en y introduisant non seulement les nobles et les grands dignitaires, mais encore un grand nombre de plébéiens et même quelques affranchis, ce qui blessa l'orgueil des patriciens. De plus, il accorda aux citoyens la faculté de fixer eux-mêmes leur cens et de choisir la tribu à laquelle ils voudraient appartenir. Enfin, sachant qu'il avait accumulé sur sa tête la haine de la noblesse, il évita soigneusement d'offenser les autres citoyens, et se fit de leur affection un rempart contre ses ennemis. Ainsi, dans le recensement de l'ordre des chevaliers, il n'enleva à aucun d'eux son cheval, et dans la conscription du sénat il n'éloigna personne pour cause d'indignité, ainsi que les censeurs avaient coutume de le faire. Cependant les consuls, mus par la jalousie, et pour plaire aux patriciens, ne convoquèrent jamais le sénat d'après la liste arrêtée par Claudius, mais d'après celle des censeurs ses prédécesseurs. Par opposition, le peuple, pour témoigner sa sympathie à Claudius en même temps que pour assurer aux plébéiens l'admission aux charges publiques, nomma à la dignité la plus élevée, à celle d'édile, Cnéius Flavius, fils d'un affranchi. Flavius, quoique né d'un père qui avait été esclave, fut le premier Romain à qui cette dignité eût été décernée. Appius se démit bientôt de sa charge de censeur; redoutant la haine du sénat, il feignit d'avoir perdu la vue et vécut en homme privé. [20,37] Charinus étant archonte d'Athènes, Publius Décius et Quintus Fabius consuls à Rome, les Éliens célébrèrent la CXVIIIe olympiade, dans laquelle Apollonide le Tégéate fut vainqueur à la course du stade. A cette époque, Ptolémée, parti de Myndus avec une flotte puissante, traversa l'Archipel, et, dans le cours de cette navigation, chassa la garnison d'Andros et rendit à l'île son indépendance. Il se porta ensuite vers l'isthme; il prit possession de Sicyone et de Corinthe, qui lui avaient été livrées par Cratesipolis. Comme nous avons raconté dans le livre précédent pour quels motifs ces villes s'étaient soumises a Cratesipolis, il est inutile d'en parler ici. Ptolémée entreprit de délivrer les autres villes grecques, jugeant utile à ses intérêts de se concilier l'affection des Grecs. Mais lorsque les Péloponnésiens, invités à fournir des vivres et de l'argent, se refusèrent à exécuter les clauses du traité, le souverain, irrité, fit la paix avec Cassandre, sous la condition que chacun d'eux resterait maître des villes dont il se trouvait en possession. Ptolémée mit ensuite une garnison à Sicyone et à Corinthe, et repartit pour l'Égypte. Pendant que ces choses se passaient, Cléopâtre ennemie d'Antigone, et penchant par ses propres inclinations pour Ptolémée, avait quitté Sardes pour aller rejoindre l'allié de son choix. Cléopâtre était soeur d'Alexandre, le conquérant de la Perse, fille de Philippe, fils d'Amyntas, et veuve de cet Alexandre qui avait entrepris une expédition en Italie. Son illustre naissance lui avait attiré beaucoup de prétendants : Cassandre, Lysimaque, Antigone, Ptolémée, enfin les généraux les plus célèbres d'Alexandre; car chacun d'entre eux espérait, par cette alliance avec la maison royale, obtenir les suffrages des Macédoniens et légitimer en quelque sorte sa prétention au trône. Le gouverneur de Sardes, qui avait reçu d'Antigone l'ordre de garder à vue Cléopâtre, s'opposa à son départ, et, d'après un nouvel ordre de son maître, il la fit assassiner par quelques femmes. Cependant Antigone, pour n'être point accusé d'avoir trempé dans ce meurtre, fit punir plusieurs de ces femmes coupables, et fit enterrer le corps de Cléopâtre avec une pompe royale. C'est ainsi que la soeur d'Alexandre, dont les plus illustres chefs s'étaient disputé la main, périt avant l'accomplissement de son mariage. Après avoir parlé en détail des événements arrivés en Asie et en Grèce, nous allons raconter l'histoire des autres pays de la terre. [20,38] En Libye, les Carthaginois envoyèrent une armée pour faire rentrer dans l'obéissance les Numides rebelles. Agathocle, informé de ce dessein, laisse son fils Archagathus à Tynès avec une partie de ses troupes, tandis que lui-même marche en toute hâte contre l'ennemi avec huit mille hommes d'infanterie, huit cents cavaliers et cinquante chars libyens. Cependant les Carthaginois avaient déjà atteint les Numides appelés Zuphones, et étaient parvenus à soumettre une grande partie des indigènes et à faire rentrer dans leur alliance quelques-uns de ces rebelles. A la nouvelle de l'approche des ennemis, les Carthaginois allèrent établir leur camp sur une hauteur euvironnée d'une rivière profonde et difficile à traverser. Dans ce camp, ils étaient à l'abri d'une surprise de la part de l'ennemi; ils détachèrent ensuite l'élite des Numides avec l'ordre de harceler les Grecs et de les empêcher de se porter en avant. Cet ordre fut exécuté. Agathocle envoya contre ces Numides des frondeurs et des archers, tandis qu'il marchait lui-même avec le reste de son armée sur le camp ennemi. Devinant le dessein d'Agathocle, les Carthaginois firent sortir leurs troupes du camp et les rangèrent en bataille. Voyant Agathocle traverser déjà la rivière, ils tombèrent sur lui en colonnes serrées, et, comme le passage de la rivière était difficile, ils tuèrent un grand nombre d'ennemis. Mais les Grecs, qui cherchaient à forcer ce passage, déployèrent une valeur supérieure à celle des Barbares qui l'emportaient en nombre. Les deux armées se battaient déjà depuis longtemps, lorsque les Numides se retirèrent des deux côtés du champ de bataille, et attendirent la fin du combat dans l'intention de piller les bagages du parti vaincu. Agathocle, entouré de l'élite de ses soldats, enfonça les bataillons ennemis, et détermina par cette déroute la fuite du reste des Barbares. Un corps de cavalerie grecque, qui servait dans les rangs des Carthaginois, et qui était commandé par Clinon, soutint seul le choc des troupes d'Agatocle. Mais presque tous les hommes de ce corps, ayant fait des prodiges de valeur, moururent glorieusement sur le champ de bataille. Le reste fut assez heureux pour échapper au carnage. [20,39] Agathocle cessa la poursuite, et marcha contre les Barbares qui s'étaient réfugiés dans leur camp. Dans cette nouvelle attaque, Agathocle eut autant à lutter contre la difficulté du chemin que contre les Carthaginois eux-mêmes. Néanmoins il ne démentit pas son audace, et, exalté par la victoire, il brûlait d'emporter d'assaut le camp des Carthaginois. Pendant ce temps, les Numides, qui attendaient l'issue de la bataille, ne pouvaient pas se jeter sur les bagages des Carthaginois, parce que la lutte entre les deux armées avait lieu trop près du camp; ils se portèrent donc sur celui des Grecs, voyant qu'Agathocle sen était très éloigné. Les Numides pénétrèrent ainsi facilement dans le camp laissé sans défense ; ils tuèrent le petit nombre de ceux qui leur opposaient quelque résistance, et firent une foule de prisonniers ainsi qu'un immense butin. Prévenu de cette attaque, Agathocle se tourna rapidement contre les Numides, leur reprit une partie des bagages ; mais la plus grande partie resta entre les mains des Numides qui, à la faveur de la nuit, s'éloignèrent à une grande distance. Agathocle éleva un trophée, et partagea les dépouilles entre ses soldats, afin de les dédommager de celles qu'ils venaient de perdre. Quant aux prisonniers grecs qui avaient servi dans l'armée des Carthaginois, il les fit déposer dans une place forte. Ces prisonniers, redoutant la vengeance du tyran, attaquèrent pendant la nuit la garnison de la forteresse; vaincus dans un combat, ils allèrent occuper une position forte, au nombre de mille environ, dont plus de cinq cents Syracusains. Informé de cet événement Agathocle arriva avec son armée, entra en négociation avec les Grecs qui, sur la foi d'un traité, quittèrent la hauteur où ils s'étaient retirés. A peine en furent-ils descendus qu'Agathocle les passa tous au fil de l'épée. [20,40] Après ce combat, Agathocle prit toutes ses mesures pour arriver à une soumission complète des Carthaginois. Il envoya d'abord à Cyrène, auprès d'Ophellas, le Syracusain Orthon. Ophellas avait fait toutes les campagnes d'Alexandre dont il avait été l'ami; maître des villes de la Cyrénaïque et de forces nombreuses, il prétendait à une souveraineté plus grande. Ophellas était dans ces espérances, lorsque arriva l'envoyé d'Agathocle, qui le pria de prendre part à la guerre contre les Carthaginois, et lui annonça qu'en retour de ce service, Agathocle le laisserait maître de la Libye. La possession de la Sicile, ajouta Orthon, suffit à Agathocle qui, une fois débarrassé des Carthaginois, se rendra impunément maître de toute l'île; d'ailleurs il a devant lui l'Italie dans le cas où il voudrait augmenter ses domaines; enfin, la Libye séparée de la Sicile par une vaste mer, dangereuse à traverser, ne convient nullement à Agathocle : il y est venu non par ambition, mais par nécessité. Ophellas voyant ainsi flatter les espérances qu'il nourrissait depuis longtemps, accepta avec joie la proposition d'Agathocle. Il envoya aussi une députation aux Athéniens pour conclure avec eux une alliance, car Ophellas avait épousé Euthydice, fille d'un Miltiade qui faisait remonter son origine au vainqueur de Marathon. Ce mariage et d'autres services lui avaient acquis la faveur des Athéniens, dont un grand nombre s'empressèrent de prendre service dans l'armée d'Ophellas. Beaucoup d'autres Grecs s'associèrent volontiers à cette expédition, espérant se mettre en possession d'une grande partie du territoire libyen et d'avoir leur part de richesses au sac de Carthage. A cette époque, la Grèce avait été affaiblie par les guerres continuelles que des souverains ambitieux s'étaient faites entre eux. Il n'était donc pas étonnant de voir les Grecs animés du désir non seulement de s'enrichir, mais de se soustraire aux maux de leur patrie. [20,41] Après avoir fait tous ses préparatifs de guerre, Ophellas ouvrit la campagne avec une armée de plus de dix mille hommes d'infanterie, de six cents cavaliers, de cent chars de guerre, montés par plus de trois cents hommes, tant conducteurs que combattants; enfin plus de dix mille hommes non enrégimentés accompagnaient cette armée. Beaucoup d'entre eux amenaient leurs femmes et leurs enfants, de manière que l'armée ressemblait à une colonie. Après dix-huit jours de marche, comprenant un espace de trois mille stades, Ophellas vint camper près d'Automola. De là il continua sa route, et arriva au pied d'une montagne escarpée au milieu de laquelle se trouvait un ravin profond d'où s'élevait un rocher lisse taillé à pic. Au pied de ce rocher existait une caverne spacieuse, ombragée de lierre et de smilax. C'est là que la tradition place le séjour de la reine Lamia, célèbre par sa beauté, mais qui, en raison de sa cruauté, eut plus tard la figure changée en celle d'un animal féroce. On raconte en effet qu'après avoir perdu tous ses enfants, poussée par le chagrin et par la jalousie envers les autres femmes plus heureuses qu'elle, elle ordonna que l'on arrachât, les enfants des bras de leurs mères et qu'on les fit mourir sur-le-champ. Cette tradition s'est conservée jusqu'à nos jours où l'on fait peur aux enfants en prononçant le nom de la reine Lamia. On raconte encore que, lorsque cette reine était ivre, elle permettait à ses sujets de faire impunément tout ce qu'ils voulaient; et comme elle ne s'inquiétait alors de rien de ce qui se passait dans le pays, on s'imagina qu'elle était aveugle. C'est pourquoi l'on dit, métaphoriquement, de ceux auxquels le vin a fait commettre un acte de coupable négligence, qu'ils ont jeté leurs yeux dans un sac, comme pour indiquer que le vin ôte la vue. Euripide lui-mème semble attester que Lamia était née en Libye, lorsqu'il dit : « Quel est le mortel qui ne connaît pas le nom odieux de cette Lamia, Libyenne de naissance ? » [20,42] Ophellas, à la tête de ses troupes, traversa le désert, infesté d'animaux sauvages; il y eut beaucoup à souffrir du manque d'eau et de vivres, et faillit perdre toute son armée. On trouve aux environs des syrtes beaucoup de serpents d'espèces variées, dont la plupart sont venimeux. Les soldats qui en étaient mordus éprouvaient les plus graves accidents, d'autant plus qu'ils n'avaient ni médecins ni amis à leur secours. Quelques-uns de ces serpents, ayant la couleur de leur peau peu différente de celle du sol, ne pouvaient être distingués par les soldats, qui les foulaient sous les pieds et en recevaient des morsures mortelles. Enfin, après plus de deux mois de marche et de fatigues, Ophellas parvint à joindre Agathocle; leurs camps se dressèrent à peu de distance l'un de l'autre. Les Carthaginois furent consternés en apprenant la jonction de ces deux armées. Agathocle alla au-devant d'Ophellas, lui fournit amicalement toutes les subsistances nécessaires, et l'engagea à faire reposer ses troupes de leurs fatigues, il passa quelques jours à examiner les dispositions du camp de ses nouveaux alliés; lorsqu'il eut remarqué que la plupart des soldats s'étaient répandus dans la campagne pour se procurer du fourrage et des vivres, et qu'Ophellas était dans la plus grande insouciance, Agathocle convoqua une assemblée de ses troupes. Il y insinua qu'Ophellas, venu sous prétexte d'alliance, n'était qu'un traître; puis, après avoir enflammé les esprits, il marcha sur-le-champ contre les Cyrénéens. Surpris d'une attaque aussi imprévue, Ophellas essaya néanmoins de se défendre; mais il lui fut impossible de résister, avec des forces inférieures en nombre, à un choc aussi impétueux, et il mourut en combattant. Agathocle obligea le reste de l'armée à mettre bas les armes; il s'attacha les soldats par des promesses, et devint ainsi maître de toute l'armée. C'est ainsi que périt Ophellas qui avait nourri de grandes espérances et s'était trop fié à la foi du tyran. [20,43] A Carthage, Bomilcar, aspirant depuis longtemps à la tyrannie, cherchait une occasion favorable pour l'exécution de ses projets. Plusieurs fois cette occasion semblait s'offrir, mais toujours quelque événement de peu d'importance l'empêchait de la saisir; car les hommes qui veulent tenter des crimes ou de grandes entreprises sont superstitieux, et ils préfèrent les délais à l'action; c'est ce qui arriva ici. Bomilcar, profitant des circonstances qui s'étaient offertes, avait envoyé les citoyens les plus distingués combattre les Numides, afin qu'il n'y eût dans la ville aucun habitant considérable qui pût s'opposer à lui. Cependant, toujours retenu par la crainte, il n'osait point encore se déclarer ouvertement le tyran de sa patrie. Ce fut au moment où Agathocle attaquait Ophellas, que Bomilcar cherchait à s'emparer de l'autorité suprême. Des deux côtés on ignorait l'état réel des choses; car si Agathocle avait eu connaissance de la tentative de Bomilcar et des troubles de Carthage, il'se serait facilement emparé de cette ville, car Bomilcar aurait préféré joindre Agathocle plutôt que de livrer sa personne à la vengeance de ses concitoyens. De même, si les Carthaginois avaient eu connaissance du dessein d'Agathocle, ils se seraient ralliés à Ophellas, et seraient facilement venus à bout de leur ennemi. On s'explique cependant raisonnablement cet oubli de part et d'autre de mettre à profit les événements importants qui s'étaient passés à de courts intervalles. En effet, Agathocle, tout occupé à se débarrasser d'un ami, n'avait pas le loisir de songer à ce qui se passait du côté des ennemis. De son côté, Bomilcar, absorbé par la pensée d'ôter à sa patrie la liberté, ne s'inquiétait guère des mouvements de l'armée d'Agathocle ; car ce n'était pas pour le moment l'ennemi, mais ses concitoyens qu'il voulait combattre. Au reste, est-ce la faute de l'historien s'il est obligé d'enregistrer tant d'événements divers, arrivés dans un seul espace de temps, et de les raconter dans un ordre chronologique, nécessité par la nature même du sujet? La réalité des choses offre un tableau animé ; l'histoire qui la décrit ne peut jamais donner qu'un faible reflet de la réalité. [20,44] Bomilcar fit la revue de ses troupes à Néapolis, située à peu de distance de l'ancienne Carthage. Il congédia les soldats sur lesquels il ne pouvait pas compter, garda près de lui ceux qui étaient initiés à ses projets, et, à la tête de cinq cents citoyens et de quatre mille mercenaires, il se proclama tyran de sa patrie. Divisant ensuite ses soldats en cinq corps, il égorgea dans les rues tous les habitants qui s'opposaient à son passage. Un tumulte et une confusion effroyables s'élevèrent dans la ville : les Carthaginois crurent d'abord que la ville était livrée, et que l'ennemi y avait pénétré; mais lorsqu'on apprit la vérité, toute la jeunesse courut aux armes et marcha contre le tyran. Cependant Bomilcar, balayant tout le monde devant lui, se porta sur la place publique, atteignit beaucoup de citoyens non armés et les massacra. Les Carthagingis, occupant les maisons élevées qui entourent la place, lancent de là une grêle de traits sur les insurgés. Ainsi blessés de toutes parts, les insurgés se formèrent en colonnes serrées, et essayèrent, au milieu d'une grêle de projectiles, de se frayer un passage jusqu'à Néapolis. Les Carthaginois occupèrent cependant une hauteur, et, appelant toute la population aux armes, ils firent face aux rebelles. Enfin le sénat envoya en députation ses membres les plus considérés, conclut un accommodement en accordant une amnistie à tous les rebelles, afin de ne pas exposer la ville à de plus grands dangers. Cependant, malgré la foi jurée, Bomilcar fut ignominieusement mis à mort. Ainsi les Carthaginois, à la veille d'une ruine complète, recouvrèrent leur ancienne forme de gouvernement. Agathocle embarqua les dépouilles dont il venait de s'emparer, et les envoya à Syracuse ainsi que tous les Cyrénéens inaptes au service militaire. Les navires de transport furent assaillis par une tempête : une partie périt dans les flots, une autre fut jetée aux îles Pithécusses, situées en face de l'Italie; un petit nombre parvint à se sauver à Syracuse. En Italie, les consuls romains arrivèrent au secours des Marses en guerre avec les Samnites. Ils furent victorieux et tuèrent beaucoup d'ennemis. Ils traversèrent ensuite le territoire des Ombriens, pénétrèrent dans la Tyrrhénie alors en guerre avec Rhodes, et prirent d'assaut la forteresse de Caprium. Les habitants envoyèrent des députés, et une trêve de quarante ans fut conclue avec les Tarquiniens, et d'une année seulement avec tous les autres Tyrrhéniens. [20,45] L'année étant révolue, Anaxicrate fut nommé archonte d'Athènes et les Romains élurent consuls Appius Claudius et Lucius Volumnius. A cette époque, Démétrius, fils d'Antigone, quitta Ephèse avec des forces de terre et de mer considérables, ainsi qu'avec un approvisionnement suffisant d'armes et de machines de guerre. Son père lui avait donné ordre de déclarer libres toutes les villes de la Grèce, en commençant par Athènes où Cassandre tenait une garnison. Démétrius entra donc dans le Pirée, investit la place de toutes parts, et publia une proclamation dans laquelle il annonçait aux Athéniens le but de son expédition. Denys, commandant de la garnison de Munychie, et Démétrius de Phalère, gouverneur de la ville au nom de Cassandre, mirent sur pied de nombreuses troupes et défendirent les murailles. Mais quelques soldats d'Antigone forcèrent l'enceinte, pénétrèrent dans l'intérieur de la place du côté du rivage, et y introduisirent plusieurs de leurs camarades; c'est ainsi que le Pirée fut enlevé. Denys se réfugia dans Munychie, et Démétrius de Phalère se retira dans l'intérieur de la ville. Le lendemain, le gouverneur de la ville fut envoyé avec plusieurs autres citoyens en députation auprès de Démétrius; il conclut un accommodement qui garantissait à Athènes son indépendance et à lui sa sûreté personnelle. Abdiquant le pouvoir, Démétrius se réfugia à Thèbes et plus tard en Égypte auprès de Ptolémée. C'est ainsi que Démétrius de Phalère, après avoir gouverné Athènes pendant dix ans, fut chassé de sa patrie. Le peuple décerna les plus grands honneurs aux auteurs de son indépendance. Cependant le fils d'Antigone fit approcher de Munychie les balistes et autres machines de guerre, et se disposa à investir la place par terre et par mer. Les troupes de Denys, qui se trouvaient enfermées dans l'enceinte, se défendirent vaillamment; elles avaient d'ailleurs l'avantage des lieux; car Munychie n'est pas seulement une place naturellement forte, mais elle est encore défendue par des retranchements. Cependant Démétrius l'emportait par le nombre de ses soldats et ses munitions de guerre. Enfin, après deux jours de siége, la garnison, maltraitée par le jeu des calapultes et des balistes, et n'étant pas soutenue par des troupes fraîches, lâcha le terrain; les troupes de Démétrius, au contraire, sans cesse relevées par des colonnes fraîches, et balayant le mur par des balistes, parvinrent à faire évacuer Munychie, et pénétrèrent dans l'intérieur de la place. La garnison fut obligée de mettre bas les armet, et son commandant Denys fut fait prisonnier. [20,46] Cette expédition avait été terminée en peu de jours. Démétrius détruisit Munychie, rendit au peuple son indépendance absolue et çonclut avec les Athéniens un traité d'alliance. Les Athéniens, sur la proposition de Stratoclès, décrétèrent qu'on élèverait des statues curules en or à Antigone et à Démétrius, placées à côté de celles d'Harmodius et d'Aristogiton; qu'on décernerait à Antigone et à Démétrius des couronnes de la valeur de deux cents talents ; qu'on leur dresserait un autel avec cette inscription : "Aux sauveurs"; qu'on ajouterait aux dix tribus anciennes deux tribus nouvelles sous le nom de Démétriade et d'Antigonide; que chaque année on célébrerait en leur honneur des jeux, des processions et des sacrifices; enfin que leurs images seraient tissues annuellement dans le voile de Minerve. Le peuple athénien recouvra donc, contre toute attente, son ancien gouvernement démocratique, qui avait été depuis quinze ans aboli par Antipater pendant la guerre Lamiaque. Démétrius prit d'assaut Mégare, chassa la garnison, et rendit au peuple son indépendance. Les Mégariens, pour lui témoigner leur reconnaissance, lui décernèrent de grands honneurs. Antigone reçut alors une députation d'Athènes qui lui apporta le décret dont il vient d'être parlé, et négocia en même temps des vivres et des matériaux de marine. Antigone donna aux envoyés cent cinquante mille médimnes de blé et du bois pour la construction de cent navires. Il fit ensuite sortir d'Imbros la garnison qui l'occupait, et délivra la ville. Enfin, il écrivit à son fils Démétrius de convoquer un conseil des villes alliées, et de délibérer en commun sur les intérêts de la Grèce. Il lui ordonna aussi de se porter avec une armée dans l'île de Cypre, et de combattre au plus vite les généraux de Ptolémée. Démétrius exécuta immédiatement tous les ordres de son père. Il se rendit dans la Carie et exhorta les Rhodiens à prendre part à la guerre contre Ptolémée ; mais ceux-ci, préférant rester en paix avec tout le monde, ne l'écoutèrent pas. De là l'origine de l'inimitié qui éclata plus tard entre les Rhodiens et Antigone. [20,47] Démétrius aborda en Cilicie. Delà il s'embarqua pour l'île de Cypre avec quinze mille hommes d'infanterie et quatre cents cavaliers; il avait plus de cent dix trirèmes légères, cinquante-trois trirèmes de guerre, un nombre suffisant de bâtiments de transport pour le train de l'infanterie et de la cavalerie. Démétrius vint d'abord camper sur la côte de Carpasie; il tira ses vaisseaux à terre et entoura son camp d'un fossé profond ainsi que d'un retranchement palissadé. Il vint ensuite attaquer les places voisines, et prit d'assaut Uranie et Carpasie. Après avoir laissé un poste nombreux pour la défense des navires, il se porta avec son armée sur Salamine. Ménélas, chargé par Ptolémée du commandement militaire de l'île, avait rassemblé les soldats des garnisons à Salamine, où il séjournait. Lorsque les ennemis n'étaient plus qu'à quarante stades de distance, Ménélas sortit de la ville à la tête de douze mille hommes d'infanterie et de huit cents cavaliers. Il s'engagea peu de temps après un combat dans lequel les troupes de Ménélas furent mises en déroute. Démétrius les poursuivit jusque dans la ville, fit au moins trois mille prisonniers, et mille hommes restèrent sur le champ de bataille. Démétrius amnistia ses prisonniers, et les incorpora dans son armée ; mais ces prisonniers désertèrent et revinrent auprès de Ménélas, parce qu'ils avaient laissé leurs bagages en Égypte, entre les mains de Ptolémée. Démétrius fit arrêter ces soldats indisciplinables, les embarqua et les envoya à Antigone, en Syrie. Antigone était alors occupé dans la haute Syrie à fonder sur les bords du fleuve Oronte une ville q'ui reçut d'après lui le nom d'Antigonia. Cette ville, bâtie avec magnificence, avait soixante-dix stades de tour. Elle était très bien située pour servir de place d'armes tout à la fois contre la Babylonie et les satrapies supérieures, ainsi que contre les satrapies intérieures et celles d'Égypte. Cette ville, néanmoins, ne subsista pas longtemps; elle fut détruite par Seleucus qui en transféra les habitants dans une autre ville fondée par lui, et appelée Seleucia. Mais nous parlerons de tout cela avec plus de détail en temps convenable. Après la défaite qu'il venait d'essuyer, Ménélas fit mettre les murailles de la ville en état de défense, échelonna ses soldats sur les créneaux,et se prépara à soutenir le siége dont Démétrius menaçait Salamine. Il envoya en même temps des messagers en Égypte pour prévenir Ptolémée de l'échec qu'il venait d'éprouver, et pour le supplier de lui envoyer des secours afin de rétablir les affaires de l'île. [20,48] Démétrius voyant qne Salamine n'était pas une prise facile, et qu'elle renfermait de nombreux défenseurs, résolut de faire construire d'énormes machines, des catapultes, des balistes et d'autres ouvrages formidables. Dans ce but, il fit venir des ouvriers de l'Asie, ainsi que du fer, du bois et d'autres matériaux nécessaires à la construction de ces machines. Après s'être entouré de toutes ces ressources, il fit fabriquer une machine, connue sous le nom d'hélépole, dont chaque côté avait quarante-cinq coudées de largeur, et dont la hauteur était de quatre-vingt-dix coudées, divisée en neuf étages. Cette machine reposait sur quatre roues solides, de huit coudées de haut. Il fit aussi construire d'énormes béliers et deux tortues porte-béliers. Aux étages inférieurs de l'hélépole étaient fixées des balistes de diverses dimensions, dont les plus grandes lançaient des pierres de trois talents; aux étages du milieu se trouvaient les plus fortes catapultes, et les étages les plus élevés étaient occupés par les balistes et les catapultes de moindre dimension. Toutes ces machines, destinées à lancer des projectiles, étaient servies par deux cents hommes; en s'approchant de la ville, elles balayaient les créneaux en même temps que les béliers ébranlaient les murs. Cependant les assiégés se défendirent vaillamment, et ripostèrent aux décharges des balistes et des catapultes. Le siége durait ainsi depuis plusieurs jours, et on se faisait beaucoup de mal de part et d'autre. Enfin une brèche s'ouvrit, et la ville allait être prise d'assaut, lorsque l'approche de la nuit fit cesser le combat. Ménélas comprit que la ville serait perdue, s'il ne trouvait quelque nouveau moyen de défense. Il rassembla donc une grande quantité de bois sec qu'il fit jeter pendant la nuit sur les machines de l'ennemi, en même temps que du haut des murs on lançait des flèches tout allumées qui mirent en flamme les ouvrages les plus importants. Les soldats de Démétrius se hâtèrent d'accourir pour éteindre l'incendie ; mais le feu avait déjà consumé les machines, et beaucoup de soldats y trouvèrent la mort. Démétrius, quoique trompé dans son espérance, n'en continuait par moins à bloquer la ville par terre et par mer, persuadé qu'avec le temps il viendrait a bout de l'ennemi. [20,49] Lorsque Ptolémée apprit ce revers des siens, il quitta l'Égypte avec des forces considérables de terre et de mer. Ayant abordé à Paphos, en Cypre, il se fit fournir par les villes des embarcations, et se rendit à Citium, à deux cents stades de Salamine. Il avait sous ses ordres cent quarante vaisseaux longs, dont les plus grands étaient à cinq rangs de rames, et les plus petits à quatre. Ces vaisseaux étaient suivis de plus de deux cents bâtiments de guerre, qui ne portaient pas moins de dix mille hommes d'infanterie. Ptolémée avait fait avertir Ménélas par quelques messagers envoyés par terre, de lui faire parvenir promptement, s'il lui était possible, soixante navires, stationnés dans le port de Salamine. Il espérait qu'avec une flotte de deux cents bâtiments qu'il réunirait il lui serait facile de défaire l'ennemi dans une bataille navale. Démétrius devina ce dessein, laissa une partie de son armée pour continuer le siége de Salamine, et fit embarquer l'élite de ses troupes sur des bâtiments dont les proues étaient munies de balistes et de catapultes capables de lancer des flèches de trois spithames de longueur. Démétrius fit donc toutes ses dispositions pour ce combat naval, tourna la ville, et vint mouiller à peu de distance de l'entrée du port, mais hors de la portée des traits. Il passa la nuit dans cette station, s'opposant à la jonction des navires de Ménélas avec ceux de Ptolémée, et se tint prêt pour un combat naval. Cependant Ptolémée s'avança vers Salamine, et comme sa flotte était suivie des bâtiments de transport, elle présenta de loin l'aspect d'une ligne formidable. [20,50] A l'approche de la flotte ennemie, Démétrius détacha le nauarque Antisthène avec dix bâtiments à cinq rangs de rames pour se mettre à l'entrée étroite du port et empêcher les bâtiments qui s'y trouvaient d'en sortir au moment où le combat serait engagé; en même temps il ordonna à sa cavalerie de se tenir sur le rivage, et de protéger en cas de revers ceux qui en nageant viendraient gagner la côte. Enfin, il mit sa flotte en ordre de bataille et marcha droit à la rencontre des ennemis. Il avait sous ses ordres plus de cent huit bâtiments, y compris ceux qui avaient été enlevés des places {de la côte}; les plus grands étaient à sept rangs de rames, et la plupart à cinq. L'aile gauche était occupée par sept navires phéniciens à sept rangs de rames, et par trente navires athéniens à quatre rangs de rames, sous les ordres du nauarque Medius. En avant de cette ligne étaient placés dix bâtiments à six rangs de rames, et autant à cinq rangs; c'était l'aile la plus forte, où Démétrius se proposait lui-même de combattre. Le centre était occupé par des embarcations légères, commandées par Themison le Samien et Marsyas qui a écrit une histoire de Macédoine. L'aile droite était sous les ordres d'Hégésippe d'Halicarnasse et de Plistias de Cos, le maître pilote de toute la flotte. Cependant Ptolémée se porta en toute hâte la nuit même sur Salamine, pensant devancer l'ennemi, et le premier entrer dans le port. Mais lorsqu'à la pointe du jour la flotte de Démétrius apparut à peu de distance, Ptolémée se disposa de son côté au combat; il ordonna donc aux bâtiments de transport de le suivre de loin, et rangea les autres bâtiments dans un ordre convenable. Il occupa lui-même l'aile gauche avec les plus grands navires. Ces dispositions faites de part et d'autre, les contre-maîtres donnèrent le signal des prières qu'on adressait, selon l'usage, aux dieux, et les équipages y répondaient à haute voix. [20,51] Les deux chefs opposés, comprenant qu'il s'agissait d'un combat où il fallait vaincre ou mourir, sentirent leur coeur battre violemment. Démétrius, à trois stades environ de distance de l'ennemi, hissa le signal du combat; c'était un bouclier doré qui fut aperçu sur toute la ligne. Ptolémée en fit autant, et aussitôt l'intervalle qui séparait les deux flottes disparut. Les trompettes ayant sonné la charge et les armées poussé le cri de guerre, tous les bâtiments s'attaquèrent avec une horrible impétuosité. Le combat eut d'abord lieu à coups de flèches, de javelots et de pierres lancées par les balistes; des deux côtés il y eut beaucoup de blessés. Puis les navires s'approchaient; le moment de l'abordage était arrivé, les ponts étaient couverts de combattants, et les rameurs, excités par la voix des contre-maîtres, redoublaient d'efforts. Le premier choc fut terrible; quelques navires, ayant les rames brisées, ne pouvaient ni avancer ni reculer, et les équipages étaient ainsi mis hors de combat. D'autres navires se frappaient le front à coups d'éperon; les soldats placés sur le pont se blessaient à bout portant. Quelques triérarques ordonnaient l'abordage par les flancs, et les navires, ainsi accrochés, se transformaient en un champ de bataille sanglant; les uns, en sautant à l'abordage, glissèrent, tombèrent dans la mer, et furent sur-le-champ massacrés à coups de piques; les autres, plus heureux, se maintinrent sur le bâtiment ennemi, tuèrent une partie de l'équipage et précipitèrent l'autre dans la mer. En un mot, des combats variés et étranges animaient la scène. Ici un faible équipage l'emportait par ses bâtiments à haut bord : là un équipage plus fort fut écrasé, parce que les ponts étaient trop bas, et que l'inégalité des circonstances est aussi pour beaucoup dans ces sortes de combats. Dans les combats qui se livrent sur terre, le courage est manifeste, et aucun événeruent étranger ne peut lui enlever la palme, tandis que dans les batailles navales beaucoup de causes diverses peuvent abattre le courage et contribuer inopinément à la victoire. [20,52] Démétrius, debout sur la poupe d'un bâtiment à sept rangs de rames, déploya la plus brillante valeur. Partout enveloppé d'ennemis, il frappait les uns à coups de lance et tuait les autres de sa propre main, tandis qu'il parait les traits lancés contre lui, soit par un mouvement de côté, soit par ses armes défensives. Il avait près de lui trois porte-boucliers; l'un tomba frappé d'un coup de lance, les deux autres furent blessés; enfin Démétrius rompit la ligne ennemie, mit en déroute l'aile droite, et fit virer de bord les navires qui se trouvaient successivement sur son passage. Cependant Ptolémée, entouré de ses plus grands bâtiments et de ses meilleures troupes, parvint de son côté à mettre facilement en déroute la ligne qui lui était opposée; il coula bas une partie des navires et s'empara des autres avec les hommes qui les montaient. Victorieux sur cette aile, il se tourna d'un autre côté, dans l'espoir de se rendre facilement maître du reste de la flotte ennemie. Mais, lorsqu'il vit que son aile gauche était écrasée, tous les navires mis en fuite et vivement poursuivis par Démétrius, Ptolémée se retira à Citium. Vainqueur dans cette bataille, Démétrius confia les bâtiments de guerre à Néon et à Burichus avec l'ordre de continuer la poursuite et de recueillir les hommes qui cherchaient à se sauver à la nage. Il orna ensuite ses navires des dépouilles opimes, et, traînant à la remorque les bâtiments prisonniers, il fit son entrée dans le port et gagna le camp. Au moment où la bataille était engagée, Ménélas, commandant de Salamine, fit équiper soixante navires et les envoya, sous les ordres du nauarque Menoetius, au secours de Ptolémée. Un combat fut livré, à l'entrée du port, entre les navires de Démétrius et ceux de la ville qui voulaient forcer le passage. Les dix navires de Démétrius furent obligés de se réfugier auprès de l'armée de terre; mais les navires de Menoetius, arrivés trop tard sur le champ de bataille, rentrèrent à Salamine. Telle fut l'issue de cette bataille. Plus de cent bâtiments, montés par près de huit mille hommes, tombèrent au pouvoir de Démétrius; quarante vaisseaux longs furent également pris avec tout leur équipage, et quatre-vingts navires, fortement avariés, furent traînés par les vainqueurs dans le camp qu'ils occupaient près de la ville. Démétrius n'eut que vingt embarcations endommagées, qui toutes furent remises en état de tenir la mer. [20,53] Après sa défaite, Ptolémée renonça à la possession de l'île de Cypre, et retourna en Égypte. Démétrius rangea sous son autorité toutes les villes de l'île, et incorpora dans les rangs de son armée les garnisons, composées de seize mille hommes d'infanterie et d'environ six cents cavaliers. Il s'empressa ensuite d'embarquer, sur un de ses plus grands bâtiments, des messagers chargés d'annoncer à son père cette victoire. En apprenant cette victoire signalée, Antigone s'enfla d'orgueil, se ceignit du diadème, se donna le nom de roi, et accorda le mène titre à son fils Démétrius. De son côté, Ptolémée, rien moins qu'abaissé par sa défaite, se ceignit également du diadème, et se donna dans tous ses édits le titre de roi. Les autres souverains imitèrent cet exemple, et se nommèrent rois à leur tour. De ce nombre était Seleucus, qui venait de se remettre en possession des satrapies supérieures, Lysimaque et Cassandre qui possédaient leurs anciens domaines. Mais en voilà assez sur ce sujet; racontons maintenant ce qui s'est passé en Libye et en Sicile. [20,54] Lorsque Agathocle apprit que les souverains que nous venons de nommer, avaient pris le diadème, il prit également le titre de roi, car il ne se croyait point inférieur aux autres, ni par l'étendue de ses États ni par l'éclat de ses actions. Cependant il ne se ceignit point du diadème, car il portait toujours, depuis son avénement à la tyrannie, une couronne sur la tête, emblème d'une dignité sacerdotale, et il ne l'avait jamais quittée depuis qu'il avait combattu pour le maintien de son autorité. Quelques-uns prétendent que c'était à dessein qu'il portait cette couronne afin de cacher sa calvitie. Quoi qu'il en soit, pour justifier l'éclat du titre qu'il venait de prendre, il entreprit une expédition contre les habitants d'Utique qui s'étaient révoltés ; il attaqua soudain leur ville, fit environ trois cents prisonniers parmi les citoyens qui étaient restés à la campagne, puis il promit une amnistie dans le cas où on lui livrerait la ville. Cette offre ayant été refusée, Agathocle construisit une machine à laquelle il suspendit tous les prisonniers, et la fit approcher des murs de la ville. Les habitants d'Utique furent touchés de commisération à la vue de leurs malheureux concitoyens ; mais, préférant la liberté de tous à la conservation de quelques-uns, ils mirent les murs en état de défense, et soutinrent vaillamment le siége. Agathocle établit alors sur cette machine des frondeurs et des archers, d'où ils lancèrent des projectiles contre les assiégés qu'ils rem- plirent des plus cruelles angoisses. Les défenseurs postés sur les murs hésitèrent d'abord à se servir de leurs armes qui auraient frappé leurs concitoyens, parmi lesquels s'en trouvaient quelques-uns de la plus grande distinction ; mais, de plus en plus vivement pressés par l'ennemi, ils se virent forcés de se défendre contre les assaillants. Cette nécessité causa aux habitants d'Utique la plus profonde affliction, d'autant plus qu'elle était irrémédiable. En effet, les Grecs s'étant placés derrière les prisonniers d'Utique, il fallait ou, en épargnant des concitoyens, laisser tomber la patrie au pouvoir de l'ennemi, ou, en secourant la ville, tuer impitoyablement un grand nombre d'infortunés. C'est ce dernier événement qui eut lieu. Les assiégés se servirent donc de leurs armes contre les ennemis, et, en frappant ceux-ci, ils frappèrent en même temps leurs concitoyens suspendus à la machine; quelques-uns de ces derniers y furent cloués par des flèches, et subirent en quelque sorte le supplice de la croix; et ce supplice cruel leur était infligé par les mains de leurs parents ou de leurs amis! La nécessité ne leur permettait pas même de respecter ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes. [20,55] Pendant que les habitants d'Utique bravaient le danger sans s'émouvoir, Agathocle enveloppa toute la place, força un point faiblement fortifié, et pénétra dans l'intérieur de la ville. Emporté par la colère, Agathocle égorgea les habitants qui cherchaient à se réfugier soit dans les maisons soit dans les temples. Les uns furent massacrés sur place, les autres furent saisis et pendus, et même ceux qui s'étaient réfugiés dans les temples n'échappèrent pas à la vengeance du vainqueur. Agathocle s'empara des richesses d'Utique, et laissa une garnison dans la ville. Il marcha ensuite sur Hippoacra, ville environnée d'un lac et naturellement très forte. Il poussa vigoureusement le siége de cette place, défit les indigènes dans un combat naval et s'empara de la ville. Il prit de la même façon la plupart des villes maritimes, et se rendit maître des populations de l'intérieur, à l'exception des Numides. Quelques tribus de ces derniers conclurent avec lui un traité d'alliance, tandis que les autres attendaient les événements. Quatre races différentes se sont partagé le territoire de la Libye : les Phéniciens qui habitaient alors Carthage; les Libophéniciens, en possession de la plupart des villes maritimes et attachés aux Carthaginois par les liens du sang, ce qui leur a valu le nom qu'ils portent; les Libyens, ou l'ancienne race indigène, la plus populeuse, animés d'une haine implacable contre les Carthaginois qui leur ont imposé un joug pesant; enfin, les Numides, qui habitent une grande partie de la Libye jusqu'au désert. Agathocle avait alors des forces supérieures aux Carthaginois par les alliances qu'il s'était ménagées avec les Libyens ; mais, inquiet des affaires de la Sicile, il fit construire des navires ouverts et à cinquante rames, et y embarqua deux mille hommes d'infanterie. Il laissa à son fils Archagathus le commandement des troupes de la Libye, et retourna lui-même en Sicile. [20,56] Dans cet intervalle, Xenodocus, général des Agrigentins, avait déclaré libres un grand nombre de villes et fait naître le même désir d'indépendance dans les autres cités de la Sicile. Il conduisit alors contre les lieutenants d'Agathocle une armée de plus de dix mille hommes d'infanterie et de près de mille cavaliers. De leur côté, Leptine et Démophile, ayant tiré de Syracuse et des places fortes un corps de huit mille deux cents hommes d'infanterie et de douze cents cavaliers, se portèrent à la rencontre de Xenodocus. Une bataille sanglante fut livrée. Xenodocus, vaincu, se réfugia à Agrigente après avoir perdu environ quinze cents hommes. Accablés de ce revers, les Agrigentins abandonnèrent leur belle entreprise, et firent évanouir chez leurs alliés l'espoir de la liberté. A peine cette bataille venait-elle d'être livrée, qu'Agathocle aborda en Sicile. Il débarqua à Sélinonte et commença par forcer les Héracléotes, qui s'étaient déclarés indépendants, à rentrer sous sa domination; puis, se rendant sur le côté opposé de l'île, il soumit par capitulation les Thermites qui avaient admis dans leur ville une garnison carthaginoise. Il prit d'assaut la ville de Cephalidium, et en donna le gouvernement à Leptine. Il continua sa marche dans l'intérieur de l'île, et entreprit de pénétrer nuitamment dans la ville de Centoripa, où il s'était ménagé quelques intelligences; mais ce projet ayant été découvert, la garnison accourut à la défense de la ville et repoussa Agathocle qui perdit plus de cinq cents hommes. Mandé ensuite par quelques habitants d'Apollonia, qui s'engageaient à lui livrer la ville, Agathocle se remit en route. Mais les traîtres avaient été découverts et châtiés. Agathocle fut donc obligé d'entreprendre le siége de la ville. Le premier jour il n'obtint aucun résultat; le jour suivant il ne parvint à s'emparer de la ville qu'après avoir éprouvé des pertes considérables. La plupart des Apolloniates furent massacrés, et leurs biens livrés au pillage. [20,57] Sur ces entrefaites, Dinocrate, chef des bannis, avait repris le projet des Agrigentins, et s'était déclaré le protecteur de la liberté commune. Une foule de partisans accoururent de toutes parts auprès de lui; les uns mus par l'instinct naturel de la liberté, les autres par la haine que leur inspirait la tyrannie d'Agathocle. Ils parvinrent ainsi à mettre sur pied une armée composée d'au moins vingt mille hommes d'infanterie et de quinze cents cavaliers. Ces hommes, tous habitués aux maux de l'exil et aux fatigues de la guerre, bivaquèrent en rase campagne et provoquèrent le tyran au combat; mais Agathocle, de beaucoup inférieur en forces, céda le terrain. Dinocrate, le poursuivant sans relâche le vainquit pour ainsi dire sans coup férir. A partir de cette époque, la fortune d'Agathocle alla en déclinant tant en Sicile qu'en Libye. Archagathus qui, après le départ de son père, avait pris le commandement de l'armée en Libye, remporta d'abord quelques avantages par l'expédition confiée à Eumachus dans la haute Libye. En effet, Enmachus s'était emparé de Toca, ville considérable, et avait rangé sous son autorité plusieurs tribus nomades des environs. Il prit ensuite d'assaut Phelline, seconde ville du pays, et força à l'obéissance les populations limitrophes, connues sous le nom d'Asphodélodes, qui, par le teint de leur peau, ressemblent aux Éthiopiens. Eumachus se rendit ensuite maître d'une troisième ville très grande, nommée Meschela, fondée anciennement par des Grecs revenus de la guerre de Troie, et dont nous avons parlé dans le troisième Iivre. Il prit ensuite la ville Hippoacra, du même nom que celle qu'Agathocle avait soumise à sa domination. Enfin, il se rendit maître d'Acris, ville indépendante, réduisit les habitants en esclavage, et livra la ville au pillage de ses soldats. [20,58] Eumachus, chargé d'un immense butin, revint joindre Archagathus. S'étant acquis la réputation d'un habile général, il entreprit une nouvelle expédition dans la haute Libye. Dépassant les villes qu'il avait précédemment soumises, il s'avança jusqu'à Miltine, qu'il attaqua à l'improviste. Mais les Barbares, revenus de leur surprise et maîtres de la ville, chassèrent Eumachus et lui tuèrent beaucoup de monde. De là, il se dirigea en avant et franchit une haute montagne qui s'étend dans un espace de deux cents stades; elle est remplie de chats sauvages; aucun oiseau n'y fait son nid ni sur les arbres ni dans les fentes des rochers, à cause de l'inimitié naturelle qui existe entre ces deux familles d'animaux. Après avoir traversé cette contrée montagneuse, il entra dans un pays peuplé de singes, et où se trouvent trois villes qui portent, d'après ces animaux, le nom de Pithécusses, en traduisant en grec la dénomination par laquelle les naturels du pays designent le singe. Les habitants ont des moeurs en grande partie bien différentes des nôtres. Les singes habitent les mêmes maisons que les hommes. Ces animaux y sont regardés comme des dieux, ainsi que les chiens le sont chez les Egyptiens. Les singes ont donc libre accès dans les magasins de vivres, dont ils disposent à leur gré. Les parents donnent le plus souvent à leurs enfants des noms de singes, comme on leur donne chez nous des noms de divinités. Ceux qui tuent un de ces animaux sont condamnés au dernier supplice, comme coupables du plus grand sacrilége. C'est de là que viennent ces mots qui, chez quelques-uns, ont passé en proverbe, lorsqu'on parle de gens qui sont morts pour un motif futile : "Ils ont versé du sang de singe". Eumachus prit une de ces villes d'assaut et la livra au pillage; les deux autres firent leur soumission. Averti que les Barbares des environs rassemblaient de nombreuses troupes, Eumachus hâta sa marche et se décida à revenir sur le littoral. [20,59] Jusqu'alors tout avait réussi en Libye à Archagathus. Le sénat de Carthage, après avoir mûrement délibéré sur la conduite de cette guerre, décréta que Carthage mettrait sur pied trois armées : la première destinée à la défense des villes maritimes ; la seconde, pour l'intérieur du pays, et la troisième, pour la haute Libye. Par ces mesures, le sénat se flattait d'abord de garantir la ville d'un siége en même temps que de la famine. (Une foule de gens s'étant réfugiés à Carthage, la disette s'était déjà fait sentir; quant à un siége, il n'était guère à craindre, tant à cause de la solidité des murailles que des fortifications naturelles du côté de la mer.) Ensuite, le sénat pensait que les alliés demeureraient plus fidèles, se voyant soutenus par plusieurs armées. Mais ce qui l'avait surtout déterminé à rendre ce décret, c'est que l'ennemi serait obligé de diviser ses forces et de s'éloigner de Carthage. Toutes ces prévisions se réalisèrent. Trente mille hommes furent ainsi mis en campagne et sortirent de la ville; les commerçants qui y restaient trouvèrent des subsistances suffisantes, et y vécurent même dans l'abondance. Les alliés, que la crainte avait rapprochés de l'ennemi, resserrèrent les liens qui les rattachaient aux Carthaginois. [20,60] En voyant toute la Libye occupée par des troupes ennemies, Archagathus partagea également son armée en plusieurs corps : l'un fut envoyé sur les côtes, un autre fut mis sous les ordres d'AEschrion ; enfin, Archagathus se mit lui-même à la tête du troisième corps et laissa une forte garnison à Tynès. Le pays était donc traversé en tout sens par plusieurs corps d'armée. Un changement dans les affaires devint inévitable, et tout le monde en attendait le moment avec anxiété. Hannon, mis à la tête de l'armée de l'intérieur, dressa une embuscade à AEschrion, l'attaqua à l'improviste, et lui tua plus de quatre mille hommes d'infanterie et environ deux cents cavaliers. AEschrion lui-même se trouva au nombre des morts; les autres furent faits prisonniers ou parvinrent à se sauver dans le camp d'Archagathus, qui était à cinq cents stades de distance. Cependant Imilcon, chargé du commandement de l'armée de la haute Libye, se mit sur les traces d'Eumachus, dont l'armée traînait après elle un lourd bagage, fruit des dépouilles des villes prises d'assaut. Néanmoins les Grecs se rangèrent en bataille et provoquèrent les ennemis au combat. Imilcon laissa une partie de son armée cantonnée dans la ville qu'il avait occupée, avec l'ordre, lorsqu'il se replierait sur la ville, de faire une sortie et de tomber soudain sur l'ennemi qui se serait mis à sa poursuite. Imilcon s'avança lui-même avec la moitié de ses troupes; arrivé à peu de distance du camp, il engagea le combat et s'enfuit comme frappé de terreur. Les soldats d'Eumachus, exaltés par le succès et ne gardant plus leurs rangs, se mirent à la poursuite de ceux qui leur cédaient le terrain; tout à coup l'autre corps d'armée d'Imilcon sortit de la ville en bon ordre, poussa le cri de guerre et répandit l'épouvante parmi les Grecs, qui furent aisément mis en déroute. Les Carthaginois leur ayant coupé la retraite, les troupes d'Eumachus se réfugièrent sur une hauteur voisine qui manquait d'eau. Investis de toute part par les Phéniciens, épuisés de soif et accablés par les ennemis, presque tous les Grecs perdirent la vie. Sur huit mille fantassins, trente seulement parvinrent à s'échapper, et sur huit cents cavaliers, quarante. [20,61] Abattu par ce revers, Archagathus retourna à Tynès; il rappela près de lui les débris de ses troupes, et envoya des messagers en Sicile pour prévenir immédiatement son père de ce qui venait de se passer, et le prier de lui envoyer de prompts secours. A tant de revers se joignit bientôt un autre malheur : presque tous les alliés se détachèrent d'Archagathus. Les troupes de l'ennemi se concentrèrent et menacèrent déjà le camp des Grecs. Imilcon avait occupé tous les défilés et intercepté les communications avec l'intérieur du pays; il ne se trouvait lui-même qu'à cent stades du camp ennemi. D'un autre côté, Atarbas, autre général carthaginois, était venu camper à quarante stades de Tynès. Ainsi les ennemis, à la fois maîtres de la mer et de l'intérieur du pays, coupèrent aux Grecs les vivres, et les pressèrent de toutes parts. Les Grecs étaient donc profondément découragés. Dans cet intervalle, Agathocle apprit les revers que son armée avait éprouvés en Libye, et il fit préparer dix-sept vaisseaux longs pour les envoyer au secours d'Archagathus. Les affaires de la Sicile elle-même prenaient une mauvaise tournure, car le parti de Dinocrate, chef des bannis, augmentait de jour en jour. Agathocle confia à Leptine la conduite de la guerre dans l'île, et, après avoir équipé ses navires, il attendit une occasion favorable pour s'embarquer, en échappant à trente navires carthaginois qui étaient en croisière dans les eaux de Sicile. En ce même temps il lui arriva de la Tyrrhénie un secours de dix-huit navires qui entrèrent de nuit dans le port, à l'insu des Carthaginois. Agathocle saisit cette occasion pour tromper les ennemis par un stratagème : il ordonna à ses alliés de la Tyrrhénie de rester dans le port jusqu'à ce qu'ayant mis à la voile il aurait entraîné à sa poursuite les Phéniciens. En effet, ainsi qu'il l'avait dit, il sortit rapidement du port avec dix-sept bâtiments. Aussitôt les Carthaginois se mirent à sa poursuite. Au même moment les Tyrrhéniens sortirent du port; Agathocle fit volte face, attaqua les Barbares, et leur livra un combat naval. Déconcertés par cette attaque imprévue et enveloppés par l'ennemi, les Carthaginois furent mis en déroute. Les Grecs se rendirent maîtres de cinq bâtiments avec tout leur équipage; le général carthaginois, montant le vaisseau commandant, fut lui-même pris; mais, préférant la mort à la captivité, il se poignarda ; cependant il était inspiré par un mauvais génie, car le vaisseau que ce général avait monté profita d'un vent favorable, et parvint à se dégager. [20,62] Agathocle, qui avait déjà renoncé à tout espoir de l'emporter par mer sur les Carthaginois, fut contre toute attente vainqueur dans ce combat naval; et, devenu maître de la mer, il rendit aux marchands toute sécurité. Ainsi les Syracusains virent prospérer le commerce, et passèrent de la disette à l'abondance. Le tyran, enflé par les succès qu'il venait de remporter, ordonna à Leptine de ravager le territoire ennemi et celui des Agrigentins; car Xenodocus, méprisé depuis sa dernière défaite par la faction ennemie, était en opposition avec une partie des citoyens, et fomentait la révolte. Agathocle ordonna donc à Leptine de provoquer Xenodocus au combat, persuadé qu'on aurait facilement raison de troupes qui n'étaient pas d'accord entre elles et en quelque sorte vaincues d'avance; c'est ce qui arriva en effet. Leptine envahit le territoire des Agrigentins et le ravagea. Xenodocus resta d'abord inactif, ne se croyant pas assez fort pour résister aux lieutenants d'Agathocle; mais, accusé de lâcheté par ses concitoyens, il entra en campagne, quoique son armée fût inférieure à celle de Leptine, tant en nombre qu'en courage, car elle n'était composée que de citoyens élevés dans l'oisiveté et à l'ombre du foyer, tandis que celle de Leptine n'était formée que de soldats habitués au bivouac et rompus au métier de la guerre. Aussi, dans le combat qui s'engagea, les soldats de Leptine mirent bien vite en déroute les Agrigentins, et les poursuivirent jusque dans leur ville. Dans cette bataille, les vaincus perdirent environ cinq cents hommes d'infanterie et plus de cinquante cavaliers. Les Agrigentins furent exaspérés contre Xenodocus, auquel ils reprochèrent de s'être laissé battre deux fois. Xenodocus, pour se soustraire au jugement dont il était menacé, se retira à Géla. [20,63] Victorieux, à peu de jours d'intervalle, sur terre et sur mer, Agathocle offrit des sacrifices aux dieux, et traita ses amis par des festins splendides. Dans ces banquets il déposait la majesté souveraine, et se mettait même au-dessous d'un simple particulier. Par une telle conduite, il captait la bienveillance de la multitude, et en même temps, par la liberté qui régnait dans ces banquets, il était mis à même de pénétrer les sentiments de chacun des convives; car c'est dans le vin que la vérité déguisée se montre au jour. Agathocle était d'une humeur joviale, satirique, bon mime, et dans les assemblées publiques il s'amusait quelquefois à contrefaire, par des gestes et des mimes, plusieurs des assistants, au point que la foule éclatait souvent de rire, comme en présence d'un histrion ou d'un prestidigitateur. Il n'avait d'autre garde que le peuple qui l'environnait; et bien différent de Denys le tyran, il se rendait seul dans les assemblées. Denys, en effet, poussait la défiance envers tout le monde si loin, qu'il laissait croître ses cheveux et sa barbe, afin de n'être pas obligé de soumettre au fer du barbier les parties principales du corps. Si quelquefois il avait besoin de se faire tondre, il se faisait brûler les cheveux, disant que la défiance était l'unique sauvegarde de la tyrannie Il en était tout autrement d'Agathocle. Un jour dans un festin, saisissant une grande coupe d'or, il s'écria qu'il ne cesserait de cultiver l'art du potier que lorsqu'il serait parvenu à fabriquer des coupes aussi bien travaillées; car, loin de renier la profession qu'il avait exercée, il en tirait au contraire vanité, montrant ainsi que, par ses propres moyens, il avait su s'élever de la plus humble condition au rang suprême. Un jour il assiégea une ville assez importante; un des habitants lui cria du haut des murs : « Potier, chauffeur de fours, quand payeras-tu les gages de tes soldats? - Quand j'aurai pris la ville, » reprit-il. Enfin, par la familiarité de ses manières qu'il montrait dans les festins, il était parvenu à découvrir au milieu de l'ivresse des convives ceux qui nourrissaient les sentiments les plus hostiles à la tyrannie. Un jour il invita de nouveau à un banquet ceux qu'il savait être ses ennemis, ainsi que les Syracusains les plus distingués; ils étaient au nombre de cinq cents : il les fit entourer d'une troupe de mercenaires dévoués, et les fit tous égorger. Cet acte avait été dicté par la crainte que, pendant qu'il serait en Libye, ses ennemis ne renversassent la tyrannie, secondés dans cette entreprise par les exilés réunis autour de Dinocrate. Après avoir ainsi pourvu à sa sécurité, Agathocle quitta le port de Syracuse. [20,64] Arrivé en Libye, Agathocle trouva l'armée découragée et manquant de vivres. Il jugea donc utile de tenter le sort d'une bataille. Il exhorta ses soldats à une nouvelle lutte, et les fit marcher contre les Barbares. Il avait encore sous ses ordres six mille Grecs et presque un nombre égal de Celtes, de Samnites et de Tyrrhéniens, sans compter à peu près dix mille Libyens, troupe infidèle, qui passait selon les circonstances d'un parti dans l'autre. Indépendamment de l'infanterie, il avait encore quinze cents cavaliers et plus de six mille chars libyens. Les Carthaginois avaient établi leur camp sur une hauteur presque inaccessible, et ne jugèrent pas prudent d'en venir aux mains avec des hommes réduits au désespoir. Ils restèrent donc dans leur camp, amplement munis de provisions, et espérant dompter l'ennemi par la famine et le temps. Mais Agathocle ne réussissant pas à les attirer dans la plaine, et pressé par les circonstances de tout risquer, conduisit son armée à l'attaque du camp des Barbares. Ceux-ci sortirent donc de leur camp, favorisés par le nombre et par la difficulté des lieux. Les troupes d'Agathocle soutinrent d'abord pendant quelque temps le choc des Carthaginois; mais enfin, pressés de toutes parts, les mercenaires et les autres Grecs lâchèrent pied et se retirèrent dans le camp. Les Carthaginois, se mettant à leur poursuite, les serrèrent de près, ayant soin d'épargner les Libyens, afin de captiver leur bienveillance; mais ils firent un grand carnage des Grecs et des mercenaires qu'ils reconnaissaient à leurs armes, et les poursuivirent jusque dans leur camp. Agathocle laissa environ trois mille hommes sur le champ de bataille. Dans la nuit suivante, il arriva un événement étrange et inespéré, également fatal aux deux armées. [20,65] Après la victoire, les Carthaginois choisirent parmi leurs prisonniers les hommes les plus beaux, et passèrent la nuit à les offrir aux dieux en sacrifice d'actions de grâces. Une grande flamme enveloppait les victimes, lorsque soudain, par un vent violent, le feu atteignit le tabernacle placé au pied de l'autel; du tabernacle la flamme gagna la tente du général, puis successivement les tentes des autres chefs. Cet incendie remplit toute l'armée d'effroi : les uns cherchaient à éteindre le feu, les autres à emporter leurs armes et leurs biens les plus précieux; mais ils devinrent tous la proie des flammes. Comme les tentes étaient en roseaux et en paille, et que le vent devenait de plus en plus violent, tous les secours furent inutiles; aussi en peu de temps tout le camp fut-il en feu. Beaucoup de Carthaginois, abandonnés dans les passages étroits du camp, furent. brûlés vifs, et subirent ainsi sur la place le même supplice que leur cruauté impie avait réservé aux prisonniers. Quant à ceux qui parvinrent, au milieu de ce tumulte, à s'échapper du camp, ils coururent un danger bien plus grand encore. [20,66] Les Libyens, qui au nombre de cinq mille servaient dans l'armée d'Agathocle, désertèrent dans la même nuit pour passer dans le camp des Barbares. Ces Libyens ayant été aperçus par les sentinelles du camp carthaginois, l'alarme se répandit parmi les Carthaginois qui croyaient que toute l'armée des Grecs s'avançait contre eux. Chacun cherchait son salut dans la fuite : les soldats n'obéissaient plus à leur chef, et, quittant leurs rangs, tombaient, dans leur frayeur, les uns sur les autres; trompés par l'obscurité et aveuglés par la terreur, ils se battaient contre leurs propres camarades, les prenant pour des ennemis. Il en résulta un grand carnage; les uns, victimes de l'erreur, restèrent sur place; les autres, s'enfuyant sans armes et égarés par la peur, se jetèrent dans des précipices, où ils périrent. Enfin, plus de cinq mille hommes perdirent ainsi la vie, le reste parvint à se sauver à Carthage. Les habitants de cette ville, trompés par la rumeur publique, crurent que leur armée venait d'être battue, et qu'elle était en grande partie détruite. Dans cette anxiété, ils ouvrirent les portes de la ville, et reçurent les fuyards au milieu du tumulte et d'une consternation générale, car on s'imaginait que l'ennemi était à leurs trousses; mais lorsque le jour parut, ils apprirent la vérité, et leur frayeur se calma. [20,67] Dans ce même moment les troupes d'Agathocle furent victimes d'une erreur semblable : les déserteurs libyens voyant le camp carthaginois tout en flammes, et entendant le tumulte qui s'en élevait, n'osèrent s'avancer et revinrent sur leurs pas. Quelques Grecs qui les aperçurent, et qui s'imaginaient que l'armée des Carthaginois approchait, vinrent donner l'alarme au camp d'Agathocle. Le tyran ordonna de prendre les armes, et les soldats se précipitèrent dans le plus grand désordre hors du camp. La flamme qui s'élevait du camp ennemi, ainsi que le tumulte et les cris qui en partaient ne firent plus douter que les Barbares ne s'avançassent avec toutes leurs forces. Une frayeur universelle gagna le camp d'Agathocle, et les soldats prirent la fuite. Cependant les Libyens vinrent se mêler aux autres troupes, et, la nuit prolongeant l'erreur, les soldats se battaient entre eux. Dans cette nuit désastreuse, et au milieu de cette terreur panique, plus de quatre mille hommes perdirent la vie. Enfin, la vérité étant connue, ceux qui avaient échappé au carnage rentrèrent dans le camp. Voilà comment les deux armées furent également maltraitées par un événement funeste, et justifièrent ainsi le proverbe, que la guerre est un jeu de hasard. [20,68] Après ce revers et voyant que les Libyens l'abandonnaient, et que le reste de l'armée était dans l'impossibilité de continuer la guerre contre les Carthaginois, Agathocle se décida à quitter la Libye. Mais, faute de moyens de transport, il ne pouvait emmener avec lui toute son armée, et il n'était pas assez fort pour se mesurer avec les Carthaginois, alors maîtres de la mer; il ne croyait pas non plus réussir à faire la paix avec les Barbares, qui disposaient de troupes numériquement supérieures, et qui étaient résolus à compléter la ruine de ceux qui, les premiers, avaient osé débarquer dans leur pays, afin de dé- tourner les autres d'une semblable expédition. Agathocle se décida donc à partir secrètement avec une suite peu nombreuse, et il s'embarqua avec son plus jeune fils Héraclide. Quant à Archagathus, dont il craignait le caractère audacieux et ses intelligences avec sa belle-mère, il le laissa en Libye. Mais Archagathus, soupçonnant le dessein de son père, guetta le moment du départ pour le dénoncer aux officiers et faire échouer ce dessein. Car il regardait comme une iniquité que lui, qui avait pris part à tous les périls, et s'était exposé pour les jours de son père et de son frère, fût seul privé d'une chance de salut et livré à la vengeance des ennemis. Voilà pourquoi il dénonça à quelques chefs Agathocle, qui se disposait déjà à s'enfuir secrètement pen- dant la nuit. Les chefs non-seulement s'opposèrent à l'em- barquement, mais ils firent connaître dans toute l'armée ce lâche dessein d'Agathocle. Les soldats irrités se saisirent du tyran, et le jetèrent enchaîné dans une prison. [20,69] L'anarchie et la confusion régnaient dans l'armée. Le bruit se répandit pendant la nuit que les ennemis approchaient. Une terreur panique envahit tout le camp: les soldats abandonnèrent leurs postes sans l'ordre de leurs chefs. Dans ce moment, ceux qui gardaient le tyran, non moins effrayés que les autres, crurent qu'ils avaient été appelés par quelques-uns de leurs camarades. Ils arrivèrent aussitôt, amenant Agathocle chargé de chaînes; à cette vue l'armée passa de l'exaspération à la pitié et tous demandèrent à grands cris qu'on le relâchât. Agathocle, remis en liberté, s'embarqua avec quelques amis sur un vaisseau de transport et partit secrètement. C'était à l'époque du coucher des Pléiades, à l'approche de l'hiver. C'est ainsi qu'Agathocle, ne songeant qu'à sa propre sûreté, abandonna ses fils. Ces derniers, après la fuite de leur père, furent egorgés par les soldats qui élurent d'autres chefs, et traitèrent avec les Carthaginois. La paix fut conclue aux conditions suivantes : les Grecs rendraient toutes les villes qu'ils possédaient, et recevraient une somme de trois cents talents; les soldats qui voudraient prendre du service chez les Carthaginois toucheraient une solde régulière; les autres, qui ne prendraient point de service, seraient transportés en Sicile et auraient pour demeure la ville de Solonte. La majorité de l'armée donna son assentiment à ces conditions du traité qui fut ratifié. Toutes les villes, qui voulaient rester fidèles à Agathocle, furent prises d'assaut. Les Carthaginois mirent en croix les chefs des garnisons, et chargèrent de chaînes les simples soldats, qui furent employés aux travaux des champs et forcés ainsi à réparer leurs propres dégâts. C'est de cette manière que les Carthaginois furent délivrés d'une guerre qui avait duré quatre ans. [20,70] Il importe de signaler ici la fin de tout ce que l'expédition d'Agathocle en Libye a d'étrange, et surtout la manière dont la providence divine s'est vengée sur les enfants des crimes des pères. Vaincu en Sicile, Agathocle passa en Libye avec les débris de son armée, et y fit la guerre à ceux qui venaient de le vaincre. Ayant perdu toutes les villes de la Sicile, il fut réduit à soutenir le siège de Syracuse; puis, passant en Libye, il se rend maître de toutes les villes de ce pays, et renferme les Carthaginois dans l'intérieur de leur ville, comme si la fortune eût voulu montrer sa puissance en déjouant les combinaisons humaines. Mais lorsqu'il voulut trop s'élever et qu'il eut assassiné Ophellas, son allié et son hôte, la divinité lui fit sentir son influence vengeresse par les événements qui arrivèrent dans la suite. En effet, le même mois et le même jour où il avait assassiné Ophellas et pris son armée, Agathocle perdit lui-même ses enfants et sa propre armée. Et ce qu'il y a de plus particulier, c'est que la divinité, comme un juge impartial, lui fit éprouver un double châtiment pour un ami qu'il avait injustement fait mettre à mort : il perdit ses deux fils et cela par les mains de ces mêmes soldats qui avaient suivi Ophellas. Que cet exemple serve à ceux qui seraient tentés de mépriser de pareils avertissements! [20,71] Aussitôt qu'Agathocle fut débarqué en Sicile, il fit venir auprès de lui une partie de son armée, et marcha sur la ville d'Egeste son alliée. Manquant d'argent, il força les plus riches citoyens à lui abandonner une grande partie de leur fortune. Egeste comptait alors environ dix mille habitants. Comme cette exaction produisit une indignation générale, Agathocle saisit ce prétexte pour accuser les Égestiens de conspirer contre lui, et exerça sur eux les dernières rigueurs. Il fit traîner les pauvres hors de la ville et les égorgea aux bords du Scamandre. Quant à ceux auxquels il supposait quelque fortune, il leur fit avouer, au milieu des plus grandes tortures, la somme de leurs richesses. Les uns eurent les membres disloqués par une roue; d'autres, attachés à des catapultes, furent lancés au loin; quelques-uns eurent les os du pied réséqués, et les forçant à se tenir debout, leur fit éprouver les plus atroces douleurs. Agathocle imagina un autre genre de supplice semblable au taureau de Phalaris. Il fit fabriquer un lit d'airain, ayant la forme d'un corps humain et garni d'une claie sur laquelle les patients étaient attachés : en y mettant le feu, on les brûlait vifs. Cet instrument de supplice ne différait du taureau de Phalaris qu'en ce que les malheureux périssaient sous les yeux même des spectateurs. Les femmes elles-mêmes des citoyens riches n'échappèrent pas à ces tortures : les unes eurent les talons serrés avec des tenailles, les autres les seins coupés; celles qui étaient enceintes eurent le bas-ventre comprimé par des briques amoncelées, jusqu'à ce que le poids des pierres les fît avorter. Tels sont les moyens dont se servit le tyran pour découvrir les richesses et remplir la ville de terreur. Quelques habitants, poussés par le désespoir, mirent le feu à leurs maisons et se jetèrent dans les flammes; quelques autres s'étranglèrent. C'est ainsi qu'en un seul jour la malheureuse ville d'Egeste perdit la fleur de sa population, Agathocle fit transporter en Italie les jeunes filles et les enfants mâles, et les vendit aux Bruttiens. Il ôta même à la ville son ancien nom : il l'appela Dicéopolis, et la donna pour demeure à des transfuges. [20,72] En apprenant la mort de ses fils, Agathocle, furieux contre tous ceux qu'il avait laissés en Libye, envoya quelques-uns de ses amis à Syracuse, auprès de son frère Antandre, pour lui donner l'ordre de mettre à mort tous les parents de ceux qui avaient pris part à l'expédition contre Carthage. Cet ordre fut promptement exécuté. Que de meurtres! on conduisit à l'échafaud non seulement les frères, les pères ou les enfants de ces soldats, mais encore les grands-pères et même les pères de ces derniers, si toutefois il existait encore de ces vieillards arrivés à l'extrême limite de la vie; les enfants mêmes, dans les bras de leurs nourrices et que leur innocence aurait dû protéger, ne furent point épargnés; les femmes, pour peu qu'elles eussent quelque parenté avec les soldats libyens, furent de même mises à mort. Enfin, aucun de ceux dont la perte pouvait causer quelque chagrin aux soldats restés en Libye, n'échappèrent à la colère du tyran. Une foule immense accompagnait les malheureux qui étaient conduits au supplice sur les bords de la mer. Arrivés en présence des bourreaux, les larmes coulèrent, des prières et des lamentations furent proférées tant par les malheureuses victimes que par les spectateurs épouvantés; et, ce qu'il y avait de plus terrible, tous ces cadavres furent jetés sur le rivage. Aucun parent ni ami n'osait leur rendre le dernier devoir, de crainte de passer pour un parent. Les flots de la mer, teints du sang de ces victimes, annoncèrent au loin ces atroces exécutions. [20,73] L'année étant révolue, Coroebus fut nommé archonte d'Athènes, et les Romains élurent consuls Quintus Martius et Publius Cornélius. A cette époque, le roi Antigone perdit son plus jeune fils Phénix, et lui fit faire des funérailles d'une magnicence royale. Il rappela ensuite de Cypre Démétrios, et concentra ses troupes à Antigonia, dans le dessein de porter la guerre en Egypte. Il se mit lui-même à la tête de ses troupes de terre, et traversa la Coelé-Syrie avec plus de quatre-vingt mille hommes d'infanterie, huit mille cavaliers et plus de quatre-vingt-trois éléphants. Il donna à Démétrios l'ordre de le suivre de conserve avec une flotte de cent cinquante vaisseaux longs et de cent bâtiments de transport, chargés d'une immense quantité de traits. Avant de mettre à la voile, les pilotes furent d'avis qu'il fallait attendre le coucher des Pléiades qui, selon eux, devait avoir lieu dans huit jours. Mais Démétrius leur reprocha leur timidité et les obligea de partir. Antigone, empressé de devancer Ptolémée, vint camper à Gaza. Là, il ordonna à ses soldats de s'approvisionner de vivres pour dix jours, et chargea sur les chameaux, fournis par les Arabes, cent trente mille médimnes de blé, et une quantité de foin suffisante pour les chevaux et les bêtes de somme. Il fit transporter les armes de trait sur des chars à deux chevaux. En traversant le désert, l'armée eut beaucoup à souffrir des fatigues de la route, dans un terrain marécageux, et particulièrement aux environs des Barathres. [20,74] La flotte, commandée par Démétrius, quitta les eaux de Gaza vers le milieu de la nuit. Il y eut pendant quelques jours un calme plat, et les bâtiments de course traînèrent à la remorque les bâtiments de charge. Mais ensuite, à l'époque du coucher des Pléiades, il s'éleva une tempête qui jeta plusieurs tétrarèmes vers la ville de Raphia, dont la rade est d'un accès difficile et entourée de marais. Une partie des navires, chargés du transport des armes, périrent dans cette tempête; l'autre rentra dans le port de Gaza, et les plus forts bâtiments résistèrent seuls a la violence des flots et atteignirent la hauteur de Casius. Cet endroit n'est pas très éloigné du Nil; mais, comme il est sans port et inabordable dans le gros temps, les bâtiments furent obligés de mouiller à environ deux stades de la côte; les brisants menaçaient de faire échouer les bâtiments; la côte inhospitalière et occupée par l'ennemi n'offrait aucun asile, ni aux navires ni aux hommes qui auraient voulu s'y sauver à la nage; et, pour comble de malheur, l'équipage manquait d'eau, à tel point que, si la tempête eût duré encore un seul jour, tous les hommes auraient péri de soif. Déjà tout le monde s'attendait à mourir, lorsque la tempête se calma; et l'armée d'Antigone, apparaissant sur le rivage, vint camper en face de la flotte. Les équipages descendirent alors à terre, se procurèrent de l'eau et attendirent le retour des autres bâtiments que la tempête avait séparés de la flotte. Dans cette tempête périrent trois bâtiments à cinq rangs de rames; une partie de leurs équipages avait gagné la côte en nageant. Antigone continua ensuite sa marche, et vint camper à deux stades du Nil. [20,75] Cependant Ptolémée avait mis en état de défense les principales places de guerre. Puis il avait fait embarquer quelques émissaires chargés de s'approcher du lieu du débarquement de l'ennemi et de faire crier par des hérauts que le roi d'Égypte donnerait à chaque soldat, qui déserterait le drapeau d'Antigone, deux mines, et à chaque officier un talent. Cette proclamation produisit l'effet désiré. Un grand nombre de mercenaires, et même plusieurs chefs avides de changement, désertèrent. Antigone prit alors des mesures sévères; il plaça sur le bord du fleuve des archers et des frondeurs et plusieurs catapultes qui devaient d'abord repousser toutes les barques qui feraient mine d'approcher. Les déserteurs arrêtés furent soumis à des supplices cruels, afin d'intimider ceux qui seraient tentés d'imiter un pareil exemple. Après avoir rallié les navires qui étaient restés en arrière, Antigone entra à Pseudostomon, croyant pouvoir y débarquer une partie de ses troupes. Mais trouvant ce point très fortifié et défendu par des balistes et d'autres machines de guerre, il se retira à l'approche de la nuit; puis il ordonna aux pilotes de suivre le fanal allumé du vaisseau commandant. Il entra ainsi dans l'embouchure du Nil appelée la bouche Phagnitique. A la pointe du jour il fut obligé d'attendre qu'on eût ramené les bâtiments qui étaient restés en arrière. [20,76] Dans cet intervalle, Ptolémée avait eu le temps d'arriver avec des troupes et de les ranger en bataille sur le rivage. Démétrius renonça donc au débarquement, et, instruit que la côte voisine était naturellement inabordable à cause des marais et des étangs, il rebroussa chemin avec toute sa flotte. Bientôt un gros vent du nord s'éleva ; les vagues s'amoncelèrent ; trois tétrarèmes ainsi que plusieurs bâtiments de transport furent jetés par les brisants contre la côte et tombèrent au pouvoir de Ptolémée; les autres parvinrent à force de rames à se sauver dans le camp d'Antigone. Ptolémée avait mis en état de défense tous les points accessibles à l'ennemi aux embouchures du fleuve. Ce fleuve lui-même était couvert d'un grand nombre de barques portant des machines de guerre et des hommes pour les servir. Ces dispositions n'inquiétèrent pas médiocrement Antigone ; car ses forces navales lui devenaient inutiles, puisque l'entrée du fleuve par la bouche Pelusiaque lui était interdite ; ses forces de terre restaient dans l'inaction, la profondeur du fleuve ne lui permettant pas d'en tenter le passage. Enfin ce qu'il y avait de plus fâcheux, déjà depuis plusieurs jours le manque de vivres et de fourrages s'était fait sentir et avait découragé l'armée. Antigone réunit donc les chefs en une assemblée pour délibérer s'il valait mieux continuer la guerre, ou s'il fallait retourner en Syrie et attendre l'époque où le décroissement du Nil permettrait de risquer une expédition dans des circonstances plus favorables. Tous les chefs opinèrent qu'il fallait se retirer le plus promptement possible. Antigone se rangea lui-même de cet avis, et ordonna à l'armée de lever le camp. Il revint ainsi en Syrie, accompagné de toute la flotte qui marchait de conserve avec les troupes de terre. Après le départ des ennemis, Ptolémée offrit aux dieux des sacrifices en actions de grâces, et traita ses amis splendidement. Il écrivit ensuite à Seleucus, Lysimaque et à Cassandre pour leur annoncer ses heureux succès et le grand nombre de transfuges dont il avait accru son armée. Ainsi, après avoir une seconde fois combattu pour la possession de l'Égypte, il la regarda désormais comme sa conquête et revint à Alexandrie. [20,77] Pendant que ces choses se passaient, Denys, tyran d'Héraclée dans le Pont, mourut après un règne de trente-deux ans. Ses fils Zathras et Cléarque lui succédè- rent et régnèrent dix-sept ans. En Sicile, Agathocle visitait les villes soumises à sa domination, se les assurait par des garnisons et en extorquait de l'argent : il craignait que les Siciliens, irrités par les malheurs qu'ils venaient d'éprouver, ne se soulevassent pour conquérir leur indépendance. En ce même temps le général Pasiphilus, informé des revers essuyés en Libye et de la mort des fils d'Agathocle, méprisa l'autorité du tyran, et passa dans le parti de Dinocrate avec lequel il conclut une alliance. Il entraîna ensuite les villes confiées à sa garde et séduisit, par de brillantes promesses l'armée, qui se déclara contre le tyran, Agathocle fut tellement abattu et humilié qu'il entra en négociation avec Dinocrate, prêt à traiter avec lui aux conditions suivantes: Agathocle abdiquerait le pouvoir souverain et rendrait aux Syracusains leur indépendance; Dinocrate rentrerait dans ses foyers; enfin on accorderait à Agathocle la possession de deux forteresses, Therme et Céphalidium, ainsi que le territoire dépendant de ces villes. [20,78] C'est avec raison qu'on pourrait s'étonner comment un homme tel qu'Agathocle, qui dans maintes circonstances s'était montré si intrépide, et qui dans les plus graves périls n'avait jamais désespéré, devint tout à coup assez lâche pour reculer, sans coup férir, devant ses ennemis et aider le pouvoir qu'il avait acquis au prix de si grands dangers ; et comment, chose incroyable, maître de Syracuse ainsi que de beaucoup d'autres villes, possédant une flotte, de l'argent et une armée proportionnée, il perdit toute sa présence d'esprit et ne se rappela plus l'exemple de Denys le tyran. Ce dernier se trouvant un jour dans une position reconnue désespérée, et réduit, par de graves circonstances, à renoncer à l'autorité souveraine, se disposait à monter à cheval pour sortir de Syracuse, lorsque Héloris, le plus ancien de ses amis, accourut et le détourna de son dessein par ses mots « O Denys, la tyrannie est une belle épitaphe! » Mégacles, gendre de Denys, lui parla dans le même sens : « Celui qui perd, lui disait-il, le pouvoir souverain, ne doit descendre volontairement. » Encouragé par ces paroles, Denys reprit courage et fit face aux dangers. Sa puissance s'accrut, il vieillit sur le trône et laissa à ses descendants une des plus grandes souverainetés de l'Europe. [20,79] Agathocle, à jamais abattu et déçu dans ses espérances d'homme, ne se sentit pas le courage de tenter la fortune, et abandonna son empire aux conditions proposées. Mais ces conditions, souscrites par Agathocle, furent rejetées par l'ambition de Dinocrate. En effet, celui-ci, ennemi de la démocratie de Syracuse, aspirait à la monarchie et tenait à se maintenir dans l'autorité dont il jouissait alors. Il avait sous ses ordres plus de vingt mille hommes d'infanterie, trois mille cavaliers et s'était soumis plusieurs villes considérables. Aussi, bien qu'il ne portât le titre que de général des bannis, il exerçait en réalité une autorité royale et absolue. Rentré à Syracuse, il devait y vivre absolument comme simple particulier et inscrit au nombre des citoyens ; car l'indépendance d'une ville implique en même temps l'égalité des habitants ; dans les élections populaires, un simple orateur peut l'emporter, tandis que la multitude se montre toujours hostile aux citoyens trop puissants. Aussi est-il vrai de dire que si Agathocle a abdiqué la tyrannie, c'est l'ambition de Dinocrate, qui la lui a rendue. Pendant qu'Agathocle continuait ses négociations et demandait qu'on lui accordât au moins deux places pour sa subsistance, Dinocrate cherchait divers prétextes spécieux pour faire reculer l'espoir d'un accommodement. Tantôt il exigeait qu'Agathocle s'éloignât de la Sicile, tantôt que ses enfants lui fussent livrés en otage. Cependant Agathocle, devinant la pensée de Dinocrate, envoya aux émigrés syracusains une députation accusant Dinocrate de s'opposer à ce qu'ils reprissent leur indépendance, et en même temps il envoya une autre députation aux Carthaginois avec lesquels il conclut un traité de paix. Ce traité portait que les Phéniciens garderaient toutes les villes de la Sicile qu'ils possédaient antérieurement, et qu'Agathocle recevrait une somme d'or équivalente à trois cents talents d'argent, ou, selon Timée, à cent cinquante seulement, et en outre deux cent mille médimnes de blé. Tel était l'état des affaires en Sicile. [20,80] En Italie, les Samnites prirent d'assaut les villes de Sora et d'Atia, alliées des Romains, et réduisirent les habitants à l'esclavage. Les consuls envahirent ensuite la Iapigie avec des forces nombreuses, et vinrent établir leur camp près de Stilbium. Cette ville était défendue par une garnison de Samnites, et soutint un siège de plusieurs jours. Enfin elle fut emportée d'assaut ; plus de cinq mille hommes furent faits prisonniers, et les consuls y recueillirent beaucoup de butin. De là ils entrèrent dans le pays des Samnites, ravagèrent les champs et détruisirent les récoltes. Depuis nombre d'années, Rome était en guerre avec cette nation qui lui disputait la suprématie ; les consuls se flattaient qu'en détruisant les propriétés de leurs ennemis ils parviendraient à les dompter plus facilement. Ils dévastèrent donc pendant cinq mois le territoire ennemi, incendièrent les habitations rurales et rendirent la terre inculte. Après quoi ils déclarèrent la guerre aux Anagnites dont ils avaient à se plaindre ; ils emportèrent d'assaut Phrusinon et vendirent le territoire. [20,81] L'année étant révolue, Euxenippe fut nommé archonte d'Athènes, et les Romains élurent pour consuls Lucius Posthumius et Tibérius Minucius. Dans cette année la guerre éclata entre les Rhodiens et Antigone; en voici les causes. La ville de Rhodes, forte par sa puissance navale et très bien administrée par les Grecs, était une pomme de discorde pour les souverains et les rois successeurs d'Alexandre : tous se disputaient l'alliance de cette ville. Mais calculant de loin ses intérêts, cette ville avait toujours gardé la plus stricte neutralité. Aussi chaque roi s'était-il empressé de l'honorer de ses faveurs; enfin une longue paix avait contribué à l'accroissement de sa prospérité. Elle était arrivée à un tel degré de puissance, que par ses seuls moyens elle pouvait faire la guerre aux pirates et purger la mer de ces malfaiteurs. Alexandre, le plus puissant des monarques dont l'histoire fasse mention, l'avait honorée entre toutes les villes en la choisissant pour y déposer son testament. Les Rhodiens avaient donc montré une égale amitié pour tous les successeurs d'Alexandre, et s'étaient mis à l'abri de tout reproche ; cependant ils inclinaient plus particulièrement pour Ptolémée. Car c'est avec l'Égypte qu'ils entretenaient un commerce maritime très lucratif, et c'est à ce royaume que leur ville devait en quelque sorte son existence. [20,82] Antigone, auquel rien de tout cela n'avait échappé, s'empressa d'entraîner les Rhodiens dans son parti. Déjà à l'époque où ils faisaient la guerre ayec Ptolémée au sujet de la guerre de Cypre, il avait envoyé des députés pour les engager à conclure avec lui un traité d'alliance et à fournir des vaisseaux à Démétrius ; les Rhodiens s'y étant refusés, Antigone avait détaché un de ses nauarques avec l'ordre de capturer tous les bâtiments qui se rendraient de Rhodes en Égypte, et de confisquer leurs cargaisons. Mais ce commandant ayant été repoussé par les Rhodiens, Antigone prit ce prétexte pour les accuser d'être cause d'une guerre injuste, et les menaça de venir assiéger leur ville avec des forces considérables. Dans le premier moment, les Rhodiens décrétèrent à Antigone de grands honneurs et lui envoyèrent une députation pour le supplier de ne pas forcer leur ville à violer les traités eu prenant part à une guerre contre Ptolémée. Cette députation fut très mal accueillie par le roi, qui fit partir son fils Démétrius avec une armée et des machines de guerre. Les Rhodiens, effrayés de la supériorité des forces du roi, envoyèrent une députation à Démétrius, et promirent de seconder Antigone dans sa guerre contre Ptolémée. Mais Démétrius exigea qu'on lui livrât en otage cent citoyens des plus notables, et que sa flotte fût reçue dans les ports de l'île. Les Rhodiens s'imaginèrent que Démétrius avait médité quelque projet contre leur ville; ils se préparèrent donc activement à la guerre. De son côté, Démétrius rassembla toutes ses troupes dans le port de Loryme et appareilla sa flotte pour attaquer l'île de Rhodes. Cette flotte était formée de deux cents vaisseaux longs et de plus de cent soixante-dix bâtiments de transport, sur lesquels étaient embarqués environ quarante mille hommes, y compris quelques cavaliers et des pirates alliés. Indépendamment d'une immense quantité d'armes de trait et de machines de siége, cette flotte était suivie de près de mille bâtiments privés; car, comme depuis bien des années le territoire des Rhodiens n'avait point été ravagé par l'ennemi, on voyait accourir de tous côtés une foule de gens qui font métier de tirer profit du malheur d'autrui. [20,83] Démétrius étendit sa flotte sur une ligne formidable, comme s'il allait engager un combat naval. Les vaisseaux longs, portant sur leur proue des balistes, destinées à lancer des flèches de trois spithames de long ouvraient la marche ; à leur suite venaient les navires de transport, chargés de troupes et de chevaux, navires remorqués par des barques à rameurs; en dernière ligne venaient les bâtiments corsaires et les navires marchands dont le nombre était immense, de telle façon que l'espace de mer compris entre l'île et la côte opposée paraissait entièrement couvert de bâtiments, et offrait aux habitants de la ville un spectacle imposant. Les soldts des Rhidiens, échelonnés sur les murailles, attendaient l'arrivée des ennemis; les vieillards et les femmes étaient montés sur les maisons, d'où ils observaient les mouvements de la flotte ennemie. La ville étant bâtie en amphithéâtre, tous les habitants pouvaient jouir du spectacle que leur offraient cette immense flotte et les armes dont l'éclat était réfléchi par les eaux de la mer. Cependant Démétrius aborda dans l'île; il débarqua ses troupes et établit son camp près de la ville, hors de la portée du trait. Aussitôt il détacha des pirates et quelques autres soldats capables de désoler l'île par terre et par mer. Il fit ensuite couper les arbres de la campagne et démolir les habitations rurales; il employa les matériaux retirés de ces dévastations à fortifier son camp d'une triple enceinte de retranchements palissadés, de manière à faire servir à sa propre sécurité les dommages causés aux ennemis. Il fit ensuite travailler les troupes de terre et de mer à une digue entre la ville et le lieu de débarquement; cette digue, élevée en peu de jours, formait un port assez spacieux pour contenir la flotte. [20,84] Les Rhodiens négocièrent encore quelque temps avec Démétrius pour le déterminer à épargner leur ville. Mais lorsqu'ils virent que leurs tentatives étaient sans succès, ils se décidèrent à envoyer une députation à Ptolémée, à Lysimaque et à Cassandre, pour solliciter leurs secours et leur protection. Ils prirent ensuite à leur service, en qualité de volontaires, tous les étrangers domiciliés à Rhodes, et renvoyèrent tous les gens inutiles à la défense de la ville. Ils prirent ce parti pour prévenir une disette, et, partant, toute trahison. En faisant le recensement de leurs forces, ils trouvèrent environ six mille citoyens et mille étrangers en état de porter les armes, sans compter mille étrangers domiciliés. Par un décret du peuple, les esclaves les plus vigoureux furent rachetés, mis en liberté et incorporés dans les rangs de la milice citoyenne. Les corps de ceux qui périraient dans cette guerre devaient être enterrés aux frais de l'État, leurs parents et leurs enfants entretenus aux frais du trésor public, leurs filles nubiles dotées par l'Etat, et leurs enfants mâles adultes revêtus d'une armure complète et couronnés en plein théâtre pendant les fêtes de Bacchus. Par ces dispositions ils faisaient un appel au courage de tous les combattants; mais ils prirent encore d'autres mesures. La population étant animée d'une égale ardeur, les riches apportaient leur argent, les artisans leur talent pour la fabrication des armes; enfin chacun contribuait, selon ses moyens, à la défense commune. Les uns travaillaient aux balistes et aux pétroboles, les autres à d'autres moyens de défense. Ici, on s'occupait à réparer les murailles; là, on entassait des pierres. Trois des meilleurs navires furent envoyés pour intercepter aux ennemis les convois de vivres. Ces navires attaquèrent à l'improviste plusieurs bâtiments fourrageurs et les coulèrent bas. Quelques autres bâtiments ennemis furent tirés sur le rivage et brûlés; les prisonniers pouvant être rachetés furent transportés dans la ville; car, d'après une convention conclue entre les Rhodiens et Démétrius, les prisonniers de guerre devaient être rendus en payant une rançon de mille drachmes pour un homme libre, et de cinq cents pour un esclave. [20,85] De son côté, Démétrius s'était pourvu de tous les matériaux nécessaires à la construction de diverses machines de guerre. Il fit d'abord construire deux tortues, l'une pour mettre les assiégeants à l'abri des pétroboles, et l'autre pour les garantir des balistes. Ces deux tortues étaient placées chacune sur deux bâtiments de transport, attachés ensemble. Démétrius fit ensuite construire deux tours à quatre étages, plus élevées que les tours du port. Chacune de ces tours était placée sur deux bâtiments d'égale dimension, liés ensemble, afin que le poids de la tour portât également sur l'un et l'autre bâtiment, qui lui servaient de base. Enfin, Démétrius éleva une palissade flottante sur des solives équarries, clouées ensemble, afin d'empêcher les bâtiments ennemis d'attaquer à coups d'éperon les barques sur lesquelles étaient placées les machines de guerre. Ces dispositions achevées, Démétrius fit rassembler un grand nombre de petites embarcations. Après les avoir jointes ensemble et recouvertes de planches solides, il y établit des catapultes lançant très loin des flèches de trois spithames de long; il y avait, en outre, placé des hommes habiles à s'en servir et des archers crétois. Démétrius fit approcher les bâtiments jusqu'à la portée des traits; puis il fit jouer les machines qui blessèrent plusieurs habitants, occupés à la réparation de l'enceinte la plus élevée du port. Lorsque les Rhodiens virent que Démétrius dirigeait sa principale attaque contre le port, ils y concentrèrent leurs moyens de défense. A cet effet, ils dressèrent deux machines sur la digue et trois autres sur des bâtiments de charge, près de l'entrée du petit port. Ces machines portaient un grand nombre de balistes et de catapultes de différentes dimensions; elles devaient être employées contre les ennemis qui tenteraient de débarquer. Enfin, sur les navires de transport qui stationnaient dans le port, ils établirent des ponts destinés à recevoir des catapultes. [20,86] Tous ces préparatifs étant terminés de part et d'autre, Démétrius essaya d'abord de diriger ses machines contre les deux ports; mais une mer houleuse s'opposa à ses tentatives. Il profita ensuite d'une nuit calme pour s'approcher secrètement du rivage, vint occuper le môle qui domine le grand port, et s'y retrancha immédiatement. Cette position n'étant qu'à cinq plèthres des murs de la ville et il y fit débarquer quatre cents soldats et une immense quantité d'armes de trait. A la pointe du jour, les troupes de Démétrius introduisirent les machines dans le port, au son des trompettes et au milieu d'immenses clameurs. Aussitôt on fit jouer les balistes, dont les projectiles, lancés au loin, repoussaient les ouvriers occupés à l'enceinte du port; puis, au moyen des pétroboles dirigées contre les machines des ennemis et l'enceinte du môle. Démétrius parvint à ébranler cette enceinte faible encore, et à ouvrir une brèche. Cependant la garnison de la ville se défendit vaillamment, et, dans cette journée, les deux partis furent également maltraités. A l'approche de la nuit, Démétrius fit remorquer ses machines hors de la portée des traits. Les Rhodiens lancèrent alors contre les machines de l'ennemi des barques remplies de combustibles et de torches de résine, et ils y mirent le feu; mais arrêtés par la palissade flottante et par une grêle de traits, ils furent forcés de revenir sur leurs pas. La flamme prit du développement; quelques mariniers parvinrent cependant à se sauver sur leurs barques, après avoir éteint la flamme; mais le plus grand nombre abandonna les embarcations tout enflammées, et, se jetant dans la mer, gagna la côte à la nage. Le lendemain, Démétrius essaya une nouvelle attaque par mer : il ordonna de débarquer sur tous les points, au bruit des trompettes et des cris de guerre, afin de répandre parmi les Rhodiens les plus vives alarmes. [20,87] Après un siège de huit jours, Démétrius parvint à briser avec les pétroboles talantéens les machines que les assiégés avaient placées sur les môles du port, et à ébranler les courtines des fortifications. Un détachement de soldats allait s'emparer d'une partie de l'enceinte, lorsque les Rhodiens, accourus en nombre supérieur, le forcèrent à rétrograder. Les assiégés étaient, dans cette action, secondés par la nature des lieux ainsi que par les monceaux de pierres et les matériaux de construction entassés. Plusieurs barques, qui portaient un assez grand nombre de soldats, se firent, de frayeur, échouer sur la côte, où les Rhodiens les incendièrent et les réduisirent en cendres. Pendant que ces choses se passaient, Démétrius attaqua un autre point de la ville, et cherchait à pénétrer dans l'intérieur au moyen des échelles appliquées contre les murs. Tous les habitants accoururent, et un combat acharné fut livré aux assiégeants qui voulaient forcer l'enceinte. Beaucoup de combattants s'exposèrent au premier rang; un grand nombre escaladent les murs; la lutte devint opiniâtre entre les assiégeants qui voulaient pénétrer dans l'intérieur, et entre les assiégés arrivés au secours des points menacés. Enfin, les Rhodiens ayant déployé toute leur valeur, une partie des assiégeants fut précipitée du haut des murs, les autres, blessés, furent faits prisonniers, et parmi ces derniers se trouvaient plusieurs chefs distingués. Après cet échec, Démétrius fit rentrer dans son port les barques et les machines de guerre; il répara celles qui avaient reçu des avaries. Les Rhodiens enterrèrent les citoyens morts dans cette journée, et consacrèrent aux dieux les armes enlevées aux ennemis ainsi que les ornements des proues des navires. Cela fait, ils réparèrent les murailles endommagées par les pétroboles. [22,88] Démétrius mit sept jours à réparer ses machines et ses barques. Après cela il recommença le siège et s'approcha de nouveau du grand port, car tous ses efforts tendaient à s'emparer de ce point, et à intercepter les convois destinés à alimenter la ville. Arrivé à portée des traits, il fit lancer des brûlots contre les navires des Rhodiens, rangés dans le port, en même temps que les projectiles, lancés par les pétroboles et les balistes, battaient les murs et blessaient les assiégés qui se montraient. Ces attaques continuelles jetèrent la terreur parmi les Rhodiens. Les marins, tremblant pour leurs navires, éteignirent les flammes. Les prytanes, craignant que le port ne tombât au pouvoir de l'ennemi, appelèrent l'élite des citoyens à la défense de la patrie. Tous se rendirent à cet appel. Trois des plus forts navires, montés par les meilleurs marins, reçurent l'ordre de tenter et de percer les barques de Démétrius, et de les couler bas avec les machines qu'elles portaient. Quoique accueillis par une nuée de flèches, ces marins réussirent à rompre les retranchements, et attaquèrent à coups d'éperon les barques des ennemis, qui se remplirent d'eau. Deux des machines de Démétrius périrent ; la troisième, traînée à la remorque fut sauvée. Mais les Rhodiens, enhardis par ce succès, se laissèrent emporter trop loin : enveloppés par les bâtiments ennemis, grands et nombreux, ils eurent les coques de leurs navires brisés à coups d'éperon; le nauarque Execeste, ainsi que plusieurs triérarques, furent blessés et faits prisonniers; le reste de l'équipage plongea dans la mer et parvint à se sauver auprès des siens. Un seul des navires rhodiens tomba au pouvoir de Démétrius; les autres s'échappèrent. Après ce combat naval, Démétrius fit construire une machine trois fois plus haute que les autres, et large en proportion. Elle fut également dirigée contre le port; mais en ce moment un torrent de pluie, accompagné d'un violent vent du midi, remplit d'eau les barques employées à la remorque de la machine, qui fut mise hors de service. Les Rhodiens, profitant de cette occasion, ouvrirent les portes de la ville et tombèrent sur les postes qui occupaient le môle. Il s'engagea un combat acharné qui dura longtemps; mais comme Démétrius ne pouvait, à cause de la tempête, recevoir des renforts, et que les Rhodiens étaient continuellement relevés par des troupes fraîches, les soldats du roi, au nombre d'environ quatre cents, furent obligés de mettre bas les armes. A la suite de ce succès, les Rhodiens reçurent les secours envoyés par leurs alliés. Les Cnossiens leur fournirent cent cinquante hommes ; Ptolémée plus de cinq cents, dont plusieurs mercenaires rhodiens, qui servaient dans l'armée du roi. Voilà où en était le siége de Rhodes. [20,89] En Sicile, Agathocle ayant échoué dans ses négociations avec Dinocrate et les émigrés syracusains, se décida à marcher contre eux avec les troupes dont il disposait ; car il sentait la nécessité de tenter un dernier effort. Il n'avait sous ses ordres que cinq mille hommes d'infanterie et environ huit cents cavaliers. Les réfugies réunis autour de Dinocrate se portèrent avec empressement à la rencontre de l'ennemi auquel ils étaient de beaucoup supérieurs en nombre, car ils comptaient plus de vingt-cinq mille hommes d'infanterie et au moins trois mille cavaliers. Les deux armées établirent leur camp près de Gorgium, et se rangèrent bientôt après en ordre de bataille. Le combat fut acharné, car on déployait de part et d'autre une égale ardeur. Un instant après, un corps de troupes, mécontent de Dinocrate, passa, au nombre de plus de deux mille hommes, dans les rangs du tyran et causa ainsi la défaite des réfugiés. Si cette défection ranima le courage des soldats d'Agathocle, elle découragea complétement ceux de Dinocrate qui, s'imaginant que les déserteurs étaient beaucoup plus nombreux, prirent la fuite. Agathocle les poursuivit pendant quelque temps ; enfin il fit cesser le carnage et envoya une députation aux vaincus : il les engageait à mettre un terme aux hostilités en les faisant rentrer dans leurs foyers. Cette défaite devait apprendre aux réfugiés qu'ils ne pourraient jamais l'emporter sur Agathocle, puisque, dans ce moment même, avec des forcces supérieures, ils n'étaient pas parvenus à le vaincre. Toute la cavalerie des réfugiés s'était sauvée dans la forteresse d'Ambica. Quant à l'infanterie, quelques détachements étaient parvenus à s'échapper à la faveur de la nuit, mais la majeure partie vint occuper une hauteur : séduits par l'espérance de revoir leur patrie et d'y retrouver leurs parents, leurs amis et leurs biens, ils traitèrent avec Agathocle. La paix ayant été garantie, les réfugiés descendirent de la hauteur fortifiée qu'ils avaient occupée et déposèrent les armes. En ce moment, Agathocle les enveloppa de son armée et les fit tous passer au fil de l'épée; ils étaient au nombre de sept mille, suivant Timée, et de quatre mille, suivant d'autres historiens. Ce tyran s'était, en effet, toujours joué de la foi jurée; il tirait sa force, non de ses propres moyens, mais de la faiblesse de ses sujets, et redoutait les alliés bien plus que les ennemis. [20,90] Ayant ainsi détruit l'armée des bannis, Agathocle en recueillit les débris. Puis, il fit la paix avec Dinocrate lui donna même un commandement dans son armée, et lui témoigna une confiance qui ne se démentit jamais. On s'étonnera sans doute qu'Agathocle, ce tyran si défiant et si ombrageux, ait conservé jusqu'à sa mort une amitié inaltérable pour Dinocrate. Ce dernier trahit ses anciens alliés arrêta Pasiphilus à Géla et le mit à mort. Enfin, dans l'espace de deux ans, il rangea sous l'autorité d'Agathocle les forteresses et les villes qui s'étaient déclarées contre lui. En Italie, les Romains battirent les Paliniens, leur enlevèrent leur territoire, tandis qu'ils accordèrent le droit de cité à ceux qui s'étaient montrés favorables aux Romains. Les consuls marchèrent ensuite contre les Samnites, qui ravageaient le territoire de Falerne. Il s'engagea un combat d'où les Romains sortirent victorieux; ils prirent vingt enseignes et firent plus de vingt-deux mille prisonniers. Les consuls venaient de s'emparer de la ville de Vola, lorsque Caïus Gellius, chef des Samnites, apparut à la tête de six mille hommes. Après un combat acharné Gellius fut pris, et la plus grande partie des Samnites resta sur le champ de bataille. Quelques-uns seulement furent faits prisonniers. A la suite de cette victoire, les consuls recouvrèrent les villes alliées de Sora, d'Harpinum et de Serennia, dont les Samnites s'étaient rendus maîtres. [20,91] L'année étant révolue, Phéréclès fut nommé archonte d'Athènes. Les Romains élurent pour consuls Publius Sempronius et Publius Sulpicius, et les Eliens célébrèrent la CXIXe olympiade, dans laquelle Andromène de Corinthe fut vainqueur à la course du stade. Démétrios continua le siége de Rhodes. Malheureux dans ses attaques par mer, il résolut d'attaquer la ville par terre. Après s'étre procuré une immense quantité de matériaux, il fit construire une machine appelée hélépole plus grande que toutes celles inventées jusqu'alors. La base était carree; chaque côté formé de poutres équarries, jointes ensemble par des crampons de fer, avait à peu près cinquante coudées de long. L'espace intérieur était étagé par des planches, et destinées à porter ceux qui devaient faire jouer la machine. Toute la masse était supportée par des roues au nombre de huit, laissant entre elles environ une coudée d'intervalle, grandes et solides. Les jantes des roues, garnies de cercles de fer, avaient deux coudées d'épaisseur, et, pour pouvoir imprimer à la machine toute sorte de directions, on y avait adapté des pivots mobiles. Les quatre angles étaient formés par quatre piliers de cent coudées de hauteur, et légèrement inclinés en haut et de manière que toute la bâtisse était partagée en neuf étages. Le plus bas se composait de quarante-trois planches et le plus élevé de neuf. Trois côtés de cette bâtisse étaient recouverts extérieurement par des lames de fer pour les garantir contre les torches allumées. Sur le quatrième côté, faisant face à l'ennemi, étaient pratiquées, à la hauteur de l'étage, des fenêtres proportionnées aux projectiles qui étaient lancés sur l'ennemi. Ces fenêtres étaient garnies d'auvents, fixés par des ressorts, et derrière lesquels se trouvaient à l'abri les hommes qui lançaient des projectiles. Ces auvents étaient formés de peaux cousues ensemble et bourrées de laine pour amortir le choc des pierres lancées par les lithoboles. Enfin, à chaque étage étaient deux échelles larges; l'une servait pour monter et apporter les munitions nécessaires, et l'autre pour descendre, afin de ne pas troubler la régularité du service. Les hommes les plus vigoureux de l'armée, au nombre de trois mille quatre cents, furent choisis pour mettre en mouvement cet immense appareil de guerre, les uns, placés en dedans, les autres en dehors et en arrière, firent leurs efforts pour le faire mouvoir, secondés par les moyens de l'art. Démétrius fit en outre construire deux tortues, l'une servant à protéger les terrassiers, l'autre l'action des béliers; il y ajouta des galeries où les ouvriers pouvaient travailler en sécurité. Il employa les équipages des navires à niveler dans une étendue de quatre stades, le sol sur lequel les machines devaient passer. Enfin ces travaux de Démétrius faisaient face à six mésopyrges, et à sept tours des murailles de Rhodes. Près de trente mille ouvriers y avaient été employés. [20,92] Ces ouvrages, si promptement terminés, épouvantèrent les Rhodiens par leur grandeur. A cela il faut ajouter les troupes nombreuses et l'habileté du roi dans les travaux de siége. En effet, Démétrius avait le génie si inventif dans l'art de construire des machines de guerre, qu'il avait reçu le surnom de Poliorcète, et on disait de lui qu'il n'y avait pas de place assez forte pour lui résister. A ce talent, il joignait un extérieur imposant. Il avait la taille et la beauté d'un héros, et cette beauté était rehaussée par la pompe royale dont il s'entourait. Aussi, tout le monde se pressait sur son passage pour le contempler. Avec cela, il avait le goût de la magnificence, et, dans son orgueil, il méprisait non seulement le commun des hommes, mais même les autres souverains ; et ce qui le faisait le plus remarquer, c'est qu'il passa les loisirs de la paix dans l'ivresse des banquets et au milieu des danses et des jeux; en un mot, il imitait la manière de vivre de Bacchus, lorsque, selon la tradition mythologique, ce dieu vivait parmi les hommes; mais en temps de guerre, il était sobre et d'une grande activité, et conservait dans ses actions la même force de corps et d'esprit. Ce fut à l'époque de Démétrius que furent inventées différentes machines de guerre supérieures à celles qui sont en usage chez les autres nations. Ce fut encore lui qui, après la mort de son père, et postérieurement au siège de Rhodes, fit mettre en mer les plus grands navires. [20,93] En voyant les progrès de ces travaux de siége, les Rhodiens construisirent dans l'intérieur un mur parallèle à celui qui devait essuyer les assauts de l'ennemi. Pour construire ce mur, ils employèrent des matériaux enlevés au théâtre, aux édifices voisins et même à quelques temples, en promettant aux dieux de leur élever des temples plus beaux après la délivrance de la vile. Ils firent ensuite partir neuf navires, en ordonnant au comandant de se mettre en croisièrere, d'attaquer tous les bâtiments qu'il rencontrerait, de les couler bas ou de les amener dans la ville. Cette escadre se partagea en trois divisions. L'une, commandée par Damophilus, qui avait sous ses ordres les bâtiments que les Rhodiens appellent gardes-côtes, se porta vers l'île de Carpathos. Damophilus atteignit plusieurs navires de Démétrius, les fit en partie couler, et jeta les autres sur la côte, où ils furent brûlés, et fit prisonniers tous les marins qui les montaient. Il s'empara aussi d'une grande quantité de fruits qu'il envoya à Rhodes. Une autre division navale, formée de trois triémioles, sous les ordres de Ménédème, fit voile pour Patare, dans la Lycie; elle s'empara d'un bâtiment mouillé dans le port, et y mit le feu pendant que l'équipage était à terre. Ménédème captura plusieurs navires de transport, chargés de vivres, et les envoya à Rhodes ; enfin, il enleva une tétrarème ayant à bord les vêtements et les ornements royaux que Phila, femme de Démétrius, avait travaillés elle-même avec le plus grand soin, et qu'elle envoyait à son mari. Ménédème fit passer en Egypte ces vêtements royaux, qui, tissus de pourpre, devaient orner la personne du roi; il traîna le bâtiment à la remorque, et vendit à l'enchère les marins qui avaient monté cette tétrarème, ainsi que les autres bâtiments capturés. Enfin, la troisième division, formée de trois bâtiments, sous les ordres d'Amyntas, se dirigea vers les îles, et rencontra les navires chargés des matériaux de construction pour l'ennemi. Les uns furent coulés bas, et les autres capturés. Sur ces derniers, se trouvèrent onze ouvriers des plus habiles dans l'art de construire des balistes et des catapultes. Dans une assemblée générale de Rhodiens, quelques citoyens ouvrirent l'avis de renverser les statues d'Antigone et de Démétrius. Il est honteux, disaient-ils, de combler comme des bienfaiteurs ceux qui assiégent la ville. Mais le peuple indigné s'opposa à cette proposition : il conserva intacts tous les honneurs qu'il avait décernés à Antigone et, en cela, il fut très bien conseillé, tant pour sa gloire que pour ses intérêts. Car cette preuve de magnanimité et cette décision d'un gouvernement démocratique reçurent les plus grands éloges chez les autres nations, en même temps qu'elles firent changer les ressentiments des assiégeants. En effet, Démétrius et Antigone, qui n'avaient recueilli aucune reconnaissance des bienfaits dont ils avaient comblé les autres villes de la Grèce, en leur rendant leur indépendance, devaient s'affliger de chercher à réduire à l'esclavage précisément ceux qui avaient manifesté des sentiments de gratitude aussi inébranlables. D'ailleurs, dans le cas où, contre toute attente, la ville serait prise, ce souvenir d'affection devait leur assurer quelque ménagement de la part du vainqueur. La résolution des Rhodiens était donc sage et prudente. [20,94] Cependant Démétrius fit entreprendre des travaux de mines. Un déserteur vint avertir les assiégés que les mines étaient déjà parvenues presque dans l'intérieur des murs. Aussitôt les Rhodiens creusèrent un fossé profond, parallèle au mur qui était supposé devoir tomber, en même temps qu'ils se mirent à pratiquer des contre-mines pour s'opposer à la marche envahissante de l'ennemi. Pendant que ces travaux souterrains s'exécutaient secrètement de part et d'autre, quelques hommes de Démétrius tentèrent de séduire, par des offres d'argent, Athénagore, chef de la garde des Rhodiens. Cet Athénagore, Milésien d'origine, avait été envoyé par Ptolémée en qualité de commandant des troupes mercenaires. Il promit de livrer la ville, et indiqua un jour où Démétrius enverrait un de ses lieutenants les plus distingués, lequel, après s'être introduit dans la ville par la voie souterraine, reconnaîtrait lui même le point le plus faible. Après avoir ainsi donné de grandes espérances à Démétrius, Athénagore vint tout dévoiler au sénat de Rhodes. Démétrius chargea de l'exécution de ce projet un de ses amis, Alexandre, Macédonien d'origine. Aussitôt que celui-ci fut sorti de la voie souterraine, les Rhodiens s'en saisirent. Athénagore, en récompense de ce service, reçut une couronne d'or et cinq talents d'argent; le peuple chercha de même à gagner l'affection des autres mercenaires et des étrangers. [20,95] Après que les machines furent terminées, et tout l'espace en avant des murailles déblayé, Démétrius plaça l'hélépole au milieu de cet espace, et disposa huit tortues de manière à protéger les travaux du sapement ; quatre de chaque côté de l'hélépole. Chaque tortue était munie d'une galerie où les travailleurs pouvaient manoeuvrer à l'abri. Il monta ensuite deux béliers d'une énorme dimension; l'un, plaqué de fer, avait cent vingt coudées de longeur, et la tête ressemblait à un éperon de navire. Ces béliers, bien suspendus, étaient mis en branle chacun par un millier d'hommes. Au moment de l'attaque, les pétroboles et les balistes furent placées, chacune proportionnellement à sa grandeur, sur les étages de l'hélépole. Démétrius avait établi sa flotte dans le port et aux environs, et échelonné ses troupes de terre en face de la muraille qui devait éprouver l'effet des machines. A un signal donné, les troupes élevèrent le cri de guerre, et l'attaque commença sur tous les points à la fois. Pendant que les béliers et les pétroboles ébranlaient les murailles, Démétrius reçut une députation de Cnidiens, qui le priaient de cesser le siége lui promettant d'obtenir des Rhodiens tout ce que l'on pourrait exiger d'eux. Le roi y consentit, et les députés entrèrent en négociation avec les Rhodiens; mais après de longs pourparlers, qui demeurèrent sans résultat, le siège recommença avec plus de vigueur. Démétrius fit crouler une des tours les plus solides de la muraille; ces tours étaient carrées et bâties en pierres; l'intervalle qui les joignait à la tour voisine fut tellement endommagé, qu'il était impossible d'aborder dans ce point les créneaux de la muraille. [20,96] Pendant la durée de ce siége, le roi Ptolémée fit parvenir aux Rhodiens un grand nombre de bâtiments de transport, chargés de trois cent mille artabes de blé et de légumes. Au moment où ces bâtiments allaient entrer dans la ville, Démétrius détacha des embarcations pour les capturer et les amener dans son camp. Mais les bâtiments de Ptolémée profitèrent d'un vent favorable, et entrèrent à pleine voile dans le port de Rhodes, en sorte que le détachement de Démétrius revint sans avoir rien fait. De son côté, Cassandre envoya aux Rhodiens dix mille rnédimnes d'orge et Lysimaque quarante mille médimnes de froment et autant d'orge. Ces provisions ranimèrent les forces déjà abattues des assiégés. Jugeant quel avantage il y aurait à détruire les machines de l'ennemi, les Rhodiens préparèrent une immense quantité de projectiles enflammés, et garnirent leurs remparts de balistes et de catapultes. Pendant la nuit, à l'heure de la seconde veille, ils attaquèrent soudain à coups de baliste la garde du camp ennemi, en même temps qu'ils lançaient toute sorte de projectiles enflammés sur les machines et sur les hommes qui accouraient pour éteindre la flamme. Démétrius, surpris par cette attaque inattendue, et craignant pour ses ouvrages construits à tant de frais, accourut lui-même au secours. Comme la nuit était sans lune, les projectiles enflammés répandirent une vive clarté permettant aux assiégés d'ajuster leurs balistes et leurs catapultes, qui tuèrent un grand nombre d'ennemis égarés par l'obscurité. Le côté de l'hélepole exposé aux projectiles enflammés des Rhodiens, fut dégarni de ses lames de fer, et le bois dénudé menaça de prendre feu. Démétrius, craignant que sa machine ne fut mise, par l'effet du feu, hors d'état de servir, essaya d'éteindre la flamme au moyen des réservoirs d'eau ménagés aux divers étages de l'hélépole. Enfin, il parvint, au son de la trompette, à réunir les hommes préposés au service de ces machines, qu'il fit reculer hors de la portée des traits. [20,97] Au lever du jour, Démétrius fit ramasser par ses satellites les traits qui avaient été lancés par les Rhodiens, pour juger, d'après cela, des ressources dont pouvaient disposer les assiégés. Il compta ainsi plus de huit cents projectiles enflammés et au moins quinze cents flèches lancées par des balistes. Un si grand nombre de traits, dépensés dans le court espace d'une nuit, fit juger avec étonnement des moyens de défense que la ville devait avoir à sa disposition. Démétrius répara ensuite ses ouvrages; il fit enterrer les morts et panser les blessés. Les Rhodiens profitèrent de ce temps de relâche pour construire un troisième mur d'enceinte, dans toute l'étendue de l'espace le plus exposé aux attaques de l'ennemi. Enfin ils entourèrent d'un fossé profond la partie de la muraille tombée, afin d'empêcher le roi de pénétrer par un coup de main dans l'intérieur de la ville. Les Rhodiens détachèrent leurs meilleurs navires sous les ordres d'Amyntas. Ce nauarque se montra sur la côte opposée de l'Asie où il atteignit à l'improviste quelques corsaires au service de Démétrius. Ces pirates, montés sur trois navires ouverts, se croyaient forts de la protection du roi; mais, après un combat naval, les Rhodiens se rendirent maîtres des bâtiments corsaires avec tous les équipages, parmi lesquels se trouvait Timoclès, chef des corsaires. Amyntas captura ensuite quelques navires marchands, ainsi qu'un grand nombre de barques chargées de blé, et il rentra avec sa prise, pendant la nuit, dans le port de Rhodes. Démétrius, après avoir fait réparer ses machines, les dirigea de nouveau contre les murailles et balaya des créneaux les soldats établis pour la défense des remparts; puis, à coups redoublés de béliers, il parvint à faire crouler deux "mésopyrges"; la tour du milieu fut vivement défendue par les assiégés, relevés par des renforts continuels. Dans cette action, beaucoup de Rhodiens perdirent la vie, et leur général Ananias, qui s'était vaillamment défendu, se trouva lui-même au nombre des morts. [20,98] Sur ces entrefaites, le roi Ptolémée fit parvenir aux Rhodiens une cargaison de vivres aussi considérable que la première, ainsi qu'un renfort de quinze cents hommes commandés par Antigone le Macédonien. En ce même temps arrivèrent auprès de Démétrius plus de cinquante députés, envoyés tant par les Athéniens que par les autres villes de la Grèce. Tous ces députés vinrent solliciter le roi de faire la paix avec les Rhodiens. Un armistice fut accordé; mais, après de longs pourparlers entre le peuple de Rhodes et Démétrius, il ne fut rien conclu, et les députés partirent sans avoir obtenu aucun résultat. Démétrius résolut de diriger une attaque nocturne contre la brèche ouverte. Il choisit donc quinze cents soldats parmi les plus forts de l'armée, et leur ordonna d'approcher en silence de l'enceinte vers l'heure de la seconde veille. Cette disposition arrêtée, Démétrius ordonna aux autres troupes de garder leur ordre de bataille, et, à un signal donné, de pousser le cri de guerre en attaquant tout à la fois la ville par terre et par mer. Ces ordres furent exécutés. Le premier détachement pénétra par la brèche ouverte dans l'intérieur de la ville, et, après avoir égorgé les sentinelles établies sur les remparts, ils vinrent occuper les environs du théâtre. Les habitants, surpris à l'improviste, accoururent dans le plus grand désordre sur les points menacés; mais les chefs ordonnèrent aux soldats de garder les postes qu'ils occupaient soit près du port soit sur les remparts, et de repousser les assaillants. Puis, réunissant un corps d'élite et les troupes qui venaient d'Alexandrie, ils marchèrent contre l'ennemi qui se trouvait dans l'intérieur des murs. Cependant le jour parut, et Démétrius donna le signal d'un assaut général. Aussitôt les troupes poussèrent le cri de guerre et attaquèrent tout à la fois le port et les remparts, et inspirèrent une nouvelle ardeur à leurs camarades qui se battaient autour du théâtre. Toute la ville retentissait des gémissements des femmes et des enfants imaginant que la ville était déjà prise. Cependant, la colonne qui avait pénétré dans l'intérieur des murs avait un combat très opiniâtre à soutenir contre les Rhodiens, et, malgré des pertes réciproques, aucun parti ne voulait céder le terrain. Mais bientôt les Rhodiens, se battant pour leur patrie et leurs plus chers biens, écrasèrent les troupes du roi; Alcimus et Mantias, qui les commandaient, tombèrent criblés de blessures. La plupart des soldats restèrent sur le champ de bataille ; un grand nombre furent faits prisonniers, et très peu parvinrent à rejoindre le roi. Les Rhodiens perdirent également beaucoup de monde; Damotelès, un de leurs prytanes, homme d'un courage distingué, était au nombre des morts. [20,99] Malgré cet échec, Démétrius ne cessa pas de continuer le siége. Mais dans cet intervalle son père lui avait écrit de traiter avec les Rhodiens à la première occasion favorable. De son côté, Ptolémée avait d'abord prévenu les Rhodiens qu'il leur enverrait des provisions de blé et un renfort de trois mille hommes ; mais plus tard, il leur avait conseillé de traiter avec Antigone, à des conditions autant que possible modérées. Il en résulta que les deux partis inclinaient également pour la paix. En même temps arrivèrent des députés de la ligue étolienne pour conseiller à leur tour un accommodement. Les Rhodiens conclurent donc avec Antigone la paix aux conditions suivantes : la ville de Rhodes garderait son indépendance et ses revenus; les Rhodiens fourniraient à Antigone des troupes auxiliaires, excepté le seul cas où il marcherait contre Ptolémée; enfin, ils donnaient en otage cent citoyens, que Démétrius choisirait, excepté dans l'ordre des magistrats. [20,100] C'est ainsi que les Rhodiens, après avoir été assiégés pendant un an, furent délivrés de la guerre. Les soldats qui s'y étaient le plus distingués furent honorés de belles récompenses, et les esclaves qui s'étaient conduits en braves furent affranchis, et obtinrent le droit de cité. Les Rhodiens élevèrent aussi des statues aux rois Cassandre et Lysimaque, et à d'autres alliés moins célèbres qui avaient beaucoup contribué à la délivrance de la ville. Mais c'est surtout à l'égard de Ptolémée qu'ils voulurent surpasser tous les autres témoignages de reconnaissance. Ils envoyèrent donc en Libye des théores chargés de demander à l'oracle d'Ammon s'il leur conseillait d'honorer Ptolémée comme un dieu. Sur la réponse affirmative de l'oracle, les Rhodiens élevèrent dans leur ville un temple auquel ils donnèrent le nom de "Ptoléméum". Ce temple était de forme carrée, et chaque côté, d'un stade de large, avait un portique. Ils rebâtirent aussi le théâtre et réparèrent les murailles ainsi que les points qui avaient souffert pendant le siége. Démétrius, après avoir conclu la paix avec les Rhodiens, conformément aux ordres de son père, remit à la voile avec toute son armée. Il traversa l'Archipel et aborda à Aulis en Boétie, s'empressant de proclamer la liberté des Grecs. (Cassandre et Polysperchon, depuis quelque temps délivrés de la crainte de l'ennemi, avaient ravagé la plupart des contrées de la Grèce.) Démétrius délivra d'abord la ville de Chalcis, occupée par une garnison béotienne, et força les Béotiens d'abandonner le parti de Cassandre. Il conclut ensuite une alliance avec les Étoliens, et se prépara à marcher contre Polysperchon et Cassandre. Pendant le cours de ces événements, Eumélus, roi du Bosphore, mourut après un règne de six ans. Son fils Spartacus lui succéda et régna vingt ans. [20,101] Après avoir parlé des détails de la Grèce et de l'Asie, nous allons passer à l'histoire des autres pays de la terre. En Sicile, Agathocle vint attaquer en pleine paix les Lipariens, et leur imposa, contre toute justice, une contribution de cinquante talents d'argent. Ici se présente un exemple venant à l'appui d'une croyance générale à l'intervention de la divinité qui châtie les actions criminelles. Les Lipariens avaient demandé un délai pour le payement du reste de la contribution, car ils ne voulaient pas, disaient-ils, toucher aux offrandes sacrées. Mais Agathocle se fit donner de force le trésor déposé dans le Prytanée, consacré partie à Eole et partie à Vulcain; et, après cette spoliation, il se rembarqua. Mais, assailli par une violente tempête, il perdit onze navires avec tout l'argent qu'ils portaient; cet événement fut, par beaucoup de monde, attribué à la vengeance immédiate du dieu des vents. Vulcain se vengea plus tard par la mort du tyran, qui fut brûlé vif sur des charbons ardents. C'était aussi un effet de la justfce distributive de Vulcain, lorsque, dans une éruption de l'Etna, il sauva des hommes pieux et punit les impies en leur faisant sentir sa puissance. Au reste, ce que nous venons de dire ici sera confirmé à la mort d'Agathocle, dont nous parlerons plus bas. Nous allons exposer maintenant ce qui s'est passé en Italie. Les Romains et les Samnites conclurent entre eux la paix, après une guerre de vingt-deux ans et six mois. Publius Sempronius, nommé consul, envahit le pays des Eques, à la tête d'une armée, et prit quarante villes dans l'espace de cinquante jours ; et, après avoir rangé toute la nation sous l'autorité des Romains, il retourna à Rome où il obtint les honneurs d'un grand triomphe. Enfin le peuple romain conclut une alliance avec les Marses, les Pélignes et les Marruciniens. [20,102] L'année étant révolue, Léostrate fut nommé archonte d'Athènes, et les Romains élurent pour consuls Servius Cornélius et Lucius Genucius. Dans cette année, Démétrius se disposa à faire la guerre à Cassandre, à délivrer les Grecs et à administrer régulièrement les affaires de la Grèce. Il se flattait d'acquérir ainsi une grande gloire, en même temps que de paralyser Prepalaüs, un des lieutenants de Cassandre, avant de menacer la puissance de Cassandre lui-même. Il se dirigea d'abord sur la ville de Sicyone, occupée par une garnison du roi Ptolémée (elle était commandée par Philippe, général très distingué), l'attaqua à l'improviste, pendant la nuit, et pénétra dans l'intérieur des murs. La garnison se réfugia dans la citadelle; Démétrius se rendit maître de la ville, et vint occuper l'espace compris entre les maisons de la ville et la citadelle. Démétrius allait faire avancer ses machines, lorsque la garnison, effrayée de cet appareil de guerre, rendit la citadelle par capitulation et s'embarqua pour l'Égypte. Démétrius engagea les Sicyoniens à se transporter dans la forteresse, et fit raser la partie de la ville attenante au port qui était d'une assiette très forte. Il fournit aux citoyens les moyens de construire une nouvelle demeure, leur donna un gouvernement libre et reçut pour ses bienfaits les honneurs divins. Ils donnèrent à leur ville le nom de "Démétriade", instituèrent des sacrifices, des panégyriques et de jeux annuels, enfin ils lui attribuèrent les mêmes honneurs qu'au fondateur d'une ville. Mais le temps, qui amène tant de changements, fit disparaître ces institutions. Cependant les Sicyoniens, ayant trouvé un meilleur emplacement, ont continué à l'occuper jusqu'à ce jour. L'enceinte de la citadelle, étendue et environnée partout de précipices inaccessibles, est tout à fait inabordable aux machines de guerre. La citadelle renferme d'ailleurs beaucoup d'eau qui arrose de nombreux jardins, de manière qu'il faut admirer la sagacité du roi qui a su choisir un emplacement qui procure tout à la fois les jouissances de la paix et assure aux habitants leur défense pendant la guerre. [20,103] Après avoir réglé l'administration de Sicyone, Démétrius se porta avec toute son armée sur Corinthe, occupée par Prepelaüs, lieutenant de Cassandre. Introduit par quelques habitants, pendant la nuit, dans l'intérieur des murs, Démétrius se rendit maître de la ville et des ports. Une partie de la garnison se réfugia dans le Sisyphium, et les autres dans Acrocorinthe. Démétrius fit avancer ses machines, et, après avoir maltraité les assiégés, il emporta d'assaut le Sisyphium. Il se tourna ensuite contre ceux qui s'étaient réfugiés dans Acrocorinthe, et réussit, par des menaces, à se faire livrer la citadelle; car ce roi déployait une grande activité dans les travaux de siége, et il possédait un talent remarquable pour la construction des machines de guerre. Après avoir ainsi délivré les Corinthiens, il mit une garnison dans Acrocorinthe, car les citoyens voulaient que leur ville fût gardée par le roi jusqu'à ce que la guerre contre Cassandre aurait été terminée. Prepelaüs, honteusement expulsé de Corinthe, se retira auprès de Cassandre. Démétrius entra ensuite dans l'Achaïe, prit d'assaut Buta et rendit aux habitants leur indépendance. Dans l'espace de quelques jours il s'empara de Syrum, dont il chassa la garnison. Il parcourut ensuite les autres villes de l'Achaïe et les déclara également libres. De là il marcha sur AEgium, l'entoura d'une enceinte, et entra en pourparler avec Strombichus, commandant de la garnison, pour l'amener à lui livrer la ville. Mais Strombichus se refusant à cette proposition, et disant en outre des paroles injurieuses à Démétrius, le roi fit avancer ses machines de siége, renversa les murailles et prit la ville d'assaut. Après la prise de cette ville, Démétrius fit saisir Strombichus, lieutenant de Polysperchon, ainsi que quelques autres habitants mal disposés pour lui, et les fit tous, au nombre de quatre-vingts, mettre en croix devant les portes de la ville. Les garnisons des forteresses voisines, ne croyant pas pouvoir résister aux forces du roi, livrèrent leurs places. Pareillement, les garnisons des autres villes, n'étant secourues ni par Cassandre, ni par Prepelaüs, ni par Polysperchon, et voyant Démétrius s'approcher avec une armée puissante et d'immenses machines de guerre, se rendirent volontairement. Telle était la situation des affaires de Démétrius. [20,104] En Italie, les Tarentins, en guerre avec les Lucaniens et les Romains, envoyèrent des députés à Sparte pour demander des secours et le général Cléonyme. Les Lacédémoniens accordèrent volontiers la demande des Tarentins. Cléonyme employa l'argent et les bâtiments envoyés par les Tarentins pour lever aux environs du cap Ténare en Laconie, cinq mille soldats, et les embarqua immédiatement pour Tarente. Là il rassembla un nombre a peu près égal de mercenaires, et enrôla plus de vingt mille hommes d'infanterie et deux mille cavaliers de milice citoyenne. Enfin il joignit à ces troupes un grand nombre de Grecs d'Italie et les Messapiens. Les Lucaniens, effrayés de ces préparatifs formidables, firent la paix avec les Tarentins. Les Métapontins n'ayant pas voulu se soumettre, Cléonyme engagea les Lucaniens à envahir avec lui leur territoire, et, saisissant ainsi une occasion favorable, il vint répandre la terreur parmi les Métapontins; quoiqu'il entrât dans leur ville comme ami, il leur imposa une contribution de plus de six cents talents d'argent, en même temps qu'il exigea qu'on lui livrât en otage deux cents jeunes filles, moins comme garantie de la foi jurée que pour satisfaire ses goûts voluptueux. En effet, Cléonyme, déposant le vêtement spartiate, se livrait à des jouissances luxurieuses et retenait comme esclaves ceux qui s'étaient fiés à sa parole. Malgré les forces et les ressources considérables dont il disposait, Cléonyme ne fit rien de digne de Sparte, il avait, il est vrai, le projet de faire une descente en Sicile, de renverser la tyrannie d'Agathocle et de rendre aux Siciliens leur indépendance; mais il laissa passer l'occasion favorable à l'exécution de ce projet. Il aborda à Corcyre, s'empara de la ville, lui imposa une contribution considérable et y établit une garnison, pensant faire de cette position une place d'armes d'où il pourrait diriger ses opérations stratégiques contre la Grèce. [20,105] Cléonyme reçut alors une députation de Démétrius Poliorcète et de Cassandre, qui lui proposèrent une alliance; mais il refusa leurs propositions. Instruit que les Tarentins et quelques autres alliés s'étaient soulevés, il laissa à Corcyre une garnison suffisante, et s'empressa de se rendre avec le reste de son armée en Italie pour châtier les rebelles. Il aborda dans la place que défendaient les Barbares, prit leur ville d'assaut, vendit les habitants a l'enchère et ravagea leur territoire. Il traita de même Tropium, qu'il prit d'assaut, et fit trois mille prisonniers. En ce même temps les Barbares, accourus de toutes parts, attaquèrent pendant la nuit le camp de Cléonyme. Un combat s'engagea Plus de deux cents hommes de la troupe de Cléonyme restèrent sur le champ de bataille, environ mille furent faits prisonniers. En ce même moment, une tempête détruisit vingt navires mouillés près du camp. Abattu par ce double revers, Cléonyme revint à Corcyre avec les débris de son armée. [20,106] L'année étant révolue, Nicoclès fut nommé archonte d'Athènes, et les Romains élurent pour consuls Marcus Livius et Marcus Emilius. Dans cette année, Cassandre, roi des Macédoniens, voyant la puissance des Grecs s'accroître et un orage accumulé sur sa tête près d'éclater, conçut de vives inquiétudes pour l'avenir. Il envoya donc des députés en Asie pour traiter avec Antigone. Celui-ci répondit qu'il ne connaissait qu'un seul moyen d'accommodement, c'était que Cassandre se mît tout à fait à sa discrétion. Consterné de cette réponse, Cassandre fit venir Lysimaque de la Thrace pour conclure avec lui une alliance offensive et défensive. Dans toutes les situations critiques, Cassandre avait l'habitude de recourir à Lysimaque, tant à cause de sa bravoure que parce que son royaume était limitrophe de celui de la Macédoine. Après que ces deux rois eurent délibéré sur leurs intérêts communs, ils envoyèrent des députés auprès de Ptolémée, roi d'Égypte, et auprès de Seleucus, maître des satrapies de l'Asie supérieure. Ils firent connaître à tous deux la réponse hautaine d'Antigone, et leur firent comprendre que la guerre qui les menaçait devait être commune pour tous. En effet, Antigone, une fois maître de la Macédoine, ne pourrait-il pas dépouiller les autres rois de leurs États? N'avait-il pas déjà donné plusieurs preuves de son ambition et de son désir de ne partager l'empire avec personne? N'était-il donc pas de l'intérêt de tous de combattre Antigone à outrance? Toutes ces raisons, exposées par les envoyés, déterminèrent Ptolémée et Seleucus à mettre sur pied de nombreuses troupes et à venir au secours de Cassandre. [20,107] Cassandre jugea à propos de prévenir l'attaque de l'ennemi et d'ouvrir le premier la campagne. Il confia donc une partie de l'armée à Lysimaque et le fit partir avec ce commandement, tandis que lui-même entra en Thessalie à la tête d'une armée pour combattre Démétrius et les Grecs. Lysimaque passa avec ses troupes d'Europe en Asie, et proclama l'indépendance des habitants de Lampsaque et de Parium qui étaient volontairement entrés dans son parti; puis il prit d'assaut Sigée et y laissa une garnison. Il détacha Prepelaüs avec six mille hommes d'infanterie et mille cavaliers pour soumettre les villes de l'Etolie et de l'Ionie. Quant à lui-même, il tenta le siége d'Abydos, et fit pour cela de grands préparatifs. Mais lorsque les assiégés reçurent par mer un renfort considérable de troupes envoyées par Démétrius, il renonça à son entreprise et retourna vers la Phrygie hellespontique; il la rangea sous son autorité et vint assiéger Synas, ville qui renfermait les bagages du roi. Il réussit à séduire Docimus, lieutenant d'Antigone, qui lui livra Synas et quelques autres places où se trouvaient les trésors royaux. Prepelaüs, envoyé par Lysimaque dans l'Eolie et dans l'Ionie, se rendit maître d'Adramyttium, assiégea Ephèse et s'empara de la ville par voie d'intimidation. Maître de la ville, il renvoya dans leur patrie les cent otages rhodiens fournis à Démétrius, et remit les Ephésiens en liberté. Mais il brûla tous les navires mouillés dans le port pour enlever à l'ennemi l'empire de la mer et rendre ainsi incertain le sort de la guerre. Après cela, il entraîna dans son parti les Téïens et les Colophoniens, mais il ne réussit point à s'emparer des villes d'Erythrée et de Clazomène, dont les habitants avaient reçu des secours par mer. Il se borna donc à ravager leur territoire, et marcha sur Sardes. Là, il parvint à séduire Phénix et Docimus, lieutenants d'Antigone, et prit possession de la ville, à l'exception de la citadelle qui était gardée par Philippe, un des amis les plus fidèles d'Antigone. Tel était l'état des affaires de Lysimaque. [20,108] Pendant que ces choses se passaient, Antigone célébra des jeux et des panégyriques à Antigonia où il avait réuni à grands frais les artistes et les athlètes les plus célèbres. Lorsqu'il apprit l'invasion de Lysimaque et la défection de ses lieutenants, il fit cesser les fêtes, et renvoya les athlètes et les artistes en leur donnant au moins deux cents talents. Il se mit ensuite à la tête de son armée, sortit de la Syrie, et hâta sa marche pour atteindre l'ennemi. Arrivé à Tarse, en Cilicie, il tira de Cuyndes une somme assez considérable pour payer aux troupes trois mois de solde; en outre il emporta lui-même trois mille talents, afin de ne pas manquer de ressources. Il franchit le Taurus, envahit la Cappadoce, et fit rentrer dans son ancienne alliance les rebelles de la haute Phrygie et de la Lycaonie. En ce moment, Lysimaque apprit l'arrivée de l'ennemi, et délibéra avec ses amis sur le meilleur parti à prendre dans ces graves circonstances. Il fut arrêté qu'on ne risquerait un combat que lorsqu'on aurait reçu les secours de Seleucus; que l'on se bornerait à occuper les places fortes, à se renfermer dans un camp retranché, et à attendre de pied ferme l'attaque de l'ennemi : c'est ce qui fut fait. Antigone, arrivé en présence de l'ennemi, rangea ses troupes en bataille, et provoqua l'ennemi au combat. Mais personne n'ayant accepté ce défi, il alla occuper quelques positions par où devaient passer les convois de vivres destinés aux ennemis. Lysimaque, craignant d'être pris par la famine, partit pendant la nuit, et, après quatre cents stades de marche, vint camper près de Doryléum. Cette place abondant en blé et en provisions de toutes sortes, est entourée d'une rivière qui contribuait à la sécurité du camp, qu'il fit en outre entourer d'un fossé profond et d'un triple retranchement palissadé. [20,109] Informé de la retraite des ennemis, Antigone se mit aussitôt à leur poursuite, et s'approcha de leur camp. Mais comme ils refusèrent le combat, il entreprit de les assiéger dans leur propre camp; il fit en conséquence venir des catapultes et des armes de trait en quantité. Quelques escarmouches eurent lieu près du fossé; les troupes de Lysimaque essayèrent de repousser les ouvriers à coups de flèches, mais, dans tout cet engagement, les troupes d'Antigone eurent l'avantage. Enfin, peu de temps après, ces ouvrages de siége furent terminés; mais Lysimaque, voyant que les vivres commençaient à manquer, leva le camp, et partit pendant une nuit orageuse pour se retirer dans la haute contrée et y établir ses quartiers d'hiver. Lorsqu'à la pointe du jour Antigone se fut aperçu de la retraite de l'ennemi, il se mit sur ses traces à travers la plaine. Mais des pluies abondantes avaient rendu le terrain, naturellement boueux, si impraticable, qu'un grand nombre de bêtes de somme, et même quelques hommes, périrent; en un mot, toute l'armée eut beaucoup à souffrir des fatigues de cette marche. C'est pourquoi le roi renonça à la poursuite de Lysimaque, d'autant plus volontiers que la saison de l'hiver était proche. Il choisit donc ses quartiers d'hiver dans les lieux les plus convenables, et distribua son armée dans les cantonnements. Enfin, averti que Seleucus descendait des satrapies supérieures avec une armée considérable, Antigone envoya quelques-uns de ses amis en Grèce auprès de Démétrius pour l'engager à venir le joindre immédiatement avec ses troupes; car il craignait que tous les rois ligués contre lui ne le forçassent à une bataille décisive avant qu'il eût pu rallier les troupes qu'il avait en Europe. Lysimaque avait établi son quartier d'hiver dans la plaine de Salmonia; il fit venir des vivres d'Héraclée, dont les habitants lui étaient attachés depuis le mariage qu'il avait contracté parmi eux: il avait épousé Amestris, fille d'Oxyarte et nièce du roi Darius; elle avait été donnée par Alexandre en premières noces à Cratère, et régnait souverainement sur Héraclée. Tel était l'état des affaires en Asie. [20,110] En Grèce, Démétrius séjournant à Athènes, voulait se faire initier aux mystères d'Éleusis. Mais comme l'époque où ces initiations ont lieu, conformément au rite établi, était encore éloignée, le peuple athénien, en reconnaissance des bienfaits qu'il avait reçus de Démétrius, dérogea aux coutumes antiques. Démétrius se livra donc sans armes aux prêtres de Cérès, et fut initié avant le jour ordinairement fixé pour ces cérémonies. Démétrius quitta ensuite Athènes, et se rendit à Chalcis, en Eubée, où il rassembla sa flotte et ses troupes de terre. Instruit que Cassandre avait occupé tous les passages, il renonça à la route de terre pour traverser la Thessalie. Il fit donc embarquer ses soldats ; et vint aborder dans le port de Larisse. Il mit son armée à terre, s'empara de la ville, et prit d'assaut la citadelle; il chargea de fers les hommes de la garnison, les jeta en prison, et rendit aux Larisséens leur indépendance. Il soumit ensuite les villes de Prona et de Pteleum; il empêcha aussi les habitants d'Orchomène et de Dium de quitter leur ville et de se transporter à Thèbes, ainsi que l'avait ordonné Cassandre. En voyant ces succès de Démétrius, Cassandre mit de fortes garnisons à Phères et à Thèbes, et, après avoir concentré ses troupes dans un seul point, il vint camper en face de Démétrius. Cassandre avait alors sous ses ordres vingt-neuf mille hommes d'infanterie et deux mille cavaliers. L'armée de Démétrius était composée de quinze cents cavaliers, d'environ huit mille hommes d'infanterie macédonienne et de près de quinze mille mercenaires. A ces troupes se joignaient vingt-cinq mille hommes fournis par diverses villes de la Grèce, et plusieurs bataillons de pirates armés à la légère, que l'espoir du pillage avait fait accourir de toutes parts, et dont le nombre ne s'élevait pas à moins de huit mille hommes; en sorte que le total de l'armée de Démétrius pouvait se monter à cinquante-six mille hommes. Les deux armées restèrent ainsi pendant plusieurs jours campées en face l'une de l'autre. Des deux côtés, on se borna à se ranger en bataille, mais sans en venir aux mains ; on attendait l'issue des événements qui devaient se passer en Asie. Démétrius, sur l'invitation des Phéréens, se rendit à Phères avec ses corps d'armée, prit d'assaut la citadelle, renvoya la garnison, et rendit aux habitants la liberté. [20,111] Sur ces entrefaites, les envoyés d'Antigone arrivèrent auprès de Démétrius, qui prit ainsi connaissance des ordres de son père. En conséquence de ces ordres, Démétrius conclut une trêve avec Cassandre, à la condition que les clauses ne seraient définitives que lorsqu'elles auraient été ratifiées par Antigone. Démétrius savait bien que son père avait résolu de terminer cette guerre par les armes.; mais il voulait, avant tout, que son départ de la Grèce ne ressemblât point à une fuite. Il y avait dans ce traité une clause d'après laquelle, non-seulement les villes de la Grèce, mais encore celles de l'Asie seraient déclarées indépendantes. Cette trêve conclue, Démétrius fit tous ses préparatifs de départ, mit à la voile avec toute sa flotte, traversa l'Archipel, et vint aborder à Ephèse ; là, il débarqua ses troupes, établit son camp sous les murailles d'Ephèse, força la ville à rentrer sous son ancienne autorité, et renvoya la garnison qu'y avait mise Prepelaüs, lieutenant de Lysimaque. Après avoir établi lui-même une garnison dans la citadelle, il partit pour l'Hellespont; il se remit en possession de Lampsaque, dé Parium et de quelques autres villes qui avaient changé de parti. Arrivé à l'embouchure du Pont-Euxin, il établit son camp près du temple des Chalcédoniens, et laissa dans cette place un détachement de trois mille hommes d'infanterie et de trente vaisseaux longs. Il distribua ensuite le reste de son armée dans les villes où il établit ses quartiers d'hiver. A cette époque, Mithridate, soumis à Antigone, mais soupçonné de favoriser le parti de Cassandre, perdit la vie près de Cium, en Mysie. Il avait été pendant trente-cinq ans souverain de Cium et d'Arrhine. Son fils Mithridate lui succéda, et augmenta considérablement ses domaines: il régna trente-six ans sur la Cappadoce et la Paphlagonie. [20,112] En ce même temps, Cassandre, après le départ de Démétrius, recouvra les villes de la Thessalie, et envoya Plistarque en Asie pour aller avec un corps d'armée au secours de Lysimaque. Ce corps d'armée se composait de douze mille hommes d'infanterie et de cinq cents cavaliers. Arrivé à l'embouchure du Pont-Euxin, Plistarque trouva les environs occupés d'avance par l'ennemi, et renonçant à tenter le passage, il se rendit à Odessus, ville située entre Apollonia et Galatia, et en face d'Héraclée, où Lysimaque avait laissé une partie de son armée. Mais, privé de bâtiments de transport, il partagea ses troupes en trois divisions; la première parvint heureusement à Héraclée, la seconde tomba, à l'embouchure du Pont-Euxin, au pouvoir des vaisseaux gardes-côtes de Démétrius; la troisième, dont Plistarque faisait lui-même partie, fut assaillie par une tempête qui fit échouer la plupart des bâtiments avec leurs équipages. Le bâtiment à six rangs de rames qui portait le général, sombra : trente-trois hommes seulement, des cinq cents qui composaient l'équipage, parvinrent à se sauver. Dans ce nombre se trouvait Plistarque, qui gagna la terre à demi mort sur un débris du bâtiment naufragé. Il fut de là transporté à Héraclée, et, après s'être remis de ses fatigues, il rejoignit les quartiers d'hiver de Lysimaque; il avait perdu la plus grande partie de ses troupes. [20,113] Dans ces mêmes jours, le roi Ptolémée quitta l'Egypte à la tête d'une armée considérable, et rangea sous son autorité toutes les villes de la Coelé-Syrie. Pendant qu'il était occupé au siége de Sidon, il reçut la fausse nouvelle que les rois Lysimaque et Seleucus avaient été battus et s'étaient retirés à Héraclée; enfin qu'Antigone, victorieux, s'avançait vers la Syrie. Trompé par cette fausse nouvelle, Ptolémée conclut avec les Sidoniens une trêve de quatre mois; et après avoir laissé de fortes garnisons dans les villes qu'il avait soumises, il retourna en Egypte avec son armée. Sur ces entrefaites, un grand nombre de soldats de Lysimaque désertèrent les quartiers d'hiver, et passèrent dans le camp d'Antigone ; ces déserteurs se composaient de deux mille Autariates et d'environ huit cents Lyciens et Pamphyliens. Antigone les reçut avec bienveillance, les combla de présents et leur donna la solde qu'ils réclamaient à Lysimaque. En ce même temps arriva Seleucus des satrapies de la haute Asie. Il était entré dans la Cappadoce avec une nombreuse armée, et avait fait construire des baraques pour abriter ses soldats dans les cantonnements d'hiver. Il avait sous ses ordres environ vingt mille hommes d'infanterie, près de douze mille archers à cheval, quatre cent quatre-vingts éléphants et plus de cent chars armés de faux. Telles étaient les forces réunies des rois, tous décidés à terminer la guerre par les armes en attendant l'été prochain. Ainsi que nous l'avons annoncé dans le commencement, nous raconterons, dans le livre suivant, les détails de la guerre dans laquelle tous ces rois se disputaient le pouvoir souverain.