[0] PLAIDOYER POUR CN. PLANCIUS. [1] I. En voyant une foule de vertueux citoyens s'intéresser à l'élévation de Cn. Plancius, et payer ainsi le courage héroïque dont il a fait preuve pour la garde et la sûreté de ma personne, c'était pour moi un plaisir bien sensible, Romains, de penser que le souvenir de mes malheurs sollicitait en faveur de celui à qui j'étais redevable de ma conservation. Mais lorsque ensuite j'apprenais que mes ennemis en partie, et en partie mes envieux, appuyaient l'accusation qu'on intente à Plancius, et que la chose même qui l'avait secondé dans la demande de l'édilité lui devenait contraire dans le jugement qu'il subit, je m'affligeais alors et je voyais avec douleur Plancius en péril, par la seule raison que son amitié généreuse avait mis mes jours à couvert et m'avait. protégé contre la violence. Mais puis-je jeter les yeux sur ce tribunal, et considérer en particulier chacun de nos juges, sans que leur aspect me console et me rassure? Parmi tous ces juges, en est-il un seul qui ne se soit intéressé pour mon retour, à qui je n'aie des obligations infinies, à qui je ne sois attaché par les liens d'une reconnaissance éternelle? Ainsi je n'appréhende pas que le zèle de Plancius pour ma conservation lui nuise auprès de ceux qui ont eu le plus à coeur mon rétablissement; et j'ai plus lieu de m'étonner que M. Latérensis, qui s'est porté avec tant d'ardeur à me faire rendre ma patrie et mon rang, ait choisi un pareil accusé, que de craindre que vous jugiez sa poursuite fondée sur de graves raisons. Cependant, Romains, je n'ai point la présomption ni l'orgueil de croire que Plancius doive être renvoyé absous pour les services qu'il m'a rendus. Non, si je ne vous montre dans celui que je défends, une vie intègre, des moeurs pures, un grand fonds de probité et de modération, de tendresse pour ses proches, une parfaite innocence, je ne m'opposerai pas à l'exécution rigoureuse de la loi. Mais si je vous fais voir en lui tout ce qu'on doit attendre d'un citoyen vertueux, je vous demanderai, je vous prierai d'être sensibles au sort d'un homme dont la sensibilité a sauvé mes jours. A toutes les peines que je crois devoir prendre pour cette cause, plus que pour aucune autre, se joint le déplaisir d'avoir à justifier, non seulement Plancius, dont les intérêts doivent m'être aussi chers que les miens propres, mais encore moi-même, de qui les accusateurs ont peut-être plus parlé que de la cause même et de celui qu'ils accusent. [2] II. Au reste, tout reproche étranger à celui que je défends m'inquiète peu; et parce qu'il est rare de trouver des hommes reconnaissants, je ne crains pas qu'on puisse me reprocher comme un crime un excès de reconnaissance. Mais, disent nos adversaires, les services qui m'ont été rendus par Plancius ne sont point aussi considérables que je le publie, ou, en les supposant tels, ils ne doivent pas être auprès de vous d'un aussi grand poids que je le prétends : ceci est un point que, dans la crainte de blesser, je dois traiter avec circonspection, et seulement après avoir répondu à tous les griefs, de peur que l'accusé ne paraisse avoir été défendu, moins par la considération de son innocence que par le souvenir de mes disgrâces. La cause est claire et facile, mais ma position est embarrassante et délicate. La seule nécessité de parler contre Latérensis me paraîtrait infiniment pénible, surtout étant aussi amis et aussi liés que nous le sommes : car, suivant une ancienne loi de la parfaite amitié, et telle est celle qui nous unit depuis longtemps, les amis doivent toujours vouloir les mêmes choses; et l'amitié n'a pas de lien plus sûr que l'unanimité et l'accord des sentiments et des volontés. S'il m'est déjà si désagréable de parler contre Latérensis, combien ne me l'est-il pas plus encore de parler contre lui dans une cause où je suis comme forcé d'établir un parallèle entre les personnes? Latérensis demande, et c'est le point sur lequel il insiste davantage, par quel mérite, par quel talent, par quelle distinction, Plancius l'a emporté sur lui. Si donc je le reconnais supérieur à Plancius par toutes les grandes qualités dont il est doué, il faut que j'admette dans celui pour qui je parle, non seulement l'idée d'une infériorité humiliante, mais encore le soupçon d'une largesse criminelle Mettre Plancius au-dessus de Latérensis, ce serait faire injure à celui-ci, ce serait me jeter moi-même dans la nécessité de dire, comme il veut m'y contraindre, que Plancius l'a emporté sur lui par le mérite. Ainsi, en défendant Plancius comme il l'a accusé, je me vois réduit à l'alternative, ou de compromettre la réputation d'un excellent ami, ou de trahir les intérêts d'un homme à qui j'ai d'insignes obligations. [3] III. Mais ce serait avouer, Latérensis, que je plaide sans nul ménagement et sans nul égard, si je disais que vous avez pu être surpassé en mérite par Plancius ou par tout autre. Je laisserai donc le parallèle auquel vous me provoquez, pour prendre celui que m'offre la cause elle-même. Eh quoi! Latérensis, pensez-vous que le peuple soit juge du mérite? Peut-être l'est-il quelquefois : et que ne l'est-il toujours! mais il l'est rarement; encore n'est-ce que dans l'élection des magistrats qu'il regarde comme les dépositaires du salut public. Dans les élections moins importantes, c'est à l'empressement et au crédit des candidats que la charge se donne, et non à des qualités supérieures, comme celles que nous remarquons en vous. Quant au peuple, toujours prévenu pour ou contre, il est mauvais juge du mérite. Cependant, Latérensis, vous ne pouvez rien dire à votre avantage, qui ne vous soit commun avec Plancius. Mais je ferai ailleurs cet examen; il me suffit maintenant de montrer que le peuple est en droit et trop souvent dans l'usage de ne pas choisir les plus dignes, et que, s'il a négligé de choisir celui qu'il devait, ce n'est pas une raison pour que celui qu'il a choisi soit condamné par les juges. Autrement, ce pouvoir que les sénateurs n'ont pu conserver du temps de nos ancêtres, le pouvoir de réformer les élections, appartiendrait aux juges; ce qui même serait bien moins supportable. Alors, en effet, celui qui avait obtenu une magistrature ne la gérait pas, si les sénateurs n'avaient ratifié la nomination du peuple; au lieu qu'à présent, Romains, on vous demande de réformer le jugement du peuple par l'exil de celui que le peuple a nommé. Ainsi, Latérensis, quoique je me sois écarté d'abord de ma première intention, je serai toujours, je l'espère, si éloigné du moindre soupçon d'avoir voulu blesser votre honneur, que, loin d'entreprendre d'y porter aucune atteinte, c'est vous-même que je blâme de vouloir le compromettre. [4] IV. Comment, Latérensis, parce que vous n'avez pas été fait édile, votre sagesse, votre activité, votre zèle pour la république, votre vertu intègre, votre droiture, vos soins, vos peines, tout cela à vous entendre, sera perdu, sera inutile, sera compté pour rien! Voyez combien je pense différemment de vous. Si, dans cette ville, dix hommes seulement, citoyens honnêtes, sages, justes, respectables, vous avaient jugé indigne de l'édilité, j'estimerais leur opinion plus désavantageuse pour vous que celle du peuple, que vous craignez tant qu'on ne regarde comme un jugement. Le peuple ne juge pas toujours dans les élections, c'est souvent la faveur qui le détermine; il cède aux prières, il choisit ceux qui ont le plus sollicité. Enfin, s'il juge, il ne le fait pas avec discrétion et sagesse, mais assez souvent par saillie et par caprice. La multitude n'est capable, ni de réflexion, ni de raison, ni de discernement, ni d'une attention scrupuleuse; et, suivant l'avis des sages, ce qu'a fait le peuple, il faut toujours l'endurer, mais non pas toujours l'approuver. Ainsi, dire que vous auriez dû être nommé édile, c'est accuser le peuple, et non votre compétiteur. Vous étiez plus digne que Plancius, je le veux (c'est un point que je traiterai bientôt avec l'attention de ménager votre mérite); mais enfin, vous étiez le plus digne, je le veux; le coupable n'est pas celui qui l'a emporté sur vous, mais le peuple qui ne vous a point nommé. Ici, d'abord, soyez-en bien persuadé, surtout dans les élections d'édiles, le peuple suit son inclination plutôt que la réflexion; les suffrages sont gagnés par les caresses, et non donnés avec examen; ceux qui votent considèrent plus souvent ce qu'ils doivent eux-mêmes à chacun, que ce qui paraît être dû aux candidats par la république. Voulez-vous que ce soit un jugement? ce n'est point à vous de le révoquer, vous devez vous y soumettre. Le peuple a mal jugé. Mais il a jugé. Il ne devait pas juger de la sorte. Mais il le pouvait. Je ne puis le souffrir. Mais plusieurs citoyens aussi illustres que sages l'ont souffert : car c'est le privilége des peuples libres, et surtout du premier peuple de l'univers, de ce peuple maître et vainqueur de toutes les nations, de donner et d'ôter à chacun ce qu'il veut par ses suffrages. C'est à nous, qui nous trouvons au milieu des tempêtes et des flots populaires, de souffrir patiemment les décisions du peuple, de le gagner quand il nous est contraire, de le ménager quand il nous est favorable, de l'apaiser quand il est ému; si nous estimons peu les honneurs, de ne pas nous empresser auprès de lui; si nous les désirons, de ne pas nous lasser de le supplier. [5] V. Je vais maintenant, Latérensis, faire parler le peuple lui-même; je vous combattrai par ses discours plutôt que par les miens. S'il s'expliquait avec vous, si toutes ses voix pouvaient n'en former qu'une seule, il vous dirait : Latérensis, je n'ai point prétendu te préférer Plancius; mais, voyant en vous deux un mérite égal, j'ai accordé mon bienfait à celui qui m'avait sollicité, plutôt qu'à celui qui ne m'avait point adressé d'assez humbles prières. Vous lui répondrez sans doute que, comptant sur la noblesse et l'ancienneté de votre famille, vous n'avez pas cru avoir besoin de si vives sollicitations; mais il vous rappellera ses anciens usages et sa conduite de tout temps; il vous dira qu'il a toujours voulu être prié, être supplié; qu'il a préféré Marcus Seius, qui n'avait qu'une origine équestre, et qui n'avait pu même la sauver de la disgrâce d'une sentence rigoureuse, à Marcus Pison, un des citoyens les plus nobles, les plus éloquents, les plus intègres; il vous dira qu'il a donné l'exclusion à Q. Catulus, issu d'une de nos premières familles, le plus vertueux et le plus sage des hommes, pour choisir, non C. Séranus, qui n'était pas dépourvu d'esprit, qui ne manquait ni de prudence ni de courage , mais Cn. Manlius, homme sans naissance, sans mérite, sans génie, et qui de plus menait une vie sordide et méprisable. Mes yeux, ajouterait le peuple, t'ont cherché lorsque tu étais à Cyrène. J'aurais mieux aimé jouir moi-mème de ton mérite, que d'en voir jouir mes alliés. Plus mes intérêts voulaient que tu fusses à Rome, plus je t'en trouvais éloigné : enfin je ne te voyais pas. Que dis-je? c'est lorsque je soupirais après ton courage, que tu m'as délaissé et abandonné. Tu t'étais mis sur les rangs pour demander le tribunat dans un temps où l'on avait besoin de ton éloquence et de ta fermeté. Si, en te désistant de ta demande, tu as craint de ne pouvoir tenir le gouvernail dans une violente tempête, j'ai douté de ton courage; si tu ne l'as pas voulu, j'ai douté de ton zèle. Mais si, comme je le crois, tu t'es plutôt réservé pour d'autres temps, la république et moi nous t'avons remis au temps pour lequel tu t'es réservé toi-même. Demande donc une magistrature où tu puisses m'être d'un grand secours; quels que soient les édiles, ils seront toujours pour moi d'assez bons juges : il m'importe beaucoup quels sont mes tribuns. Ainsi, ou fais pour moi ce dont tu m'avais flatté ; ou si, par hasard, tu aimes plus ce qui m'intéresse moins, je ne laisserai pas de t'accorder bientôt l'édilité, cet objet de tes désirs , dusses-tu la demander avec négligence. Mais, crois-moi, si tu veux obtenir les premiers honneurs selon ton mérite, apprends à les solliciter un peu plus vivement. [6] VI. Tel est le discours du peuple; et moi, j'ajouterai, Latérensis, que les juges ne doivent pas examiner pourquoi on l'a emporté sur vous, pourvu qu'on ne l'ait pas emporté par des largesses défendues. Eh ! si toutes les fois qu'on n'aura point nommé celui qui avait le plus de titres, il faut condamner celui qui aura été nommé, est-il encore besoin de supplier le peuple? faut-il que les magistrats adressent des prières aux dieux? n'est-il pas inutile de distribuer les tablettes des suffrages, de compter les voix et de les proclamer? Dès que je verrai les candidats, je dirai : Celui-ci a des consuls dans sa famille, celui-là des préteurs; cet autre est de l'ordre des chevaliers; tous sont également intègres et irréprochables; mais on doit respecter les rangs : une maison prétorienne doit le céder à une maison consulaire ; une famille de chevaliers ne doit pas entrer en concurrence avec une famille prétorienne. Par là on éteint toute émulation parmi les rivaux; plus de sollicitations, plus de démarches pour gagner des suffrages; le peuple n'est plus libre de conférer à qui il veut les magistratures; on n'attendra plus l'événement avec inquiétude ; rien n'arrivera, comme c'est l'ordinaire, contre l'opinion générale : les élections, enfin, ne varieront plus. Mais si nous sommes très souvent surpris que tels aient été nommés, ou ne l'aient pas été; si l'on voit dans le Champ de Mars et dans les comices, comme sur une mer vaste et profonde, un flux et un reflux continuels, qui transportent tour à tour et reportent de l'un à l'autre les suffrages, devons-nous chercher de l'ordre, du dessein et de la raison parmi tant de volontés tumultueuses et de mouvements irréguliers? Ainsi, Latérensis, n'exigez pas de moi un parallèle. Si le peuple goûte si fort la voie du scrutin qui met sur le front de chacun ce qu'il n'a pas dans l'âme, qui lui donne la liberté de faire ce qu'il veut et de promettre ce qu'on lui demande, pourquoi exigez-vous dans un tribunal ce qui n'a pas lieu dans le Champ de Mars? Celui-ci est plus digne que celui-là, c'est une chose désagréable à dire. N'est-il pas un langage plus honnête? oui, sans doute, celui que je réclame, et qui suffit pour les juges : il a été nommé. Pourquoi a-t-il été préféré à moi? je l'ignore, ou je ne le dis pas; ou enfin, ce qui serait pénible à dire, mais ce que je pourrais dire impunément : On a eu tort. Eh! que gagneriez-vous, en effet, si je soutenais, pour dernière défense, que le peuple a fait ce qu'il a voulu, et non ce qu'il devait? [7] VII. Mais si je justifie le choix du peuple, Latérensis; si je montre que Plancius ne s'est point élevé aux honneurs par surprise, qu'il y est arrivé par la route ouverte de tout temps aux hommes nés comme nous dans les familles de chevaliers, ne puis-je pas vous faire renoncer à un parallèle qui serait injurieux à l'un des deux adversaires, et vous ramener enfin à la cause et à l'accusation? Si Plancius devait vous le céder parce qu'il n'est fils que d'un chevalier romain, tous vos compétiteurs étaient fils de chevaliers romains; je n'en dis pas davantage. Mais je m'étonne que vous en vouliez principalement à celui qui, pour le nombre des suffrages, était le plus éloigné de vous. Si quelquefois, comme il arrive, je suis poussé dans une foule, je ne m'en prends pas, quand je suis rejeté vers l'arc de Fabius, à celui qui est au haut de la rue Sacrée, mais à celui qui est tombé immédiatement sur moi. Vous, Latérensis, vous ne faites sentir votre humeur ni au généreux Pédius, ni à Plotius, homme distingué, mon ami intime; et vous croyez avoir été vaincu par celui qui les a écartés plutôt que par ceux qui vous suivaient de plus près. Quoi qu'il en soit, le premier objet du parallèle entre vous et Plancius est votre famille à l'un et à l'autre: à cet égard, vous l'emportez sur lui; car pourquoi ne pas convenir de la vérité? Mais vous n'avez pas en cela plus de supériorité que n'en avaient sur moi mes compétiteurs dans la demande des magistratures, et notamment du consulat. Mais, prenez-y garde, sa naissance même, pour laquelle vous affectez tant de mépris, est peut-être ce qui a sollicité le plus puissamment pour lui. Vous avez des consuls dans votre famille de l'un et de l'autre côté: doutez-vous donc que tous ceux qui favorisent la noblesse, qui la regardent comme ce qu'il y a de plus beau, qui sont éblouis de vos titres et de vos noms, ne vous aient donné leurs suffrages? Quant à moi, je n'en doute pas. Mais s'il est peu de personnes qui soient portées pour la noblesse, est-ce notre faute? En effet, remontons à la source d'où vous descendez, vous et Plancius. [8] VIII. Vous êtes de Tusculum, ancienne ville municipale, où l'on compte beaucoup de familles consulaires, parmi lesquelles se trouve la famille Juventia : on en compte plus que dans toutes les autres ensemble. Plancius est de la préfecture d'Atina, moins ancienne, moins illustre, moins voisine de Rome. Quelle différence en doit-il résulter, croyez-vous, dans la poursuite des dignités? D'abord, lesquels, à votre avis, sont plus zélés pour leurs concitoyens, des Atinates ou des Tusculans? Les uns (et j'ai pu le savoir, à cause du voisinage), lorsqu'ils virent le père de Cn. Saturninus, qui nous écoute, de cet homme si rempli de vertus et de talents, édile, et ensuite préteur, firent éclater la plus vive joie, parce qu'il était le premier qui eût apporté la chaise curule, non seulement dans sa famille, mais encore dans leur préfecture. Les autres, non par malveillance, j'en suis sûr, mais par la raison sans doute que leur ville est remplie de consulaires, je n'ai jamais vu qu'ils fussent si fort ravis des honneurs qu'obtiennent leurs concitoyens. C'est un avantage dont nous jouissons, nous et nos villes municipales. Parlerai-je de moi et de mon frère? nos champs même et nos montagnes ont applaudi à notre élévation. Voyez-vous un Tusculan se glorifier d'être le compatriote d'un M. Caton, supérieur en tous genres de vertus; d'un Tibérius Coruncanius, de tant de Fulvius? personne n'en parle. Mais si vous rencontrez quelque habitant d'Arpinum, il vous faudra peut-être, quand vous ne le voudriez pas, entendre dire quelque chose de nous, ou certainement de Marius. Plancius a donc eu pour lui, d'abord, le zèle empressé de ses concitoyens; celui des vôtres a été ce qu'il pouvait être dans des hommes rassasiés d'honneurs. De plus, les habitants de votre ville sont à la vérité fort illustres, mais peu nombreux en comparaison des Atinates. La ville de Plancius est remplie d'hommes courageux : il n'en est point d'aussi peuplée dans toute l'Italie. Vous voyez aujourd'hui, Romains, le deuil et l'affliction de cette multitude qui vous supplie. Pour ne rien dire de tout le peuple qui s'est trouvé aux comices, et qui aurait paru dans cette cause si nous ne l'eussions congédié, quelle force, quelle dignité n'ont pas données à la demande de Plancius tant de chevaliers romains, tant de tribuns du trésor, qui sont ici présents? Ils n'ont point fait agir pour lui la tribu Térentina, dont je parlerai ailleurs; mais ils ont attiré sur lui tous les yeux, en l'entourant d'un superbe cortége, en l'accompagnant partout avec constance, avec fidélité. Ajoutez ce vif intérêt que les villes municipales prennent à ceux qui sont leurs voisins. [9] IX. Tout ce que je dis de Plancius, je le dis pour l'avoir éprouvé moi-même, puisque mon pays touche à celui des Atinates. Je ne puis trop louer, ni trop chérir ce voisinage, qui a conservé son caractère de franchise et de loyauté, qui, sous les marques extérieures de l'affection, ne cache pas des intentions perverses, qui n'a rien de faux et de trompeur, qui n'est point habile dans l'art de la dissimulation, si connu à Rome et dans les environs de Rome. Il n'est personne dans Arpinum, dans Sora, dans Casinum, dans Aquinum, qui ne se soit intéressé pour Plancius. Tout le pays si peuplé de Vénafre et d'Allifa, toute notre contrée, sauvage et montagneuse, franche et simple, sincèrement amie des siens, se croyait honorée des honneurs de Plancius, et illustrée par son élévation. Voici maintenant des chevaliers romains des mêmes villes, qui, députés par elles, viennent rendre témoignage en sa faveur. Ils n'ont pas actuellement moins d'inquiétude qu'ils avaient alors d'empressement, parce que, sans doute, il est plus triste de se voir dépouillé de toute son existence, que de ne point obtenir une dignité. Si donc, Latérensis, vous avez reçu de vos ancêtres des titres plus éclatants, Plancius l'emportait sur vous par l'affection, non seulement de sa propre ville, mais encore des villes voisines A moins, peut-être, que vous n'ayez été secondé par le voisinage de Lavicum, de Bovilles ou de Gabies, ces villes dont on ne trouve presque aucun habitant qui vienne prendre part aux sacrifices latins. J'ajouterai, si vous voulez, ce que vous croyez préjudiciable à Plancius, que son père est fermier public, c'est-à-dire, membre d'une compagnie qui, comme on sait, est d'un grand secours dans la demande des honneurs, d'une compagnie, la fleur des chevaliers romains, l'ornement de la ville, le soutien de l'État. Or, peut-on nier qu'ils n'aient appuyé Plancius avec chaleur? Et cela devait être : son père, depuis longtemps le chef des fermiers publics, et singulièrement chéri de ses associés, sollicitait avec les plus vives instances; il suppliait pour un fils qui, lui-même, avait rendu à la compagnie de signalés services dans sa questure et dans son tribunat; enfin, les fermiers publics croyaient, en l'honorant, honorer la compagnie et travailler pour leurs enfants. [10] X. Moi-même, je crains de le dire, je le dirai néanmoins; car ce n'est ni par les richesses, ni par un crédit odieux, ni par un pouvoir despotique, mais en rappelant un bienfait, mais en faisant agir la pitié, mais par des prières, que j'ai été aussi de quelque utilité à Plancius. Je me suis adressé au peuple, j'ai supplié humblement les tribus, j'ai prié des hommes qui s'offraient d'eux-mêmes à moi, qui me faisaient d'eux-mêmes des promesses. Ce n'est pas à mon crédit, mais au motif de mes sollicitations, qu'on s'est arrêté; et si, comme vous dites, on n'a pas eu égard à la demande que faisait pour un autre un personnage illustre à qui l'on ne devait rien refuser, je puis le dire sans orgueil, la mienne a été plus heureuse. En effet, sans compter que je m'intéressais pour un homme qui pouvait beaucoup par lui-même, la demande la plus favorable est toujours celle qui est fondée sur les plus étroites liaisons. Te ne sollicitais pas pour Plancius, parce qu'il était mon ami intime, mon voisin, parce que j'avais toujours été fort uni avec son père; je sollicitais comme pour mon père, comme pour le conservateur de mes jours. Non, ce n'est pas mon pouvoir, je le répète, c'est la cause de mes prières qu'on a respectée. Nul ne s'est réjoui de mon rappel, nul ne s'est affligé de ma disgràce, qui n'ait su gré à Plancius d'avoir eu pitié de mes malheurs. Si, même avant mon retour, tous les gens de bien s'empressaient de lui offrir leurs suffrages pour le tribunal, croyez-vous que les prières de Cicéron présent aient été inutiles à celui que le nom seul de Cicéron absent avait aidé à obtenir une magistrature? Quoi! les habitants de Minturnes, pour avoir arraché Marius aux fureurs de la guerre civile et aux mains criminelles qui le poursuivaient, pour avoir accueilli ce grand homme échappé des flots, pour avoir rétabli ses forces épuisées par le besoin et par la tempête, pour lui avoir fourni des vivres en abondance et un vaisseau, pour l'avoir accompagné de leurs larmes et de leurs voeux, lorsqu'il abandonnait cette terre autrefois sauvée par sa valeur, seront à jamais comblés de louanges ; et vous serez étonné que Plancius, qui m'a reçu, aidé, mis sous sa garde, lorsque j'étais chassé par la violence ou que je cédais par raison, qui m'a conservé pour le sénat et le peuple romain, qui les a mis à portée de me rappeler; vous serez étonné que son zèle pour sauver un ami, et sa sensibilité courageuse, lui aient aplani le chemin des honneurs ! [11] XI. Tous les avantages dont je viens de parler auraient pu couvrir des vices dans Plancius : ne soyez donc plus surpris, Latérensis, qu'avec une vie telle que la sienne, ils aient contribué si puissamment à son élévation. Parti fort jeune pour l'Afrique avec A. Torquatus, il fut chéri de ce personnage intègre, respectable, digne de tous les éloges et de tous les honneurs; et cette amitié vint autant de l'habitude de vivre ensemble que de la modestie et de la candeur du jeune Plancius. Si Torquatus était à Rome, il ne se déclarerait pas moins pour nous que T. Torquatus, son cousin germain et son beau-père, qui l'égale en vertu et en mérite. L'un et l'autre, unis déjà par le sang et par une alliance, s'aiment au point que les autres liens sont bien faibles en comparaison de leur amitié. En Crète, Plancius a demeuré sous la même tente que Saturninus son parent; il a servi dans l'armée de Q. Métellus. Sûr de leur estime, il doit l'être de l'estime publique. C. Sacerdos, dont la vertu et la fermeté sont connues; L. Maccus, quel homme ! quel citoyen! ont été lieutenants dans cette province : tous deux annoncent, par leur assiduité à la cause et par leur témoignage, ce qu'ils pensent de l'accusé. Plancius a été tribun des soldats dans la Macédoine, et ensuite questeur dans la même province. La Macédoine le chérit singulièrement, comme le prouve la conduite des principaux habitants de cette contrée : ils ont été envoyés pour un autre objet; et cependant, sensibles au dan- ger imprévu qui le menace, ils se tiennent à ses côtés, ils s'intéressent vivement à lui, persuadés qu'ils plairont plus à leurs villes en le servant dans cette cause, qu'en terminant les affaires confiées à leur prudence. L. Apuléius a pour lui une si grande estime, que, par son amitié et par ses bons offices, il a été bien au delà de ce qu'ont pratiqué nos ancêtres, qui voulaient que les préteurs tinssent lieu de pères à leurs questeurs. Plancius n'a pas été peut-être un tribun aussi ardent que ceux que vous louez avec raison, Latérensis; mais du moins telle a été sa conduite, que si les autres lui eussent toujours ressemblé, on n'aurait jamais eu besoin de l'ardeur d'un tribun. [12] XII. Je ne parle pas de ces vertus qui ne brillent point, à la vérité, sur le théâtre du monde, mais qui ne peuvent être produites au grand jour sans être louées; je veux dire, la manière dont il vit avec les siens. Je commence par son père; car, suivant moi, la tendresse filiale est le fondement de toutes les vertus : un père n'est guère moins qu'un dieu pour ses enfants; Plancius révère en effet le sien comme un dieu; il l'aime comme s'il était de son âge, comme un frère, comme un bon ami. Que dirai-je de la manière dont il vit avec son oncle, avec ses alliés, avec ses proches, avec l'illustre C. Saturninus, qui par la part qu'il prend à sa douleur vous fait apprécier combien il en a pris à son élévation? Que dirai-je de moi, qui me regarde comme l'accusé dans la cause de Plancius? Que dirai-je de tous ces grands personnages que vous voyez en habits de deuil? Voilà, juges, de solides et fidèles témoignages d'une vertu qui n'est pas d'appareil et d'ostentation, mais qui, renfermée dans l'ombre et le silence, porte l'empreinte de la vérité. L'art de se rendre empressé et populaire par des flatteries est une vertu de parade faite pour être aperçue de loin; on ne l'approche pas, on ne la démêle pas, on ne la touche pas du doigt. Êtes-vous donc surpris qu'un homme pourvu de tous les avantages qu'on peut tirer des autres et de soi-même, inférieur à vous, si l'on considère le nom et la famille, mais supérieur par l'affection de ses compatriotes, des villes de son voisinage, des fermiers de l'État, et par le souvenir des services qu'il m'a rendus dans mes disgrâces; votre égal en vertu, en sagesse, en intégrité : êtes-vous surpris qu'un tel homme ait été fait édile? Une vie aussi pure que celle de Plancius, vous cherchez à la ternir par quelques taches légères! Vous lui reprochez des adultères, sans qu'on puisse nommer ni même soupçonner personne. Vous l'appelez bigame; vous forgez à la fois des accusations et des mots. Vous dites qu'il a mené quelqu'un dans sa province pour satisfaire sa passion; ce n'est point là une accusation réelle, mais un de ces mensonges injurieux qu'on lâche impunément; qu'il a enlevé une comédienne; il l'a, dites-vous, enlevée dans Atina, lorsqu'il était jeune, par une licence depuis longtemps en usage dans nos villes d'Italie, et comme autorisée contre les comédiens. O jeunesse vraiment honnête que celle à laquelle on reproche une action permise, et cependant reconnue fausse? Il a fait relâcher quelqu'un de prison : oui, mais à la prière, comme vous avez su, Romains, d'un jeune homme rempli de mérite, son intime ami. Le prisonnier a été arrêté de nouveau par ordre du préteur. Voilà les seules taches que l'on jette sur la vie d'un homme de qui l'on veut que vous suspectiez l'honneur, la religion, l'intégrité ! [13] XIII. Le père de Plancius, dites-vous encore, Latérensis, doit nuire à son fils. Quel mot barbare et indigne de votre vertu! Quoi ! dans une cause capitale, dans une cause où l'on court de si grands risques, auprès de tels juges, un père nuirait à son fils! Fût-il le plus infâme des hommes et le plus vil, cependant le seul titre de père ferait impression sur des juges sensibles et compatissants, par ce sentiment gravé dans tous les coeurs, et par ce pouvoir si doux de la nature. Mais si le père de Plancius est chevalier romain, s'il est d'une famille tellement ancienne dans l'ordre équestre, que son père, son aïeul, que tous ses ancêtres aient été membres de cet ordre, et que, dans une ville florissante, ils aient tenu le premier rang par la considération et le crédit, si lui même, d'ailleurs, dans l'armée de P. Crassus, parmi des chevaliers romains remplis de mérite, il s'est élevé au plus haut degré de distinction; si, depuis encore, devenu chef des fermiers publics, il a jugé plusieurs de leurs affaires avec la plus intègre équité, il a formé de grandes compagnies, il en a réglé un très grand nombre; si, loin d'avoir trouvé sa conduite répréhensible, on n'y a jamais rien vu que de louable : un tel père nuirait-il au plus honnête des fils, lui dont le crédit et l'autorité pourraient le défendre, eût-il moins de vertu, lui fût-il étranger? Il a parlé quelquefois trop durement, dites-vous. Dites mieux, peut-être trop librement. Mais cela même, ajoutez-vous, n'est point supportable. Eh! ces hommes sont-ils donc supportables, qui se plaignent de ne pouvoir endurer la franchise courageuse d'un chevalier romain? Où donc est cet usage de nos pères, cette égalité de nos droits, cette antique liberté, qui, abattue et opprimée par les dissensions civiles, devait enfin relever la tête avec plus de fierté? Rapporterai-je les invectives des chevaliers romains contre des personnages de la première noblesse; les déclamations libres, dures et violentes des fermiers de nos domaines contre Q. Scévola, ce citoyen qui l'emportait sur tous par son génie, sa justice et son intégrité? [14] XIV. Le consul P. Nasica, revenant chez lui après avoir annoncé que les tribunaux seraient fermés, demanda au crieur public, Granius, au milieu du forum, d'où lui venait sa tristesse; si c'était de ce que l'on avait renvoyé les ventes à un autre temps : non, dit-il; mais c'est qu'on a renvoyé les lois. M. Drusus, tribun du peuple, homme fort puissant, qui ne cessait de remuer et d'intriguer dans l'État, ayant donné au même Granius le salut ordinaire, et lui ayant demandé comment allait sa santé, il demanda à Drusus comment allait la république. Plus d'une fois, par de mordantes plaisanteries, il piqua impunément jusqu'au vif Crassus et Antonius. Mais aujourd'hui les citoyens sont tellement asservis par l'arrogance des nobles, qu'autrefois on accordait à un crieur public la liberté de rire, et que maintenant on n'accorde pas à un chevalier romain la liberté de gémir. En effet, le père de Plancius s'est-il jamais expliqué librement dans l'intention d'outrager plutôt que pour se plaindre? Et quand s'est-il plaint, sinon pour repousser l'insulte qui lui était faite à lui et à ses associés? Lorsqu'on empêchait le sénat de donner une réponse à des chevaliers romains, grâce qu'on ne refusa jamais à des ennemis, tous les fermiers publics ressentirent vivement cette insulte; Plancius marqua un peu trop ouvertement la peine qu'il éprouvait de ce refus. Les autres dissimulèrent peut-être les sentiments qui leur étaient communs avec tout le corps, tandis que Plancius manifesta plus librement, par son air et dans ses paroles, les sentiments que les autres partageaient avec lui. Cependant, Romains, je le vois par moi-même, on fait dire au père de Plancius beaucoup de choses qu'il n'a jamais dites. Parce qu'il m'arrive quelquefois de dire des mots plaisants, non par goût, mais dans la chaleur de la dispute, ou lorsqu'on m'y provoque, et parce qu'il m'en échappe, dans le nombre, qui peuvent avoir quelque sel sans être admirables, on m'attribue les bons mots de tout le monde. Si, parmi ceux qu'on me donne, j'en trouve qui soient heureux, qui soient dignes d'un homme d'honneur et de goût, je ne les désavoue point; mais je ne puis souffrir qu'on m'en prête que je rougirais d'avouer. Le père de Plancius, dites-vous encore, a donné le premier son suffrage au sujet de la loi concernant les fermiers publics, lorsqu'un illustre consul leur accorda, par la puissance du peuple, ce qu'il aurait accordé, s'il l'eût pu, par l'autorité du sénat. Si c'est d'avoir donné son suffrage que vous lui faites un crime, quel est le fermier public qui ne l'ait pas donné? Si c'est de l'avoir donné le premier, voulez-vous que c'ait été l'effet du sort, ou le choix du consul auteur de la loi? Si c'a été l'effet du sort, on ne peut faire un crime du hasard : si ç'a été le choix du consul, c'est un honneur pour Plancius d'avoir été jugé par un grand homme, le premier de son ordre. [15] XV. Mais venons enfin au fond de la cause : sous le nom de la loi Licinia, portée contre le crime de cabale, vous avez embrassé toutes les lois sur la brigue. Votre but unique, en recourant à cette loi, était de pouvoir nommer vous-mème des juges. Si cette forme de jugement est légitime dans quelque accusation autre que celle de cabale, je ne vois point pourquoi le sénat a voulu que l'accusateur n'eût la liberté de nommer des juges que dans cette unique circonstance; pourquoi il n'a point transporté ce privilège aux autres causes de brigue; pourquoi enfin, dans le crime de brigue en général, il a permis à l'accusé et à l'accusateur de récuser des juges, épuisant toutes les rigueurs, et n'omettant que celle dont je parle? La raison en est-elle obscure? Hortensius ne l'a-t-il pas agitée dans le sénat lorsqu'on y traitait cette affaire? et hier encore ne l'a-t-il pas discutée amplement? Le sénat fut alors de son avis. Nous avons donc présumé qu'un citoyen qui avait corrompu une tribu par des cabales et de honteuses largesses, était connu surtout des citoyens de cette tribu. Le sénat a donc pensé qu'en nommant à l'accusé des juges tirés de la tribu qu'il se serait attachée par des largesses, il aurait dans les mêmes hommes des juges et des témoins. Cette forme de jugement est des plus rigoureuses; mais enfin, si l'on nommait à l'accusé des juges de sa tribu, ou de celle qui aurait le plus de liaisons avec lui, il ne pourrait guère s'y refuser. [16] XVI. Mais vous, Latérensis, dans quelle tribu avez-vous choisi des juges? dans la tribu Térentina, sans doute. Cela du moins était juste; on l'attendait de vous; vous le deviez pour rester d'accord avec vous-même. Oui, vous deviez choisir une tribu que vous prétendez avoir été corrompue, subornée par Plancius, l'entremetteur, dites-vous, du marché; une tribu surtout composée d'hommes aussi sévères et aussi respectables. Vous avez choisi peut-être la tribu Voltinia; car il vous plaît de nous faire aussi quelques repro- ches au sujet de cette tribu. Pourquoi donc ne l'avez-vous pas choisie? Qu'a de commun Plancius avec la tribu Lémonia? avec la Véientine? avec la Crustumine? Quant à la Métia, vous ne l'avez citée que pour qu'elle fût récusée. Doutez-vous donc, Romains, que Latérensis ne vous ait choisis à sa volonté parmi tous les citoyens, pour remplir, non l'esprit de la loi, mais ses propres vues? doutez-vous que, n'ayant pas choisi des tribus dans lesquelles Plancius a de grandes liaisons, il n'ait jugé qu'elles avaient été prévenues par les bons offices de Plancius, et non corrompues par ses largesses? Peut-il dire, en effet, que la loi Licinia, qui abandonne à l'accusateur le choix des juges, n'ait pas quelque chose de trop rigoureux sans la raison qui nous a déterminés à adopter cette loi? Comment! vous choisirez, dans tout le peuple, ou vos amis, ou mes ennemis, ou enfin ceux que vous croirez durs, cruels, inexorables! vous désignerez en secret, sans que je le sache, sans que j'y pense, vos partisans et leurs amis, mes ennemis et ceux de mes défenseurs! vous leur adjoindrez ceux que vous jugerez d'un caractère difficile, ennemis de tout le monde ! ensuite vous me les présenterez tout à coup, afin que je voie siéger mes juges avant que d'avoir pu soupçonner qui ils seraient! oui, et sans qu'il me soit même permis d'en récuser cinq, ce qui a été accordé même au dernier accusé, de l'avis du tribunal, vous me forcerez de plaider devant eux pour toute mon existence! Car si Plancius a vécu de manière à n'offenser sciemment personne, ou si vous, Latérensis, vous vous êtes trompé jusqu'à nommer, par mégarde, des juges devant lesquels nous pouvons nous présenter, malgré vous, comme devant des juges et non comme devant des bourreaux, il ne s'ensuit pas que cette manière de composer un tribunal n'ait quelque chose de trop rigoureux. [17] XVII. Dernièrement, des citoyens illustres n'ont pu supporter le nom de juges choisis par l'accusateur; et lorsque de cent vingt-cinq juges très distingués de l'ordre équestre, l'accusé en rejetait soixante et quinze, et n'en gardait que cinquante, ils brouillèrent tout plutôt que de se soumettre à cette loi et à cette condition : et nous qui avons des juges non choisis dans un certain ordre, mais pris dans tout le peuple, nous supporterons des juges qui n'ont pas été nommés pour être récusés, mais établis par l'accusateur, et nous ne pourrons en récuser aucun! Je ne prétends pas que la loi soit injuste; mais je dis que votre conduite est totalement opposée à l'esprit de la loi. Si vous aviez agi conformément aux décisions du sénat et aux ordres du peuple, si vous aviez nommé des juges pour Plancius, et dans sa tribu, et dans celles qu'il a le plus sollicitées, je ne me plaindrais pas de cette forme de jugement comme étant trop rigoureuse; mais je regarderais Plancius comme absous, parce qu'il aurait des juges qui pourraient en même temps être témoins; et je ne pense guère autrement aujourd'hui: car en choisissant vos tribus, vous avez montré que vous vouliez des juges qui ne connaîtraient pas Plancius, plutôt que des juges qui le connaissent; vous vous êtes écarté de l'intention de la loi; vous avez rejeté tout esprit d'équité; vous avez craint la lumière et cherché les ténèbres. Plancius, dites-vous, a corrompu la tribu Voltinia; il a acheté la tribu Térentina. Que dirait-il devant des juges de la tribu Voltinia ou de la sienne? Mais vous-même qu'auriez-vous dit? quel juge ou quel témoin secret auriez-vous eu, auriez-vous animé contre lui? En effet, si l'accusé nommait les juges, il n'eût peut-être pas choisi la tribu Voltinia, à cause du voisinage et de ses liaisons avec ceux qui la composent. Et si le président du tribunal eût été à son choix, qui aurait-il nommé préférablement à C. Flavius, qui préside maintenant, et dont il doit être fort connu, son voisin, de sa tribu, homme d'un grand poids et d'une justice intègre? Sa droiture, ses sentiments pour Plancius, aussi favorables que les miens, sentiments qu'il manifeste sans nul soupçon de partialité, annoncent clairement que Plancius ne devait pas éviter des juges pris dans sa tribu, lui qui, comme vous le voyez, devait désirer un président de sa tribu. [18] XVIII. Je ne vous blâme pas de n'avoir point choisi les tribus où il était le plus connu ; mais je dis que vous n'avez pas suivi l'intention du sénat. Eh! qui d'entre les juges vous écouterait alors? ou plutôt que diriez-vous? Que Plancius est un suborneur ? les oreilles seraient offensées; nul ne voudrait croire cette imputation; tous la rejetteraient. Qu'il a eu du crédit dans les tribus? on vous écouterait volontiers, et nous-mêmes en ferions hautement l'aveu. Car, ne pensez pas, Latérensis, que le sénat, par les lois qu'il a portées contre la brigue, ait voulu nous ôter tout moyen d'être en crédit auprès du peuple, d'obtenir ses suffrages et ses bonnes grâces. On a toujours vu les gens de bien jaloux d'avoir du crédit dans leur tribu; et notre ordre n'a pas été assez dur envers le peuple, pour empêcher qu'on ne le gagnât par des libéralités modérées. Non, il ne faut pas défendre à nos enfants de faire la cour à leur tribu, de lui marquer de l'affection, de pouvoir la gagner pour leurs amis, d'attendre d'eux le même service quand ils demanderont les dignités. Il n'y a rien dans tout cela qui ne respire l'honnêteté, les égards mutuels, les moeurs antiques. Nous avons tenu nous-mêmes cette conduite lorsque nous faisions des démarches pour parvenir aux honneurs; nous avons vu d'illustres personnages avoir du crédit dans les tribus, et nous en voyons encore beaucoup aujourd'hui. Mais former des cabales dans les tribus et des factions parmi le peuple, extorquer les suffrages par des largesses illicites, voilà ce qui a excité la rigueur du sénat et l'indignation de tous les gens de bien. Montrez-nous, Latérensis, attachez-vous à nous prouver que Plancius a formé des factions et des cabales, qu'il a mis de l'argent en dépôt, qu'il en a promis, qu'il en a distribué; alors je serai étonné que vous n'ayez pas voulu faire usage des armes que vous offrait la loi. Jugés par des hommes de notre tribu, nous ne pourrions, si ce que vous dites est vrai, soutenir leur sévérité, ni même leurs regards. Puisque vous avez évité d'employer ce moyen, puisque vous n'avez pas voulu avoir des juges qui auraient dû être aussi instruits qu'indignés du délit de Plancius, que direz-vous devant les juges qui nous écoutent, et qui, dans leur silence, vous demandent pourquoi vous leur avez imposé ce fardeau, pourquoi vous les avez choisis préférablement à d'autres, pourquoi enfin, eux qui ne peuvent avoir que des conjectures douteuses, vous les avez fait siéger plutôt que ceux qui auraient eu des connaissances certaines? [19] XIX. Je dis, Latérensis, que Plancius a du crédit par lui-même, et qu'il était secondé dans sa demande par plusieurs citoyens qui en ont comme lui. Si vous les traitez de cabaleurs, vous souillez d'un nom odieux une amitié officieuse : si vous leur faites un crime d'avoir du crédit, ne soyez pas étonné de n'avoir point obtenu, en méprisant l'amitié des hommes accrédités, ce que votre mérite sollicitait pour vous. Je prouve que Plancius a du crédit parmi les membres de sa tribu, parce qu'il en est beaucoup à qui il a rendu service, ou pour lesquels il a répondu; parce qu'il a procuré à plusieurs des commissions par l'autorité et le nom de son père; parce qu'enfin les nombreux services rendus par lui, par son père, par ses ancétres, lui ont irrévocablement attaché toute la ville d'Atina : vous, Latérensis, montrez qu'il a déposé de l'argent, qu'il en a distribué, qu'il a formé des factions parmi le peuple et des cabales dans sa tribu. Si vous ne le pouvez pas, laissez-nous la bienfaisance, ne regardez point le crédit comme un crime, n'infligez point une peine à des soins officieux. Ne sachant comment prouver cette accusation, vous vous êtes rejeté sur la brigue en général : mais cessons enfin, si vous le jugez à propos, de recourir à des déclamations triviales et rebattues. Voici comme je raisonne avec vous : Choisissez la tribu qu'il vous plaira; montrez, comme vous le devez, quel est le dépositaire et le distributeur de l'argent qu'on a employé pour la corrompre. Si vous ne le pouvez pas, et, à mon avis, vous ne voudrez pas même l'essayer, je vous montrerai, moi, par le moyen de qui Plancius a obtenu ses suffrages. Est-ce là une attaque dans les formes? cette manière de raisonner vous plaît-elle? Je ne puis me mesurer avec vous de plus près. Pourquoi garder le silence? pourquoi dissimuler? pourquoi tergiverser? Je vous poursuis, je vous presse, je vous serre; je demande, et avec instance, une accusation. Choisissez, vous dis-je, une tribu quelconque dont Plancius ait eu les suffrages; montrez, si vous le pouvez, qu'il a employé de mauvaises voies pour les obtenir : moi, je vous apprendrai comment il les a obtenus; et ce moyen, c'est le vôtre, Latérensis. Que je vous interroge sur les tribus qui vous ont été favorables, vous me nommerez sans peine ceux par qui vous avez obtenu leurs suffrages : eh bien! de quelque tribu que vous me demandiez compte, je prétends être en état de vous le rendre, à vous, mon adversaire. [20] XX. Mais pourquoi ces raisonnements? comme si Plancius n'avait pas été désigné édile dans les précédents comices, comices tenus par un consul qui avait en tout une grande autorité, et qui de plus était l'auteur des lois mêmes contre la brigue; comices tenus tout à coup, contre l'attente de tout le monde; en sorte que quand même un candidat aurait eu dessein de faire des largesses illicites, il n'aurait pas eu le temps de s'y préparer. Les tribus furent appelées, les suffrages, donnés, comptés et proclamés. Plancius l'emporta de beaucoup. Il n'y avait, il ne pouvait y avoir aucun soupçon de largesses défendues. Quoi donc ! une seule centurie, qui donne la première son suffrage, influera assez sur l'élection pour qu'on soit toujours nommé quand on l'a eue le premier pour soi ! et vous êtes surpris, Latérensis, que Plancius ait été fait édile dans les derniers comices consulaires, ou désigné du moins pour l'année prochaine, lui en faveur de qui, non une petite partie du peuple, mais le peuple tout entier, a manifesté son voeu; lui qui a vu non une partie d'une seule tribu, mais toute une assemblée de comices, lui assurer d'avance par ses suffrages les suffrages d'une seconde assemblée! Si vous en aviez eu alors la volonté, si vous aviez cru que votre dignité vous permît de faire ce que firent souvent plusieurs nobles, qui, ayant eu moins de suffrages qu'ils ne pensaient, et voyant que les comices étaient remis, ont abaissé ensuite leur fierté devant le peuple, lui ont fait la cour, l'ont supplié humblement, je ne doute pas que vous n'eussiez vu toute la multitude se tourner vers vous. Non, la noblesse, surtout lorsqu'elle est intègre et vertueuse, ne supplia jamais vainement le peuple romain. Si vous avez eu raison d'estimer votre dignité et la fierté de votre caractère plus que l'édilité; puisqu'il vous reste ce que vous avez préféré, ne regrettez pas ce qui vous semblait moins précieux. Pour moi, j'ai travaillé avant tout à mériter les honneurs; ensuite à passer pour en être digne; et je ne place qu'au troisième rang un avantage que la plupart regardent comme le premier, la possession même des honneurs, qui ne doivent être agréables qu'à ceux à qui le peuple romain les donne, comme un témoignage rendu à leur mérite, et non comme une faveur accordée à leurs prières. [21] XXI. Vous demandez encore, Latérensis, ce que vous répondrez aux images de vos ancêtres, à celle de votre illustre et vertueux père. N'ayez pas ce souci; et prenez garde plutôt que vos plaintes et votre extrême sensibilité ne soient blâmées par ces hommes sages. Votre père a vu exclure de l'édilité, et nommer ensuite, d'une voix unanime, au consulat, Appius Claudius, citoyen de la première noblesse, du vivant de Caïus Claudius, son père, un de nos Romains les plus puissants et les plus illustres ; il a vu Marcus Pison et Lucius Volcatius avec lequel il était fort lié, personnage d'un mérite rare, obtenir du peuple romain les premiers honneurs, après avoir reçu un léger échec dans la poursuite de l'édilité. Votre aïeul vous parlerait du refus qu'a essuyé, pour la même édilité, P. Nasica, le citoyen, selon moi, le plus ferme qui ait jamais existé dans cette république; il vous parlerait de C. Marius qui, après avoir été refusé deux fois édile, a été nommé sept fois consul; il vous citerait L. César, Cn. Octavius, M. Tullius, que nous savons avoir été tous trois nommés consuls après avoir manqué l'édilité. Mais pourquoi recueillir tous les refus essuyés pour cette magistrature, refus qui ont été souvent regardés moins comme un affront que comme un service rendu par le peuple à ceux qu'il n'avait pas nommés? L. Philippus, citoyen aussi noble qu'éloquent n'a pas été fait tribun militaire; C. Célius, jeune homme illustre et courageux, n'a pas été élu questeur; P. Rutilius, C. Timbria, C. Cassius, Cn. Orestes, n'ont pas été nommés tribuns du peuple : et nous savons qu'ils ont tous été consuls. Votre père et vos aïeux vous rapporteraient ces exemples, non pour vous consoler, ni pour vous justifier de quelque prétendue faute dont vous appréhendez qu'on ne vous croie coupable, mais pour vous exhorter à suivre la route que vous avez su vous ouvrir dès vos premières années. On n'a fait, croyez-moi, Latérensis, on n'a fait aucun tort à votre réputation : que dis-je ? si vous voulez bien juger ce qui est arrivé, il y a là un hommage rendu à la fermeté de votre caractère. [22] XXII. Ne vous imaginez pas, en effet, que cette demande du tribunat, dont vous vous êtes désisté pour ne point prêter de serment, n'ait point laissé de traces dans l'opinion. Jeune encore, vous fites voir alors ce que vous pensiez sur l'état de la république, plus courageusement, il est vrai, que plusieurs qui avaient passé par les magistratures, mais trop ouvertement pour votre âge et pour l'intérêt de votre élévation. Comme le peuple était partagé de sentiments, croyez-vous que cette fermeté n'ait blessé personne? On a pu vous faire échouer aujourd'hui, parce que vous n'étiez point sur vos gardes. Prévoyez les attaques et mettez-vous en défense, jamais on ne vous vaincra. Vous ètes-vous laissé éblouir par des preuves telles que les vôtres? Douterez-vous, Romains, avez-vous dit, qu'il n'y ait eu des cabales formées, lorsque Plancius a eu la plupart des mêmes tribus que Plotius? - Pouvaient-ils être nommés ensemble, s'ils n'avaient pas obtenu ensemble les suffrages des tribus? - Mais ils ont obtenu, dans quelques-unes, presque le même nombre de suffrages. - Oui, car ils se présentaient après avoir été déjà presque nommés et proclamés dans de précédents comices. Mais cela même n'a jamais donné lieu à un soupçon de cabale. Nos ancêtres n'auraient jamais réglé qu'on tirerait au sort les édiles, s'ils n'eussent vu qu'il pouvait arriver que les compétiteurs eussent un égal nombre de suffrages. Plotius, dites-vous, vous a cédé, dans les premiers comices, la tribu Aniensis, Plancius, la Térentina; et ensuite ils vous les ont reprises, de peur de n'avoir pas la majorité. Comment, je vous prie, ces hommes que vous dites avoir été unis dès lors, ces hommes, avant de connaître les sentiments du peuple, vous auraient abandonné libéralement des tribus pour favoriser votre demande; et ils se seraient montrés si avares après avoir éprouvé quel était leur avantage! Ils craignaient apparemment de n'avoir point assez de voix : comme si leur élection eût pu être disputée ou devenir douteuse. Mais enfin croyez-vous pouvoir intenter la même accusation à Plotius, cet homme d'un si rare mérite? ou direz-vous que vous avez accusé Plancius, parce qu'il a négligé de vous supplier? Quant à vos plaintes sur ce que vous aviez plus de témoins contre lui, dans la tribu Voltinia, que vous n'y aviez obtenu de suffrages, faut-il en conclure ou que vous produisez pour témoins des hommes qui ne vous ont pas nommé, parce qu'ils se sont laissé corrompre, ou que vous n'avez pas eu leurs suffrages, quoiqu'ils aient été incorruptibles? [23] XXIII. Pour ce qui est des pièces d'argent trouvées dans le cirque Flaminius, on en a fait grand bruit dans la nouveauté; on n'en dit plus rien aujourd'hui. Car vous ne prouvez, Latérensis, ni combien il y avait d'argent, ni quelle était la tribu, ni par qui on l'a fait distribuer. Celui qu'on accusait alors, conduit devant les consuls, se plaignait vivement de l'outrage que lui faisaient vos amis. S'il était réellement distributeur, s'il l'était pour un homme que vous accusez, pourquoi ne l'avez-vous pas accusé lui-même? sa condamnation aurait été un préjugé pour votre cause. - Mais ce n'est pas sur ces raisons que vous comptez; ce n'est pas là ce qui vous donne de la confiance : d'autres moyens, d'autres idées, ont fait naître en vous l'espoir de perdre Plancius. Vous avez de grandes ressources, un crédit étendu, beaucoup d'amis, beaucoup de personnes qui vous sont dévouées, beaucoup de partisans de votre mérite. Plancius est entouré d'envieux; son père, homme de bien, paraît à plusieurs trop jaloux des priviléges et de l'indépendance de l'ordre équestre. Bien d'autres encore sont également ennemis de tous les accusés : en déposant contre la brigue, ils s'imaginent, ou que les juges seront ébranlés par leurs dépositions, ou que le peuple leur en saura gré, ou que par là ils obtiendront eux-mêmes plus facilement la dignité qu'ils ambitionnent. Vous ne me verrez pas, Romains, les combattre avec mes armes ordinaires : non que je doive me refuser à rien de ce que demandent les intérêts de Plancius; mais il n'est pas nécessaire de perdre du temps à expliquer ce que vous voyez par vous-mêmes. Ensuite, parmi ceux qui se disposent à rendre témoignage contre celui que je défends, j'en vois qui se sont conduits à mon égard de telle sorte, que votre sagesse doit se charger d'infirmer leurs rapports et en dispenser ma modération. Il est une seule grâce, Romains, que je sollicite autant pour l'intérêt de tous que pour l'avantage de Plancius: je vous prie et vous conjure de ne pas abandonner le sort des citoyens innocents à de faux bruits qui se répandent, à des rumeurs incertaines. Des amis de l'accusateur, quelques-uns de nos ennemis, beaucoup de calomniateurs et beaucoup d'envieux, ont inventé contre nous bien des faussetés. Rien de si prompt que la médisance : rien ne part plus vite, rien de plus avidement accueilli, rien n'est plus facile à se répandre. Je ne vous demande pas, si vous trouvez d'où la médisance a pris son cours, de la négliger, de n'y donner aucune attention; mais s'il se répand un bruit sans qu'on en voie l'origine, si celui qui l'a entendu ne veut pas le garantir, ou s'il vous paraît avoir porté l'indifférence jusqu'à oublier celui de qui il le tient, ou s'il l'a reçu d'un auteur si peu digne de foi qu'il n'ait pas cru devoir retenir son nom; nous vous demandons que cette parole banale : Je l'ai ouï dire, ne nuise pas à un accusé innocent. [24] XXIV. Je viens maintenant à L. Cassius, mon ami particulier. Je ne vous ai pas demandé, Latérensis, d'explication sur le Juventius dont ce jeune orateur, plein d'esprit et de vertu, a parlé dans son discours comme du premier plébéien qu'on eût fait édile curule; c'est à vous que je m'adresse, Cassius. Si je vous assurais que le peuple romain l'ignore, et qu'il ne reste personne pour nous en instruire, aujourd'hui surtout que Longinus n'est plus, vous n'en seriez pas surpris, je pense, puisque moi-même, qui ne suis pas tout à fait ignorant dans l'étude de l'antiquité, je conviens que c'est vous qui me l'avez appris le premier. Votre discours était plein de ce goût et de cette finesse qui annoncent un chevalier romain instruit et honnête; les juges qui vous ont entendu ont donné de grands éloges à vos talents et à vos connaissances : tout ce que vous avez dit me regarde en grande partie; je crois devoir y répondre, et je déclare que vos traits piquants, même lancés contre moi, ne m'ont pas déplu. Vous m'avez demandé si je pensais avoir eu plus de facilité pour m'élever aux honneurs, moi dont le père était simple chevalier romain, que n'en aurait mon fils, sorti d'une famille consulaire. Pour moi, quoique je préfère l'avantage de mon fils au mien propre, je n'ai jamais désiré qu'il pût obtenir les honneurs plus facilement que moi. Au contraire, dans la crainte qu'il ne s'imagine que je lui en ai assuré la jouissance plutôt que montré le chemin, je lui donne, quoiqu'il ne soit pas encore d'âge à les entendre, les conseils qu'un roi, fils de Jupiter, donne à ses enfants : Il faut toujours être sur ses gardes. Mille embûches sont dressées à la vertu ... Vous savez le reste : Ne recherche pas ce que tant d'hommes envient. Le poète sublime et sage à qui nous devons ces maximes s'était proposé sans doute, non pas d'instruire de jeunes princes qui n'existaient plus alors, mais de nous exciter, nous et nos enfants, à nous faire un nom par nos travaux. [25] XXV. Vous me demandez ce que Plancius aurait pu obtenir de plus, s'il eût été fils d'un Scipion. Il n'aurait pas été plus édile; mais il aurait eu l'avantage d'avoir moins d'envieux. Les degrés qui mènent aux honneurs sont égaux pour tous les citoyens grands ou petits : quelle inégalité dans ceux qui mènent à la gloire! Qui de nous prétend égaler MM. C. Fabricius, C. Duellius, Attilius, Maximus, Marcellus et tous les Scipions? Cependant nous sommes parvenus aux mêmes honneurs que ces grands hommes. La carrière de la vertu est ouverte à tous; et l'on surpasse les autres par la splendeur du nom, suivant qu'on l'emporte par l'éclat du mérite. Le consulat est le terme des honneurs que confère le peuple : près de huit cents citoyens ont déjà obtenu cette magistrature. Si l'on examine la chose avec attention, à peine en trouvera-t-on la dixième partie qui aient acquis de la gloire. Mais personne n'a jamais dit comme vous : Pourquoi celui-là est-il fait consul? que pouvait-il obtenir de plus, s'il eût été ce Brutus, le fléau des tyrans, le libérateur de Rome? Il ne pouvait parvenir à un plus haut degré d'élévation; mais il pouvait acquérir plus de célébrité. C'est ainsi que Plancius n'a pas été moins nommé questeur, tribun du peuple, édile, que s'il fût sorti de la plus noble famille ; mais une infinité d'autres dont l'origine était la même ont obtenu ces honneurs. Vous citez les triomphes de T. Didius, de C. Marius, et vous demandez ce que Plancius peut offrir de pareil : comme si ceux dont vous parlez avaient été plus dignes d'éloges pour avoir triomphé, que pour avoir mérité qu'on leur confiât des magistratures où ils avaient à se signaler par des exploits dignes du triomphe. Vous demandez quel camp a vu Plancius, lui qui, dans la Crète, a servi sous Métellus ici présent, qui a été tribun des soldats dans la Macédoine, et qui, durant sa questure, n'a dérobé aux fonctions militaires que le temps qu'il a aimé mieux consacrer à la sûreté de mes jours. Vous demandez s'il est éloquent. Non; mais il a la qualité qui vient après; il ne croit pas l'être. S'il est jurisconsulte. Qui donc s'est plaint d'avoir reçu de lui une mauvaise consultation ? On ne désire ces sortes de talents que dans ceux qui, se donnant pour les posséder, sont incapables de satisfaire quand l'occasion se présente, et non dans ceux qui avouent ne s'être pas livrés à ces études. C'est la vertu, la probité et l'intégrité qu'on exige dans un candidat, et non la volubilité de la langue, et non tel talent ou telle science. Dans les achats d'esclaves, si, voulant avoir un forgeron ou un tisserand, on nous donne un homme qui n'est qu'honnête, nous sommes mécontents d'avoir un esclave absolument neuf dans la profession pour laquelle nous l'avons acheté; mais si nous en achetons un pour l'établir fermier de nos terres et intendant de nos troupeaux, nous demandons uniquement qu'il soit sage, actif et vigilant. De même, le peuple romain choisit dans les magistrats des espèces de fermiers de la république : s'il en est qui possèdent quelque talent particulier, il le voit sans peine; sinon il se contente de leur intégrité et de leur vertu. Y a-t-il donc un si grand nombre de jurisconsultes, d'orateurs, que vous comptiez même ceux qui prétendent l'être? Si, excepté eux, on ne juge personne digne de parvenir aux honneurs, que deviendront tant de vertueux citoyens? [26] XXVI. Vous défiez Plancius de reprocher des défauts à Latérensis. Il ne peut lui reprocher que trop d'emportement contre lui. Vous comblez d'éloges Latérensis. Je souffre sans peine que vous vous étendiez sur ce qui est étranger à cette cause, et que l'accusateur parle si longtemps de ce que le défenseur peut avouer sans péril. Non seulemeut j'avoue qu'il est dans Latérensis beaucoup de choses qui le distinguent, mais encore je vous reproche de n'en rien dire, et de vous rejeter sur des objets vains et frivoles. Il a, dites-vous, donné des jeux à Préneste, Eh quoi! les autres questeurs n'en ont-ils point donné? A Cyrène, il a été obligeant envers les fermiers publics, juste envers les alliés. Qui le nie? mais il se passe tant d'événements à Rome , qu'on y sait à peine ce qui se fait dans les provinces. Il me semble, Romains, que je puis parler de ma questure, sans craindre d'être taxé de vanité. Quoiqu'elle n'ait pas été sans éclat, je crois cependant avoir géré, depuis, les premières charges de manière à n'avoir pas besoin de recourir à ma questure pour me faire valoir : mais enfin, je n'appréhende pas qu'on puisse dire qu'il y ait jamais eu en Sicile un questeur plus agréable ou plus considéré. Je l'avouerai avec franchise, je m'imaginais qu'il n'était bruit à Rome que de ma questure. Dans une grande cherté de grains, j'en avais envoyé une immense provision. Les négociants m'avaient trouvé affable; les marchands, équitable; les citoyens des municipes, obligeant; les alliés, intègre; tout le monde, exact et fidèle à remplir mes devoirs. Les Siciliens avaient inventé pour moi des honneurs sans exemple. Aussi quittais-je la Sicile dans l'espérance et dans la persuasion que le peuple romain viendrait de lui-même m'offrir toutes choses. Au sortir de ma province, par hasard, et dans le seul dessein de voyager, je passai par Pouzzol dans la saison où l'usage y rassemble en foule la plus brillante société. Je fus confondu de m'entendre demander depuis quand j'étais parti de Rome, et s'il n'y avait rien de nouveau. Je réponds que je reviens de ma province. Ah ! oui, me dit-on, je le vois, vous revenez d'Afrique. Non vraiment, répliquai-je d'un air fâché et dédaigneux; c'est de Sicile. Alors quelque autre qui faisait l'homme instruit : Eh! ne savez-vous pas, dit-il, que Cicéron était questeur à Syracuse? Je pris le parti de ne me plus fâcher, et je me donnai pour un de ceux qui étaient venus prendre les eaux. [27] XXVII. Cette mortification m'a plus servi, peut-être, que toutes les félicitations et tous les compliments. M'étant aperçu que le peuple romain avait l'oreille dure, mais l'œil vif et perçant, je ne m'embarrassai plus de ce qu'on entendrait dire de moi; je fis désormais en sorte que mes concitoyens me vissent tous les jours; je ne quittai point le forum; je vécus sous leurs yeux, et je ne souffris jamais que ni mon portier, ni mon sommeil empêchassent personne de m'aborder. Que dirai-je de mes occupations, moi qui, dans mon repos même, ne suis jamais resté oisif? Ces discours, Cassius, que vous avez coutume de lire, dites-vous, quand vous n'avez rien à faire, je les ai composés pendant les jeux et dans les jours de fête, afin de ne point passer même les jours de repos dans l'oisiveté. J'ai toujours regardé comme aussi belle que solide , cette maxime que Marcus Caton a mise à la tête de ses "Origines" : QUE LES GRANDS HOMMES DEVAIENT POUVOIR RENDRE COMPTE DE LEUR REPOS COMME DE LEURS OCCUPATIONS. Si donc j'ai acquis quelque gloire (jusqu'où s'étend-elle? je l'ignore), c'est ici, c'est dans le forum que je l'ai acquise. A la tête de la république et des affaires, j'ai vu les événements confirmer mon plan de conduite; il m'a fallu défendre l'empire dans l'enceinte de cette ville, et sauver Rome dans Rome. Le même chemin, Cassius, est frayé à Latérensis : la vertu lui ouvre la même carrière de gloire, et peut-être lui sera-t-elle plus facile. Moi, j'y suis entré par mes propres efforts, sans le secours de la naissance; au lieu que son rare mérite sera soutenu de la recommandation de ses ancêtres. Mais, pour revenir à Plancius, il n'a été absent de Rome que pour obéir au sort, à la loi, au devoir. S'il n'a pas eu autant d'avantages que d'autres en ont eu peut-être, ses titres sont l'assiduité, l'attention à servir ses amis, la générosité; il s'est montré au peuple; il a sollicité; il a employé les voies par lesquelles une foule d'hommes nouveaux ont obtenu les mêmes honneurs, sans exciter l'envie. [28] XXVIII. Vous dites, Cassius, que je ne suis pas plus redevable à Plancius qu'à tous les gens de bien, auxquels ma conservation était également chère. Je dois infiniment à tous les gens de bien, je l'avoue; mais ces bons citoyens, auxquels je suis redevable, disaient dans les comices pour l'élection des édiles, qu'ils étaient redevables à Plancius à cause de moi. Mais, supposé que je sois débiteur d'un grand nombre de personnes, et de Plancius, entre autres, faut-il que, je prenne le parti d'une faillite générale, ou que disposé à payer chaque dette à l'échéance, je commence par celle qu'on me demande et qui me presse en ce moment? Toutefois il n'en est pas de la reconnaissance comme de l'acquittement d'une dette. Le débiteur qui paye n'a plus la somme, du moment qu'il l'a rendue; celui qui doit encore retient les deniers d'autrui. Mais celui qui s'acquitte de la reconnaissance, l'a toujours dans le coeur; et celui qui la conserve, s'acquitte; par cela même qu'il la conserve. Je ne cesserai pas de devoir à Plancius, après ce premier payement; et je ne payerais pas moins ses services par mon désir de les reconnaître, quand même il ne serait pas dans l'embarras où on l'a jeté. Vous me demandez, Cassius, ce que je pourrais faire de plus pour mon frère qui m'est si cher, pour mes enfants qui sont ce que j'ai de plus précieux au monde; et vous ne voyez pas que c'est précisément mon amour pour eux qui m'excite et qui m'aiguillonne à plaider si vivement la cause de Plancius. Non, ils ne désirent rien tant, les uns et les autres, que la conservation de celui qu'ils savent avoir conservé mes jours; et je ne les regarde jamais sans me rappeler que le plaisir de vivre avec eux et pour eux est un de ses bienfaits. Vous citez la condamnation de cet Opimius qui a sauvé Rome, et celle de Calidius, qui, par sa loi, a rappelé Q. Métellus : vous condamnez mes démarches pour Plancius, parce que l'un n'a pas été absous pour ses propres services , ni l'autre par considération pour Métellus. [29] XXIX. A l'égard de Calidius, je me contente de vous répondre ce que j'ai vu moi-même; que Metellus Pius, dans l'élection des préteurs, a supplié le peuple romain pour Calidius; que cet illustre personnage, quoique consul, quoique de la première noblesse, ne craignait pas de dire que Calidius était son protecteur, le protecteur de sa noble famille. Ici, je vous le demande, croyez-vous que Métellus Pius, s'il eût pu être à Rome, ou son père, s'il eût vécu, n'auraient pas fait, dans la cause de Calidius, ce que je fais dans celle de Plancius? Quant à la disgrâce d'Opimius, que ne peut-elle être effacée de la mémoire des hommes! La sentence qui l'a condamné n'est pas un jugement; c'est une plaie faite à la république, c'est le déshonneur de cet empire, c'est la honte du peuple romain. Et quel coup plus mortel les juges d'Opimius, ou plutôt ces Parricides de la patrie, pouvaient-ils porter à l'État que de chasser de Rome celui qui, prêteur, nous avait délivrés d'une guerre à nos portes, et consul, d'une guerre dans nos murs. Mais j'enfle beaucoup le service de Plancius, je l'exagère, dites-vous : comme si je devais régler ma reconnaissance d'après votre calcul, et non d'après mes sentiments. Quel grand service vous a-t-il donc rendu? est-ce de ne vous avoir point égorgé? Non ; mais de n'avoir pas souffert qu'on m'égorgeât. Ici, Cassius, vous avez même justifié mes ennemis; vous avez prétendu qu'ils n'avaient pas attenté à mes jours : Latérensis a avancé la même chose, et je lui répondrai tout à l'heure. Pour vous, dites-moi, croyez-vous que mes ennemis m'aient haï médiocrement? Quel barbare signala jamais, contre un ennemi déclaré, une haine aussi violente et aussi cruelle? Croyez-vous qu'ils aient redouté les discours des hommes, ou la rigueur des lois, ceux que vous avez vus, pendant une année entière, porter le fer dans la place publique, la flamme, dans les temples, la violence, dans toutes les parties de Rome? A moins, peut-être, que vous ne pensiez qu'ils ont épargné ma vie parce qu'ils ne pouvaient appréhender mon retour. Mais pouvez-vous croire qu'aucun d'eux ait été assez stupide pour s'imaginer que je ne reviendrais pas, si j'étais vivant, tant que vivraient les juges qui nous écoutent, Rome et le sénat? Non, Cassius, il n'est pas permis à un homme, à un citoyen tel que vous, d'avancer que je dois à la modération de mes ennemis des jours qui m'ont été conservés par le zèle de mes amis. [30] XXX. Je vais maintenant vous répondre, Latérensis, avec moins de force, peut-être, que je n'ai été attaqué par vous ; mais non pas certainement avec moins d'égards ni moins d'amitié. D'abord vous m'avez dit, avec un peu de dureté, que j'ai supposé, de la part de Plancius, pour la circonstance, un service imaginaire. Oui, sans doute; en homme sage, j'ai cherché les moyens de paraître obligé à Plancius par le plus grand des bienfaits, lorsque j'étais libre et dégagé de toute obligation. Quoi donc! nos habitudes, notre voisinage, mon amitié avec son père, n'étaient-ce pas là des raisons assez fortes pour le défendre? Et quand je n'aurais pas eu ces solides raisons, aurais-je craint de me déshonorer en défendant un homme de ce rang et de ce mérite? Il m'aurait fallu apparemment un grand effort d'imagination pour m'avouer le redevable de celui à qui j'allais rendre service. Mais les simples soldats eux-mêmes ne confessent qu'avec peine qu'ils ont été sauvés par un autre, et ne donnent qu'à regret la couronne civique : non qu'il soit honteux d'avoir été sauvé dans la mêlée, et arraché des mains de l'ennemi, ce qui n'arrive qu'aux braves, et à ceux qui combattent de près; mais ils craignent d'être chargés du fardeau de la reconnaissance; et c'en est un bien pesant, de devoir à un étranger autant qu'on doit à un père et moi, quand la plupart des hommes, pour ne point paraître avoir contracté une obligation, dissimulent des bienfaits réels, moindres que celui dont je parle, je me supposerais lié par un bienfait qu'il est impossible de payer! Vous-même, Latérensis, ignorez-vous le service que m'a rendu Plancius? vous m'étiez uni par l'amitié la plus étroite; vous aviez voulu partager tous mes périls; sensible à ma disgrâce et à mon sort désastreux, vous aviez versé des larmes sur mon départ; vous m'aviez offert votre courage, votre bras, votre fortune ; durant mou absence, vous aviez défendu et protégé, autant qu'il était en vous, ma femme et mes enfants: et cependant, vous me l'avez toujours dit, vous me pardonniez de m'employer de toutes mes forces pour faire obtenir l'édilité à Plancius, parce que vous-même vous lui saviez gré du service qu'il m'avait rendu. Non, je n'avance rien de nouveau, rien qui me soit dicté par la circonstance; j'en atteste le premier discours que je prononçai au sénat après mon retour. Je n'y remerciais nommément qu'un très petit nombre de citoyens; et comme je ne pouvais les remercier tous, et que j'aurais été coupable d'en omettre un seul, j'avais résolu de ne nommer que ceux qui s'étaient montrés les principaux auteurs et les chefs de mon rétablissement: parmi eux, je nommai Plancius. Qu'on lise ce discours que j'ai mis par écrit à cause de l'importance du sujet. J'avais donc la politique de me supposer redevable du plus grand des bienfaits à un homme auquel j'étais médiocrement obligé, de m'asservir à lui, et de consigner dans un monument éternel l'acte de ma servitude! Il y a d'autres endroits de mes écrits que je ne veux pas faire lire, dans la crainte de paraître, ou les produire pour la conjoncture, ou faire des citations littéraires qui ne conviendraient pas aux tribunaux. [31] XXXI. Vous vous écriez encore, Latérensis : "Jusques à quand tiendrez-vous ce langage? vous n'avez rien gagné pour Cispius : vos prières ont perdu tout leur crédit". Est-ce bien à vous à me faire des reproches au sujet de Cispius, que j'ai défenndu d'après vos conseils, instruit par vous de son zèle pour moi? "Jusques à quand!" pouvez-vous bien m'adresser ces mots, lorsque vous convenez que je n'ai rien obtenu? Ils auraient pu m'être dits en forme de reproche, par exemple : On a absous celui-ci en votre faveur; on a fait grâce à celui-là; vous ne finissez point; nous ne pouvons plus le souffrir. Dire, jusques à quand, à celui qui s'est intéressé pour un seul homme, et qui n'a pu obtenir sa grâce, c'est plutôt une dérision qu'un reproche: à moins, peut-étre, que ma conduite dans les tribunaux, la vie que j'ai menée dans Rome, la manière dont je défends les accusés, celle dont je me comporte et me suis toujours comporté dans la république, ne me fassent regarder par vous comme le seul homme qui ne doive rien obtenir des juges. Vous me reprochez aussi d'avoir versé une larme dans la cause de Cispius. Oui, vous l'avez dit : "J'ai vu votre larme". Sachez combien cette expression m'offense. Vous avez pu voir, je ne dis pas s'échapper une larme, mais des larmes couler en abondance, mais des pleurs accompagnés de sanglots. Cispius, en mon absence, attendri par le désespoir de ma famille, m'aura fait le sacrifice de nos inimitiés; au lieu d'attaquer mes intéréts, comme s'en étaient flattés mes ennemis, il m'aura vivement défendu; et dans sou péril j'aurais craint de manifester ma douleur! Vous, Latérensis, qui alors me saviez gré de mes larmes, vous voulez aujourd'hui qu'on m'en fasse un crime. [32] XXXII. Vous prétendez que le tribunat de Plancius n'a contribué en rien à ma gloire. Et ici, comme vous le pouvez sans blesser la vérité, vous rappelez les grands services que m'a rendus L. Racillius, cet homme si ferme et si courageux. Je lui ai les plus grandes obligations, ainsi qu'à Plancius; je ne l'ai jamais dissimulé; je le publierai toujours. Non, il n'est pas de querelles, d'inimitiés, de périls, qu'il n'ait bravés pour la république et pour moi. Et plût aux dieux que la violence de certains hommes et l'injure faite au peuple romain, ne m'eussent pas empêché de lui témoigner toute ma reconnaissance! Si Plancius n'a pas fait autant dans son tribunat, vous devez croire que ce n'est pas lui qui a manqué de bonne volonté; que c'est moi qui, lui ayant déjà de si grandes obligations, me suis contenté des services de Racillius. Pensez-vous que les juges feront moins en ma faveur, parce que vous m'accusez d'être reconnaissant? ou bien, lorsque le peuple romain, d'après un sénatus-consulte rendu dans le temple qu'a élevé Marius, sénatus-consulte qui recommandait ma vie à toutes les nations; lorsque le peuple romain a remercié le seul Plancius, lorsque de tous les magistrats qui ont défendu mes jours, il est le seul auquel le sénat ait cru devoir adresser des actions de gràces : me serais-je dispersé, moi, de lui témoigner ma gratitude? Eh ! lorsque vous me voyez si reconnaissant envers Plancius, pouvez-vous douter, Latérensis, de mes sentiments pour vous? est-il aucun péril, aucune fatigue, aucun démêlé, que je ne voulusse braver pour défendre votre vie, votre honneur, et même votre rang? En cela je suis d'autant plus, je ne dirai pas malheureux, ce mot répugne à la vertu, mais inquiet et embarrassé, non d'être redevable à beaucoup de personnes, la reconnaissance d'un bienfait est un léger fardeau ; mais de ce que les différends qui divisent quelques-uns de ceux auxquels j'ai des obligations me font craindre de ne pouvoir marquer à tous à la fois combien je suis reconnaissant. C'est à moi de peser à ma balance, non seulement ce que je dois à chacun, mais quel est son intérêt particulier, et ce que sa situation exige de mon zèle. [33] XXXIII. Il s'agit pour vous, Latérensis, d'avoir l'avantage sur un rival, ou même, si vous voulez, d'acquérir de la gloire, d'obtenir l'édilité : mais il s'agit, pour Plancius, de l'honneur, de la patrie, de toute son existence. Vous avez désiré mon rappel; sans lui, je n'aurais pu être rappelé. J'éprouve toutefois un déchirement cruel et douloureux; et quoique vous ne couriez pas les mêmes risques, je suis affligé de vous combattre. Mais, certes, je vous donnerais plutôt ma vie que de sacrifier le salut de Plancius à vos prétentions. En effet, Romains, si je suis jaloux de réunir en moi toutes les vertus, il n'y a rien que je préfère au mérite d'être reconnaissant et de le paraître. La reconnaissance est non seulement la plus belle, mais encore la mère de toutes les autres vertus. Qu'est-ce que la tendresse filiale, sinon une affection reconnaissante pour les auteurs de ses jours? Quels sont les bons citoyens, utiles à la patrie dans Rome et hors de Rome, sinon ceux qui reconnaissent les bienfaits de la patrie? Quels sont les hommes pieux et religieux, sinon ceux qui témoignent leur gratitude aux dieux immortels par de justes hommages et par les élans d'une âme touchée de leurs faveurs ? Peut-on trouver des charmes dans la vie, sans l'amitié? et l'amitié peut-elle subsister parmi des ingrats? Quel est celui d'entre nous, ayant reçu une éducation honnête, en qui la présence ou le nom de ses maîtres et de ses instituteurs, en qui le lieu même insensible et muet où son enfance a été instruite et nourrie, ne réveille de douces pensées et de délicieux souvenirs? Quel homme peut avoir ou a jamais eu une assez grande puissance pour se soutenir sans les services de beaucoup d'amis? or, qui rendrait des services, s'il ne comptait sur la reconnaissance? Il n'est rien, selon moi, de si naturel que d'être sensible à un bienfait, et même aux simples témoignages d'affection; il n'est rien non plus de si contraire à l'homme, de si voisin de la brute, que de s'exposer à paraître, je ne dirai pas indigne d'un bienfait, mais vaincu en bienfaisance. Ainsi, Latérensis, je m'abandonne à votre reproche; je conviens avec vous, puisque vous le voulez, que je suis trop reconnaissant, que j'outre une vertu où l'excès est impossible; et je vous prierai, Romains, de vous attacher par des bienfaits celui en qui l'on ne blâme qu'un excès de reconnaissance. Quoique Latérensis vous ait dit que n'étant ni criminels, ni plaideurs, vous ne deviez pas, uniquement à cause de moi, vous montrer favorables à Plancius, ce n'est pas un motif suffisant pour dédaigner ma recommandation. J'ai toujours été jaloux que mes faibles talents fussent de quelque utilité à mes amis, mais sans jamais désirer qu'ils en eussent besoin. On a trouvé dans mon amitié, et c'est la seule chose que je dirai à mon avantage, moins de secours encore que d'agrément; et je serais fort mécontent de moi-même, si je n'admettais au nombre de mes amis que des plaideurs ou des criminels. [34] XXXIV. Mais je ne sais pourquoi vous avez répété si souvent avec tant de complaisance, que vous n'aviez pas voulu remettre la cause jusqu'aux jeux, de peur que, suivant ma coutume, je ne parlasse des chars sacrés pour attendrir les juges, comme j'avais déjà fait pour d'autres édiles. Ici vous n'avez point manqué votre but; vous m'avez enlevé tout l'ornement, tout l'intérêt de mon discours : on rira de moi, si je dis un mot des chars sacrés, quand tout le inonde est averti; et sans les chars, que pourrai-je dire? Vous avez même ajouté que mon intention, en portant une loi qui punit la brigue par l'exil, avait été de me menager des péroraisons plus pathétiques. Ne vous semble-t-il pas, Romains, m'entendre discuter avec un vain déclamateur, et non pas avec un orateur formé dans les tribunaux et dans le forum? Je n'ai pas été comme vous à Rhodes, dit Latérensis, voulant sans doute me reprocher d'y avoir été; mais j'ai demeuré (je croyais qu'il allait dire à Vacca) , j'ai demeuré deux fois à Nicée en Bithynie. Si c'est le pays même qui est un sujet de blâme, je ne sais pourquoi vous regarderiez Nicée comme plus respectable que Rhodes. Faut-il examiner la cause du voyage; vous avez paru avec honneur en Bithynie, et moi, à Rhodes, en ai-je montré moins? Quant au reproche d'avoir défendu trop de clients, vous qui le pouvez, et les autres qui s'y refusent, que ne vous prêtez-vous à me décharger de ce travail ? Mais de cette exactitude scrupuleuse qui vous fait rejeter autant de causes que vous en examinez, il arrive qu'elles refluent vers nous, qui ne pouvons rien refuser au malheureux et à l'opprimé. Vous m'avez encore fait remarquer que, comme vous aviez été en Crète, j'aurais pu dire, au sujet de votre demande de l'édilité, un bon mot que j'ai perdu. Lequel de nous deux court le plus après un bon mot? Est-ce moi, qui ai laissé échapper l'occasion d'en dire, ou vous, qui en avez dit contre vous-même? Vous ajoutez que vous n'aviez envoyé à personne aucune lettre sur vos exploits, parce que celle que j'avais écrite à quelqu'un pour annoncer les miens m'avait été nuisible. Je ne conçois pas que cette lettre ait pu me nuire, je vois qu'elle a pu être utile à la république. [35] XXXV. Mais ce sont là des observations légères; en voici de plus graves. Après avoir souvent gémi sui mon départ, vous m'en avez presque fait un crime aujourd'hui. Vous avez dit que ce n'était pas le secours, mais le courage, qui m'avait manqué. J'avoue que si je n'ai pas profité du secours qu'on m'offrait, c'est précisément parce qu'on me l'offrait. En effet, qui ne sait quelle était la situation de la république, et de quels dangers, de quels orages elle était menacée ? Est-ce l'emportement d'un tribun, ou l'extravagance des consuls, qui m'a fait partir? M'était-il bien difficile de combattre à main armée les restes misérables de cette troupe que j'avais vaincue, sans prendre les armes, lorsqu'elle était dans toute sa force et sa vigueur? Les plus odieux et les plus méprisables consuls qui eussent jamais existé, comme on l'a vu dès le commencement, et comme on vient de le voir tout à l'heure, ces consuls, dont l'un a perdu son armée et l'autre a vendu la sienne, après avoir acheté des provinces, s'étaient séparés du sénat, de la république, de tous les gens de bien. Un forcené faisait retentir partout sa voix de furie, cette voix qu'il avait efféminée pour consommer des adultères et profaner nos autels; il criait sans cesse qu'il avait pour lui, outre les consuls, des citoyens redoutables par le commandement des troupes, par le crédit et par les armes, profitant de l'ignorance où on était de leurs secrètes pensées. On armait les indigents contre les riches, les méchants contre les bons, les esclaves contre leurs maîtres. J'étais soutenu par le sénat, qui même avait pris l'habit de deuil par une délibération publique jusqu'alors sans exemple. Mais rappelez-vous, Latérensis, quels étaient, sous le nom de consuls, ces ennemis cruels, qui seuls dans cette ville ont empèché le sénat d'obéir au sénat; qui, par leur ordonnance, ont ôté aux sénateurs les marques de l'affliction, en leur laissant l'affliction même. J'étais soutenu par les chevaliers romains, qu'un des consuls, autrefois bouffon de Catilina, épouvantait dans les assemblées en les menacant d'une proscription. Toute l'Italie même, à qui on faisait craindre les désastres d'une guerre intestine, était accourue. [36] XXXVI. J'aurais pu, je l'avoue, Latérensis, profiter des secours que m'offraient avec ardeur des esprits animés; mais ce n'était ni par les formes ni par les lois, ni par des discussions juridiques, qu'il fallait vider la querelle; car, sans doute, surtout dans une si bonne cause, ce secours que les autres trouvèrent toujours en moi, ne m'aurait pas dû manquer à moi-mème. Il fallait combattre avec les armes, oui, avec les armes; et si le sénat et les gens de bien eussent été massacrés par des esclaves armés et par les chefs de ces esclaves, quelle calamité pour la république! Il eût été beau, j'en conviens, que les gens de bien triomphassent des méchants, si j'eusse vu qu'une première victoire eût tout terminé. Mais je ne le voyais pas. Avais-je des consuls, ou aussi fermes qu'Opimius, que Marius, que Flaccus, qui, pour vaincre de mauvais citoyens, se sont armés et ont servi de chefs à la république, on du moins aussi justes que P. Mucius, qui, après la mort de Tibérius Gracchus, a soutenu que Nasica, tout particulier qu'il était, avait eu le droit de s'armer? Il aurait donc fallu combattre contre les consuls ; et je me contente de dire que nous aurions eu des adversaires redoutables après notre victoire, et point de vengeurs après notre mort. Si donc je n'ai point usé de ces secours par crainte du combat, j'avoue, comme vous le voulez, que ce n'est pas le secours qui m'a manqué, mais moi qui ai manqué au secours; mais si j'ai cru devoir épargner d'autant plus le zèle des gens de bien que je les voyais plus empressés à me défendre, blâmerez-vous en moi ce qu'on a loué dans Q. Métellus, ce qui l'a comblé et le comblera d'une gloire éternelle? Tous ceux qui étaient présents à son départ vous diront qu'il s'est exilé contre le voeu des gens de bien, et il n'y a nul doute qu'il n'eût obtenu l'avantage par la force des armes. Ainsi, quoique Metellus défendit son propre ouvrage et non celui du sénat, quoiqu'il eût agi pour soutenir son opinion plutôt que pour sauver la république, cependant il s'acquit plus de gloire que n'en avaient procuré à tous les Metellus les plus brillants et les plus illustres triomphes, par cette constance qui le porta à se sacrifier volontairement, qui l'empêcha d'exposer même les plus mauvais citoyens, et lui fit prendre des mesures pour qu'aucun des bons ne pérît dans le même massacre. Et moi, en butte à des dangers qui devaient causer la perte de la république, si j'étais vaincu, et des combats sans fil si j'avais l'avantage, pouvais-je consentir à m'entendre nommer le destructeur de cette même patrie dont j'avais été le sauveur? [37] XXXVII. Vous dites que j'ai craint la mort. Pour moi, je ne voudrais pas même, de l'immortalité au préjudice de la république, bien loin de chercher une mort qui lui serait fatale. Non, (qu'on l'appelle, si l'on veut folie), je n'ai jamais cru que ceux qui ont sacrifié leur vie pour la république ont reçu la mort plutôt qu'obtenu l'immortalité. Quant à ce qui me regarde, si j'eusse alors succombé sous le fer des méchants, la république aurait perdu pour toujours la ressource qu'elle peut trouver dans les bons citoyens. Je dis plus; si j'eusse été enlevé par la violence d'une maladie, ou par quelque accident inopiné, la postérité eût été privée d'un grand avantage: par ma mort, l'exemple eût péri de ce que le sénat et le peuple romain devaient faire pour me conserver. Si j'avais tant aimé la vie, aurais-je, à la fin de mon consulat, attiré sur ma tête le poignard de tous les parricides? Que j'eusse attendu seulement vingt jours, ils le tournaient contre la poitrine d'autres consuls. Si donc il est peu convenable d'aimer la vie au préjudice de la patrie, n'eût-il pas été beaucoup plus honteux pour moi de chercher un trépas qui aurait causé la ruine de mes concitoyens? [38] XXXVIII. Vous vous êtes vanté d'être libre dans la république; je conviens que vous l'êtes, je m'en réjouis et même je vous en félicite. Mais vous avez prétendu que je ne l'étais pas; et je ne souffrirai point plus longtemps que vous ou d'autres soyez dans l'erreur. On croit peut-être que j'ai perdu quelque chose de ma liberté, parce que je ne suis plus opposé à ceux dont j'avais combattu jusqu'ici les sentiments. D'abord, si je me montre reconnaissant envers des hommes dont j'ai reçu des services, c'est que je m'expose toujours, vous le voyez , à m'entendre reprocher un excès de reconnaissance; si pourtant, sans qu'il en résulte aucun dommage pour la république, je donne quelque attention à ma sûreté, et à celle des miens, loin de me blâmer, les citoyens honnêtes, pour peu que je fermasse les yeux sur le danger, ne m'en détourneraient-ils pas? Et la patrie, oui, la patrie elle-même, si elle pouvait parler, me dirait qu'après m'être toujours occupé d'elle, et jamais de moi; qu'après avoir recueilli de son service, non les fruits abondants et délicieux que j'avais droit d'en attendre, mais des fruits mêlés d'amertume, il est temps enfin que je vive pour moi-même et pour les miens; que non seulement j'ai assez fait pour elle , mais qu'elle craint d'avoir trop peu payé mon zèle à la servir. Si je ne pense à rien de semblable, si je suis dans la république le même que je fus toujours, direz-vous encore que j'ai perdu ma liberté? Vous croyez que la liberté consiste à s'opposer toujours à ceux dont nous avons été quelquefois les adversaires. II s'en faut bien qu'il en soit ainsi ! Nous devons nous regarder dans la république comme dans une sphère en mouvement, et selon qu'elle tourne, choisir le point où son salut et son bonheur nous appellent. [39] XXXIX. Ne dois-je pas soutenir dans Pompée le principal auteur de mon rétablissement, le chef du parti qui m'a rappelé ? Ces bons offices personnels exigent peut-être de la reconnaissance ; mais pour ne parler que de ce qui intéresse le salut commun, ne dois-je point soutenir celui qui, de l'aveu de tout le monde, est le premier homme de la république? Dois-je me refuser à louer César, dont je vois que le peuple, et même à présent le sénat auquel je fus toujours dévoué, ont célébré les louanges par une multitude de témoignages honorables? Alors, sans doute, j'avouerais que ce n'est pas l'intérêt de la république qui m'a animé, mais que j'ai été ami ou ennemi des personnes. Si mon vaisseau, poussé par un vent favorable, ne vogue point vers le port dont j'ai connu autrefois la sûreté, mais vers un autre aussi sûr et aussi tranquille, irai-je, au péril de ma vie, lutter contre les vents, plutôt que de leur céder et de leur obéir, surtout quand c'est là l'unique moyen d'échapper au naufrage? Je ne crois pas qu'il y ait de l'inconstance à régler, pour ainsi dire, sa con- duite comme la marche d'un vaisseau, sur les vents qui dominent dans la république. Pour moi, j'ai appris, j'ai vu, j'ai lu, et les histoires nous enseignent, par une foule d'exemples des plus grands hommes, des hommes les plus sages, dans notre patrie et chez les autres peuples, qu'il ne faut point rester aveuglément attaché aux mêmes opinions, mais soutenir celles que demandent l'état de la république, la vicissitude des temps et le bien de la paix. C'est ce que je fais, Latérensis , c'est ce que je ne cesserai de faire; et cette liberté que vous ne retrouvez plus en moi, que cependant j'ai toujours conservée, que je conserverai toujours, ce n'est pas d'une fermeté opiniâtre, mais d'une sage circonspection, que je la ferai dépendre. [40] XL. Je viens à votre dernier reproche. Élever si haut, dites-vous, le service que m'a rendu Plancius, c'est faire une citadelle d'un cloaque, et d'une pierre de sépulcre, un dieu. Je n'avais à craindre, ajoutez-vous, ni embûche ni meurtre. Ici j'entrerai dans quelques détails, et je saisirai d'autant plus volontiers cette occasion, que de tous les événements de ma vie, il n'en est aucun qui soit aussi peu répandu, dont j'ai moins parlé moi-même, ou qui soit moins connu des autres. Lorsque m'éloignant, Latérensis, du foyer de cet incendie où les lois et la justice, le sénat et les gens de bien étaient enveloppés, je voyais les flammes qui dévoraient ma maison menacer, si je résistais, Rome et toute l'Italie d'un embrasement général; je pris le parti de gagner la Sicile, qui m'était attachée comme ma propre famille, et qui, de plus, était gouvernée par C. Virgilius, mon ancien ami, le collègue de mon frère, et fidèle comme moi aux intérêts de la patrie. Jugez de l'horrible confusion de ces temps malheureux ! Déjà l'île tout entière allait se porter à ma rencontre : le préteur, souvent attaqué dans les harangues du même tribun, parce qu'il défendait la même cause que moi, ne voulut point, pour n'en pas dire davantage, me laisser aborder en Sicile. Accuserai-je Virgilius, un tel homme, un tel citoyen, d'avoir oublié les malheurs que nous avions partagés; d'avoir manqué pour moi d'amitié, d'humanité, de tendresse, de fidélité? Non, Romains, non; mais il craignait de ne pouvoir résister seul, avec ses propres forces, à une tempête que je n'avais pu soutenir avec votre secours. Alors je changeai tout à coup de dessein, et de Vibone je pris par terre le chemin de Brindes; les vents ne permettant pas de voyager par mer. [41] XLI. Comme toutes les villes municipales de Vibone à Brindes avaient recherché mon appui, elles assurèrent ma route, malgré toutes les menaces de mes ennemis et les craintes qu'elles éprouvaient pour elles-mêmes. J'arrivai à Brindes, ou plutôt j'approchai des murs. Je ne voulus pas entrer dans cette ville, qui m'était singulièrement dévouée, et qui se serait laissé détruire avant qu'on m'en arrachât. Je me retirai dans les jardins de Lénius Flaccus, à qui on faisait tout craindre, la confiscation des biens, l'exil, la mort même, et qui, cependant, aima mieux s'exposer à tout souffrir, que d'abandonner le soin de ma vie. Lui, son père, ce vieillard généreux et sage, son frère, les fils de l'un et de l'autre, m'embarquèrent dans un vaisseau sûr et fidèle; et, après que j'eus entendu leurs prières et leurs voeux pour mon retour, je fis voile vers Dyrrhachium, ville qui m'était attachée. J'y arrivai, et je vis par moi-même que la Grèce était, comme on me l'avait dit, remplie de scélérats et de pervers à qui j'avais arraché, durant mon consulat, leurs flambeaux destructeurs et leurs poignards sacriléges. Je n'étais éloigné d'eux que de quelques jours de marche. Avant qu'ils pussent être informés de mon arrivée, je pris le chemin de la Macédoine pour me rendre auprès de Plancius. Dès qu'il fut informé que j'avais passé la mer ... Écoutez, Latérensis, écoutez avec attention ; vous saurez ce que je dois à Plancius, et vous avouerez enfin que c'est par tendresse et par reconnaissance que je le défends aujourd'hui, et que si tout ce qu'il a fait pour ma conservation ne lui sert pas, il ne doit pas du moins lui nuire : dès qu'il sut que j'étais descendu à Dyrrhachium, aussitôt, renvoyant ses licteurs, quittant les marques de sa dignité, il partit, en habit de deuil, pour venir au-devant de moi. O souvenir amer de ce temps et de ce lieu où Plancius me rencontra, où, m'embrassant et me baignant de ses larmes, il ne put, dans l'excès de sa douleur, proférer une seule parole ! O situation dont le récit est aussi pénible que le spectacle en était funeste ! Quels furent, hélas! les jours qui suivirent, et les nuits inquiètes, où, ne me quittant pas un moment, il me conduisit à Thessalonique, dans le palais de la questure ! Je ne dirai rien du préteur de Macédoine, sinon qu'étant toujours bon citoyen, toujours mon ami, il eut néanmoins les mêmes craintes que les autres. Plancius est le seul, je ne dis pas qui eut de moindres alarmes, mais qui fût disposé, si ce qu'on appréhendait avait lieu, à tout souffrir et endurer avec moi. L. Tubéron, mon ami intime, que mon frère avait eu pour lieutenant, m'étant venu trouver à son retour d'Asie, et m'ayant averti avec amitié des desseins qu'il savait être formés contre mes jours par des exilés conjurés, je me disposais à passer en Asie, à cause des liaisons étroites de cette province avec moi et mon frère. Plancius n'y voulut pas consentir; oui, Plancius me retint de force entre ses bras; il ne me quitta pas pendant plusieurs mois; et déposant le rôle de questeur, il se fit le gardien de ma personne. [42] XLII. O tristes et déplorables veilles! ô nuits amères! ô soins infortunés que vous avez pris de ma vie ! vivant, je ne puis vous servir, ô Plancius, moi dont la mort ne vous eût peut-être pas été inutile! Je me souviens encore, et je me souviendrai toujours de cette nuit, où, tandis que vous faisiez la garde auprès de moi, assis à mes côtés, plongé dans la douleur, je vous promettais, séduit, hélas! par une fausse espérance, je vous promettais vainement que, si j'étais rappelé dans ma patrie, je vous témoignerais en personne ma reconnaissance; mais que si le sort me frappait, ou qu'une force supérieure empêchât mon retour, ces citoyens (pouvais-je alors en avoir d'autres en vue?) vous rendraient pour moi la récompense de tant de peines et de travaux. Vous me regardez, Plancius; pourquoi vos yeux me demandent-ils l'exécution de mes promesses? Pourquoi implorez-vous ma foi? Je ne les fondais pas, ces promesses, sur mon faible pouvoir, mais sur la bienveillance de ceux qui nous écoutent. Je les voyais pleurer sur moi, prendre des habits de deuil; je les voyais disposés à combattre pour ma conservation, même au péril de leur vie. On nous informait l'un et l'autre tous les jours de leur tristesse, de leurs regrets, de leurs plaintes : je crains aujourd'hui de ne pouvoir vous rendre que ces larmes, ces larmes abondantes que vous aviez accordées à mon malheur. Eh! que puis-je autre chose que pleurer, gémir, attacher votre sort au mien? Ceux qui m'ont rappelé dans Rome, ceux-là seuls peuvent vous y retenir. Relevez-vous cependant, je vous y exhorte. Je vous retiendrai dans mes bras. Vous trouverez en moi un défenseur, un compagnon, un ami, dans les diverses fortunes de votre vie : et j'espère qu'il ne se trouvera pas un citoyen assez cruel, assez inhumain , assez indifférent, je ne dis pas aux services que les gens de bien ont reçus de moi, mais à ceux qu'ils m'ont rendus, pour me séparer de vous, pour m'arracher à mon libérateur. Non, juges, l'homme pour qui je vous sollicite, n'a pas été comblé de mes bienfaits : mais il m'a sauvé la vie. Je n'emploie ni le crédit, ni l'autorité, ni la faveur : les prières , les pleurs, la pitié, voilà nos armes. Son père, le meilleur et le plus infortuné des pères, vous implore avec moi; nous sommes deux pères qui vous supplions pour un fils. Au nom de vos personnes, Romains, de vos fortunes, de vos enfants, ne donnez pas à mes ennemis, surtout à ceux que je me suis faits pour vous sauver, la joie et l'orgueil de croire qu'oubliant mes services, sans pitié pour celui qui veilla sur mes jours, vous vous êtes déclarés contre nous. Ne portez pas à mon âme une atteinte mortelle, ne me donnez pas lieu de craindre que vous soyez changés à mon égard. Souffrez que je m'acquitte, par vos mains, des promesses que je lui ai si souvent renouvelées. Et vous, C. Flavius, qui pendant mon consulat, associé à tous mes conseils, avez partagé mes périls et secondé mes travaux; qui vous êtes toujours intéressé, non seulement à ma disgrâce, mais encore à ma gloire, à ma prospérité ; conservez pour moi, je vous en supplie; par l'équité de ces juges, celui qui m'a conservé et pour vous et pour eux. Je voudrais en dire plus : mais vos larmes, les miennes, celles de nos juges m'en ôtent la force. Au milieu de mes craintes, ces larmes me donnent tout à coup l'espoir que vous sauverez Plancius comme vous m'avez sauvé moi-même; car elles me font souvenir de celles que vous avez si souvent versées pour moi.