[1,0] INVECTIVES CONTRE RUFIN (ministre de l'empereur d'Orient Arcadius). PRÉFACE. (1) Quand Python expira percé des flèches d'Apollon, et couvrit de son corps palpitant les sommets des monts de Cyrrha ; Python, qui pouvait de ses replis envelopper les montagnes, engloutir les fleuves dans sa gueule, et frapper le ciel le sa crête sanglante ; alors libre enfin, le Parnasse respira : les arbres, dégagés de ses liens, relevèrent dans les airs leur tête altière : longtemps ébranlé par l'immense reptile, le frêne déploya sans crainte son feuillage; et le Céphise, mille fois gonflé de son écume empestée, roula des flots plus limpides. (11) Toute la contrée redit les louanges d'Apollon, l'écho des campagnes proclama son triomphe, un vent plus impétueux agita ses trépieds ; et les dieux, attirés par les accords lointains des Muses, se réunirent dans la grotte de l'austère Thémis. (15) Aujourd'hui, qu'un autre Python est tombé sous les coups d'un héros, aux sons de ma lyre s'assemble la troupe sacrée qui a conservé à d'augustes frères l'empire inébranlable, et trouve (18) dans la justice et dans la force le gage de la paix et de la victoire. [1,1] LIVRE PREMIER. (1) Deux sentiments ont souvent partagé mon esprit, incertain si les dieux veillent sur la terre, ou si la terre, sans arbitre suprême, est le jouet d'un aveugle hasard. Quand je considérais l'accord et l'harmonie du monde, les limites prescrites à la mer, le cours des saisons, le retour successif du jour et de la nuit, je me disais alors : Oui, la sagesse d'un dieu affermit la nature, règle la marche des astres, fait éclore les fruits à des temps divers, remplit le soleil de ses feux naturels, la lune inégale, d'un éclat emprunté, fixe aux flots un lit immense, et balance ce globe sur son axe. (12) Mais lorsque je voyais l'humanité rouler dans des ténèbres si profondes, le crime dans le bonheur et les plaisirs, et la vertu dans la souffrance alors croulait ma croyance ébranlée; et j'embrassais à regret l'opinion opposée, qui égare les atomes dans l'immensité du vide, et soumet, non a une providence, mais au hasard les corps sans cesse renaissants; et je croyais, ou qu'il n'est pas de dieux, ou qu'ils sont indifférents aux actions des mortels. (20) Rufin expire : ce trouble est enfin dissipé et les dieux sont absous. Que les méchants soient portés au faîte des honneurs, je ne m'en plaindrai plus : ils ne s'élèvent que pour tomber avec plus de fracas. Muses, découvrez-moi la source qui a vomi ce monstre. (25) A la vue de la paix qui régnait dans l'empire, l'implacable Alecto sentit naguère les traits brûlants de l'envie. Soudain, dans l'horreur de l'infernal repaire, elle appelle la troupe hideuse de ses soeurs, monstres innombrables que l'épouse de l'Érèbe, la Nuit, conçut dans ses flancs odieux. Là, se réunissent la Discorde, aliment des combats, la faim impérieuse, la vieillesse, la mort à ses côtés, la maladie, insupportable à elle-même, la jalousie, que désespère un bonheur étranger, le deuil éploré et couvert d'un voile en lambeau, la défiance, l'audace, aveugle et téméraire, le luxe, destructeur de l'opulence, l'humble et timide pauvreté, sa compagne inséparable, et l'essaim nombreux des soucis, qui, toujours éveillés, s'attachent au coeur de l'avarice, leur mère. (39) Déjà cette foule monstrueuse couvre les sièges de fer et remplit cet affreux palais. Alecto, au milieu, se lève, commande le silence, rejette sur ses épaules les serpents qui la gênent, les laisse errer sur son dos, et, par ses cris menaçants, fait éclater la rage enfermée dans son coeur : "Ainsi les siècles s'écouleront d'un cours lent et paisible ! ainsi les humains vivront dans le bonheur! et nous le souffrirons! Quelle clémence inconnue altère nos moeurs farouches? Que devient notre fureur naturelle? Est-ce en vain que nous portons ces fouets, en vain que ces noirs flambeaux arment nos bras? (50) Victimes de notre lâcheté, Jupiter nous bannit de l'Olympe, Théodose de la terre. Déjà renaît un nouveau siècle d'or; avec lui renaissent ses antiques habitants, la vertu, la concorde, la bonne-foi, l'amitié qui, le front levé, parcourt l'univers et chantent leur triomphe sur d'impuissantes rivales. J'ai vu , ô douleur! la justice elle-même fendre les airs et venir m'outrager; je l'ai vue, coupant le crime jusque dans sa racine, arracher de leurs sombres cachots les lois enchaînées. (58) Et nous, exilées de tous les états, nous languirons éternellement dans la honte? Non, non, reconnaissez enfin les devoirs des furies, reprenez votre courage accoutumé, et enfantez un projet digne de cette formidable assemblée. Je veux couvrir les astres des vapeurs du Styx, ternir de mon haleine l'éclat du jour, briser les digues de la mer impétueuse, lancer hors de leur lit les fleuves débordés, et détruire l'harmonie de l'univers". A ces mots, d'une bouche sanglante, elle mugit, dresse ses serpents à la gueule entre ouverte, et, de sa chevelure agitée, exhale des poisons contagieux. (68) Les Furies balancent irrésolues : le plus grand nombre déclare la guerre à l'Olympe; les autres respectent les droits de Pluton. La Discorde alimente le tumulte. Ainsi gronde sourdement le courroux mal apaisé de la mer, quand, après la tempête, la vague enflée bouillonne encore, et, que sur l'onde incertaine, flottent les dernières traces du vent s'éloigne et qui tombe. (74) Tout à coup, de son siège affreux, la cruelle Mégère se lève, Mégère, qui peut livrer les coeurs à de coupables transports, à de honteux écarts, à une fureur qui s'exhale en torrents d'écume. C'est d'un sang répandu par le glaive d'un père, la main d'un frère, c'est de ce sang que protégeaient la nature et les lois, que la Furie s'abreuve. Elle fit pâlir Hercule, et souilla d'un forfait son arc défenseur de la terre : elle guida les traits échappes de la main d'Athamas, effraya d'un double assassinat le palais d'Agamemnon, et, par les noeuds de l'hymen, unit Oedipe à sa mère et Thyeste à sa fille. Mégère prononce alors ces horribles blasphèmes : "Lever nos étendards contre les immortels, le devoir et la faiblesse nous le défendent; mais, ô mes soeurs ! si, jalouses du bonheur des humains, vous voulez les précipiter dans une mort commune, (89) à mes ordres est un monstre, l'hydre envierait sa cruauté, la tigresse, veillant sur ses petits, est moins prompte, l'Auster a moins de fougue, l'Euripe, luttant contre son cours, est moins perfide ; ce monstre, (92) c'est Rufin. Au sortir du sein de sa mère, je le reçus dans mes bras. C'est là qu'il essaya , encore enfant, ses premiers mouvements; que, suspendu à mon cou, mille fois par ses tendres pleurs il demanda la mamelle nourricière, et que, de leur triple langue, mes serpents façonnèrent ses traits flexibles. Je l'ai formé à l'art tle tromper et de nuire : il sait feindre la sincérité, déguiser sa fureur, et, le sourire sur le front, ourdir une trame criminelle. (100) Son âme ne respire que la cruauté, son coeur que l'intérêt. Les sables de Tartesse et l'onde précieuse du Tage n'assouviraient point sou avarice : le Pactole, qui coule étincelant d'or, l'Hermus même tout entier, l'irriteraient encore. Qu'il sait adroitement tromper et semer la haine entre les plus tendres amis! S'il eût reçu la vie au siècle des héros, on aurait vu Thésée fuir Pirithoüs, Pylade irrité abandonner Oreste, et Pollux détester Castor. (109) J'avoue moi-même mon impuissance : sa rage ingénieuse devance mes leçons; et, pour tout dire en un mot, seul il a tous les crimes qui se partagent entre nous. Si ce projet vous semble utile, je le guiderai à la cour de Théodose: il est plus sage que Numa, c'est un antre Minos ; n'importe : bientôt il cédera, et, dans notre disciple, il reconnaîtra son maître". (116) Elle dit : les acclamations éclatent : on tend vers elle des mains homicides, on applaudit à son affreuse découverte. A peine a-t-elle attaché sa robe avec les replis d'un serpent, et ses cheveux dans un cercle de fer, Mégère vole vers le bruyant Phlégéthon : de la rive brûlante de ce torrent de feu, elle enfonce un long pin dans ses flammes liquides ; et fend, d'une aile rapide, les vapeurs du Tartare. (123) Sur les bords où la Gaule expire, où vient se briser l'océan, Ulysse, après de sanglantes libations, troubla, dit-on, le silence des ombres. Dans ces lieux, le laboureur entend les accents plaintifs, les frémissements légers des mânes voltigeants dans les airs, et voit errer de pâles fantômes et des spectres hideux. (129) C'est de là que Mégère prend l'essor : sa présence ternit les rayons du soleil; et ses horribles hurlements déchirent la voûte éthérée : à ce bruit lugubre, la Bretagne se trouble, la terre s'ébranle sous les pieds du Sénonais; la mer s'arrête, repliée sur elle-même; et le Rhin, glacé, laisse échapper son urne. Alors, empruntant les traits d'un vieillard, elle change en cheveux blancs les serpents de sa tête; puis, le front sillonné de rides sévères, elle atteint, d'une marche adroitement ralentie, les portes d'Eluse et, parvenue au séjour de Rufin, elle arrête un oeil jaloux sur ce mortel qui la surpasse en forfaits. "Tu dors, Rufin, dit-elle, et flétris sans gloire dans les champs de tes pères la fleur de ta jeunesse ! Quoi! tu ignores ce que te promettent les destins et les astres, ce que te prépare la fortune! Obéis à ma voix, et tu commanderas à l'univers. Garde-toi de mépriser ma vieillesse! la magie me prête d'autres forces, et je puis lire au sein de l'avenir. Je sais par quel charme la Thessalienne irradie la lune du ciel. Je connais la puissance des caractères mystérieux que trace l'Egyptien, et l'art qui soumet au Chaldéen les dieux qu'il évoque. (149) Je connais les vertus des sucs qui découlent des arbres, l'effet des plantes qui recèlent le poison, et les herbes meurtrières que produit le Caucase, que le printemps enfante pour les enchantements, sur les rochers de la Scythie, et que recueillent l'implacable Médée et l'adroite Circé. J'ai souvent, à mes sacrifices nocturnes, appeler les mânes difformes et la triple Hécate, souvent arraché de la tombe des cadavres qui vivront à ma voix ; et souvent, par mes charmes, tranché des jours que la Parque filait encore. J'ai vu a ma voix le chêne marcher, la foudre suspendre son vol, les fleuves rebelles à leur pente naturelle remonter vers leur source; et, pour ôter à ce langage le soupçon d'une imposture, considère le changement que subit ta demeure". (162) A ces mots, ô prodige! l'or enrichit l'albâtre des colonnes, l'or tout à coup colore les lambris. Ce charme le séduit, et, tout entier à l'orgueil, il repaît ses veux avides de ce spectacle. Tels furent les transports du roi de Méonie, quand sa main convertissait en or ce qu'elle avait touché. Mais il vit à peine les mets durcis, et le vin condensé en jaunissant cristal, que, reconnaissant son funeste pouvoir, il maudit, au milieu des trésors, sa demande indiscrète. (170) La résistance de Rufin est vaincue: "Qui que tu sois", dit-il, "mortel ou dieu, je vole où ta voix m'appelle". Et soudain l'ordre de la Furie l'entraîne, loin de sa patrie, vers les portes de l'Aurore, les Symplégades jadis mobiles, les ondes que les vaisseaux thessaliens ont rendues fameuses, et la cité superbe qui embellit le Bosphore et sépare l'Asie de la Thrace. (176) Arrivé au terme de sa course, et guidé par le fil d'un destin ennemi, à peine Rufin s'est introduit à la cour, l'ambition s'y montre, l'équité prend la fuite, tout est nuis à l'enchère : les secrets sont trahis, les clients trompés, et les honneurs, naguère une faveur du prince, vendus à prix d'argent. Il grossit le crime à ses yeux, entretient dans son âme les flammes de la colère, et, par des traits nouveaux, envenime une blessure légère. (183) Tel que l'océan, insensible à l'approche de cent fleuves divers, quoiqu'il boive ici les flots immenses de l'Ister, là les ondes que lui portent, dans l'eté, les sept bouches du Nil, reste toujours égal et pareil à lui-même : tel Rufin ne peut en des flots d'or étancher sa soif. Qui possède un collier enrichi de diamants ou des plaines fécondes, est la proie de Rufin. Un champ fertile devient la perte de son maître ; une abondante moisson l'effroi du laboureur : l'un est arraché à ses pénates, l'autre à l'héritage de ses pères. Spoliateur des vivants, héritier tyrannique des morts, il accumule les richesses; une maison engloutit les dépouilles de l'univers; le peuple est condamné à l'esclavage, et de riches cités plient sous le joug d'un sujet. (196) Où cours-tu, malheureux? En vain l'un et l'autre océan reconnaîtraient tes lois; en vain l'opulente Lydie t'ouvrirait ses sources, et tu joindrais le sceptre de Crésus à la tiare de Cyrus: tu ne seras jamais riche ni jamais rassasié de trésors. Quiconque a des désirs est toujours indigent. Content d'une honnête médiocrité, Fabricius dédaignait les présents des rois : le consul Serranus arrosait de ses sueurs une pesante charrue; une étroite chaumière abritait les valeureux Curius. Combien cette indigence efface tes richesses, cette humble demeure tes palais! Tes mets sont l'ouvrage d'un luxe dangereux : les miens sont un don spontané de la terre. (207) Là, Tyr colore de ses sucs tes toisons, et de sa pourpre abreuve tes vêtements semptueux : ici brillent les fleurs et ces parures innocentes dont la nature embellit à son gré les prairies. Là, sur un lit pompeux, s'élèvent des tapis : ici, s'étend un doux gazon où jamais les soucis ne hâtent le réveil. Là, une foule d'adulateurs fait retentir tes vastes portiques ; ici l'oiseau marie ses chants au murmure du ruisseau fugitif. Que l'on vit plus heureux dans la médiocrité ! La nature a permis à l'homme le bonheur : que n'en sait-il user! Oui, s'il le connaissait, la simplicité aurait pour lui des charmes: on n'entendrait ni les accents des clairons, ni le sifflement des traits dans les airs; et le vent ne battrait pas les vaisseaux, ni le bélier les remparts. (220) Cependant s'accroît dans Rufin la soif du crime : le butin qu'il a fait redouble en lui les désirs ; à demander et ravir, il est sans pudeur. De fréquentes caresses annoncent les parjures qu'il médite et la main qu'il serre est celle d'une victime. A-t-on, à ses nombreuses demandes, opposé un refus, son coeur s'irrite et brûle d'une rage meurtrière. Moins furieuse paraît la lionne percée des javelots du Gétule, la tigresse hyrcanienne acharnée sur les pas du Parthe ravisseur, la vipère qui se dresse contre le pied qui la presse. Il atteste la majesté des dieux et la foule aux pieds ; nul respect pour la table hospitalière. Père, épouse, enfants immolés n'assouvissent pas sa haine : il tue les parents, exile les amis, sans être satisfait. Anéantir le peuple, effacer jusqu'a son nom, voilà le but de ses efforts. Ce n'est point un prompt trépas qu'il ordonne : le supplice des victimes est pour lui une jouissance : il retarde le coup fatal pour préparer des tortures, des chaînes, de sombres cachots : ménagement funeste, plus cruel que la mort ! délai barbare que remplit la souffrance! Est-ce donc si peu que de mourir? Il couvre ses poursuites de mensonges. Accusateur et juge, il interdit ses victimes : indolent pour le reste, actif pour le crime seul, on le voit parcourir des contrées que sépare une vaste distance : rien ne l'arrête, ni les ardeurs du Sirius, ni les froidures que souffle l'Aquilon des hauteurs du Riphée. Ce qui le déchire de cruels soucis, c'est la crainte que la compassion du monarque ne dérobe un innocent à ses coups, à son coeur un forfait. Sur lui, l'enfance est sans pouvoir, la vieillesse sans empire. La tête sanglante du fils tombe sous la hache meurtrière, aux yeux du père éploré ; et le père, survivant à son fils, après un consulat part pour un exil. Qui pourrait les compter ces nombreuses victimes, et donner assez de larmes à ces horribles massacres? Que firent jamais de semblable, Sinis avec les pins de Corinthe, Scyron sur ses roches sanglantes, Phalaris avec son taureau, Sylla avec ses cachots. O coursiers humains de Diomède ! autels bienfaisants de Busiris ! Non, comparés à Rufin Cinna n'est plus un monstre, Spartacus un bourreau. Sa haine cachée tient les âmes tremblantes, abattues. On soupire en secret, on étouffe ses sanglots, on craint de paraître irrité. (259) Le même effroi n'a pas glacé la valeur de Stilicon : seul, au milieu de la frayeur publique, il tourne ses traits contre la gueule du monstre, près d'engloutir l'état, sans que le vol rapide d'un coursier ailé le porte dans les airs, sans que les rènes de Pégase lui prêtent leur secours. Il est le port que chacun désire, l'unique boulevard contre le danger, le bouclier opposé à un barbare ennemi; il est l'asile de l'exilé, le rempart élevé contre la fureur, un camp ouvert à la vertu persécutée : il est le terme où s'arrêtent les menaces de Rufin, qui s'abandonne honteusement à la fuite. Tel un torrent qui, grossi des pluies de l'hiver, roule les pierres, entraîne les arbres, détruit les ponts: s'il rencontre un rocher, il se brise, et cherchant un passage, écume et gronde autour des flancs de la montagne. (273) Quels éloges donnerai-je à tes services, ô Stilicon! pour avoir sur tes épaules soutenu le monde chancelant et près de crouler? Les dieux t'ont montré à la terre comme un astre propice au vaisseau qui, fatigué des assauts des vents et des vagues, erre au hasard sur les flots, en dépit du pilote. (278) Un descendant d'lnachus vainquit, dit-on, sur une mer teinte de sang, un monstre des eaux; mais Persée était protégé par des ailes : toi, tu n'en a pas. La Gorgone armait le héros de la Grèce: ton bras n'est pas couvert des serpents de sa tête. Le libérateur d'une vierge eut pour mobile un vil amour : ton mobile, c'est le salut de Rome. Que l'antiquité, muette sur ses triomphes, cesse de comparer à tes exploits les exploits d'Hercule! Une seule forêt nourrissait le lion de Cléonée: c'est une seule partie de l'Arcadie que ravageaient les défenses du farouche sanglier ; et toi, que ranimait l'approche de ta mère, Anthée, tu renfermais tes fureurs au sein de la Libye; le taureau n'épouvantait que la Crète de ses mugissements enflammés; et Lerne offrait seule un théâtre à l'Hydre venimeuse. Pour Rufin, ce n'est pas une île, un marais qu'il effraie, c'est dans toutes les contrées que soumit la victoire aux Romains, c'est des colonnes d'Hercule aux rives du Gange, qu'il répand la terreur. Ni le triple Géryon ni le farouche gardien des enfers ne sauraient l'égaler : réunissez en un monstre la fureur de l'Hydre, la rage de Scylla, les feux de la Chimère, il le surpasserait encore. Il fut héroïque, mais enfin inégal, ce long combat de crimes et de vertus. Rufin menace nos têtes, tu les défends ; il dépouille le riche, tu soulages l'indigent ; il détruit, tu répares ; il engage la bataille, tu remportes la victoire. (301) Ainsi que la peste, quand elle commence ses ravages sous un ciel infecté, dévore d'abord les troupeaux, puis moissonne les peuples et les cités, embrase l'air, et, sur l'onde corrompue, exhale toutes les vapeurs du Styx : ainsi ce brigand insatiable, peu content de frapper des coups isolés, porte ses menaces jusqu'au trône, et brûle d'ensevelir sous les cadavres des guerriers la puissance des Latins. (308) Déjà, sur les bords de l'Ister, il arme les Barbares, il emprunte le secours du Scythe, et livre aux coups de l'ennemi les restes échappés à ses fureurs. Déjà descendent à la fois de leurs montagnes le Sarmate et le Dace, l'audacieux Massagète qui, dans ses coupes, fait couder le sang des coursiers ; l'Alain qui boit la glace brisée de la Méotie, et le Gélon qui tatoue son visage avec le fer. Telles sont les hordes assemblées par Rufin. Il ne veut point qu'un châtie ces Barbares, il apporte des délais, et diffère l'occasion d'un triomphe. Le bras de Stilicon a terrassé les bataillons du Gète et vengé la mort d'un héros son ami: reste une faible colonne, facile à détruire; mais, traître à la patrie, et conspirant avec les Barbares, Rufin trompe le prince, retarde le moment du combat : il veut leur procurer le secours des Huns : il sait qu'ils s'avancent et vont bientôt s'unir aux troupes ennemies. (323) Aux lieux où la Scythie touche aux portes de l'Orient par-delà les glaces du Tanaïs, habite un peuple, des peuples que l'Ourse voit naître, le plus barbare. Ses vêtements sont grossiers, ses traits hideux, ses forces à l'épreuve des plus rudes fatigues. Il vit de son butin, dédaigne les dons de Cérès, se fait un jeu de déchirer son front, une gloire de jurer par ses pères immolés de sa main. La nature n'unit pas par des liens plus étroits le monstrueux Centaure au coursier: son désordre', sa fuite, ses retours étonnent dans les combats. C'est contre ce peuple, vers les flots écumeux de l'Hèbre, que marche l'intrépide Stilicon; et, avant que la trompette ait donné le signal du combat, il adresse à Mars cette prière : "Soit que tu reposes sur l'Haemus, sourcilleux ou sur le Rhodope blanchi par les frimas, soit que l'Athos, fatigué par les rames du Mède ou le Pangée, ombragé d'yeuses touffues, te serve d'asile, ô Mars ! seconde mes efforts, et défend le Thrace qui t'adore: si la victoire me sourit, un chêne tapissé des dépouilles des vaincus, sera ta récompense". (340) Mars entend cette prière, et, quittant les rochers et les neiges de l'Haemus, il presse par ses cris l'ardeur de ses ministres: "Apporte mon casque, Bellone! Terreur, fixe les rênes aux roues; effroi, soumets au frein les fougueux coursiers. Hâtez vos travaux: au combat se prépare Stilicon, qui m'enrichit des trophées accoutumés, et suspend aux arbres les casques ennemis. Toujours les mêmes clairons nous donnent a la fois le signal; et mon char est toujours à côté de sa tente". (349) Mars, à ces mots, s'élance dans la plaine. Là Stilicon, ici le dieu, semblables par les armes et la taille, pressent la fuite des barbares. L'un et l'autre portent un casque hérissé d'une brillante crinière ; la course échauffe leur cuirasse, et leur lance s'abreuve en de larges blessures. (354) Mégère cependant, heureuse et fière du succès de ses veux et du malheur des humains, Mégère rencontre la justice dans le palais attristé, et, d'une bouche insolente, l'outrage en ces termes : "Ainsi la voilà, cette paix antique, le voilà ce siècle du bonheur qui renaît pour combler tes désirs! Ainsi notre puissance est détruite, et la terre n'a plus de place pour les Furies ! Ah ! porte ici les yeux : vois que de cités abattues par les feux des barbares, quels horribles massacres, quels torrents de sang me présente Rufin, et de quel carnage il repaît mes serpents: abandonne la terre, aujourd'hui mon domaine; revole au ciel, rends ta présence à ces espaces qu'embellit l'automne où le zodiaque incline vers l'auster. Prés du lion brûlant une place t'attend, et la balance t'offre auprès d'elle une partie des cieux: que ne puis-je te poursuivre encore sur la céleste voûte." (368) "Insensée, reprend la déesse, les fureurs auront bientôt un terme : bientôt ton favori subira son châtiment ; déjà le bras vengeur est levé, et lui, qui fatigue encore et la terre et le ciel, il n'aura pas, en mourant, pour couvrir son cadavre, quelques grains de poussière. Bientôt naîtra Honorius promis aux voeux de l'univers. Égal à son père en valeur, à son frère en éclat, il domptera le Mède, et, de sa lance terrassera l'Indien. Les rois viendront porter son joug, sous son coursier gémiront les glaçons du Phase, et l'Araxe sera forcé de supporter un pont. Pour toi, chargée de chaînes pesantes, tu seras bannie de l'empire du jour, dépouillée de tes serpents, ensevelie dans les profonds cachots de l'abîme. La terre sera commune alors à tous: une borne ne partagera plus les champs, la charrue recourbée ne creusera plus de sillons : des épis spontanés réjouiront le moissonneur. Le miel distillera des chênes ; l'huile et le vin formeront çà et là des ruisseaux et des lacs; la laine n'empruntera plus son éclat de la pourpre: une pourpre naturelle rougira les troupeaux, étonnera le pasteur, (387) et la verdure de l'algue sourira, sur les mers, à la perle naissante.