[1,0] PREMIÈRE PHILIPPIQUE. [1,1] I. Avant de vous dire, pères conscrits, ce qui me semble devoir être dit en cette circonstance, sur la république, je vous exposerai en peu de mots les motifs de mon départ et de mon retour. Quand j'espérais voir la direction des affaires publiques rendue enfin à votre sagesse et à votre autorité, j'étais bien décidé à rester ici comme au poste qui convient à un consulaire, à un sénateur. Je ne m'éloignai pas alors, et je ne quittai pas des yeux la patrie jusqu'au jour où nous fûmes convoqués dans le temple de Tellus, dans ce temple où je jetai, autant qu'il fut en moi, les bases de la paix, où je renouvelai l'exemple donné autrefois par Athènes, prenant jusqu'au mot grec dont elle se servit lorsqu'elle apaisa ses discordes; où j'exprimai enfin cette opinion que le souvenir de nos dissensions devait être enseveli dans un éternel oubli. Alors le discours d'Antoine fut admirable, et ses intentions étaient excellentes. Ce fut par lui et ses enfants que la paix fut scellée avec les citoyens les plus considérables. Le reste répondait à ce début. Il appelait les premiers de l'État aux délibérations qui avaient lieu dans sa maison sur la chose publique : il soumettait à cet ordre les plus sages propositions; il répondait avec la plus grande affabilité aux questions qui lui étaient faites; on ne trouvait rien alors dans les registres de César. A-t-on rappelé quelques exilés? Un seul, disait-il; excepté celui-là, personne. A-t-on accordé quelque grâce? Aucune, répondait-il. Il nous pressa d'appuyer la proposition de l'illustre Servius Sulpicius pour qu'on ne publiât aucun décret, qu'on n'accordât aucune faveur au nom de César, à partir des ides de mars. Je passe sous silence beaucoup d'autres actions, mon discours me presse d'arriver à la plus éclatante. Il fit disparaître de la république la dictature qui avait déjà usurpé le pouvoir royal. Nous n'eûmes pas même besoin d'exprimer notre sentiment. Il nous apporta tout rédigé le sénatus-consulte qu'il voulait proposer : après l'avoir lu, nous suivîmes d'entraînement son exemple, et, par un sénatus-consulte, nous lui rendîmes grâce dans les termes les plus magnifiques. [1,2] II. Un nouveau jour semblait nous luire non seulement la royauté, que nous avions soufferte, n'existait plus, mais la crainte même de cette royauté. Antoine voulait que Rome fût libre; il venait d'en donner la preuve la plus éclatante à la république, en effaçant à jamais, à cause du souvenir de la dictature perpétuelle, ce nom de dictateur si souvent légitime. Peu de jours après, le sénat fut préservé d'un massacre, et le fugitif, qui s'était emparé du nom de Marius, traîné au croc des gémonies. Antoine fit toutes ces choses de concert avec son collègue; mais il en est d'autres qui sont propres à Dolabella, et qui, je n'en doute pas, pouvaient être l'ouvrage de tous deux, si Antoine n'eût été absent. Un mal effrayant pénétrait dans la ville, se répandant chaque jour davantage: ceux qui avaient fait que les funérailles de César ne fussent pas des funérailles, élevaient dans le forum un tombeau à César; et chaque jour ces hommes perdus, eux et leurs esclaves, semblables à eux , menaçaient nos maisons et nos temples. Tel fut le châtiment infligé par Dolabella à ces esclaves audacieux et criminels, à ces citoyens impurs et pervers; telle fut son énergie, lorsqu'il renversa cette exécrable colonne, que j'admire encore comment les temps qui ont suivi ont été si différents de cette journée. En effet, aux calendes de juin, jour ou Antoine nous avait convoqués par un édit, tout était changé: rien ne se faisait plus par le sénat; ruais beaucoup de choses, et de choses importantes, par le peuple, en l'absence du peuple, et malgré lui. Les consuls désignés disaient qu'ils n'osaient venir au sénat; les libérateurs de la patrie étaient loin de cette patrie qu'ils avaient affranchie du joug de l'esclavage, eux que les consuls louaient dans toutes les assemblées et dans tous leurs discours. Quant à ceux qu'on appelle les vétérans, cette classe de citoyens si soigneusement ménagée par cet ordre, loin de les exhorter à conserver ce qu'ils avaient, on les excitait par l'espoir de nouvelles dépouilles. Comme j'aimais mieux apprendre toutes ces choses que de les voir, ayant d'ailleurs une légation libre, je partis, mais avec l'intention de revenir aux calendes de janvier, époque où le sénat me paraissait devoir se réunir. [1,3] III. Je vous ai exposé, pères conscrits, les motifs de mon départ; je vais vous dire en peu de mots les causes de mon retour, qui vous surprendra davantage. Après avoir, non sans cause, évité Brindes, et la route qu'on suit le plus ordinairement pour aller en Grèce, j'arrivai, aux calendes d'août, à Syracuse, d'où le passage en Grèce est vanté comme plus facile. Bien que Syracuse me soit fort attachée, elle ne put me retenir plus d'une nuit, malgré tout son désir. Je craignais que mon arrivée subite, et mon séjour chez des amis, n'éveillât les soupçons. Les vents me portèrent ensuite de Sicile à Leucopétra, promontoire du pays de Rhégium : c'est de là que je m'embarquai pour faire le trajet. Je n'étais pas encore très éloigné, lorsque le vent du midi me rejeta au lieu même d'où j'étais parti. Comme la nuit était fort avancée, je m'arrêtai dans la maison de campagne de P. Valérius, mon compagnon et mon ami, et j'y restai tout le lendemain, en attendant le vent favorable. Plusieurs habitants de Rhégium vinrent me voir : quelquesuns arrivaient de Rome, et me firent connaître le discours de Marc Antoine. Ce discours me plut tellement, qu'à peine l'avais-je lu, je songeai à revenir. Peu après, on me remit un édit de Brutus et de Cassius, qui me parut plein d'équité, peut-être parce que la république m'est encore plus chère que leur personne. On ajoutait encore (ceux qui veulent vous causer quelque joie embellissent toujours leurs nouvelles pour les rendre plus agréables) que les choses allaient s'arranger; que le sénat s'assemblerait aux calendes d'août, et qu'Antoine, repoussant de perfides conseillers, allait abandonner les provinces de Gaule, et reconnaître l'autorité du sénat. [1,4] IV. Je me sentis alors un si vif désir de revoir la patrie, que rien ne satisfaisait mon impatience, ni les vents ni les rames. Je n'espérais pas arriver à temps, mais j'avais peur de féliciter la république trop tard au gré de mes voeux. Je débarquai bientôt à Vélie. J'y trouvai Brutus. Quelle fut ma douleur, je ne saurais le dire. II me semblait honteux de retourner dans une ville d'où s'exilait Brutus, et de vouloir être en sûreté là où il ne l'était pas lui-même. Et cependant il n'était pas aussi agité que moi. Fort de sa conscience et du sentiment de sa grande et magnanime action, il ne se plaignait pas de son malheur, et ne déplorait que le nôtre. C'est par lui que j'appris quel avait été le discours de Lucius Pison au sénat, le jour des calendes d'août. Ce généreux citoyen ne fut pas secondé, comme il aurait dû l'être (c'est de Brutus lui-même que je le tiens); mais il me parut s'être couvert de gloire, d'après le témoignage de Brutus (en est-il de plus imposant?) et les éloges de ceux que je vis ensuite. Je me hâtai donc d'aller rejoindre celui que les sénateurs présents avaient abandonné; non pour lui être utile, je n'espérais ni ne pouvais le servir; mais s'il m'arrivait quelque malheur, beaucoup de choses en effet paraissant nous menacer, outre la nature et le destin, je voulais laisser à la république mes paroles de ce jour comme un témoignage de mon éternel dévouement. Je suis persuadé, pères conscrits, que vous approuvez le motif de mes deux résolutions. Mais avant de parler de la république, je me plaindrai en peu de mots (le l'injure que M. Antoine m'a faite hier. Je suis son ami ; et c'est un devoir pour moi dé l'être, après le service qu'il m'a rendu; je l'ai toujours déclaré. [1,5] V. Pourquoi donc me forcer si rudement hier à venir au sénat? étais-je seul absent? n'aviez-vous jamais été moins nombreux? l'affaire était-elle si.grave que les malades eux-mêmes dussent s'y faire porter? Annibal était à nos portes, apparemment; ou bien on délibérait sur la paix avec Pyrrhus : car, si nous en croyons l'histoire, c'est pour cela qu'Appius, vieux et aveugle, se fit porter au sénat. Il s'agissait d'actions de grâces : en pareil cas, les sénateurs n'ont pas coutume de manquer. Ce n'est pas à cause des gages, mais par intérêt pour ceux qu'on veut honorer. Il en est de même quand on délibère sur un triomphe. Les consuls y mettent si peu de soin, que les sénateurs sont, pour ainsi dire, libres de ne pas venir. Comme cet usage m'était connu, que j'étais fatigué du voyage, et que je me sentais mal disposé, j'ai cru qu'en considération de notre amitié, je pourrais me faire excuser auprès d'Antoine. Mais il a dit en votre présence qu'il viendrait avec des ouvriers pour abattre ma maison. C'était montrer beaucoup de colère et bien peu de modération. De quel crime étais-je donc coupable, pour qu'il ait osé dire qu'il renverserait avec des ouvriers de l'État une maison élevée aux frais de l'État, sur un décret rendu par vous? Qui a jamais fait de pareilles menaces à un sénateur pour le forcer de venir au sénat, et quelle peine y a-t-il au delà des gages et de l'amende? S'il avait su quel devait être mon avis, sans doute il eût été moins sévère. [1,6] VI. Croyez-vous, pères conscrits, que j'aurais approuvé ce que vous avez décidé malgré vous; c'est-à-dire, que les funérailles fussent mèlées aux supplications, que d'abominables superstitions fussent introduites dans la république, et des prières décernées à un mort? et quel mort ! je n'en dis rien. Quand t'eût été Brutus lui-même, ce Brutus qui délivra la république de la tyrannie des rois, et qui à près de cinq siècles de distance, devait voir sa race s'illustrer par la même action et le même courage, je ne consentirais pas à unir dans mon culte un homme mort et les dieux immortels, à demander des prières pour celui qui n'a pas même un tombeau où l'on puisse honorer ses mânes. Et je me serais exprimé de telle sorte, qu'il m'eût été facile de me défendre devant le peuple romain, si la république avait eu à craindre de plus grands malheurs : la guerre, la famine, ou la peste. Quelques-uns de ces malheurs nous accablent déjà; peut-être les autres nous menacent-ils! Que les dieux immortels pardonnent ce décret au peuple romain qui le désavoue, et au sénat, qui l'a rendu malgré lui ! Quoi donc! ne pourrai-je parler des autres maux de la république? Oui, je le puis, car je pourrai toujours défendre l'honneur et braver la mort. Qu'on me laisse seulement venir en ce lieu, j'accepte le danger d'y parler. Plût aux dieux, pères conscrits, qu'il m'eût été possible de m'y trouver aux calendes d'août l Cela n'aurait rien empêché, je le sais mais on aurait vu du moins plus d'un consulaire digne de cet honneur, digne de la république. C'est un grand sujet de douleur pour moi, que des hommes comblés de tous les bienfaits par le peuple romain n'aient pas suivi l'exemple de L. Pison. Le peuple romain nous a-t-il donc nommés consuls pour que, placés au faîte des honneurs, nous ne pensions plus à la république? Il ne s'est pas trouvé un consulaire pour appuyer Pison de la voix ni même du regard. Quel est donc, grands dieux, cette servitude volontaire? N'était-ce pas assez de celle que nous imposa la nécessité ? Je n'exige pas la même chose de tous ceux qui expriment leur avis dans le rang des consulaires. Il en est dont je comprends les raisons et à qui je pardonne leur silence; mais il en est d'autres à qui je fais un devoir de parler, et je gémis quand je vois le peuple romain attribuer leur conduite, je ne dirai pas à la crainte, ce qui serait déjà honteux, mais à des motifs qui les déshonorent. [1,7] VII. C'est pourquoi je dois d'abord, et je rends les plus grandes actions de grâces à L. Pison, qui a pensé, non à ce qu'il pouvait, mais à ce qu'il devait faire; et je vous demande ensuite, pères conscrits, de m'écouter avec bienveillance, comme vous l'avez fait jusqu'ici, si vous n'osez suivre entièrement mes avis et mon exemple. Je crois, avant tout, qu'on doit maintenir les actes de César; non que je les approuve : qui le pourrait? mais parce que je crois que nous devons considérer avant tout la paix et le repos. Je voudrais qu'Antoine fût ici, toutefois sans ses protecteurs ordinaires; mais il lui est permis d'être malade, à lui qui ne me le permettait pas hier: il m'apprendrait, ou plutôt il vous apprendrait, pères conscrits, de quelle manière il entend défendre les actes de César. Quoi ! ce qu'on aura trouvé sur de petites notes, sur de petits billets publiés par Antoine seul; que dis-je, publiés? annoncés tout au plus; tout cela sera maintenu comme actes de César! et on regardera comme nul tout ce qu'il a gravé sur l'airain, où il a fait inscrire les volontés du peuple romain 1 Pour moi, je pense que les actes de César sont dans ses lois. Quoi donc! toutes ses promesses seront irrévocables, même celles qu'il n'aurait pas tenues, comme cela lui est arrivé tant de fois, et qui se sont trouvées bien plus nombreuses après sa mort que toutes les grâces qu'il a accordées pendant sa vie 1 Mais je n'y veux rien changer; je ne les attaque pas; je défends même de toutes mes forces les actes éclatants de César. Plùt aux dieux que l'argent fût resté dans le temple de Cybèle! argent teint de notre sang, il est vrai, mais nécessaire en ce moment, puisqu'on ne le rend pas à ceux à qui il appartient. Qu'on l'ait prodigué, soit, si les actes le voulaient ainsi. Qu'est-ce qu'une loi , si l'acte d'un citoyen revêtu des charges et du pouvoir n'en est pas une? Demandez les actes de Gracchus ? on vous montrera les lois Semproniennes; les actes de Sylla? les lois Cornéliennes. Et le troisième consulat de Pompée ! où sont ses actes? Dans ses lois. Si vous demandiez à César lui-même ce qu'il a fait dans Rome lorsqu'il était revêtu de la toge, il vous répondrait qu'il a rendu un grand nombre de lois admirables. Quant à ses écrits particuliers, ou il les changerait, ou il ne les donnerait pas; ou, s'il les donnait, il ne les compterait pas parmi ses actes. Mais je vous accorde tout sur ce point il est des choses dont je veux bien ne pas m'apercevoir; mais dans ce qu'il y a de plus importarit, dans les lois, je pense qu'on ne doit pas souffrir que les actes de César soient annulés. [1,8] VIII. Quelle loi meilleure, plus utile, plus souvent demandée, même aux beaux jours de la république, que celle qui défend de garder plus d'un an les provinces prétoriennes, et plus de deux les provinces consulaires? En détruisant cette loi, croyez-vous conserver les actes de César? Mais les lois judiciaires de César ne sont-elles pas abolies par cette loi qui vient d'être proposée sur une troisième décurie de juges? Et vous défendez les actes de César, vous qui renversez ses lois ! à moins que vous ne mettiez au nombre de ses actes ce qu'il a écrit sur ses tablettes pour aider sa mémoire, et que vous le défendiez, quoique injuste et inutile, tandis que vous ne regarderez pas comme actes de César tout ce qu'il a proposé au peuple dans les comices par centuries. Mais quelle est cette troisième décurie? Celle des centurions, dit M. Antoine. La loi Julia ne leur donnait-elle pas le droit de juger, et antérieurement la loi Pompéia, la loi Aurélia? Oui; mais le cens était déterminé. Non pas seulement pour le centurion; mais aussi pour le chevalier romain. C'est ce qui fait que les plus braves et les plusvertueux de cet ordre ont toujours eu le droit de juger, et l'ont encore. Je ne veux pas de ces distinctions, dit-il; je veux que tout centurion soit juge. Mais si vous portiez la même loi pour tous ceux qui ont servi avec un cheval, ce qui est plus honorable, elle ne serait approuvée de personne; car on doit considérer la fortune et le rang dans un juge. Peu m'importe, répond-il; je nomme encore juges les manipulaires de la légion Alaudienne : nos amis assurent que c'est leur seul espoir de salut. Honteux honneur pour ceux que vous appelez à juger sans qu'ils y pensent! Votre loi semble leur dire : Que ceux-là siègent dans la troisième décurie, qui n'osent juger librement. Quelle faute, dieux immortels, de la part de ceux qui ont imaginé cette loi! Plus un juge sera avili, plus il sera sévère pour expier son infamie, plus il travaillera à faire croire qu'il est digne des décuries honorables, et que c'est par erreur qu'on l'a relégué dans une classe déshonorée. [1,9] IX. II a été proposé une autre loi qui permet aux condamnés pour violence et lèse-majesté d'en appeler au peuple, s'ils le veulent. Est-ce bien là une loi ou le renversement de toutes les lois? Est-il quelqu'un aujourd'hui qui ait intérêt à l'existence de cette loi? II n'y a pas d'accusés avec de pareilles lois; il ne peut pas y en avoir: jamais on n'attaquera en justice les crimes commis les armes à la main. Mais cette loi est populaire. Plût au ciel que vous voulussiez quelque chose de populaire! car tous les citoyens n'ont qu'une âme et qu'une voix pour le salut de la république. Quel est donc ce désir de faire accepter une loi qui, sans plaire à personne, déshonorerait l'État? Qu'y aura-t-il de plus honteux, en effet, que de voir des factieux condamnés pour leurs attentats à la majesté du peuple romain, recourir à cette violence qui les aura fait condamner? Mais pourquoi s'arrêter plus longtemps sur cette loi, comme si c'était l'appel qu'on demande. Ce qu'on demande, ce qu'on veut, c'est qu'il n'y ait plus d'accusés, grâce à ces deux lois. Quel sera l'accusateur assez insensé pour vouloir, une fois la condamnation prononcée, s'exposer à la fureur d'une multitude soudoyée? Quel sera le juge qui osera condamner l'accusé, pour se voir livré lui-même à une populace mercenaire? Cette loi ne donne donc pas l'appel au peuple; elle détruit les deux lois, les deux tribunaux les plus salutaires. Qu'est-ce autre chose que d'exhorter nos jeunes Romains à devenir des agents de trouble, de sédition, des citoyens dangereux? A quels excès ne se portera pas la fureur tribunitienne, lorsque les tribunaux institués pour les crimes de violence et de lèse-majesté seront abolis? Que n'osera-t-on pas, lorsqu'on abroge les lois de César, ces lois qui interdisent l'eau et le feu aux condamnés pour violence et pour lèse-majesté? Leur accorder l'appel, n'est-ce pas déchirer les actes de César? Je n'ai jamais approuvé ces actes, pères conscrits; mais j'étais si convaincu qu'il fallait les conserver dans l'intérêt de la concorde, que j'étais d'avis de maintenir non seulement les lois que César a portées de son vivant, mais celles qui ont été publiées depuis sa mort. [1,10] X. Des condamnés ont été rappelés de l'exil par un mort. Le droit de cité a été donné à des particuliers, à des citoyens, à des provinces entières par un mort. Un mort a supprimé les impôts au moyen d'exemptions sans nombre. Ainsi nous défendons ces actes apportés de la maison de César, par une seule personne (digne de toute notre confiance, il est vrai) ; et les lois que César a lues en notre présence, qu'il a proclamées, qu'il se glorifiait d'avoir rendues, par lesquelles il voulait assurer l'avenir de la république; ces lois sur les jugements, sur les provinces; ces lois de César, nous qui les défendons, nous aurons la pensée de les détruire! Du moins pouvons-nous nous plaindre des lois qui ont été publiées; mais comment nous plaindrions-nous de celles qu'on dit avoir été portées, qui l'ont été avant d'être écrites? On nous demande, pères conscrits, comment nous pouvons craindre de mauvaises lois avec de bons tribuns du peuple. Nous en avons qui sont tout prêts à s'opposer, tout prêts à défendre la république par l'autorité de leur pouvoir sacré. Nous devons donc être sans crainte. - De quelles oppositions, de quel pouvoir sacré voulez-vous parler? - Je parle de ces garanties où réside le salut de Rome. - Nous ne nous arrêtons pas à ces sottises du vieux temps. On entourera le forum; on en fermera toutes les issues; on y postera des soldats en armes. - Et quoi alors? - Autant de choses faites ainsi, autant de lois que vous verrez gravées sur l'airain. - Mais que devient cette formule légale: Les consuls, suivant leur droit, ont proposé au peuple (car ce droit, nous l'avons reçu de nos ancêtres), et le peuple, suivant son droit, a ordonné. Quel peuple? celui qui a été exclu? Quel droit? celui, que la force et les armes ont anéanti? Je ne parle que pour l'avenir; c'est le devoir d'un ami d'indiquer tout ce qu'on peut éviter; si tout cela n'arrive pas, je me serai trompé. Je parle des lois proposées et qui dépendent encore de vous. Je vous en montre les vices, faites-les disparaître. Je vous dénonce la violence, la violence armée, repoussez-la. [1,11] XI. Il ne faut pas vous irriter contre moi, Dolabella; ni vous, M. Antoine, lorsque je parle pour la république. Je ne le crains pas de vous, Dolabella; je connais trop votre douceur : mais votre collègue? On dit que la fortune l'a enorgueilli : quant à moi, je le tiendrais pour plus heureux, pour ne rien dire de plus, s'il imitait le consulat de ses aïeux et de son oncle : on dit qu'il est devenu sujet à la colère : or je sens combien il est dangereux d'exciter la colère d'un ennemi qui a les armes à la main, surtout dans ces temps où l'impunité du glaive est si grande. Mais je ferai une proposition que je crois juste, et que M. Antoine, je le pense, ne rejettera pas. Si je l'outrage dans sa vie ou dans ses mœurs, qu'il soit mon plus grand ennemi, j'y consens. Mais si je conserve l'habitude que j'ai toujours eue en discutant sur les affaires publiques, si je dis librement ce que je pense, je le conjure d'abord de ne pas s'irriter contre moi; et, si je n'y réussis pas, de me traiter, dans sa colère, comme un citoyen. Qu'il emploie les armes, si elles lui sont nécessaires, ainsi qu'il ledit, pour se défendre; mais qu'il respecte ceux qui donnent librement leur avis sur les affaires de la république. Quoi de plus juste que cette demande? S'il est vrai, comme me l'ont dit quelques-uns de ses amis, qu'il suffit, pour l'irriter, de contrarier ses désirs, même en respectant sa personne, nous supporterons le caractère d'un ami. On m'a dit aussi qu'il ne me serait pas permis, à moi l'ennemi de César, ce qui a été permis à Pison, son beau-père. On m'a donné en même temps un conseil dont je profiterai : pour s'absenter du sénat, pères conscrits, la maladie ne sera pas un motif plus légitime que la mort. [1,12] XII. Par les dieux immortels ! quand je vous vois, Dolabella, vous qui m'êtes si cher, je ne puis me taire sur votre erreur à tous deux: car je vous crois des hommes généreux, pensant à de grandes choses, et non pas, comme l'ont supposé des esprits trop crédules, à l'argent, que les grandes âmes ont toujours méprisé; ni à des richesses acquises par la violence; ni à un pouvoir insupportable au peuple romain. Je crois que vous n'avez eu d'autre passion que celle de la gloire; d'autre désir que de mériter l'amour de vos concitoyens. Or la gloire, c'est la louange qui suit les actions honorables; c'est cette renommée qui s'attache aux grands services; c'est l'approbation et la reconnaissance publique. Je vous dirais, Dolabella, quel est le prix des belles actions, si vous ne le saviez mieux que personne. Trouverez-vous un plus beau jour, dans votre vie, que celui où vous entrâtes dans votre maison après avoir purifié le forum, dissipé une foule impie, frappé les principaux auteurs de cet acte exécrable, et délivré Rome de la crainte du carnage et de l'incendie? Quel ordre, quel rang, quelle classe de citoyens ne s'est portée au-devant de vous pour vous combler de ses louanges? Et moi-même, qui passais pour vous avoir donné ce conseil, les gens de bien me remerciaient, me félicitaient en votre nom. Rappelez-vous, Dolabella, je vous en conjure, cette unanimité qui éclata au théâtre, lorsque les citoyens, oubliant leurs offenses, montrèrent que toute haine avait cédé à ce nouveau bienfait.Cette gloire, Dolabella, et c'est avec la plus vive douleur que je vous parle, cette gloire avez-vous pu l'abdiquer sans regret? [1,13] XIII. Et vous, Marc Antoine, je vous adjure, quoique absent, ne préférez-vous pas ce jour où le sénat fut assemblé dans le temple de Tellus, à tous ces mois où vous avez été si heureux, au dire de certains hommes bien éloignés de mes sentiments? Quel admirable discours vous avez prononcé sur la concorde! De quelle crainte vous avez délivré les vétérans, et de quelles alarmes la république! Déposant toute inimitié, oubliant les auspices que vous aviez annoncés comme augure, dès ce jour même vous avez voulu que votre collègue fût réellement votre collègue, et votre jeune fils fut envoyé comme otage au Capitole. Le sénat et le peuple romain montrèrent-ils jamais plus d'allégresse? Vit-on jamais une assemblée aussi nombreuse? Les Romains se croyaient enfin délivrés par le plus généreux des hommes ; ils voyaient la paix et la liberté rendues à leurs voeux. Le lendemain, le surlendemain, le troisième jour, tous les jours suivants, vous ne cessâtes, pour ainsi dire, de faire quelque don à la patrie; et le plus grand de tous fut d'effacer ce nom de dictateur devenu si odieux. Ce brûlant stygmate, c'est vous, M. Antoine, vous, dis-je, qui en avez flétri César après sa mort, pour son éternelle ignominie. Ce que fit la famille Manlia pour punir le crime d'un de ses membres, vous le fîtes pour punir le crime d'un dictateur. Elle avait interdit aux patriciens de prendre le nom de Manlius; vous, vous avez aboli la dictature. Lorsque vous faisiez de si grandes choses pour le salut de la république, rougissiez-vous de votre bonheur, de votre éclat, de votre gloire? D'où vient donc un si grand changement? Je ne puis m'imaginer que vous ayez été ébloui par l'argent. Libre à chacun de dire ce que bon lui semble; je ne suis pas obligé d'y croire. Je n'ai jamais rien vu en vous de bas, de sordide. Assez souvent un homme est corrompu par ceux qui l'entourent; mais je connais votre fermeté. Plût aux dieux qu'après avoir évité la faute vous eussiez évité le soupçon ! [1,14] XIV. Ce que je redoute le plus, c'est que, ne connaissant pas la vraie gloire, vous ne la voyiez dans la tyrannie, et que vous ne préfériez la haine de vos concitoyens à leur amour. Si vous pensez ainsi, vous ne connaissez pas la gloire. Être cher à ses concitoyens, bien mériter de la république, être loué, honoré, aimé, voilà la gloire; mais être craint, être haï, voilà ce qui est odieux, fragile, périssable. Nous voyons, par le théâtre, quel a été le sort de ceux qui ont dit "Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent". Plût aux dieux, M. Antoine, que vous vous fussiez souvenu de votre aïeul ! cet aïeul dont je vous ai parlé si souvent. Pensez-vous qu'il eût voulu de l'immortalité au prix de la tyrannie? La vie alors, le bonheur, c'était d'être l'égal de tous par la liberté, le premier par la vertu. Et pour ne pas parler du bonheur de votre aïeul, je préférerais son dernier jour, tout affreux qu'il fut, à la domination de L. Cinna, qui le fit périr si cruellement. Mais comment vous fléchirai-je par mes discours? Si la mort de César n'a pu vous faire préférer l'amour de vos concitoyens à leur haine, toute exhortation sera vaine. Que ceux qui le croyaient heureux sont à plaindre ! Celui-là n'est pas heureux qui s'est montré tel pendant sa vie, que, loin de venger sa mort, on la regarde comme un bienfait dont le meurtrier a toute la gloire. Laissez-vous toucher , Antoine, pensez à vos aïeux , et gouvernez notre patrie de telle sorte qu'elle se réjouisse de vous avoir vu naître,: il n'y a de gloire et de bonheur pour vous qu'à ce prix. [1,15] XV. Plus d'une fois le peuple romain vous a jugés tous deux; je vois avec peine que vous n'en êtes guère touchés. Qu'est-ce donc que ces cris d'une foule innombrable aux jeux des gladiateurs? et cette affluence de peuple? et ces applaudissements prodigués devant la statue de Pompée, aux tribuns qui vous sont opposés? tout cela ne vous indiquet-il pas la volonté, l'unanimité du peuple romain? N'était-ce rien à vos yeux, que ces applaudissements aux jeux Apollinaires, ou plutôt ces témoignages, ces jugements du peuple romain? Heureux ceux qui, éloignés de Rome par la force et la violence, s'y trouvaient néanmoins en idée, et vivaient au fond des coeurs et dans les entrailles du peuple romain ! a moins que vous ne vous soyez imaginé qu'on applaudissait Attius, et que c'était à lui qu'au bout de soixante ans on décernait la palme, et non à Brutus. Brutus n'était pas présent à ces jeux donnés par lui; mais au milieu de ce spectacle, de ce grand appareil, c'est à lui que le peuple témoignait son affection, le consolant par ses applaudissements, par ses acclamations, du regret de ne pas voir son libérateur. J'ai toujours méprisé les applaudissements prodigués par l'esprit de parti; mais lorsque c'est la nation tout entière qui les décerne, lorsque ceux qui naguère poursuivaient la faveur du peuple, n'osent paraître devant lui, ce ne sont plus pour moi des applaudissements, c'est un jugement. Si vous trouvez ces preuves trop légères, mépriserez-vous ce que vous avez vu de vos yeux? Vous avez vu quel prix le peuple attachait à la vie d'Hirtius. C était assez pour sa gloire, de l'estime dont il jouit, de l'attachement de ses amis, de la tendresse des siens. Que d'inquiétudes parmi les gens de bien, que d'alarmes parmi le peuple! Qui en inspira jamais de plus vives? personne assurément! Quoi donc! vous ne saisissez pas le sens de tout cela? Quels voeux, dites-moi, les Romains feront-ils pour votre existence , lorsqu'ils attachent tant de prix à la vie des citoyens dont ils espèrent le salut de la république? J'ai recueilli le fruit de mon retour, pères conscrits, puisque j'ai laissé, quoi qu'il arrive, dans ce discours, un témoignage de ma constance, et que vous m'avez écouté avec bienveillance et attention. Je parlerai encore, si je puis le faire sans danger pour vous et pour moi; sinon, je me réserverai, autant que je le pourrai, moins pour moi que pour la république. Peut-être ai-je assez vécu pour les années et pour la gloire; si les dieux m'accordent encore quelques jours, ils appartiennent moins à moi, pères conscrits, qu'à vous et à la patrie.