[1,0] LIVRE 1. [1,1] I. CELUI qui s'applique à l'agriculture doit savoir qu'il est obligé d'appeler à son aide ces trois choses qui remontent à l'antiquité la plus reculée : la prudence en affaires, les moyens de dépense, la volonté d'agir ; car, comme dit Tremellius, on ne possédera un domaine très bien cultivé qu'en réunissant le savoir, le pouvoir et le vouloir. En effet, la science et la volonté ne suffiront à personne sans la faculté de faire les dépenses que les travaux exigent. La volonté de faire ou de dépenser ne servira guère non plus sans la connaissance de l'art, parce que le principal en toute entreprise, est de savoir ce qu’il faut faire : cette maxime est surtout nécessaire en agriculture, dans laquelle la volonté et les moyens pécuniaires, sans la science, occasionnent souvent de grands dommages aux maîtres, puisque le travail exécuté sans expérience rend les dépenses inutiles. En conséquence, un père de famille diligent, qui a vraiment à coeur de trouver dans la culture les moyens d'accroître sa fortune, aura soin surtout de consulter en tout point les agriculteurs les plus instruits de son temps, d'étudier à fond les notes laissées par les anciens, et d'apprécier leur sentiment et leurs préceptes, afin de s'assurer si tout ce qu'ils ont prescrit répond à ce que nous faisons aujourd'hui, et si quelques parties en diffèrent. J'ai trouvé plusieurs auteurs estimables qui étaient persuadés que l'état et la nature de l'atmosphère avaient changé par le laps d'un long temps ; ils disaient qu'Hipparque, leur grande autorité comme professeur d'astrologie, avait découvert qu'il viendrait une époque où les pôles du monde se déplaceraient : cette opinion paraît même avoir été accréditée par Saserna, auteur non méprisable d'une Économie rurale. En effet, dans ce livre qu'il a laissé sur l'agriculture, il conclut que la situation du ciel a éprouvé des changements tels, que les contrées qui jadis ne pouvaient, à cause de la longue rigueur de l'hiver, conserver un seul des pieds de vigne ou d'olivier qu'on leur avait confiés, abondaient maintenant, grâce à l'adoucissement et à l'attiédissement des anciens froids, en larges récoltes d'olives, en productives vendanges. Que cette opinion soit vraie ou fausse, je m'en rapporte aux textes de l'astrologie ; mais l'agriculteur ne devra pas ignorer les autres préceptes agronomiques qui, la plupart, nous ont été transmis d'Afrique par les écrivains carthaginois, quoique nos fermiers taxent d'erreur un grand nombre de ces maximes. Ainsi Tremellius, tout en se plaignant à cet égard, n'admet pas que le sol et la température de l'Italie et de l'Afrique soient différents de ce qu'ils ont été, et ne puissent plus donner les mêmes productions. Quelles que soient les différences entre les anciens temps et l'époque actuelle, par rapport à l'application des préceptes, cette considération ne doit pas éloigner de leur étude celui qui veut s'instruire : car on trouvera chez nos prédécesseurs infiniment plus de choses à approuver qu'à rejeter. Le nombre des Grecs qui se sont occupés de ce qui concerne les travaux champêtres est considérable : à leur tête le célèbre poète béotien Hésiode n'a pas peu travaillé pour notre profession. Elle reçut ensuite de plus grands secours de ces hommes qui sortirent des sources de la sagesse, Démocrite d'Abdère, Xénophon disciple de Socrate, le Tarentin Architas, le maître et le disciple des péripatéticiens, Aristote et Théophraste. Ce n'est pas, non plus, avec un soin médiocre que cette même occupation a été poursuivie par les Siciliens Hiéron, Épicharme, Philométor et Attale. De son côté, Athènes a produit une grande quantité d'écrivains, parmi lesquels les plus estimés sont Chéréas, Aristandros, Amphiloque, Chrestus, et Euphronius, non celui qui naquit à Amphipolis, comme beaucoup de personnes le pensent, mais celui qui était originaire de l'Attique ; au surplus, l'Amphipolitain fut lui-même un agronome digne d'éloges. L'agronomie ne fut pas non plus négligée dans les îles, comme on le voit par Epigène de Rhodes, Agathocle de Chio, Évagon, et Anaxipolis de Thasos. Des compatriotes de Bias, l'un des sept sages, Ménandre et Diodore surtout se signalèrent dans l'art agronomique ; les Milésiens Bacchius et Mnasséas, Antigone de Cymée, Apollonius de Pergame, Dion de Colophon, Hégésias de Maronée, ne leur cédèrent en rien. Quant à Diophane de Bithynie, il rédigea un abrégé en six livres des nombreux volumes qu'avait écrits Denys dUtique, l'interprète du Carthaginois Magon. Plusieurs autres aussi, mais plus obscurs, dont j'ignore la patrie, ont apporté quelques contingents à la science qui nous occupe : ce sont Androtion, Aeschrion, Aristomène, Athénagoras, Cratès, Dadis, Denys, Euphyton, Euphorion. Ce n'a pas été avec moins de confiance que, pour une notable partie, nous avons reçu le tribut de Lysimaque, de Cléobule, de Ménestrate, de Pleutiphane, de Persis et de Théophile. Enfin, pour donner à l'agriculture le droit de cité romaine (car nous n'avons encore nommé que des auteurs grecs), nous allons rappeler le souvenir de M. Caton le Censeur, qui, le premier, lui apprit à parler le langage latin. Après lui vinrent les deux Saserna, père et fils, qui perfectionnèrent cette science avec un grand zèle ; puis Scrofa Tremellius, qui lui prêta son éloquence, et M. Terentius Varron, qui polit son idiome ; bientôt après, Virgile, dont les vers la rendirent puissante. Enfin, ne dédaignons pas de faire mention de Julius Hygin, qu'on peut en regarder comme le précepteur : nous ne témoignerons pas moins cependant une profonde vénération au Carthaginois Magon, père des études sur les choses champêtres ; en effet, ses vingt-huit mémorables volumes méritèrent qu'un sénatus-consulte les fît traduire en latin. Il est des hommes de notre temps qui ont mérité d'aussi grands éloges : ce sont Cornelius Celse et Julius Atticus, dont le premier embrassa dans cinq livres tout le corps de la science, et le second publia un livre unique relatif seulement à la culture des vignes. Jules Grécinus, que l'on peut considérer comme son disciple, composa pour la postérité deux volumes de préceptes sur la même matière, qu'il écrivit avec plus de grâce et d'érudition que n'avait fait son maître. Ainsi, Publius Silvinus, avant d'embrasser la profession d'agriculteur, appelez ces auteurs dans vos conseils ; non pas toutefois avec cette disposition d'esprit qui vous ferait subordonner toutes vos entreprises à leur sentiment : car les monuments de ces sortes d'écrivains instruisent plutôt qu'ils ne font un bon ouvrier. L'usage et l'expérience sont les maîtres des arts, et il n'existe pas de science qu'on apprenne sans trébucher. En effet, là où une chose mal à propos entreprise a produit un fâcheux résultat, on évitera ce qui a induit en erreur, et les enseignements du maître éclaireront la bonne route. Aussi nos préceptes ne promettent pas de produire une science parfaite, mais de prêter leur secours; et nul homme, après les avoir lus, ne connaîtra bien l'agriculture, s'il ne veut les suivre, et s'il n'a les facultés nécessaires pour les mettre en pratique. C'est pourquoi nous les offrons à ceux qui nous étudieront, plutôt comme propres à les aider que comme devant seuls les conduire : encore faudra-t-il qu'ils aient recours à d'autres. Et même tous ces secours, dont nous venons de parler, un travail assidu, l'expérience du fermier, les moyens et la volonté de dépenser, ne produiront pas encore autant de bien que la seule présence du maître. A moins qu'il ne surveille sans cesse les travaux , tous les services, comme il arrive dans une armée pendant l'absence du général, sont bientôt désorganisés. J'ai lieu de croire que c'est ainsi qu'il faut entendre cette maxime que le Carthaginois Magon a placée au début de ses ouvrages : "Que celui qui achètera un champ, vende sa maison, de peur qu'il ne préfère donner ses soins à ses pénates de la ville qu'à ceux de la campagne. Celui qui prodigue tant d'affection à son domicile de la cité, n'a pas besoin d'un domaine champêtre." S'il était praticable de nos jours, je ne changerais rien à ce précepte ; mais, puisqu'aujourd'hui l'ambition des places retient souvent à la ville le plus grand nombre d'entre nous qu'elle y a appelés, je pense conséquemment qu'on doit avoir à proximité un domaine très commode, afin que l'homme occupé puisse, après les affaires du forum, y faire tous les jours une facile excursion. Il est évident que, sans parler des possessions d'outre-mer, ceux qui en achètent d'éloignées, se comportent comme ces hommes qui, de leur vivant, abandonnent leur patrimoine à leurs héritiers, ou, ce qui est plus fâcheux, à leurs esclaves. Ces derniers, séparés du maître par une longue distance, se négligent, et, corrompus après les méfaits qu'ils ont commis, s'appliquent beaucoup plus, en attendant les successeurs, aux bénéfices de la rapine qu'aux fatigues de la culture. [1,2] II. Je suis donc d'avis qu'il faut qu'un maître achète ses champs dans son voisinage, afin qu'il puisse y aller fréquemment et fasse présumer qu'il y viendra plus fréquemment encore qu'il n'y doit venir. Dans la crainte de ces visites, le fermier et ses gens seront toujours à leur devoir. Au reste, le propriétaire doit se trouver sur son bien toutes les fois qu'il en a occasion ; mais non pas pour y vivre dans le repos et s'y tenir à l'ombre. Il convient, en effet, qu'un père de famille diligent parcoure souvent et dans tous les temps de l'année les plus petites parties de ses champs, afin de mieux en observer l'état, soit à l'époque des feuilles et des herbes, soit lors de la maturité des grains, et pour n'ignorer rien de ce qu'il pourra être à propos de faire. C'est un vieil axiome, et il est de Caton, « qu'une terre a grandement à souffrir quand le maître n'enseigne pas au fermier, mais apprend de lui ce qu'il faut faire. » C'est pourquoi le principal soin de tout individu qui tient un héritage de ses ancêtres ou qui se propose d'en acheter un, doit être de savoir quel fonds est le plus productif dans le pays, afin de se défaire de celui qui ne lui serait pas avantageux ou d'en acquérir un excellent. Si la fortune a souscrit à nos voeux, nous jouirons d'une terre placée sous un ciel salubre, offrant une couche épaisse de terrain végétal; s'étendant en partie sur une plaine et dans une autre partie sur des coteaux légèrement inclinés vers l'orient ou vers le midi; consistant en cultures, en bois, en points sauvages ; ayant à portée, soit la mer, soit une rivière navigable, afin de pouvoir exporter les produits et apporter les objets dont on a besoin. Qu'une plaine, partagée en prés et en labours, en oseraies et en roseaux, soit près des bâtiments. Quelques collines seront privées d'arbres, afin de les utiliser. Pour les céréales, qui toutefois prospèrent mieux dans les plaines dont la terre est grasse et médiocrement sèche, que sur les pentes rapides. En conséquence, les champs à blé les plus élevés doivent offrir une surface unie qui ne sera que mollement inclinée, et qui approchera le plus possible d'une plate campagne. D'autres collines seront revêtues d'oliviers, de vignes, et de bois propres à fournir des échalas ; on y trouvera des pâturages pour les troupeaux, et, si on a besoin de bâtir, de la pierre et du bois de charpente. Là, que des cours d'eaux vives viennent arroser les prés, les jardins et les oseraies. On sera pourvu aussi de gros bestiaux de toute espèce, qui trouveront leur pâture dans les cultures et les broussailles. Mais un fonds dans les conditions que je souhaite, est difficile à trouver et peu de personnes en jouissent. Celui qui en approche le plus réunit le plus de ces qualités; et celui-là est encore tolérable qui n'est pas réduit à un trop petit nombre. Ce que, avant de l'acheter, il faut principalement observer dans l'examen d'un domaine. [1,3] III. Porcius Caton était d'avis que, dans l'examen et l'achat d'une terre, il fallait principalement considérer deux choses : la salubrité de son exposition, et la fécondité du terrain ; et que si, un de ces avantages manquant, quelqu'un se présentait pour l'habiter, il était fou et méritait d'être mis sous la curatelle de ses parents. En effet, aucun homme d'un esprit sain ne fera de dépenses pour la culture d'un sol stérile, et n'espérera, dans une atmosphère pestilentielle, parvenir à jouir des fruits du terrain même le plus fécond : car où il faut disputer avec la mort, les récoltes sont aussi incertaines que la vie des cultivateurs, ou plutôt le trépas est plus assuré que les productions. Après ces deux considérations principales, Caton ajoutait qu'il fallait avoir presque autant égard aux chemins, à l'eau et au voisinage. Une communication commode avec le domaine présente de grands avantages : le premier, et il est fort important, est de faciliter la présence du maître, qui se rendra plus volontiers sur son bien, s'il n'a pas à redouter la difficulté du chemin ; les autres sont relatifs à l'apport et à l'exportation des instruments de culture : ce qui donne plus de valeur aux articles produits et diminue la dépense de ce que l'on apporte, puisque le charriage est d'autant moins coûteux qu'on le fait avec de moindres efforts. En outre, on peut voyager à meilleur marché, surtout si l'on fait le voyage avec des animaux de louage, ce qui est plus avantageux que d'en entretenir à ses frais. Enfin les esclaves qui suivront le père de famille se fatigueront moins à faire le voyage à pied. Les avantages d'une eau de bonne qualité sont tellement incontestables, qu'il n'est pas besoin, à cet égard, d'une longue dissertation. Car qui doute qu'on ne doive considérer beaucoup une substance sans laquelle nul de nous ne prolonge sa vie, dans la bonne comme dans la mauvaise santé ? Quant à l'avantage qu'on peut retirer des voisins, c'est une chose sur laquelle on ne saurait compter, puisque la mort et divers autres événements peuvent nous les enlever. Aussi certaines personnes rejettent l'opinion de Caton ; mais je crois qu'elles sont dans l'erreur : car, comme c'est le fait d'un homme sage de supporter avec courage les coups du sort, c'est de même l'action d'un fou de se rendre malheureux ; et c'est ce que fait celui qui paye pour avoir un voisin pervers, quand, depuis le berceau, il a pu entendre dire, pour peu qu'il soit issu d'une bonne famille, que « Jamais on ne perdrait de boeufs, s'il n'était pas de mauvais voisins; » ce qui ne se borne pas aux boeufs, mais s'étend à toutes les parties de nos propriétés. C'est à tel point, que beaucoup de gens se résoudraient à manquer de demeure, et à fuir leur domicile, pour éviter les désagréments d'un mauvais voisinage. Car que penser des peuples entiers qui ont gagné diverses contrées étrangères après avoir abandonné le sol paternel : je veux dire les Achéens, les Ibères, les Albaniens, les Siciliens, et, pour parler de ceux à qui nous devons notre origine, les Pélasges, les Aborigènes, les Arcades, si ce n'est qu'ils ne pouvaient supporter la méchanceté de leurs voisins ? Et pour ne pas citer seulement des calamités publiques, le souvenir nous a été conservé de malheurs particuliers ; et dans les contrées de la Grèce et dans l'Hespérie aussi, existèrent des voisins détestables : à moins qu'on ne prétende que quelqu'un pouvait trouver supportable le voisinage d'Autolycus, ou que Cacus, se fixant sur le mont Aventin, devait être agréable aux habitants contigus du mont Palatin. J'aime mieux me rappeler les anciens que mes contemporains, pour n'avoir pas à nommer un de mes voisins qui ne saurait souffrir dans le pays ni qu'un bel arbre étende ses rameaux, ni qu'une pépinière subsiste en bon état, ni qu'un échalas reste attaché à la vigne, ni même que les troupeaux paissent sans surveillance. C'est donc à bon droit, autant que me le dit mon opinion, que M. Porcius a pesé qu'on devait éviter une telle peste, et surtout a prévenu celui qui veut devenir agriculteur de ne pas, de son propre gré, s'exposer à un tel malheur. Ajoutons aux autres maximes celle qu'a léguée à la postérité un des Sept Sages « qu'il faut observer en tout un milieu et une juste mesure » {g-mehtron g-ariston} : ce qui doit s'appliquer non seulement aux autres actions, mais aussi à l'acquisition d'une terre, afin qu'on ne veuille pas faire un achat supérieur à ses moyens pécuniaires. C'est ce point aussi que touche cette belle sentence de notre poète : «Vantez les grands domaines, cultivez-en un petit.» (VIRGILE, Géorgiques, II, 410) Ce savant homme, comme je le crois, s'est borné à mettre en vers un adage transmis par les anciens. On reconnaît, en effet, que les Carthaginois, nation très ingénieuse, disaient que le champ devait être plus faible que son cultivateur, puisque, dans la lutte qui s'établit entre eux, si le fonds est le plus fort, c'est le maître qui souffrira le dommage ; car il n'est pas douteux qu'un vaste champ mal cultivé produit moins qu'un petit qui l'est bien. Aussi les sept jugères (demi-arpent) que le tribun Licinius assigna à chaque citoyen, après l'expulsion des rois, rapportaient à nos ancêtres de plus grands produits que ne nous en donnent aujourd'hui les plus vastes guérets. Aussi Curius Dentatus, dont nous avons parlé un peu plus haut, regarda-t-il comme au-dessus de ce que méritait un consul, un triomphateur, les cinquante jugères de terrain que, après une victoire remportée sous son heureux commandement, le peuple lui avait décernés comme récompense de sa valeur signalée : il refusa le présent populaire offert en public, et se contenta de la portion donnée aux plébéiens. Même après que nos victoires et la mort de nos ennemis eurent rendu disponible une immense quantité de terres, il fut défendu comme crime, à un sénateur, de posséder plus de cinquante jugères ; et C. Licinius lui-même fut, en vertu de sa propre loi, condamné pour avoir, dans l'excès de sa cupidité, dépassé l'étendue de terrain qu'il avait, durant sa magistrature, fixée par sa réquisition tribunitienne. Il faut ajouter que cette sévérité avait pour objet de prévenir autant le soupçon d'orgueil que concevait le possesseur de tant de fonds, que la honte qu'il y aurait à se voir forcé d'abandonner des champs qui étaient au-dessus des forces du nouveau propriétaire, puisque, en fuyant, l'ennemi les avait dévastés. Ainsi une juste proportion, qui convient en toutes choses, doit s'appliquer aussi à l'acquisition d'un domaine. Il n'en faut acheter qu'autant qu'il est nécessaire, afin qu'on voie que nous en avons pour en jouir, et non pour en être surchargés et pour l'enlever à ceux qui en tireraient un bon parti, à la manière de ces maîtres de propriétés immenses qui possèdent les terres d'une nation, et n'en peuvent pas même faire le tour à cheval, mais les abandonnent au gaspillage des troupeaux, à la dévastation et au ravage des bêtes sauvages, ou bien les emploient à retenir des citoyens dans les fers et les prisons. Or, la juste mesure dépendra d'une sage volonté et des ressources pécuniaires ; car, comme je l'ai déjà dit ci-dessus, il ne suffit pas de vouloir posséder, il faut pouvoir cultiver. [1,4] IV. Dans l'ordre des choses vient le précepte de Césonius, dont on assure que Caton faisait usage : « que ceux qui veulent traiter d'une terre doivent souvent en renouveler l'examen. » Car la première inspection ne fait connaître ni ses inconvénients ni ses avantages cachés, qui bientôt se découvriront à une nouvelle visite. Une sorte de formule d'inspection nous a été transmise par nos ancêtres, c'est que le sol soit gras, et d'un aspect agréable : qualités dont nous parlerons en leur lieu, lorsque nous traiterons des diverses espèces de terres. Cependant, en général, j'atteste et proclame souvent que déjà, dans la première guerre punique, l'illustre capitaine M. Attilius Regulus passe pour avoir dit qu'il ne faut faire l'acquisition d'un fonds, ni très fertile, s'il est insalubre, ni épuisé, fût-il le plus sain du monde. C'est ce qu'Attilius persuadait aux agriculteurs de son temps, avec le poids d'une autorité que rendait plus grande encore son expérience : car l'histoire rapporte qu'il cultivait un champ à la fois pestilentiel et maigre, à Pupinie. De même qu'un homme raisonnable ne doit pas acheter indifféremment une propriété dans quelqu'endroit que ce soit, ni se laisser aveuglément entraîner par l'attrait de la fertilité ni par la séduction des délices ; de même il convient à un bon père de famille de rendre utile et productif ce qu'il aura acheté ou reçu par héritage. Il y parviendra d'autant plus facilement, que nos pères nous ont transmis beaucoup de moyens de remédier à l'insalubrité de l'atmosphère, d'atténuer la violence des maladies pestilentielles, et d'autres à l'aide desquels l'habileté et l'activité du cultivateur peuvent vaincre la maigreur d'un sol improductif. Nous parviendrons à ce but, si nous avons confiance, comme à un oracle, à un poète éminemment véridique, qui dit : « Ayez soin de connaître d'avance les vents et les variations du ciel, les pratiques du pays, la disposition du terrain, et ce que la contrée peut rapporter et ce qu'elle refuse de produire. » Cependant, non contents de l'autorité des cultivateurs tant anciens que présents, nous n'omettrons pas nos propres exemples et les nouvelles expériences que nous pourrons tenter. Quoique ces essais soient parfois préjudiciables pour quelques parties, ils sont pourtant avantageux en somme, puisque ce n'est jamais sans produit que l'on cultive la terre; d'ailleurs, par ces tentatives, le possesseur parvient à se former dans les opérations qu'il lui convient le mieux d'entreprendre, et parvient à rendre plus productifs encore les champs les plus fertiles. Il ne faut donc nulle part négliger de varier ses expériences ; et c'est même dans un terrain gras qu'il faut le plus tenter d'innovations, parce que le résultat y récompense toujours du travail et des frais. Mais de même qu'il importe de connaître quelle est la qualité du fonds et quelle est la culture qui lui convient, il ne faut pas, non plus, ignorer comment doivent être construits les bâtiments de la ferme, et quelle disposition est la plus avantageuse pour son exploitation. On n'a pas oublié que beaucoup de propriétaires se sont trompés à cet égard, comme L. Lucullus et Q. Scévola, personnages si distingués, dont l'un fit construire des édifices trop considérables, l'autre de trop exigus, pour l'étendue de leurs métairies : faute également préjudiciable à leurs intérêts. En effet, de vastes enclos exigent plus de bâtiments et nécessitent de plus grandes dépenses ; s'il y a trop peu de constructions pour l'étendue du fonds, on est exposé à en perdre la récolte : car les productions de la terre, soit sèches, soit liquides, se gâtent facilement si, pour les conserver, on n'a pas d'abris, ou que ces bâtiments soient incommodes par leur insuffisance. Le maître aussi bâtira pour lui-même, selon ses facultés, le mieux qu'il lui sera possible, la maison qu'il doit habiter, afin qu'il se rende plus volontiers à sa campagne et qu'il puisse y séjourner avec plus d'agrément. Il aura pour ce soin un motif de plus si sa femme l'y accompagne, puisque ce sexe a plus de délicatesse et de corps et d'esprit : c'est pourquoi il faudra la séduire par les attraits de la demeure, afin qu'elle y reste plus patiemment avec son mari. Le propriétaire ne négligera donc pas de bâtir avec élégance, sans toutefois se jeter dans la manie des constructions, mais en occupant seulement une étendue telle, comme dit Caton, que les bâtiments de la ferme n'en cherchent pas le terrain, ni le terrain les édifices. Nous allons maintenant faire connaître toutes les conditions désirables pour l'établissement d'une ferme. Le bâtiment qu'on se propose d'élever doit être établi dans un lieu salubre, et sur le point le plus salubre de ce lieu : car lorsque l'air qui environne les constructions est vicié, il est pour eux une cause multipliée de maladies. Quelques localités souffrent peu des chaleurs du solstice d'été, mais sont en proie aux froids les plus cuisants de l'hiver : telle est Thèbes en Béotie; quelques autres ont un hiver tiède, mais durant l'été sont cruellement embrasés : c'est ce qu'on rapporte de Chalcis en Eubée. Il faut donc chercher un air tempéré par le chaud et la fraîcheur, tel qu'on l'obtient sur le flanc d'une colline, où l'on ne soit pas, durant l'hiver, engourdi par les frimas, ni pendant l'été, rôti par les ardeurs du soleil ; en s'établissant sur le sommet d'une montagne, on aurait à souffrir du moindre souffle du vent et des pluies qui y sévissent toute l'année. La meilleure position est donc celle que présente le milieu d'une colline, où le sol s'élève par une pente douce, afin que, si un torrent formé par les orages vient à rouler de la cime du coteau, il ne puisse détruire les fondements des édifices. [1,5] V. Qu'au dedans ou aux confins de l'exploitation coule un ruisseau qui ne tarisse jamais ; que le bois et la pâture soient à proximité. Si l'on manque d'eau courante, il faut près de là chercher un puits dont l'eau ne soit ni à une grande profondeur, ni de saveur amère ou salée. Si l'eau courante n'existe pas et qu'on n'ait pas l'espoir de trouver de l'eau de puits, on construira de vastes citernes pour les hommes et des piscines pour les troupeaux, dans lesquelles on rassemblera celles des eaux pluviales qui seront les plus favorables à la santé du corps. Elles seront très bonnes si elles sont conduites dans la citerne, bien couverte, par des tuyaux de terre cuite. Il est une eau qui vaut presque celle des pluies : c'est celle qui prend sa source dans une montagne, si elle en descend à travers les rochers, comme on le voit en Campanie dans le Guarcène. La troisième en qualité est l'eau d'un puits creusé sur une colline, ou du moins sur le penchant d'une vallée. La plus mauvaise de toutes est celle des marais qui rampe en son cours paresseux. Quant à celle qui reste immobile dans les marais, elle est pestilentielle ; toutefois, quelque nuisible qu'elle soit, elle devient moins malfaisante en hiver, amendée qu'elle est par les pluies : d'où il faut conclure que l'eau du ciel est éminemment salubre, puisqu'elle dissipe ce qu'avait de pernicieux un même liquide empoisonné. Au surplus, nous avons désigné celle qui est la meilleure à boire. Dans tous les cas, pour tempérer les chaleurs de l'été autant que pour l'agrément des lieux, on retire un immense avantage des ruisseaux que, si le gisement du terrain ne s'y oppose pas, il faut, à mon avis, pour peu qu'ils soient de nature douce, conduire à la métairie de quelque part qu'ils viennent. S'il se trouve une rivière au-dessous et, à une certaine distance du coteau, pourvu que la salubrité du lieu et le sol élevé de ses bords le permettent, on y élèvera les bâtiments à proximité du courant ; toutefois on fera en sorte qu'ils lui présentent plutôt le derrière, afin que la façade de l'édifice soit à l'abri des mauvais vents de la contrée et tournée vers les vents favorables : car la plupart des rivières se couvrent en été de vapeurs, et en hiver de froids brouillards, qui, s'ils ne sont emportés par la force du vent, engendrent des épidémies funestes aux hommes et aux troupeaux. Comme je l'ai dit, l'exposition la plus favorable, pour la ferme sera l'orient ou le midi dans les localités saines, et le nord dans les lieux insalubres. Il sera toujours avantageux aussi de lui faire regarder la mer, pourvu que celle-ci la batte et l'arrose de ses flots ; mais on ne devra jamais la placer ainsi sur le rivage, à moins qu'une certaine distance ne la sépare des eaux : car il vaut mieux, si l'on n'y touche pas, en être éloigné par un grand que par un petit intervalle, puisque les exhalaisons dangereuses occupent l'espace intermédiaire. Il ne convient nullement que les bâtiments soient voisins d'un marais ni d'une voie militaire : les eaux stagnantes laissent échapper, par l'effet des chaleurs, des miasmes empoisonnés, et engendrent des insectes armés d'aiguillons offensifs, lesquels fondent sur nous en épais essaims ; on y est aussi infesté par des reptiles et des serpents qui, privés de l'humidité des hivers, recueillent leur venin dans la fange et l'ordure en fermentation. On contracte souvent ainsi des maladies dont les caractères sont tellement obscurs que les médecins eux-mêmes ne peuvent les reconnaître. Là, toute l'année, l'exposition et l'humidité détériorent les instruments rustiques, les meubles, et même les fruits de la terre, tant ceux qui sont serrés que ceux qui restent à découvert. Sur les voies publiques, on est exposé au pillage de la part des voyageurs qui passent, et l'économie souffre de l'hospitalité fréquente à donner aux visiteurs. Pour éviter d'aussi graves inconvénients, je pense qu'il ne faut construire la ferme sur un chemin, ni dans un lieu malsain, mais loin de la route et sur un point élevé, en tournant la façade vers l'orient équinoxial. Une telle exposition offre un juste tempérament entre les vents d'hiver et ceux d'été. Plus le sol en sera exposé au levant, plus librement il pourra recevoir le souffle du vent d'été, et moins il aura à souffrir des tempêtes de la mauvaise saison, en même temps que dès le matin le soleil y liquéfiera les rosées glacées. D'ailleurs on considère comme à peu près pestilentielle toute position arrière du soleil et des vents chauds, en l'absence desquels aucune autre chose ne saurait dessécher ni ressuyer la glace des nuits, et tout ce qui s'est couvert de rouille ou d'ordures : choses pernicieuses aux hommes, aux animaux, aux plantes et à leurs fruits. Quiconque veut bâtir sur un terrain déclive, doit toujours commencer par le point le plus bas du sol, parce que les fondations jetées dans ce renfoncement, non seulement supporteront facilement leur muraille, mais aussi serviront de contre-fort et de soutènement à ce qu'on construira bientôt sur le point supérieur, s'il convient d'accroître la bâtisse. En effet, ce qui aura été établi dans la partie inférieure opposera une puissante résistance à ce qui, par la suite, sera édifié au-dessus ; tandis que si l'on commence vers le sommet du coteau à établir les fondations, elles auront à supporter leur propre poids, et tout ce que l'on ajoutera au-dessous s'entr'ouvrira et présentera des lézardes. Toutes les fois qu'on relie des constructions nouvelles à de vieilles, et du neuf à des ruines, le vieux bâtiment, surchargé par celui qui s'élève, finit par céder à son poids, et ce qui, bâti d'abord, menace de crouler, se dégrade peu à peu et entraîne le tout dans sa chute. Il faut donc éviter ce vice de construction dès que l'on commence à jeter ses fondations. [1,6] VI. La distribution et le nombre des pièces à construire dépendent de l'étendue de la propriété. La division se fera en trois parties : l'habitation du maître, les bâtiments rustiques et ceux à provisions. L'habitation du maître sera distribuée en appartements d'hiver et en appartements d'été, de manière que les chambres à coucher, pour l'hiver, regardent l'orient de cette saison, et les salles à manger le couchant équinoxial. Les chambres à coucher, pour l'été, feront face au midi, et les salles à manger, pour la même saison, à l'orient d'hiver. Tournez vers l'occident d'été les salles de bain, afin qu'elles soient visitées par le soleil de l'après-midi, et jusqu'au soir. Les galeries pour la promenade seront exposées au midi équinoxial, afin qu'elles reçoivent plus de soleil en hiver et moins durant l'été. Dans la partie rustique, on fera une grande et haute cuisine, afin que la charpente du plancher soit moins exposée à l'incendie, et que les gens de la ferme puissent en tout temps s'y tenir commodément. Il sera tout à fait à propos de placer au midi équinoxial les chambres des esclaves qui ne sont point enchaînés ; les autres occuperont une retraite souterraine la plus saine qu'il sera possible de trouver, éclairée par de nombreuses, mais étroites fenêtres, assez élevées au-dessus du sol pour qu'ils ne puissent y atteindre avec la main. Les étables des bestiaux n'auront rien à redouter ni du froid ni de la chaleur. Pour les bêtes de travail, on bâtira de doubles étables, les unes pour l'hiver, les autres pour l'été. Quant aux autres bestiaux qu'il faut tenir dans l'intérieur de la ferme, on leur disposera des retraites, les unes couvertes, les autres découvertes, entourées de hautes murailles, afin que, placés dans celles-là pendant l'hiver, dans celles-ci durant l'été, ils puissent se reposer à l'abri des attaques des bêtes féroces. Toutes ces étables seront ordonnées de manière qu'il n'y puisse filtrer aucune humidité, et que celle qui s'y formera s'en écoule promptement, et ne pourrisse ni les fondations des murs ni la corne des pieds des animaux. Les bouveries devront être larges de dix pieds ou de neuf au moins : cette étendue est nécessaire pour que le boeuf puisse se coucher, et pour que le bouvier puisse à l'aise circuler autour de l'animal. Il n'est pas nécessaire que les mangeoires soient plus élevées qu'il ne suffit au boeuf ou au cheval pour atteindre sa nourriture étant debout. Près de la porte on établira l'habitation du fermier, afin qu'il puisse voir ce qui entre ou sort. Pour le même motif, le procurateur aura son logement au-dessus de la porte elle-même : ce voisinage lui fournira, en outre, les moyens de surveiller le fermier. A proximité de l'un et de l'autre sera le magasin destiné à recevoir les instruments d'agriculture, dans l'intérieur duquel les objets en fer seront serrés en une pièce bien fermée. Les chambres des bouviers et des bergers seront auprès des animaux confiés à leur garde, afin qu'il leur soit facile de les soigner aux moments convenables. Tous ces domestiques doivent, au surplus, habiter à peu de distance les uns des autres, pour que l'activité du fermier, en parcourant les diverses parties de son exploitation, ait moins à s'écarter, et que chacun d'eux soit témoin du zèle ou de la négligence de ses camarades. Les bâtiments à provisions se divisent en huilerie, en pressoir, en cellier à vins, en pièce à cuire le moût, en fenil, en pailler, en magasins et en greniers, de manière que les pièces de plain-pied reçoivent les liquides tels que le vin et l'huile destinés à la vente ; et qu'on entasse dans les greniers planchéiés les blés, le foin, les feuilles, les pailles et les autres fourrages. On arrivera aux greniers par des escaliers, et ils seront aérés au moyen de petites fenêtres du côté du nord, parce que ce point de l'horizon est le plus froid et le moins humide : double avantage qui assure la longue conservation des productions de la culture. Par la même raison, les celliers à vin seront établis au rez-de-chaussée, éloignés des bains, du four, des fumiers et autres immondices exhalant une mauvaise odeur, aussi bien que des citernes et des eaux courantes dont l'humidité peut gâter les vins. Je ne dois pas oublier de dire que quelques personnes considèrent comme le meilleur emplacement pour serrer les grains une voûte pratiquée dans le sol, offrant une aire qui, après avoir été remuée et, humectée de lie d'huile fraîche et non salée, a été battue et condensée avec des battes à la manière des maçonneries de Segnia. Quand le tout est bien sec, on le recouvre de pavés en brique qui, dans la fabrication, au lieu d'eau, ont aussi reçu de la lie d'huile mêlée avec de la chaux et du sable. Ces pavés sont enfoncés à grande force, puis polis, et l'on garnit toutes les jointures des murs et du sol avec du ciment. C'est une précaution d'autant plus nécessaire de ne laisser aucuns trous dans cette construction, qu'ils fourniraient des retraites aux animaux souterrains. Les greniers seront divisés en compartiments, afin que chaque légume y soit déposé séparément. On recouvre les murs d'un enduit de terre détrempée avec de la lie d'huile dans lequel on substitue à la paille des feuilles sèches d'olivier sauvage, ou, à leur défaut, de tout, autre olivier. Dès que cet enduit est bien sec, on l'imbibe encore de lie d'huile ; puis, lorsqu'elle est desséchée, on peut y déposer le froment. Ce travail paraît protéger très avantageusement les dépôts de grains contre le dommage qu'occasionnent les charançons et les autres insectes de même genre, qui, par faute de tels soins, auraient promptement dévoré ces céréales. On ne saurait dissimuler néanmoins que ces greniers que nous verrons de décrire, s'ils n'occupent dans la ferme une position très sèche, ne pourront préserver de la moisissure les grains le mieux en état d'y résister. Si un tel emplacement n'existe pas, on peut aussi les conserver sous terre, comme on en use dans quelques contrées d'outremer, où le sol, creusé en manière de puits qu'on y appelle siros, reçoit les productions qu'il a données. Mais, dans notre Italie où l'humidité est considérable, nous croyons préférables les greniers élevés dont l'aire a été préparée et les murs enduits, puisque, comme je l'ai dit, le sol et la muraille, dans ces conditions, ne permettent pas aux charançons d'y pénétrer. Quand ce fléau survient, beaucoup de personnes pensent qu'on peut s'en délivrer en exposant, dans le grenier, les grains attaqués à la ventilation et à une sorte de refroidissement. Cette assertion est de toute fausseté ; car par ce procédé les insectes ne sont pas chassés, mais sont dispersés dans tous les tas. Si, au contraire, on ne les déplace pas, ils n'endommagent que la superficie de ces monceaux, puisqu'on ne voit pas le charançon naître au-dessous de la profondeur d'un palme. Or, il vaut mieux sacrifier ce qui est déjà gâté, que d'exposer toute la récolte. Quand on aura besoin de grain, il sera facile d'enlever la partie altérée et d'employer les couches inférieures. Au reste, quoique ces observations soient étrangères à la matière que nous traitons, je ne regarde pas comme hors de propos de les rapporter en ce lieu. Les pressoirs, surtout les celliers à huile, doivent être chauds, parce que tout liquide se dissout mieux par l'effet de la chaleur que si le froid le concentre et le resserre. L'huile qui se dégage lentement est exposée à se congeler et à se gâter. Mais s'il est besoin de la chaleur naturelle qui résulte du climat et de l'exposition, il n'en est pas de même de celle que l'on se procurerait à force de feu et de flamme ; car la fumée et la suie détériorent la saveur de l’huile. C'est pourquoi le pressoir devra tirer ses jours du midi, afin que l'on puisse se passer de feu et de lampe lorsqu'on y pressera des olives. Le cortinal, où l'on cuit certains vins, ne sera ni étroit ni obscur, afin que l'ouvrier qui opère la cuisson du moût puisse circuler sans embarras. Le fumoir, dans lequel le bois, s'il n'est depuis longtemps coupé, doit être promptement séché, peut être établi dans la partie de la ferme où se trouvent les bains des ouvriers, qui, au reste, n'en usent que les jours de fête, car leur fréquent usage est loin d'entretenir la force du corps. C'est avec avantage qu'on place les magasins au-dessus de ces pièces, d'où s'élève souvent de la fumée, puisque les vins vieillissent plus promptement quand une certaine proportion de fumée accélère leur maturité. Il sera bon d'avoir un autre cellier où ils seront transportés, de peur que, soumis à une fumigation trop prolongée, ils n'en soient altérés. Nous nous sommes suffisamment étendus sur ce qui concerne la situation et la disposition de la ferme. Parlons maintenant de ses accessoires. Le four et le moulin seront proportionnés au nombre d'ouvriers à nourrir. On creusera au moins deux piscines, dont l'une sera réservée pour les oies et le troupeau, et dont l'autre sera employée à macérer les lupins, les osiers, les gaulettes, et les autres choses qu'on a besoin d'y faire tremper. Les fosses à engrais seront aussi au nombre de deux : la première recevra les nouvelles curures d'étables et les conservera durant un an ; et la seconde servira de dépôt aux fumiers anciens et propres à être employés. Toutes deux seront, comme les piscines, creusées dans un sol légèrement incliné, murées et pavées de manière à ne laisser échapper aucun liquide : car il importe beaucoup que, par son état humide, le fumier conserve toute sa force, et se macère dans un liquide continuel, afin que s'il s'y mêle aux litières et aux pailles quelques graines d'épines ou de mauvaises herbes, elles pourrissent, et, portées dans les champs, ne nuisent pas aux moissons. En conséquence, les cultivateurs habiles couvrent avec des claies les apports des bergeries et des étables, qui seraient desséchés par le grand air ou seraient brûlés par les rayons du soleil. Autant qu'on le pourra, on établira l'aire de manière qu'elle soit à portée des regards soit du maître, soit du procurateur. La meilleure sera celle qui aura un pavé de pierres dures, parce que les grains y sont plus promptement tirés de leur balle, que le sol y résiste mieux au pied des animaux et à la pression du traîneau, que le vent l'entretiendra mieux dans un état de propreté, qu'il ne s'y trouvera pas de gravier ni de petites mottes, que donnent presque toujours, pendant le battage, les aires qui ne sont que de terre. Près de là sera un lieu destiné à abriter les grains à demi battus, dans le cas où il surviendrait une averse : cette précaution, très nécessaire en Italie, en raison de l'inconstance de son ciel, serait superflue dans quelques contrées d'outre-mer, où l'été se passe sans pluies. On entourera de haies les vergers et les jardins, qui devront être à proximité, et dans un emplacement où on puisse les faire profiter des écoulements des fumiers de la basse-cour, des bains, et des lies provenant de l'expression des olives : car les légumes et les arbres se trouvent bien des aliments de cette nature. [1,7] VII. Toutes ces choses se trouvant ou ayant été ainsi disposées, les soins principaux du maître seront réclamés par quelques autres objets, et principalement par le personnel de son exploitation : il se compose des fermiers et des esclaves, soit libres, soit enchaînés. Il traitera les premiers avec affabilité, se montrera doux, et plus exigeant pour le travail que pour le payement des fermages : cette manière d'agir les blesse moins, et est plus avantageuse en tout. En effet, lorsqu'une terre est soigneusement cultivée, le fermier doit toujours y faire des bénéfices, à moins de force majeure, comme orage ou pillage. Hors ce cas, le fermier n'oserait demander la remise de l'arriéré. Le maître ne doit pas, non plus, être tenace au point de faire remplir strictement en chaque chose les obligations contractées envers lui, telles que le payement des fermages, la livraison du bois et autres menues redevances qu'il a droit d'exiger, mais dont l'acquittement cause au fermier plus de dérangement qu'elles ne lui occasionnent de dépense. En général, il ne faut pas toujours réclamer ce à quoi l'on a droit ; car nos ancêtres regardaient la grande rigueur du droit comme la plus grande des tyrannies. Il ne faut cependant pas montrer trop d'indulgence; car, comme le disait avec raison l'usurier Alphius, les meilleures obligations deviennent mauvaises faute d'être exigées à leur échéance. De nos jours, j'ai entendu dire à L. Volusius, homme consulaire et très riche, que pour un père de famille le fonds le plus productif était celui dont les fermiers étaient du pays, et qui, nés sur cette terre comme sur leur patrimoine, y restant dès le berceau, y avaient contracté de longues habitudes. Assurément, c'est bien mon opinion, qu'il y a de l'inconvénient à changer souvent de fermiers, et que le pire de tous est un fermier citadin qui aime mieux faire cultiver par ses gens que cultiver lui-même. Saserna disait qu'il fallait plutôt attendre d'un homme de ce genre des procès que des fermages; qu'en conséquence, il fallait s'appliquer à retenir des fermiers villageois et diligents, quand nous ne pouvions pas nous livrer nous-mêmes à la culture ni la faire exécuter par nos gens : ce qui n'arrive que dans les cantons en proie à l'insalubrité de l'air et à la stérilité du sol. Au reste, quand l'un ou l'autre inconvénient est médiocre, les soins du fermier tirent toujours moins de produits de la terre que n'en obtient le maître, ou même son métayer, à moins d'extrême paresse et d'infidélité de la part de cet esclave. Mais il n'est pas douteux que le plus souvent ces désagréments ne proviennent de la faute du maître ou ne soient favorisés par lui, puisqu'il lui est loisible ou d'éviter de mettre un tel homme à la tête de ses affaires, ou de lui en retirer la gestion. Toutefois, quand une terre est éloignée au point qu'il soit difficile au propriétaire de s'y transporter, toute espèce de fonds prospérera plus sous des fermiers libres que sous des métayers esclaves : c'est ce qu'on peut dire surtout des terres arables, que le fermier ne saurait dévaster comme les vignes et les arbres. Les esclaves peuvent causer de grands dommages, soit en donnant à louage les boeufs de la terre, soit en les nourrissant mal, ainsi que les autres bestiaux, soit en ne labourant pas à propos, soit en faisant payer plus de semence qu'ils n'en ont confié aux sillons, soit en ne soignant pas, pour les faire prendre, les plantes qu'ils ont mises en terre, soit, lorsque la moisson est portée sur l'aire, en diminuant le produit du battage par fraude ou par négligence : car ils le dérobent eux-mêmes ou bien ils le laissent prendre par d'autres voleurs, ou ils ne le portent pas fidèlement en compte. Il en résulte que le maître-valet et ses gens se comportent mal, et que trop souvent une terre se trouve ainsi décréditée. C'est pourquoi je suis d'avis qu'il faut donner à ferme ce genre de domaine, si, comme je m'en suis expliqué, il doit être privé de la présence du maître. [1,8] VIII. Après le fermier, le soin le plus important concerne les esclaves, afin de savoir à qui d'entre eux il convient de remettre chaque emploi et de confier tel ou tel travail. Je commence donc par avertir que nous ne devons pas tirer le fermier de cette espèce d'esclaves dont les belles formes ont su plaire, ou qui ont exercé à la ville des arts enfantés par la mollesse. Cette espèce de valets, paresseuse et dormeuse, accoutumée à la fainéantise, à la promenade, au cirque, aux théâtres, au jeu, au cabaret, aux mauvais lieux, ne songe qu'à ces futilités, dont le goût porté à la campagne n'est pas moins funeste à l'esclave lui-même que préjudiciable à tous les intérêts du maître. Le choix doit porter sur un homme endurci dès l'enfance aux travaux de l'agriculture, et connu pour son expérience. Si pourtant on ne peut trouver un tel homme, on en prendra un de ceux qui ont rempli un service pénible. Il aura dépassé l'âge de la première jeunesse et ne touchera point encore à la vieillesse : celle-là affaiblirait l'autorité du commandement, puisque les gens âgés dédaignent d'obéir à un jeune homme ; celle-ci l'exposerait à succomber sous le poids des fatigues de son travail. En conséquence, il doit être parvenu à un âge moyen, être robuste, instruit des travaux des champs, et surtout doué d'un grand zèle pour apprendre au plus tôt son service. Nos affaires seraient en souffrance si l'un avait le commandement et que son subordonné lui donnât des leçons : en effet, peut-on exiger un bon travail quand on est obligé de demander à un subordonné ce qu'il faut faire et comment on doit opérer ? Un homme illettré peut, à la rigueur, conduire assez bien son affaire, pourvu qu'il soit doué d'une excellente mémoire. Cornelius Celse dit qu'un tel métayer apporte à son maître plus souvent de l'argent que le registre, parce que son ignorance ne lui permet pas d'établir lui-même des comptes fictifs, et qu'il n'oserait en charger un autre, dans la crainte qu'on ne découvre son infidélité. Au surplus, quel que soit le métayer choisi, il faut lui associer une femme de la maison, qui le retienne, et le seconde même en certaines choses. On lui prescrira, ainsi qu'à son maître-valet, de ne pas prendre ses repas avec les domestiques, et moins encore avec les étrangers. Quelquefois cependant il pourra, les jours de fête, et comme témoignage honorable, admettre à sa table celui qu'il aura reconnu toujours zélé et constant dans ses travaux. Il ne fera pas de sacrifices, à moins que ce ne soit d'après l'ordre du maître; il ne recevra dans sa maison ni aruspices, ni sorcières, sorte de gens qui, entretenant de vaines superstitions, poussent les ignorants à la dépense et à l'immoralité ; il s'abstiendra d'aller à la ville et aux marchés, à moins que ce ne soit pour acheter ou pour vendre des objets de sa compétence. En effet, comme dit Caton, un métayer ne doit pas être un coureur et ne doit pas franchir les limites de sa terre, si ce n'est pour apprendre quelque procédé de culture, et cela même, à si peu de distance, qu'il puisse bientôt être de retour. Il ne souffrira pas que l'on pratique de nouveaux sentiers, ni qu'on déplace les bornes; il ne donnera chez lui l'hospitalité à d'autre personne qu'à un ami intime de son maître. En lui faisant ces défenses, il faut aussi l'exhorter à prendre soin des outils et de tous les instruments de fer, qu'il gardera bien réparés et placés en nombre double des esclaves qui les emploient, pour n'être pas obligé d'en emprunter dans le voisinage, parce qu'on perd plus par le chômage des esclaves que par la dépense de ces objets. Il tiendra ses gens bien entretenus et vêtus plutôt pour la commodité que pour l'élégance, de manière à les préserver des effets du vent, du froid et de la pluie : des casaques de peau pourvues de manches, de vieux habits de maître qu'on a rapiécés, ou des saies à capuchon rempliront bien ce but. A cette condition, il n'y a jour si mauvais où l'on ne puisse travailler en plein air à quelque ouvrage. Non seulement le métayer sera propre aux travaux agricoles, mais, autant que le comporte son état d'esclave, il sera vertueux, afin qu'il ne commande ni avec mollesse ni avec dureté. Il doit avoir des égards pour les bons, et même quelque indulgence pour ceux qui le sont moins, de manière qu'on craigne sa sévérité plutôt qu'on ne déteste sa rigueur. C'est ce à quoi il pourra parvenir, s'il aime mieux contenir dans le devoir ses subordonnés que les punir pour les fautes que sa négligence leur aurait laissé commettre. Il n'y a pas de meilleur moyen de gouverner, même un méchant homme, que de lui imposer une tâche, de n'exiger de lui que ce qui est juste, et de le surveiller avec assiduité. Ainsi, pour chaque partie, les chefs de travail s'acquitteront exactement de leur devoir, et les autres, après leurs fatigues, pourront se livrer non pas aux délices, mais au repos et au sommeil. Puissent revivre pour les métayers ces anciennes habitudes qui étaient excellentes, mais qui sont tombées en désuétude, de n'employer le ministère d'aucun de ses compagnons d'esclavage, si ce n'est pour le service du maître ; de prendre ses repas en présence des gens, de ne pas manger d'autres mets que les leurs ! Ainsi le métayer aura soin que le pain soit bien conditionné, et que les autres aliments soient de nature bien saine. Il ne laissera sortir personne de la ferme, à moins qu'il ne l'envoie lui-même, ce qu'il ne devra faire que pour un cas d'urgence. Il ne fera pour son compte aucun commerce, et n'emploiera pas l'argent de son maître en achat d'animaux ni d'autres marchandises : un tel commerce détourne le métayer de ses obligations, et ne lui permet pas de bien conduire les affaires du maître, qui, lorsqu'il demande à compter, ne voit que des acquisitions au lieu d'argent. Ce qu'il faut surtout obtenir de cet agent, c'est que, loin de penser savoir ce qu'il ignore, il cherche toujours à s'instruire de ce qu'il ne connaît pas : car les choses mal faites causent plus de perte qu'on ne trouve d'avantage à les bien exécuter. Il est un seul principe fondamental en agriculture, c'est de faire tout de suite ce qu'une bonne culture exige : car, lorsqu'il faut revenir à remédier soit à l'imprudence, soit à la négligence, les affaires ont grandement souffert, et ne peuvent désormais prospérer au point de réparer les pertes éprouvées et de reproduire les bénéfices évanouis. Pour les autres esclaves, il faut observer ces préceptes, auxquels je ne me repens pas d'être fidèle. Pourvu qu'ils se fussent bien comportés, j'entrais en conversation plus fréquente et plus familière avec mes gens de la campagne qu'avec ceux de la ville, et, voyant que mon affabilité procurait quelque adoucissement à leurs continuels travaux, je plaisantais joyeusement avec eux et leur permettais d'en faire autant avec moi. Il m'arrive même souvent de délibérer avec ces gens, comme avec des personnes capables, sur quelques opérations nouvelles ; ainsi j'apprends à connaître l'esprit de chacun d'eux, la qualité et l'étendue de ses moyens. Je les vois alors se livrer plus volontiers au travail sur lequel je les ai consultés et qu'ils croient entrepris par l'effet de leurs conseils. Mais ce qui ne doit point échapper à tout propriétaire attentif, c'est d'inspecter l'état des prisons, d'examiner si les esclaves sont attachés comme il convient, si les loges sont solides et suffisamment sûres, et si, à l'insu du maître, le métayer a mis quelqu'un aux fers ou s'il l'en a détaché. En effet, il doit surtout observer de ne pas mettre en liberté, sans la permission du père de famille, celui qu'il a condamné, ni déchaîner celui qu'il aurait condamné lui-même sans en avoir prévenu le maître. La surveillance du père de famille, à l'égard des esclaves enchaînés, doit être attentive au point qu'ils n'aient pas à souffrir dans la distribution des vêtements ni des choses qu'on doit leur donner, d'autant plus que, soumis à plusieurs supérieurs, aux métayers, aux chefs des travaux, aux geôliers, ils sont exposés à plus d'injustices, de vexations, et peuvent devenir plus redoutables quand ils ont été les victimes de la cruauté et de l'avarice. C'est pourquoi un bon maître s'informera auprès de ces esclaves, et auprès de ceux qui ne sont pas enchaînés, lesquels méritent plus de confiance, si chacun a reçu ce qui lui revient équitablement. Lui-même goûtera le pain et la boisson, pour juger leur qualité ; il vérifiera l'état des habits, des manches et des chaussures. Souvent aussi il leur permettra de se plaindre des vexations et des fraudes qu'ils endurent. Quant à moi, autant je m'empresse de venger les opprimés qui se plaignent justement, autant je punis avec rigueur ceux qui excitent des émeutes et qui calomnient leurs chefs ; comme aussi je récompense l'activité et la capacité. Je dispense parfois de travail et j'appelle même à la liberté les femmes fécondes, qui méritent ces avantages par le nombre des enfants qu'elles ont élevés : ainsi je fais remise de travaux à celles qui en ont trois ; je rends libres celles qui en ont davantage. Cette justice et ce soin du père de famille contribue puissamment à l'accroissement de son patrimoine. Le maître n'oubliera pas, à son retour de la ville, d'adorer ses dieux pénates; ensuite, et sans tarder, s'il en a le temps, sinon, le lendemain de son arrivée, d'aller visiter son domaine dans toute son étendue, puis d'en revoir et d'en apprécier chaque portion, afin de s'assurer si, pendant son absence, il n'y a pas eu relâchement dans les devoirs et dans la surveillance ; s'il ne lui manque ni vigne, ni arbre, ni autres productions. Il fera le recensement de ses troupeaux et de ses gens, des outils et du mobilier dont sa terre est pourvue. S'il continue d'en agir ainsi pendant plusieurs années, il parviendra à établir une habitude d'ordre dont il goûtera les fruits lorsqu'arrivera la vieillesse, et il ne sera jamais assez affaibli par l'âge pour ne pas imposer à ses esclaves. En quoi les esclaves doivent contribuer à chaque ouvrage. [1,9] IX. Il faut dire aussi quels sont les travaux auxquels chaque esclave doit contribuer selon sa force et son intelligence. Il faut préposer à l'ouvrage des chefs soigneux et sobres : pour cet objet ces deux qualités sont plus importantes que la taille et la force du corps, puisque ce service est un ministère de garde diligente et de capacité. Quoique nécessaires au bouvier, les qualités intellectuelles ne lui suffisent pas, il faut encore que l'ampleur de sa voix et sa stature le rendent redoutable à ses bestiaux. Il doit pourtant tempérer la force par la douceur, et plutôt inspirer la crainte qu'être cruel : ses boeufs ainsi obéiront mieux à son commandement et dureront plus longtemps, que s'il les accablait de travail et de coups. Mais je dirai en son lieu quels sont les devoirs des chefs des travaux et ceux des bouviers ; il suffit maintenant d'avertir que la force et la taille n'importent nullement aux premiers, tandis qu'elles sont indispensables aux derniers. Nous exigeons que le laboureur soit très grand, comme je l'ai dit, pour les raisons que je viens de donner, et parce que parmi les travaux de la campagne le labourage est celui qui fatigue le moins un homme d'une taille élevée, en raison de ce que, travaillant presque droit, il peut s'appuyer sur le manche de sa charrue. La taille du valet de second rang est indifférente, pourvu qu'il soit assez fort pour supporter le travail. Les vignes demandent des hommes plutôt larges de poitrine et membrus que d'une taille élevée, car ils sont plus propres au bêchage, à la taille et aux autres façons qu'elles réclament. Cette partie de l'agriculture requiert moins de frugalité que quelques autres, parce que le vigneron doit travailler en compagnie et sous les yeux d'un moniteur ; et comme ordinairement l'esprit des mauvais sujets est plus actif, c'est à eux que l'on réserve cette culture, qui demande à la fois de la force physique et de l'intelligence. C'est pourquoi on fait le plus souvent travailler les vignes par les esclaves qui sont à la chaîne. Toutefois, à dispositions égales, un homme honnête s'en acquittera mieux encore qu'un méchant. Je fais ici cette observation pour qu'on ne pense pas que j'aie l'opinion que les champs sont mieux cultivés par le dernier que par le premier de ces hommes ; mais je suis convaincu que, pour ne pas confondre les travaux des gens de la ferme, il faut qu'il y en ait pour tout le monde. La confusion est préjudiciable à l'agriculteur, soit parce que personne ne considère comme son propre l'ouvrage qu'on lui fait exécuter ; soit parce que chacun, voyant qu'on ne lui tient pas personnellement compte de ses efforts, qui ne sont avantageux qu'à la totalité de ses camarades, se soustrait autant qu'il est possible à l'obligation du travail. On ne peut d'ailleurs constater ce qui a été mal exécuté par chacun quand tous s'en sont occupés. Il est donc à propos de séparer les laboureurs des vignerons, les vignerons des laboureurs, et les uns et les autres des valets de second rang. Les classes ne seront pas composées de plus de dix hommes : c'est ce que les anciens appelaient des décuries, et ils se trouvaient bien de ce mode, qui est avantageusement employé dans le travail, et n'offre pas une foule qui rendrait vaine l'attention du moniteur qui les dirige. En conséquence, si le champ est très spacieux, on distribuera ces classes dans des quartiers distincts, et l'on divisera le travail de manière que les individus ne soient ni seuls ni deux à deux : car les disperser, c'est en rendre la surveillance difficile. Pourtant il ne faut pas élever le nombre à plus de dix par classe, parce que, je le répète, lorsqu'il y a foule, chacun croit que le travail dont il s'occupe n'est pas le sien. L'ordre que j'indique non seulement excite l'émulation, mais fait connaître les paresseux : en effet, quand le travail est animé par l'émulation, la punition infligée aux paresseux paraît juste, et ne saurait exciter de réclamation. Mais, après avoir instruit le futur agriculteur des soins que réclament la salubrité, les chemins, le voisinage, l'eau, la situation de la ferme, la distribution du fonds, les fermiers et les esclaves, la répartition des obligations et du travail, nous arrivons à propos à la culture du sol, sur laquelle nous allons nous étendre dans le livre suivant.