[7,0] Règle septième. Pour compléter la science il faut que la pensée parcoure, d’un mouvement non interrompu et suivi, tous les objets qui appartiennent au but qu’elle veut atteindre, et qu’ensuite elle les résume dans une énumération méthodique et suffisante. [7,1] L’observation de la règle ici proposée est nécessaire pour qu’on puisse placer au nombre des choses certaines ces vérités qui, comme nous l’avons dit plus haut, ne dérivent pas immédiatement de principes évidents par eux-mêmes. On y arrive en effet par une si longue suite de conséquences, qu’il n’est pas facile de se rappeler tout le chemin qu’on a fait. Aussi disons-nous qu’il faut suppléer à la faculté de la mémoire par un exercice continuel de la pensée. Si, par exemple, après diverses opérations, je trouve quel est le rapport entre les grandeurs A et B, ensuite entre B et C, puis entre C et D, enfin entre D et E, je ne vois pas pour cela le rapport des grandeurs A et E, et je ne puis le conclure avec précision des rapports connus, si ma mémoire ne me les représente tous. Aussi j’en parcourrai la suite de manière que l’imagination à la fois en voie une et passe à une autre, jusqu’à ce que je puisse aller de la première à la dernière avec une telle rapidité que, presque sans le secours de la mémoire, je saisisse l’ensemble d’un coup d’œil. Cette méthode, tout en soulageant la mémoire, corrige la lenteur de l’esprit et lui donne de l’étendue. [7,2] J’ajoute que la marche de l’esprit ne doit pas être interrompue ; souvent, en effet, ceux qui cherchent à tirer de principes éloignés des conclusions trop rapides, ne peuvent pas suivre avec tant de soin la chaîne des déductions intermédiaires qu’il ne leur en échappe quelqu’une. Et cependant, dès qu’une conséquence, fût-elle la moins importante de toutes, a été oubliée, la chaîne est rompue, et la certitude de la conclusion ébranlée. [7,3] Je dis de plus que la science a besoin pour être complète de l’énumération. En effet, les autres préceptes servent à résoudre une infinité de problèmes ; mais l’énumération seule peut nous rendre capables de porter sur l’objet quelconque auquel nous nous appliquons un jugement sur et fondé, conséquemment de ne laisser absolument rien échapper, et d’avoir sur toutes choses des lumières certaines. [7,4] Or ici l’énumération, ou l’induction, est la recherche attentive et exacte de tout ce qui a rapport à la question proposée. Mais cette recherche doit être telle que nous puissions conclure avec certitude que nous n’avons rien omis à tort. Quand donc nous l’aurons employée, si la question n’est pas éclaircie, au moins serons-nous plus savants, en ce que nous saurons qu’on ne peut arriver à la solution par aucune des voies à nous connues ; et si, par aventure, ce qui a lieu assez souvent, nous avons pu parcourir toutes les routes ouvertes à l’homme pour arriver à la vérité, nous pourrons affirmer avec assurance que la solution dépasse la portée de l’intelligence humaine. [7,5] Il faut remarquer en outre que, par énumération suffisante ou induction, nous entendons ce moyen qui nous conduit à la vérité plus sûrement que tout autre, excepté l’intuition pure et simple. En effet, si la chose est telle que nous ne puissions la ramèner à l’intuition, ce n’est pas dans des formes syllogistiques, mais dans l’induction seule que nous devons mettre notre confiance. Car toutes les fois que nous avons déduit des propositions immédiatement l’une de l’autre, si la déduction a été évidente, elles seront ramenées à une véritable intuition. Mais si nous déduisons une proposition d’autres propositions nombreuses, disjointes et multiples, souvent la capacité de notre intelligence n’est pas telle, qu’elle puisse en embrasser l’ensemble d’une seule vue : dans ce cas la certitude de l’induction doit nous suffire. C’est ainsi que, sans pouvoir d’une seule vue distinguer tous les anneaux d’une longue chaîne, si cependant nous avons vu l’enchaînement de ces anneaux entre eux, cela nous permettra de dire comment le premier est joint au dernier. [7,6] J’ai dit que cette opération devait être suffisante, car souvent elle peut être défectueuse, et ainsi sujette à l’erreur. Quelquefois, en effet, en parcourant une suite de propositions de la plus grande évidence, si nous venons à en oublier une seule, fût-ce la moins importante, la chaîne est rompue, notre conclusion perd toute sa certitude. D’autres fois nous n’oublions rien dans notre énumération, mais nous ne distinguons pas nos propositions l’une de l’autre, et nous n’avons du tout qu’une connaissance confuse. [7,7] Or quelquefois cette énumération doit être complète, d’autres fois distincte, quelquefois elle ne doit avoir aucun de ces deux caractères, aussi ai-je dit qu’elle doit être suffisante. En effet, si je veux prouver par énumération combien il y a d’êtres corporels, ou qui tombent sous les sens, je ne dirai pas qu’il y en a un tel nombre, ni plus ou moins, avant de savoir avec certitude que je les ai rapportés tous et distingués les uns des autres. Mais si je veux, par le même moyen, prouver que l’âme rationnelle n’est pas corporelle, il ne sera pas nécessaire que l’énumération soit complète ; mais il suffira que je rassemble tous les corps sous quelques classes, pour prouver que l’âme ne peut se rapporter à aucune d’elles. Si enfin je veux montrer par énumération que la surface d’un cercle est plus grande que la surface de toutes les figures dont le périmètre est égal, je ne passerai pas en revue toutes les figures, mais je me contenterai de faire la preuve de ce que j’avance sur quelques figures, et de le conclure par induction pour toutes les autres. [7,8] J’ai ajouté que l’énumération devait être méthodique, parcequ’il n’y a pas de meilleur moyen d’éviter les défauts dont nous avons parlé, que de mettre de l’ordre dans nos recherches, et parce qu’ensuite il arrive souvent que s’il fallait trouver à part chacune des choses qui ont rapport à l’objet principal de notre étude, la vie entière d’un homme n’y suffiront pas, soit à cause du nombre des objets, soit à cause des répétitions fréquentes qui ramènent les mêmes objets sous nos yeux. Mais si nous disposons toutes choses dans le meilleur ordre, on verra le plus souvent se former des classes fixes et déterminées, dont il suffira de connaître une seule, ou de connaître celle-ci plutôt que cette autre, ou seulement quelque chose de l’une d’elles ; et du moins nous n’aurions pas à revenir sur nos pas inutilement. Cette marche est si bonne, que par là on vient à bout sans peine et en peu de temps d’une science qui au premier abord paraissait immense. [7,9] Mais l’ordre qu’il faut suivre dans l’émunération peut quelquefois varier, et dépendre du caprice de chacun ; aussi, pour qu’il soit satisfaisant le plus possible, il faut se rappeler ce que nous avons dit dans la règle cinquième. Dans les moindres choses, tout le secret de la méthode consiste souvent dans l’heureux choix de cet ordre. Ainsi, voulez-vous faire un anagramme parfait en transposant les lettres d’un mot ? il ne vous sera pas nécessaire d’aller du plus facile au moins facile, de distinguer l’absolu du relatif ; ces principes ne sont ici d’aucune application : il suffira seulement de se tracer, dans l’examen des transpositions que les lettres peuvent subir, un ordre tel qu’on ne revienne jamais sur la même, puis de les ranger en classes, de manière à pouvoir reconnaître de suite dans laquelle il y a le plus d’espoir de trouver ce qu’on cherche. Ces préparatifs une fois faits, le travail ne sera plus long, il ne sera que puéril. [7,10] Au reste nos trois dernières propositions ne doivent pas se séparer, mais il faut les avoir toutes ensemble présentes à l’esprit, parcequ’elles concourent également à la perfection de la méthode. Peu importoit laquelle nous mettrions la première ; et si nous ne leur donnons pas ici plus de développement, c’est que dans tout le reste de ce traité nous n’aurons presque autre chose à faire que de les expliquer, en montrant l’application particulière des principes généraux que nous venons d’exposer. [8,0] Règle huitième. Si dans la série des questions il s’en présente une que notre esprit ne peut comprendre parfaitement, il faut s’arrêter là, ne pas examiner ce qui suit, mais s’épargner un travail superflu. [8,1] Les trois règles précédentes tracent l’ordre et l’expliquent ; celle-ci montre quand il est nécessaire, quand seulement il est utile. Car ce qui constitue un degré entier dans l’échelle qui conduit du relatif à l’absolu, et réciproquement, doit être examiné avant de passer outre ; il y a là nécessité. Mais si, ce qui arrive souvent, beaucoup de choses se rapportent au même degré, il est toujours utile de les parcourir par ordre. Cependant l’observation du principe n’est pas ici si rigoureuse, et souvent sans connaître à fond toutes ces choses, seulement un petit nombre, ou même une seule d’elles, on pourra passer outre. [8,2] Cette règle suit nécessairement des raisons qui appuient la seconde. Cependant il ne faut pas croire qu’elle ne contienne rien de nouveau pour faire avancer la science, quoiqu’elle paraisse seulement nous détourner de l’étude de certaines choses, ni qu’elle n’expose aucune vérité, parce qu’elle paraît n’apprendre aux étudiants qu’à ne pas perdre leur temps, par le même motif à peu près que la seconde. Mais ceux qui connaissent parfaitement les sept règles précédentes, peuvent apprendre dans celle-ci comment en chaque science il leur est possible d’arriver au point de n’avoir plus rien à désirer. Celui, en effet, qui, dans la solution d’une difficulté, aura suivi exactement les premières règles, averti par celle-ci de s’arrêter quelque part, connaîtra qu’il n’est aucun moyen pour lui d’arriver à ce qu’il cherche, et cela non par la faute de son esprit, mais à cause de la nature de la difficulté ou de la condition humaine. Or, cette connaissance n’est pas une moindre science que celle qui nous éclaire sur la nature même des choses, et certes ce ne serait pas faire preuve d’un bon esprit que de pousser au-delà sa curiosité. [8,3] Or pour ne pas rester dans une incertitude continuelle sur ce que peut notre esprit, et ne pas nous consumer en efforts stériles et malheureux, avant d’aborder la connaissance de chaque chose en particulier, il faut une fois en sa vie s’être demandé quelles sont les connaissances que peut atteindre la raison humaine. Pour y réussir, entre deux moyens également faciles, il faut toujours commencer par celui qui est le plus utile. [8,4] Cette méthode imite celles des professions mécaniques, qui n’ont pas besoin du secours des autres, mais qui donnent elles-mêmes les moyens de construire les instruments qui leur sont nécessaires. Qu’un homme, par exemple, veuille exercer le métier de forgeron ; s’il était privé de tous les outils nécessaires, il sera forcé de se servir d’une pierre dure ou d’une masse grossière de fer ; au lieu d’enclume, de prendre un caillou pour marteau, de disposer deux morceaux de bois en forme de pinces, et de se faire ainsi les instruments qui lui sont indispensables. Cela fait, il ne commencera pas par forger, pour l’usage des autres, des épées et des casques, ni rien de ce qu’on fait avec le fer ; avant tout il se forgera des marteaux, une enclume, des pinces, et tout ce dont il a besoin. De même, ce n’est pas à notre début, avec quelques règles peu éclaircies, qui nous sont données par la constitution même de notre esprit plus tôt qu’elles ne nous sont enseignées par l’art, qu’il faudra de prime abord tenter de concilier les querelles des philosophes, et résoudre les problèmes des mathématiciens. Il faudra d’abord nous servir de ces règles pour trouver ce qui nous est le plus nécessaire à l’examen de la vérité, puisqu’il n’y a pas de raison pour que cela soit plus difficile à découvrir qu’aucune des questions qu’on agite en géométrie, en physique, ou dans les autres sciences. [8,5] Or, ici il n’est aucune question plus importante à résoudre que celle de savoir ce que c’est que la connaissance humaine, et jusqu’où elle s’étend, deux choses que nous réunissons dans une seule et même question qu’il faut traiter avant tout d’après les règles données plus haut. C’est là une question qu’il faut examiner une fois en sa vie, quand on aime tant soit peu la vérité, parce que cette recherche contient toute la méthode, et comme les vrais instruments de la science. Rien ne me semble plus absurde que de discuter audacieusement sur les mystères de la nature, sur l’influence des astres, sur les secrets de l’avenir, sans avoir une seule fois cherché si l’esprit humain peut atteindre jusque là. Et il ne doit pas nous sembler difficile et pénible de fixer ainsi les limites de notre esprit dont nous avons conscience, quand nous ne balançons pas de porter un jugement sur des choses qui sont hors de nous, et qui nous sont complètement étrangères. Ce n’est pas non plus un travail immense que de chercher à embrasser par la pensée les objets que renferme ce monde, pour reconnaître comment chacun d’eux peut être saisi par notre esprit. En effet il n’y a rien de si multiple et de si épars qui ne puisse être renfermé dans de certaines bornes, et ramené sous un certain nombre de chefs, au moyen de l’énumération dont nous avons parlé. Pour en faire l’expérience, dans la question posée plus haut, nous diviserons en deux parties tout ce qui s’y rapporte : elle est relative, en effet, ou à nous, qui sommes capables de connoître ; ou aux choses, qui peuvent être connues : ces deux points seront traités séparément. [8,6] Et d’abord nous remarquerons qu’en nous l’intelligence seule est capable de connaître, mais qu’elle peut être ou empêchée ou aidée par trois autres facultés, c’est à savoir, l’imagination, les sens, et la mémoire. Il faut donc voir successivement en quoi ces facultés peuvent nous nuire pour l’éviter, ou nous servir pour en profiter. Ce premier point sera complètement traité par une énumération suffisante, ainsi que la règle suivante le fera voir. [8,7] Il faut ensuite passer aux objets eux-mêmes, et ne les considérer qu’en tant que notre intelligence peut les atteindre. Sous ce rapport, nous les divisons en choses simples, et complexes ou composées. Les simples ne peuvent être que spirituelles ou corporelles, ou spirituelles et corporelles tout à la fois. Les composées sont de deux sortes : l’esprit trouve les unes avant qu’il puisse en rien dire de positif ; il fait les autres lui-même, opération qui sera exposée plus au long dans la règle douxième, où l’on montrera que l’erreur ne peut se trouver que dans les choses que l’intelligence a composées. Aussi distinguons-nous même ces dernières en deux espèces, celles qui se déduisent des choses les plus simples, qui sont connues par elles-mêmes ; nous leur consacrerons le livre suivant : et celles qui en présupposent d’autres, que l’expérience nous apprend être essentiellement composées ; le livre troisième leur sera entièrement consacré. [8,8] Or dans tout ce traité nous tâcherons de suivre avec exactitude et d’aplanir les voies qui peuvent conduire l’homme à la découverte de la vérité, en sorte que l’esprit le plus médiocre, pourvu qu’il soit pénétré profondément de cette méthode, verra que la vérité ne lui est pas plus interdite qu’à tout autre, et que, s’il ignore quelque chose, ce n’est faute ni d’esprit ni de capacité. Mais toutes les fois qu’il voudra connaître une chose quelconque, ou il la trouvera tout d’un coup, ou bien il verra que sa connaissance dépend d’une expérience qu’il n’est pas en son pouvoir de faire ; et alors il n’accusera pas son esprit de ce qu’il est forcé de s’arrêter sitôt, ou enfin il reconnaîtra que la chose cherchée surpasse les efforts de l’esprit humain ; ainsi il ne s’en croira pas plus ignorant, parce qu’être arrivé à ce résultat est déjà une science qui en vaut une autre.