[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] 1. J'ai fait voir suffisamment, ce me semble, dans les livres qui précèdent, comment il faut appliquer les règles de l'invention au genre judiciaire. J'ai renvoyé dans celui-ci celles qui concernent le délibératif et le démonstratif, afin de vous en présenter sans retard l'ensemble complet. Il restait encore quatre parties de l'art. Je traiterai de trois dans ce livre : de la disposition, de la prononciation, de la mémoire. L'élocution me paraissant exiger de plus longs détails, j'ai mieux aimé la développer dans un quatrième livre, que je terminerai, je le pense, et vous enverrai promptement, afin que rien ne vous manque sur l'art de la rhétorique. En attendant, vous reviendrez sur les premiers préceptes par des lectures que vous ferez, soit avec moi, si vous le désirez, soit en votre particulier, et rien alors ne vous empêchera d'en retirer le même profit que moi. Prêtez-moi maintenant votre attention, je vais poursuivre le but que je me suis marqué. [3,2] II. Dans le genre délibératif, on examine tantôt quel est le parti que l'on doit prendre, tantôt quel est le meilleur qui se présente. Dans le premier cas, par exemple : « Faut-il détruire Carthage, ou la laisser debout? » Dans le second : « Annibal se demande, lorsqu'on le rappelle à Carthage, s'il doit rester en Italie, ou retourner en Afrique, ou passer en Égypte pour s'emparer d'Alexandrie. » Les délibérations portent quelquefois sur la nature même de la chose; par exemple : « Le sénat délibère s'il rachètera ou non les prisonniers.» Quelquefois elle embrasse quelque motif étranger : ainsi: « Le sénat délibère, si dans la guerre d'Italie, il doit affranchir Scipion du joug de la loi, pour qu'il puisse être fait consul avant l'âge. » Il en est qui reposent à la fois, et sur la nature même de la chose, et plus encore sur des considérations étrangères; par exemple: « Le sénat délibère si, dans la guerre d'Italie, il accordera ou refusera aux alliés le droit de cité. » Dans les causes où la nature du sujet fera la matière de la délibération, le discours tout entier devra se renfermer dans ce sujet même. Lorsqu'un motif étranger en constituera le fond, c'est ce motif qu'il faudra faire valoir ou combattre. Tout orateur qui ouvrira un avis devra se proposer pour but l'utilité, et diriger là toute l'économie de son discours. Dans les délibérations politiques, l'utilité se divise en deux parties, la sûreté et l'honnêteté. La sûreté fait voir un moyen quelconque d'éviter un danger présent ou à venir; les moyens sont la force ou la ruse, qu'il s'agit d'employer ou séparément ou de concert. La force consiste dans les armées, les flottes, les armes, les machines de guerre, les levées d'hommes, et autres ressources de ce genre. La ruse a recours à l'argent, aux promesses, à la dissimulation, à la promptitude, aux bruits divers, et à beaucoup d'autres stratagèmes, dont je parlerai plus à propos, si je me décide à traiter jamais de l'art militaire et de l'administration civile. L'honnêteté renferme deux parties, le bien et le louable. Le bien est ce qui se trouve d'accord avec la vertu et le devoir. Il réunit sous son nom la prudence, la justice, la force d'âme et la tempérance. La prudence, c'est l'habileté qui fait un choix entre le bien et le mal. On appelle aussi prudence une connaissance acquise, ou la mémoire longtemps exercée, ou une longue expérience des affaires. La justice, c'est l'équité rendant à chacun selon son mérite. La force d'âme, c'est la passion des grandes choses et le mépris des petites; c'est la patience dans les travaux en vue de leur utilité. La tempérance est le pouvoir qui modère les passions de l'âme. [3,3] III. L'orateur fait usage de la prudence dans ses diverses acceptions, lorsqu'il compare les avantages et les inconvénients, exhortant à profiter des uns, et à éviter les autres; lorsqu'il peut avoir de la chose qu'il conseille, une science pratique, et qu'il montre comment et par quel moyen on y réussit; lorsqu'il engage à prendre une mesure dont il peut citer une application récente, ou avoir gardé le souvenir. Dans ce cas, il lui est facile d'opérer la persuasion par cet exemple. Nous nous appuierons sur la justice, si nous demandons la pitié pour les innocents et les suppliants; si nous montrons qu'il faut être reconnaissant des bienfaits, et se venger des outrages; si nous recommandons surtout la fidélité à la foi promise, et la conservation des lois et des moeurs de la cité ; si nous proclamons le maintien des alliances et des amitiés, l'observation religieuse des devoirs que la nature nous impose envers nos parents, les dieux, la patrie; les égards sacrés que nous devons à nos hôtes, à nos clients, à notre famille, à nos alliés et à nos amis; si nous enseignons que ni l'appât du gain, ni la faveur, ni le danger ne doivent nous détourner du droit chemin; que, dans toute occasion, c'est de l'équité qu'il faut faire notre règle : c'est par ces moyens ou d'autres du même genre que, dans une assemblée du peuple ou dans un conseil, nous montrerons que la chose que nous conseillons est juste; nous en emploierons de contraires pour en prouver l'injustice : de sorte que les mêmes lieux nous fourniront les ressources nécessaires pour persuader ou dissuader. Si nous voulons conseiller un parti qui demande de la force d'âme, nous ferons voir qu'il faut rechercher et entreprendre les choses grandes et élevées; que les hommes des courage doivent mépriser par conséquent celles qui sont basses et honteuses, et les regarder comme au-dessous de leur dignité; que lorsqu'il s'agit de ce qui est honnête, il n'y a pas de dangers ni de travaux si grands qu'ils doivent nous en détourner; que la mort est préférable à l'infamie; que la douleur ne doit jamais nous contraindre à nous affranchir de notre devoir; qu'il ne faut craindre les inimitiés de personne, quand il s'agit de la vérité; que pour la patrie, pour nos parents, nos hôtes, nos amis, et pour tout ce que la justice commande de respecter, il faut braver tous les dangers, supporter toutes les fatigues. Nous chercherons nos moyens dans la tempérance, en jetant le blâme sur la passion immodérée des honneurs, des richesses, et des autres avantages de ce genre; en marquant les bornes précises que la nature a mises à chaque chose; en montrant à chacun ce qui lui suffit et le détournant d'aller au delà; en fixant les limites de toute chose. Voilà les divisions de la vertu : amplifiez-les si vous conseillez; si vous dissuadez, atténuez les moyens que je viens d'indiquer. Il n'y a personne assurément, direz-vous, qui pense qu'on doive s'écarter de la vertu; mais la circonstance n'était pas de nature à la faire briller ; et c'est plutôt dans une circonstance contraire qu'elle se montrera. De même, si cela est possible en quelque façon, on prouvera que ce qui s'appelle justice dans la bouche de l'adversaire, n'est que lâcheté, faiblesse, fausse générosité : qu'il donne le nom de prudence à l'impiété, au bavardage, à un savoir importun : que ce qu'il appelle tempérance, n'est qu'inertie et coupable indifférence; et ce qu'il prétend être la force d'âme, une aveugle témérité de gladiateur. [3,4] IV. On entend par louable, ce qui assure au moment même et dans la suite, un honorable souvenir. Si je le distingue de ce qui est bien, ce n'est pas que les quatre parties, comprises sous le nom de bien, ne puissent contenir l'idée de ce qui est honorable; mais quoique la gloire ait sa source dans le bien, toutefois il faut l'en séparer dans le discours. Il ne doit pas suffire, en effet, de pratiquer le bien par ambition, pour la gloire; mais si l'on peut se la promettre, le désir de faire le bien en acquiert une double force. Quand donc nous aurons fait voir qu'une chose est bien, nous démontrerons qu'elle est louable, soit par l'opinion des juges compétents, si les hommes du rang le plus distingué l'approuvent, tandis que ceux de la classe inférieure la blâment, soit par les suffrages qu'elle aura mérités de quelques-uns de nos alliés, de tous les citoyens, des nations étrangères et de la postérité. Telle est la division des lieux communs applicables au genre délibératif; je vais indiquer en peu de mots l'ordre dans lequel il faut traiter la question tout entière. On peut débuter ou par l'exorde simple, ou par l'insinuation, comme dans le genre judiciaire. Si l'on a quelque fait à raconter, il faudra suivre les règles que j'ai tracées à cet égard. Comme dans ces sortes de causes on a pour but l'utilité, qui se divise en deux espèces : la sûreté et l'honnêteté; si l'on peut les réunir toutes deux, on promettra d'en donner la preuve dans la suite du discours; si l'on ne veut développer que l'une d'elles, on l'annoncera simplement. Si l'on dit que le fait intéresse la sûreté, on emploiera la division précédente, de la force et de la sagesse. Car ce que nous avons appelé ruse, pour rendre nos préceptes plus clairs, nous l'appellerons dans le discours du nom plus honorable de sagesse. Si nous nous fondons sur le bien, et si nous avons recours aux quatre parties qui la constituent, notre division aura également quatre parties; si nous ne parlons que de quelques-unes, notre division n'ira pas au delà. Pour la confirmation et la réfutation, il faudra mettre en usage les lieux que nous avons indiqués déjà, soit pour fortifier nos arguments, soit pour renverser ceux qu'on nous oppose. On cherchera dans le second livre les moyens d'argumentation que l'art peut offrir. [3,5] V. Mais s'il arrive que, dans une délibération, l'un cherche ses motifs dans la sûreté, et l'autre dans l'honnêteté, comme dans l'exemple de l'armée qui, cernée par les Carthaginois, délibère sur le parti qu'elle doit prendre ; l'orateur qui conseillera de s'attacher à la sûreté, emploiera les lieux suivants: Nul parti n'est plus utile que celui de sa conservation : personne ne peut faire usage de sa vertu, s'il n'a pourvu à sa sécurité; les dieux eux-mêmes ne sauraient secourir celui qui s'expose témérairement au danger; il ne faut rien estimer honorable, de ce qui ne peut assurer le salut. Celui qui voudra mettre, au contraire, 'l'honnêteté avant la sûreté, dira que dans aucune circonstance il ne faut renoncer à la vertu ; qu'eût-on même à redouter la douleur ou la mort, elles sont plus supportables que le déshonneur et l'infamie. Considérez, dira-t-il, quelle honte vous allez encourir, et que cette honte ne peut vous assurer l'immortalité ni vous sauver pour toujours. Il n'est pas prouvé qu'après avoir évité ce péril, vous ne retomberez pas dans un autre. La mort même est belle quand on y marche volontairement par son courage; d'ailleurs la fortune seconde d'ordinaire la valeur; celui-là vit en sûreté, qui vit avec gloire et non pas qui se sauve du danger; l'homme qui vit dans l'opprobre ne peut jouir d'un repos durable. Les conclusions dont on a coutume de se servir dans ce genre sont à peu près les mêmes que celles du genre judiciaire; à la différence qu'il est extrêmement utile dans ces dernières de citer un grand nombre d'exemples du passé. [3,6] VI. Passons maintenant au genre démonstratif. Comme il comprend la louange et le blâme, les moyens contraires à ceux dont nous aurons tiré la louange nous serviront à répandre le blâme. La louange peut avoir pour objet ou les accidents étrangers, ou les attributs du corps et de l'âme. Les accidents étrangers sont ceux, qui dépendent du hasard, de la bonne ou de la mauvaise fortune; comme la naissance, l'éducation, les richesses, le pouvoir, les honneurs, la gloire, le droit de cité, les liaisons d'amitié; toutes les choses de cette nature, et celles qui leur sont opposées. Les attributs du corps, ce sont les avantages ou les inconvénients qu'il tient de la nature, comme la légèreté, la force, la dignité, la santé; et les défauts opposés. A l'âme appartient ce qui dépend de notre sagesse et de notre jugement : la prudence, la justice, la force, la tempérance, et les vices contraires. Nous trouverons donc là des moyens pour la confirmation ou pour la réfutation. Ainsi dans le genre démonstratif, nous tirerons l'exorde, soit de notre personne, soit de celle que nous devons louer, soit des auditeurs, soit de l'objet même de notre discours. Si l'orateur, dans un éloge, parle de lui-même, il dira que c'est par devoir, ou par affection qu'il agit, ou par l'empressement de célébrer une vertu dont chacun voudrait assurer le souvenir, ou parce qu'il est séant de se faire connaître soi-même, en faisant l'éloge des autres. S'il a l'intention de blâmer, il dira que les traitements qu'il a reçus lui en ont donné le droit; ou que son zèle lui fait regarder comme utile de dévoiler aux yeux de tous une méchanceté, une perversité sans exemple; ou qu'il veut montrer, par la censure qu'il fait des autres, son aversion pour leurs excès. S'agit-il de la personne dont nous parlons, et voulons-nous la louer? nous laissons voir la crainte de ne pas atteindre à la hauteur de ses actions : ses vertus méritent l'éloge de tout le monde : tout ce qu'il a fait est au-dessus de l'éloquence de tous les panégyriques. Voulons-nous la blâmer? nous emploierons les moyens contraires, avec de légers changements de formes, selon l'exemple que nous en avons donné tout à l'heure. Si l'orateur tire son exorde de la personne de l'auditeur, et qu'il loue, il dira que son héros n'étant pas inconnu de l'assemblée, il n'a pas besoin d'un long préambule : si on ne le connaît pas, il demandera la permission de faire connaître un tel homme à des auditeurs qui n'ont pas moins de zèle que lui pour la vertu, et qui apprécieront une conduite qu'il ferait approuver de tout le monde. Pour le blâme, nous suivrons la marche contraire : les auditeurs connaissent-ils celui dont nous parlons; nous avons peu de chose à dire de sa perversité : leur est-il inconnu; nous tiendrons à le dévoiler, pour qu'ils puissent se garantir de lui; car ils sont loin de lui ressembler, et nous nous flattons qu'ils le désapprouveront hautement. Empruntons-nous notre exorde à l'objet même du discours; nous dirons que nous ne savons ce qu'il faut louer davantage : que nous craignons, tout en parlant de beaucoup de choses, d'en omettre un plus grand nombre encore; et autres tournures du même genre. Pour blâmer, nous emploierons les tournures contraires. [3,7] VII. Lorsqu'on a tiré l'exorde de l'une des circonstances que je viens d'indiquer, on a rarement besoin de le faire suivre d'une narration; mais s'il en fallait une, pour exposer, dans un but d'éloge ou de blâme, quelque action de celui dont nous parlons, on se reportera au premier livre pour les préceptes qui se rapportent à cette partie. Voici comment doit se faire la division : on expose d'abord les choses que l'on va louer ou blâmer; ensuite on dispose chacune d'elles en suivant l'ordre du temps où elle a été faite, de manière à faire comprendre combien elle a demandé de précaution et d'habileté. On entre après dans le détail des vertus ou des vices, des avantages ou des défauts du corps, des choses extérieures, et du parti que l'esprit en a tiré. L'ordre à suivre dans ce tableau de la vie est le suivant : Les choses extérieures, et en premier lieu la naissance. On parle des ancêtres de son héros. Veut-on le louer; s'ils sont illustres, on dit qu'il les a égalés ou surpassés; s'ils sont obscurs, qu'il doit tout à son mérite, et rien à celui de ses pères. Veut-on le blâmer; on montre, dans le premier cas, qu'il a déshonoré sa race, et dans le second, qu'il a trouvé moyen de la rabaisser. En second lieu, l'éducation : dans l'éloge, on la représente soigneusement et librement dirigée pendant toute l'enfance du héros, d'après les meilleurs principes; dans le blâme, on fait le contraire. Il faut passer ensuite aux avantages du corps. Parle-t-on des dons de la nature dans un but de louange; le héros a-t-il l'élégance et la beauté; il les a fait tourner à son honneur, au lieu d'en faire comme tant d'autres, des instruments de ruine et de honte. Possède-t-il à un degré remarquable la force et l'agilité ; c'est par d'honnêtes et habiles exercices qu'il l'a atteint. Jouit-il d'une santé robuste; c'est le fruit de ses bonnes habitudes et de sa tempérance. Dans le blâme, si ces mêmes avantages existent, on dira qu'il a fait un mauvais usage des dons que le dernier des gladiateurs peut tenir comme lui du hasard et de la nature. S'il n'a plus que la beauté, on dira que c'est par sa faute et son intempérance que le reste a péri. Après quoi, revenant aux choses extérieures, on considère les vertus ou les vices dont elles sont devenues la source. On s'étend sur l'opulence ou la pauvreté de son client; sur ses places, ses honneurs, ses liaisons, ses inimitiés ; sur le courage dont il a fait preuve contre ses ennemis, et le motif qui les lui a suscités; sur la bonne foi, la bienveillance, l'affection qu'il a montrées à ses amis. On fait connaître sa conduite dans la bonne ou dans la mauvaise fortune; le caractère qu'il a déployé dans l'exercice du pouvoir. S'il n'existe plus, on rappelle les circonstances qui ont accompagné sa mort, et celles qui l'ont suivie. [3,8] VIII. Toutes les fois qu'il sera question des qualités de l'âme, il en est quatre qu'il faudra faire ressortir. Pour louer une action, nous en montrerons ou la justice, ou le courage, ou la modération, ou la prudence; pour la blâmer, nous en ferons voir ou l'injustice, ou la lâcheté, ou l'excès, ou la sottise. On aperçoit déjà clairement, par cette disposition, comment il faut traiter les trois parties dans lesquelles se divisent la louange et le blâme. Ajoutons toutefois qu'il n'est pas nécessaire de marquer ces trois parties dans la louange ou dans le blâme, parce qu'il arrive souvent qu'elles ne s'y rencontrent pas, ou qu'elles y sont si faiblement indiquées, qu'il est inutile d'en parler. Il faudra donc choisir celles qui présenteront le plus de force. Nous conclurons brièvement par une récapitulation à la fin du discours. Dans le discours lui-même nous intercalerons de fréquentes et rapides amplifications, au moyen des lieux communs. Quoique ce genre de cause soit d'un usage peu fréquent, il ne faut pas néanmoins en négliger les règles. Car, dût-on ne le traiter qu'une fois, il faut être en état de le faire de la manière la plus convenable. Si le genre démonstratif ne s'emploie que rarement seul, l'éloge ou le blâme tient souvent une grande place dans les causes judiciaires ou délibératives. Soyons donc persuadés que ce genre exige aussi qu'on y apporte quelque soin. Maintenant que nous avons achevé la partie la plus difficile de la rhétorique, en traçant les règles de l'invention, et en les appliquant à tous les genres de causes, il est temps d'aborder les autres parties. Nous allons donc traiter de la disposition. [3,9] IX. La disposition étant l'art de mettre en ordre les moyens fournis par l'invention, de manière à ce que chacun se produise à la place qui lui convient, il faut examiner en quoi consiste cet ordre. Il y a deux sortes de dispositions, l'une qui résulte des préceptes de l'art; l'autre qui dépend des circonstances. Employer la première, c'est suivre les règles que nous avons tracées dans le premier livre; c'est-à-dire, distinguer l'exorde, la narration, la division, la confirmation, la réfutation, la péroraison, et leur assigner l'ordre que nous avons établi. Ces mêmes règles serviront, non seulement pour le plan général du discours, mais encore, pour chacune des divisions dont nous avons traité dans le second livre, l'ex-position, les preuves, la confirmation des preuves, les ornements, la conclusion. La disposition fondée sur les préceptes de l'art est donc de deux espèces : l'une, qui se rapporte à l'ensemble du discours; l'autre, à ses diverses parties. Mais il y a encore une autre sorte de disposition qui s'écarte de l'ordre artificiel pour s'accommoder aux circonstances, suivant le goût de l'orateur : on peut commencer par la narration, ou par un argument puissant, ou par la lecture d'une lettre; ou bien placer la preuve aussitôt après l'exorde, et la faire suivre de la narration ; ou faire, dans l'ordre ordinaire, tout autre changement de ce genre, pourvu qu'il soit justifié par l'intérêt de la cause. Car, si l'on voit que les oreilles des auditeurs sont lasses, ou leurs esprits excédés du bavardage des adversaires, il sera facile de se passer d'exorde, et de commencer par la narration ou par quelque argument victorieux. Ensuite, si on y trouve un avantage, car ce n'est pas toujours une nécessité, ou peut revenir à l'idée fondamentale de l'exorde qu'on a supprimé. [3,10] X. Si notre cause parait offrir une telle difficulté, que personne ne veuille consentir à écouter un exorde, nous commencerons par la narration, pour revenir ensuite sur la pensée qui devait être produite d'abord. Si la narration a peu de chances de succès, nous débuterons par quelque preuve solide. Ces changements et ces transpositions deviennent souvent nécessaires, lorsque la nature même du sujet exige de modifier avec le secours de l'art les préceptes que l'art a donnés. Dans la confirmation et la réfutation des preuves, voici la disposition qu'il convient de suivre : les argumentations les plus concluantes se placent au commencement et à la fin; les médiocres, celles qui ne sont ni utiles ni essentielles, qui, chacune en particulier, et placées séparément, restent sans force, tandis qu'elles en tirent une suffisante de leur réunion avec d'autres, doivent être disposées dans le milieu. Car, après une narration, l'esprit de l'auditeur attend la preuve qui peut la confirmer. Il faut donc en présenter d'abord une qui ait de la valeur. Et, comme la mémoire retient facilement ce qui a été dit en dernier, il est utile de laisser, en finissant, dans celle des auditeurs, l'impression récente d'une preuve pleine de force. Cet arrangement des parties pourra rendre la victoire facile pour l'orateur, comme le fait, pour un général, la disposition de ses troupes. [3,11] XI. La prononciation, de l'avis d'un grand nombre de maîtres, est ce qu'il y a de plus utile à l'orateur, et ce qui contribue le plus puissamment à la persuasion. Pour moi, je ne donnerais pas aisément la prépondérance à l'une des cinq qualités sur les autres; mais je ne craindrai pas de dire que la prononciation est d'une très grande utilité. Car une invention facile, une élocution élégante, une disposition habile, une mémoire toujours fidèle, ne pourront pas plus se passer de la prononciation, que celle-ci ne saurait suffire toute seule. Aussi, comme personne n'a soigneusement traité cette matière, parce qu'on ne croyait pas possible de donner des préceptes clairs sur la voix, le visage et le geste, toutes choses qui se rapportent aux sens; et comme il faut que l'orateur donne beaucoup d'attention à cette partie, je crois devoir présenter des observations exactes et complètes sur cet objet. On distingue, dans la prononciation, l'inflexion de la voix et le mouvement du corps. L'inflexion de la voix est le caractère propre que lui ont donné l'habitude et l'art. Trois qualités s'y rapportent, l'étendue, la fermeté, la flexibilité. La première est, avant tout, un don de la nature; l'étude y ajoute encore, mais surtout la conserve. La fermeté dépend beaucoup aussi de la nature; elle s'augmente et se maintient principalement par l'exercice de la déclamation. C'est encore cet exercice qui sert le plus à nous faire acquérir la flexibilité, laquelle consiste à pouvoir varier, à notre gré, les intonations de notre voix. Il n'entre donc pas dans mon dessein de parler de l'étendue ni de la fermeté de la voix, puisque la première dépend de la nature, et que l'autre résulte de l'habitude; je me contenterai de renvoyer à ceux qui enseignent les moyens artificiels de cultiver cet organe. [3,12] XII. Je vais m'occuper de cette partie de la fermeté que l'exercice de la déclamation conserve, et de la flexibilité, qui est surtout nécessaire à l'orateur, et que le même moyen procure. Ce qui peut assurer le plus la fermeté de la voix, c'est de parler, en commençant, d'un ton très calme et très modéré. Car on blesse les artères, si, avant de les préparer peu à peu par des tons doux, ou les enfle par des éclats criards. Il est bon aussi de faire usage de longs repos, car la respiration rafraîchit la voix, et le silence repose l'organe. Il faut quitter un ton habituellement élevé, pour reprendre celui de la conversation; car il résulte de ces transitions que la voix, n'ayant épuisé aucun de ses tons, reste maîtresse de les prendre tous. On doit éviter les exclamations aiguës, car elles produisent une percussion qui nuit aux artères, et tout ce que la voix a d'éclat, se perd dans ce seul effort. Il n'y a pas d'inconvénient à faire, à la fin du discours, des tirades d'une seule haleine; le gosier s'échauffe, les artères se remplissent, et la voix, qui a passé par les différents tons, finit par en prendre un égal et soutenu. Souvent, nous devons rendre grâces à la nature, comme il arrive dans ce cas. Car les moyens que nous avons fait connaître comme propres à conserver la voix, servent encore à l'agrément de la prononciation. En sorte que ce qui tourne à l'avantage de l'organe, prépare le plaisir de l'auditeur. Pour que la voix reste ferme, il est utile, avons-nous dit, de la modérer en débutant. Quoi de plus désagréable que d'entendre crier dès l'exorde? Les repos affermissent la voix, ils donnent aux périodes plus de grâce en les détachant, et laissent à l'auditeur le temps de la réflexion. Les changements de ton sont favorables à la voix, outre que la variété plaît beaucoup à l'auditeur; le ton familier les intéresse, un ton plus haut les réveille. Une déclamation aiguë blesse l'organe de la voix; elle blesse aussi l'auditoire; car elle a quelque chose de peu noble, qui convient plus aux criailleries des femmes, qu'à la dignité de l'homme. Vers la péroraison, les tirades sont d'un bon effet pour la voix; ne réchauffent-elles pas aussi puissamment l'âme de l'auditeur, au moment le plus décisif du discours? Les mêmes moyens servent à la fermeté de la voix et à l'agrément du débit. J'ai pu réunir dans ce paragraphe toutes les observations que m'ont semblé fournir ces deux objets. Ce qui concerne les autres qualités trouvera bientôt sa place. [3,13] XIII. Ainsi la flexibilité de la voix appartenant tout entière à la rhétorique, demande une attention particulière. Elle comprend le ton ordinaire de la conversation, celui de la discussion, et celui de l'amplification. Le premier est calme et ressemble à celui du langage habituel; le second est vif, comme il convient à la confirmation ou à la réfutation. Le troisième a pour objet d'exciter dans l'âme de l'auditeur la colère ou la pitié. Le ton ordinaire convient dans quatre circonstances; il se prête à la dignité, à la démonstration, à la narration, à la plaisanterie. La dignité s'exprime avec une certaine gravité de sons et à voix un peu basse; la démonstration fait voir, dans un ton calme, qu'une chose a pu, ou n'a pas pu arriver; la narration expose les faits comme ils sont, ou comme ils auraient pu se passer; la plaisanterie cherche, dans une circonstance particulière, le sujet d'un rire décent et de bon goût. Le ton de la dispute est continu ou divisé; il est continu quand on précipite son débit avec force; il est divisé quand on mêle à de rares et courts intervalles des éclats de voix retentissants à une déclamation ordinaire. Le ton de l'amplification est de deux sortes; il veut ou exciter, ou attendrir : il excite, en exagérant le délit pour provoquer la colère des auditeurs; il attendrit, en exagérant les infortunes, afin de porter à la compassion. La flexibilité de la voix, comprenant trois parties, et ces parties se subdivisant elles-mêmes en huit autres, je crois devoir indiquer l'espèce de prononciation particulière à chaque cas. [3,14] XIV. Dans les morceaux de dignité, la voix doit rendre des sons pleins, aussi calmes et aussi modérés que possible, en évitant toutefois de faire tomber la déclamation oratoire dans la déclamation tragique. Dans la démonstration, on baisse un peu la voix, et l'on multiplie les intervalles et les repos, afin que ce soit la manière même de prononcer qui paraisse faire entrer les preuves dans l'esprit des auditeurs, et les y classer distinctement. La narration demande une variété de tons qui semble reproduire la nature de chaque fait. On exprime rapidement ce qui s'est fait avec résolution, et lentement ce qui s'est fait avec nonchalance. La prononciation doit suivre le discours dans tous ses changements, et passer tour à tour de l'aigreur à l'a bienveillance, de la tristesse à la joie. Si dans la narration il se trouve des mots cités, des questions, des réponses, des exclamations, nous mettrons toute notre attention à rendre les sentiments et les dispositions de chaque personnage. Il faut prendre dans la plaisanterie une voix doucement tremblante avec une légère intention de ridicule, mais sans qu'on puisse y soupçonner de la bouffonnerie; le passage du ton sérieux à un badinage honnête devra se ménager avec adresse. Nous avons dit que le ton de la discussion était continu ou divisé. Dans le premier cas, il faut que la voix prenne un peu plus de volume, et n'offre pas plus d'interruption que les paroles elles-mêmes; qu'elle jette les sons et produise les mots avec autant de rapidité que d'éclat, afin que le débit suive la course entraînante du discours. Dans le ton divisé, l'on tire du fond de la poitrine les exclamations les plus perçantes, en donnant à chaque repos la même durée qu'à chaque exclamation elle-même. Dans l'amplification, si l'on exhorte; il faut une voix très adoucie, modérée dans ses éclats, égale de timbre, variée d'intonations, et très rapide. Dans la plainte, la voix s'abaisse; le son faiblit; les mots sont fréquemment interrompus, longuement entrecoupés, et passent subitement d'un ton à l'autre. Nous en avons dit assez sur les modifications de la voix; il faut nous occuper à présent des mouvements du corps. [3,15] XV. On appelle mouvements du corps, le geste et une certaine composition du visage qui s'accordent avec ce que l'on dit, et donnent au discours plus d'autorité. Il faut donc qu'il y ait dans la physionomie de la décence et de la force, et que le geste ne se fasse remarquer ni par trop d'élégance, ni par trop d'abandon; on ne doit ressembler ni à des comédiens, ni à des gens du peuple. Les règles relatives à cette partie doivent correspondre à celles que nous avons établies pour la voix. Dans les morceaux de dignité, l'orateur devra se tenir le corps droit et ne faire qu'un léger mouvement de la main droite, en donnant à son visage, suivant la nature des pensées, une expression de joie, de tristesse ou de calme. Dans la démonstration, il retirera le corps un peu en arrière, en avançant la tête; car un mouvement naturel nous porte à nous rapprocher le plus possible de l'auditeur que nous voulons instruire ou entraîner. Ce que nous venons de dire pour les morceaux de dignité, pourra convenir également pour la narration. Dans la plaisanterie, nous pourrons donner à notre visage une certaine expression de gaieté, sans multiplier les gestes. Dans la dispute, si le ton est continu, la gesticulation doit être rapide; la physionomie mobile, les yeux perçants : si le ton est divisé, il faudra porter rapidement les bras en avant, changer de place, frapper quelque fois du pied droit, avoir le regard vif et fixe. Si l'on se sert de l'amplification pour exhorter les esprits, le geste deviendra plus lent et plus réfléchi; et il en sera du reste comme dans la discussion continue. Si l'on veut exciter la pitié, on gémira, on se frappera la tête; et quelquefois à un geste calme et égal, on joindra une physionomie triste et troublée. Je n'ignore pas quelle tâche difficile j'ai entreprise, en m'efforçant d'exprimer les mouvements du corps par des paroles, et de peindre, en les décrivant, les inflexions de la voix : mais, si je n'ai pas eu la présomption de croire cette matière facile à traiter, j'ai pensé du moins que, la chose fût-elle impossible, mon travail, quel qu'il fût, ne serait point inutile; car j'ai voulu surtout vous faire savoir ce qu'il y a de nécessaire. Je laisserai le reste à l'exercice. Il faut savoir, quoi qu'il en soit, qu'une bonne déclamation a l'avantage de faire croire que l'orateur est convaincu de ce qu'il dit. [3,16] XVI. Passons maintenant à la mémoire, dépositaire des richesses de l'invention et de toutes les parties de la rhétorique. La mémoire doit-elle quelque chose à l'art, ou vient-elle toute de la nature ? c'est ce que nous aurons ailleurs une occasion plus convenable d'examiner. Nous en parlerons ici, en admettant comme prouvé que l'art et ses règles lui sont d'un grand secours; car je pense qu'il existe un art de la mémoire; plus tard, je le démontrerai : je ferai voir, pour le moment, en quoi il consiste. Il y a donc deux sortes de mémoires, l'une naturelle, l'autre artificielle. La première est celle qui est inhérente à notre âme et naît en même temps que la pensée; la seconde emprunte sa force à une sorte d'induction, et à une combinaison de règles. Mais de même que dans toute autre chose, un esprit heureusement né imite souvent sans le connaître l'art qui fortifie plus tard et qui augmente les dons de la nature; de même il arrive quelquefois que la mémoire naturelle, chez l'homme qui la possède à un degré remarquable, ressemble à la mémoire artificielle; mais celle-ci conserve les avantages de la nature et les augmente à l'aide des préceptes. La mémoire naturelle a donc besoin d'être fortifiée par l'étude, pour devenir excellente; et celle que donne le travail doit s'appuyer sur la nature. Il en est de cet art comme de tous les autres; le génie et la science, la nature et les règles se prêtent un mutuel secours. Les préceptes seront donc utiles à ceux qui sont doués de la mémoire naturelle; vous en serez bientôt convaincu. Mais si les dons qu'ils ont reçus de la nature leur permettent de se passer de notre secours, nous n'en devons pas moins nous rendre utiles à ceux qui ont été moins bien partagés. Parlons donc de la mémoire artificielle. Cette sorte de mémoire se compose des lieux et des images. Par lieux, on entend les ouvrages de la nature ou de l'art qu'un caractère de simplicité, de perfection, ou de distinction remarquable, rend propres à être facilement saisis et embrassés par la mémoire; tels qu'un palais, un entre-colonnement, un angle, une voûte et autres choses semblables. Les images sont de certaines formes, des signes, des représentations de la chose que nous voulons retenir, comme les chevaux, les lions, les aigles, dont nous placerons les images quelque part, si nous voulons en garder le souvenir. Voyons maintenant comment on peut trouver les lieux; et comment on peut découvrir les images et les y placer. [3,17] XVII. De même que ceux qui savent tracer des lettres peuvent écrire ce qu'on leur dicte et le lire ensuite; de même ceux qui ont appris la mnémonique peuvent caser les choses qu'ils ont entendues, et par ce moyen les réciter de mémoire. En effet, les cases sont tout à fait comme la cire ou le papier; les images, comme les lettres; la disposition et l'arrangement des images, comme l'écriture; et la récitation, comme la lecture. Il faut donc, pour avoir une mémoire étendue, se préparer un grand nombre de dépôts, afin de pouvoir y placer de nombreuses images. Nous pensons aussi qu'il faut mettre de l'ordre dans la disposition de ces dépôts, de peur que leur confusion ne nous permette pas de retrouver à notre gré dans celui où nous puiserons, soit au commencement, soit la fin ou au milieu y les images que nous lui aurons confiées, de les y reconnaître et de les en faire sortîr. [3,18] XVIII. De même qu'en voyant plusieurs personnes de connaissance, rangées par ordre, nous n'éprouverons aucune peine à dire leurs noms, que nous commencions par la première, par la dernière ou par celle du milieu; ainsi, quand les lieux de la mémoire sont bien classés, quelle que soit la chose que l'on recherche et quelque place qu'elle occupe, l'image nous la rappelle, et nous permet de la retirer du dépôt qui la renfermait. Il est donc essentiel et de disposer les lieux avec ordre, et de les bien méditer quand ils seront établis, afin qu'ils fassent perpétuellement partie de nous-mêmes. Car les images s'effacent comme les lettres, quand on cesse de s'en servir : les cases, comme les tablettes de cire, doivent rester garnies. Pour éviter toute méprise dans le nombre des lieux, il faut les marquer de cinq en cinq; par exemple, en donnant pour signe au cinquième une main d'or, et au dixième, quelque personne connue, comme Décimus. Il sera facile d'en faire ensuite autant pour chacun des autres intervalles. [3,19] XIX. Il vaut mieux choisir ces emplacements dans un endroit désert, que dans un qui soit fréquenté, parce que le grand nombre de personnes et leur mouvement continuel, trouble et affaiblit les images, au lieu que la solitude les conserve dans leur entier. Il faut choisir en outre des lieux qui, par la variété de leur nature et de leur forme, puissent se distinguer clairement. Car celui qui s'attacherait à plusieurs entre-colonnements serait troublé par leur ressemblance, et ne saurait plus ce qu'il a placé dans chacun. Il faut que ces lieux n'aient qu'une médiocre étendue; trop grands, ils donnent du vague aux images; trop petits, ils paraissent souvent manquer d'espace pour les contenir. Ne les prenez encore ni trop éclairés ni trop obscurs, afin que les images ne s'effacent ni n'éblouissent. Les intervalles qui les séparent doivent être médiocres et de trente pieds environ; car il en est de l'esprit comme de l'oeil qui distingue moins bien les objets trop éloignés ou trop rapprochés. Celui qui a une plus longue expérience aura moins de peine à choisir un grand nombre de lieux convenables; mais ceux mêmes qui croiront n'en pas pouvoir trouver d'assez appropriés, pourront néanmoins en trouver autant qu'ils voudront. Car la pensée peut embrasser l'étendue quelle qu'elle soit d'un pays, et y former à son gré tous les sites, y élever tous les édifices qu'il lui conviendra. Nous aurons donc la faculté, si nous ne sommes pas satisfaits de cette multitude, de nous créer à nous-mêmes par la pensée une région, et d'y établir des lieux convenables, en les classant de la manière la plus commode. Mais c'est assez parler des lieux. Je passe maintenant à l'arrangement des images. [3,20] XX. Comme les images doivent ressembler aux objets, et qu'il nous faut choisir parmi tous les mots des ressemblances qui nous soient connues, il en résulte nécessairement deux sortes de ressemblances, celle des choses et celle des mots; la première, quand on se forme une image sommaire des objets eux-mêmes; la seconde, lorsque l'on marque par une image le souvenir de chaque nom et de chaque mot. Un signe unique, une simple représentation, suffira souvent pour nous assurer le souvenir d'un événement tout entier. Par exemple, l'accusateur prétend que le prévenu a empoisonné un homme, qu'il l'a empoisonné pour avoir son héritage, et qu'il y a plusieurs témoins et plusieurs complices du crime. Si nous voulons d'abord fixer les faits dans notre mémoire pour les réfuter plus aisément, nous nous formerons, dans notre premier dépôt, une image de l'ensemble de l'action. Si nous avons présenté la figure du mort, nous le supposerons étendu dans son lit; si nous ne le connaissions pas, nous nous représenterons à sa place un autre malade, qui ne soit pas d'une trop basse condition, pour qu'il revienne plus promptement à l'esprit. A côté du lit, nous placerons l'accusé, tenant de la main droite une coupe, de la gauche, des tablettes, et du troisième doigt, des testicules de bélier. Nous pourrons nous souvenir par ce moyen des témoins, de l'héritage, et de l'homme empoisonné. Nous rangerons successivement, de la même manière, dans les cases suivantes les autres chefs d'accusation; et toutes les fois que nous voudrons nous souvenir de l'un d'eux, si nous avons bien disposé les formes des objets, et distingué soigneusement les images, la mémoire nous le reproduira facilement. [3,21] XXI. Quand nous voudrons exprimer par des images la ressemblance des mots, la tâche sera plus difficile, et demandera une plus grande contention d'esprit. Voici comment il faut s'y prendre : Pour retenir cette phrase : "iam domum itionem reges Atridae parant" : (déjà les rois fils d'Atrée se disposent au départ); on place dans une case l'image de Domitius élevant les mains vers le ciel, tandis qu'il est frappé de verges par les Marcius Rex. Cette image rappellera "iam domuitionem reges"; dans la case suivante, on se figurera Esopus et Cimber représentant Agamemnon et Ménélas; ce sera pour les mots "Atridae parant". De cette manière, tous les mots seront exprimés. Mais cette combinaison d'images est surtout utile, quand on veut réveiller par ce moyen la mémoire naturelle; par exemple, s'il s'agit d'un vers, on le repasse d'abord en soi-même, deux ou trois fois, ensuite, on représente les mots par des images. C'est ainsi que l'art suppléera à la nature, car chacun séparément aurait moins de force; toutefois il y a de l'étude de la science plus de secours à attendre. Je n'aurais pas de peine à le prouver, si je ne craignais pas, en m'écartant de mon sujet, de nuire à cette clarté concise qui convient aux préceptes. Mais comme il arrive d'ordinaire que, parmi les images, les unes sont favorables et capables d'avertir l'esprit, les autres, faibles et presque impuissantes à ranimer la mémoire, il faut examiner à quoi tient cette différence, afin d'apprendre, quand nous en connaîtrons la cause, quelles sont celles que nous devons écarter, et celles que nous devons retenir. [3,22] XXII. La nature nous enseigne elle-même ce qu'il faut faire; car, si dans le cours ordinaire de la vie nous voyons des choses peu importantes, communes et journalières, nous n'avons pas coutume d'en garder le souvenir, parce que l'esprit n'est ému que par les objets nouveaux ou singuliers. Mais si nous voyons ou si l'on nous raconte quelque chose qui présente un caractère marqué d'infamie ou de probité, de bizarrerie ou de grandeur, qui soit étonnant ou sublime, nous nous le rappelons longtemps. Le plus souvent encore nous oublions ce que nous voyons ou ce que nous entendons chaque jour, tandis que les souvenirs de l'enfance restent souvent inaltérables. Il n'en est peut-être ainsi qu'à cause de la facilité avec laquelle les choses ordinaires s'échappent de notre mémoire, qui retient plus longtemps ce qui est remarquable ou nouveau. Personne n'admire le lever, la marche, le coucher du soleil, parce que c'est un spectacle de tous les jours; mais les éclipses de soleil font une plus grande impression, parce qu'elles arrivent plus rarement, et se remarquent davantage que les éclipses de lune, qui sont plus fréquentes. La nature nous apprend donc elle-même que les choses vulgaires et communes ne la touchent pas, et qu'il faut, pour l'émouvoir, quelque objet remarquable ou nouveau. Que l'art imite donc la nature; qu'il invente ce qui doit lui plaire, et qu'il suive la route qu'elle lui montre: car la nature n'est jamais en arrière, ni l'art le premier en avant. Les éléments de toute chose sont dus au génie; l'étude les met ensuite en oeuvre et les mène au but. Nous devrons donc choisir le genre d'images qui puisse rester le plus longtemps dans la mémoire; nous y réussirons, en nous attachant à des ressemblances qui nous soient très familières, à des représentations qui ne soient ni muettes ni vagues; en leur attribuant une beauté remarquable, ou une insigne laideur; en les parant de quelque ornement, tel qu'une couronne, une robe de pourpre, qui nous les fasse reconnaître plus aisément; ou en les défigurant par du sang, de la fange, du vermillon, pour qu'elles nous frappent davantage; ou encore en leur donnant quelque chose de ridicule, car ce caractère aussi facilitera la mémoire. Les choses que nous aurions aisément retenues, si elles existaient réellement, imaginées et distinguées avec soin, se retiendront facilement. Il nous sera nécessaire de repasser de temps en temps dans notre esprit les cases établies une première fois, afin de rappeler les images qu'elles contiennent. [3,23] XXIII. Je sais que la plupart des Grecs qui ont écrit sur la mémoire, ont rassemblé les images d'un grand nombre de mots, afin que ceux qui voudraient les apprendre les trouvassent toutes prêtes, sans perdre du temps à les chercher. Plusieurs motifs me font désapprouver cette méthode. D'abord il est ridicule, sur une quantité de mots innombrables, de n'offrir les images que d'un millier d'entre eux. Combien ne seront-elles pas insuffisantes, lorsque dans cette multitude infinie, nous aurons besoin de retenir tantôt l'un et tantôt l'autre? Ensuite, pourquoi vouloir empêcher notre intelligence de chercher les choses, en les lui offrant toutes trouvées? D'ailleurs, il y a telle ressemblance qui frappe l'un plus que l'autre. Souvent, quand nous disons que tel portrait ressemble à telle personne, tout le monde n'est pas du même avis, parce que chacun a sa manière de voir. Il en est de même pour les images; celles qui nous ont paru mériter le plus d'attention semblent peu remarquables aux autres. Il vaut donc mieux que chacun se choisisse lui-même à son gré ses images. Enfin, le devoir d'un maître de l'art est d'enseigner la manière de faire les recherches, et de citer un ou deux exemples dans chaque genre, pour rendre le précepte plus clair. Ainsi, quand nous traitons de l'invention de l'exorde, nous donnons les moyens de le trouver, mais nous ne présentons pas mille exordes pour modèles; je crois qu'il doit en être ainsi des images. [3,24] XXIV. Maintenant, pour que vous ne regardiez pas la mémoire des mots comme trop difficile ou peu nécessaire; pour que vous ne vous contentiez pas de celle des choses, comme plus utile et plus commode; je vais vous dire pourquoi j'approuve la première. Je pense en effet que ceux qui veulent retenir, sans travail et sans effort, des choses faciles, doivent s'être exercés d'abord à en apprendre de plus difficiles. Je ne vous ai point parlé de la mémoire des mots, comme devant vous servir à retenir des vers, mais comme d'un exercice propre à fortifier la mémoire des choses, qui est d'une grande utilité. C'est une habitude difficile qu'il faut prendre, pour arriver ensuite sans aucune peine à une autre plus facile. Mais si dans toute étude les préceptes ont peu de résultat, sans une pratique fort assidue, c'est dans la mnémonique surtout que l'art est bien peu de chose sans l'intelligence, l'étude, le travail, les efforts. Vous aurez soin d'avoir le plus grand nombre possible de cases, et de les disposer surtout d'après les règles prescrites. Il est bon de s'exercer chaque jour à y placer des images. Si nos occupations nous détournent quelquefois de nos autres études, il n'y a rien qui puisse nous arrêter dans celle-ci. Il n'y a pas une circonstance en effet où nous ne voulions confier quelque chose à notre mémoire, surtout quand une affaire importante nous occupe. Vous n'ignorez pas combien une mémoire facile a d'avantages, et combien il faut apporter de soin à l'acquérir; vous l'apprécierez, quand vous en aurez fait l'expérience. Je n'ai pas l'intention de vous donner à cet égard d'autres conseils, de peur de paraître m'être défié de votre zèle, ou n'avoir pas complètement traité la matière. Je vais parler à présent de la cinquième partie de la rhétorique; vous, rappelez souvent les premières à votre esprit, et, ce qui est surtout nécessaire, fortifiez-vous par l'exercice dans l'étude de ces règles.