[3,0] Livre III. [3,1] A QUINTUS. Rome, fin de septembre. Après ces chaleurs excessives, les plus fortes dont j'aie gardé le souvenir, je suis venu avec délices me refaire aux eaux d'Arpinum. J'y ai passé le temps des jeux, en recommandant à Philotime les gens de ma tribu. J'étais le 3 des ides de septembre à Arcanum, où j'ai trouvé Messidius et Philoxène. J'ai vu l'eau qu'ils ont amenée du voisinage couler assez bien pour l'extrême sécheresse, et ils se flattaient d'en augmenter le volume. Hérus est bien. A la villa Manilienne, j'ai trouvé Diphilus qui, en fait de lenteur, a trouvé le moyen de se surpasser lui-même. Cependant, il ne lui reste à terminer que les bains, la terrasse et la volière. Je suis enchanté de cette maison. Le portique dallé est tout à fait grandiose. L'effet m'en a frappé aujourd'hui, qu'il est entièrement démasqué et que les colonnes sont taillées. Il ne reste plus (et je m'en charge) qu'à bien choisir le stuc. Les dalles font déjà très bien. Quelques voûtes m'ont paru demander des changements que j'ai indiqués. L'endroit du portique où vous voudriez, disent-ils, un petit vestibule, est mieux comme il est. L'espace manque. Cette disposition d'ailleurs n'est d'usage que dans les édifices où un grand vestibule peut trouver place ; et il n'en serait plus resté pour les chambres à coucher, et leurs dégagements, au lieu que maintenant on a une voûte d'un bon effet et l'avantage de pouvoir y prendre le frais l'été. Si vous persistez cependant, envoyez un nouvel ordre. Autre changement. Le fourneau des bains était disposé de manière que le tuyau qui conduit la chaleur passait précisément sous les chambres à coucher. Je l'ai fait avancer vers l'un des angles de l'apodytère (vestiaire). J'ai fait approuver l'arrangement de la grande chambre à coucher et de celle d'en haut pour l'hiver. Elles sont spacieuses et communiquent à la terrasse du côté le plus voisin des bains. Les colonnes n'étaient ni droites ni alignées; Diphile prendra la peine de les replacer. Peut-être, un jour, saura- t-il se servir du plomb et du cordeau, mais j'espère que d'ici à quelques mois sa besogne sera finie, car j'avais avec moi Césius qui saura bien le presser. — De là je me suis rendu directement par la voie Vitulaire à la terre que j'ai achetée pour vous de Fufidius un million de sesterces, ainsi que je vous l'ai écrit dernièrement d'Arpinum. Nulle part, je n'ai vu de plus beaux ombrages. De l'eau vive partout, et à pleines sources, au point que Césius estime que vous y trouverez l'arrosement de cinquante arpents de prés. Ce que je puis affirmer, parce que je m'y entends mieux, c'est que ce sera une délicieuse habitation, lorsque vous y aurez ajouté un vivier, des jets d'eau, une palestre et quelques masses de verdure. On m'a dit que vous vouliez conserver la terre de Bovilles ; c'est à vous de vous consulter là-dessus. Calvus prétend que, même en nous réservant la prise d'eau, constituée en servitude, nous pourrions encore à la vente en retirer le prix d'achat. J'avais Messidius avec moi. Il m'a dit être convenu avec vous de trois écus le pied, et la superficie est de quatre mille pas, suivant sa mesure. Je crois qu'il y a davantage. Mais à coup sûr on ne peut mieux employer son argent. J'avais fait appeler Chilon de Vénafre ; mais le même jour, quatre de ses camarades ou élèves y ont été ensevelis sous un éboulement. — Le jour des ides de septembre, j'étais à Latérium. J'ai inspecté la route. Elle m'a paru si belle qu'on la prendrait pour une voie publique, excepté un espace de cent cinquante pas à partir du petit pont voisin de la maison de Furina, du côté de Satricum, que j'ai mesuré moi-même et où on a mis de la poussière au lieu de gravier; il faut que cela soit changé. La pente est aussi très-forte. Néanmoins j'ai compris que c'était une nécessité, puisque vous n'aviez pas voulu que le tracé passât sur le terrain de Locusta, ni sur celui de Varron, Véluinus a déjà disposé le sien; celui de Locusta n'est pas même remué. Mais je le verrai à Rome, et j'espère piquer son amour-propre. Je parlerai en même temps à Taurus pour cette concession d'une conduite d'eau sur sa propriété .— J'ai témoigné ma satisfaction à votre fermier Nicéphore, et je lui ai demandé quels ordres il avait reçus de vous touchant le pavillon de Latérium. Il m'a répondu qu'il l'avait soumissionné pour seize cents sesterces, mais que vous aviez fait de nombreuses additions au devis, sans ajouter au prix de l'œuvre ; et qu'il y avait renoncé. Moi J'approuve très fort les additions au projet ; et quoique cette maison , dans son état de simplicité stoïque, semble faire le procès aux extravagances des autres, ces additions la rendront charmante. J'ai fait compliment à votre jardinier décorateur, qui a si bien tout tapissé de lierre depuis le soubassement du corps de logis jusqu'à l'entrecolonnement de la terrasse, que tous ces personnages à manteaux semblent n'être là que pour l'aider dans cette opération comme autant de vendeurs de lierre. L'apodytère est ce qu'il y a de plus frais avec sa garniture de mousse. — Voilà pour la campagne. Philotime et Cinciusse se chargent de soigner nos embellissements de la ville. Mais je ne laisse pas que d'y avoir l'œil, et je le puis facilement. Soyez donc sans inquiétude à cet égard. Je comprends à merveille votre sollicitude pour votre Cicéron. Mais, à votre tour, permettez-moi de vous dire que vous ne l'aimez pas plus que je ne l'aime moi-même. Et plût au ciel qu'il eût été avec moi, comme il le désirait et moi aussi, pendant le temps que j'ai passé à Arpinum ! Vous pouvez écrire à Pomponia qu'il ne tient qu'à elle de me tenir compagnie dans mes excursions et d'amener son fils avec elle. Mais s'il s'amuse à ne rien faire, je ferai tapage. A Rome, je n'ai pas le temps de respirer. Vous savez que j'offrais mes soins gratuitement. Que sera-ce quand vous y mettez un tel prix ? — Parlons de vos lettres. Elles affluaient pendant mon séjour à Arpinum. J'en ai reçu trois le même jour, écrites en apparence sous la même date. L'une d'elles était assez longue et contenait cette remarque, que César avait reçu de moi, en même temps que vous, une lettre d'une date plus récente que celle qui vous était adressée. Cela vient d'Oppius, et souvent malgré lui. Il fixe tel jour pour l'envoi d'un courrier. Je lui remets mes lettres, mais un empêchement survient, et le départ ne peut avoir lieu que plus tard. Or, une fois dessaisi de mes lettres, je ne songe plus à en changer la date. — Vous me parlez de l'extrême affection que César a pour moi. Travaillons tous deux, vous à l'entretenir, et moi à l'accroître par tous les moyens possibles. J'ai fait à l'égard de Pompée ce que vous m'avez dit de point en point, et je continuerai. Vous me remerciez de consentir à ce que votre éloignement se prolonge. Hélas! c'est à mon grand regret, mais en un sens je m'en réjouis. Votre intention, en faisant venir les Hippodamus et autres, ne se conçoit guère. Il n'y a pas un de ces gens-là qui ne compte sur vous pour lui faire donner quelque chose, un terrain aux environs de Rome, par exemple. Quant à mon ami Trébatius, vous n'avez pas à vous en occuper sous ce rapport. Je l'ai recommandé à César, qui m'a déjà fait une réponse satisfaisante ; s'il n'est pas content, je n'y puis que faire. Mais vous n'avez à son égard aucun engagement. César vous aime de plus en plus; c'est pour moi un bonheur divin, et je chéris Balbus comme mes yeux, puisque vous en êtes redevable à ses bons offices. Je suis charmé que l'affection 142 soit réciproque entre vous et mon ami Trébonius. — Quant au tribunal, j'ai désigné nominativement Curtius. César aussitôt de me répondre qu'il accepte Curtius et que je suis un demandeur trop timide. A l'avenir, (ai-je dit à Oppius, afin qu'il l'écrive à César) il peut me refuser sans scrupule, car il est des gens qui ne lui conviennent pas et que je ne puis, moi, refuser sans les indisposer beaucoup. Je m'intéresse à Curtius, ainsi que je lui ai dit à lui-même, et parce qu'il s'est adressé à moi, et parce qu'il a pour lui le témoignage de vos lettres où je trouve mille preuves de son dévouement pour nous. Les affaires de Bretagne, d'après vos rapports, ne vont ni très-bien, ni très - mal. Vous vous adressez à Tiron pour être instruit des affaires publiques. C'est un point qu'en effet j'ai un peu négligé, sachant bien que petites nouvelles, grandes nouvelles, tout arrive à César. — J'ai répondu à votre plus longue lettre. Passons à la petite. Vous me parlez d'abord de celle que Clodius a écrite à César. J'approuve très-fort le parti que César a pris de ne faire aucune réponse à cet énergumène, malgré toute votre chaleur à le presser d'en faire une. Vient ensuite le discours de Calventius Marius. En vérité, je vous admire de croire que je dois y répondre. Mais ce discours, si je n'y réponds point, ne sera lu de personne ; et le mien est dans les mains des enfants qui l'apprennent par cœur comme leçon. Les ouvrages que vous attendez de moi sont bien entamés, mais le temps n'est pas venu de les unir. J'ai mis la dernière main à ces plaidoyers pour Scaurus et Plancius demandés avec tant d'instance. J'ai aussi commencé un poème en l'honneur de César, mais il a fallu l'interrompre. Et vous, il vous faut aussi des vers? votre source a donc tari? si j'ai le temps, nous verrons. — J'arrive à la troisième lettre. Quoi! Balbus va venir à Rome et en si bonne compagnie ! Et je le posséderai jusqu'aux ides de mai ! c'est une nouvelle qui me charme. Mais voilà que vous revenez ici sur vos précédentes recommandations de m'évertuer, de me mettre en avant. Eh oui, je le ferai; mais quand donc me sera-t-il permis de vivre? — J'ai reçu le jour des ides de septembre votre quatrième lettre datée de Bretagne, le 4 des ides d'août. Je n'y vois de nouveau que l'annonce d'Érigone (tragédie de Quintus) ; quand je l'aurai reçue d'Oppius, je vous en dirai mon avis. J'en serai content, je n'en doute pas. Effectivement, j'avais omis de vous parler de l'information qu'a reçue César touchant les applaudissements donnés à Milon. Je trouve tout simple que César s'en soit fait une si grande idée. Ils ont été très-grands en effet. Mais bien que ce soit Milon qui les ait reçus, ils étaient bien un peu à mon adresse. — Enfin j'ai encore reçu de vous une lettre arriérée d'une date fort ancienne, où vous me parlez du temple de Tellus et du portique de Catulus. Je n'ai négligé ni l'un ni l'autre. J'avais même fait placer votre statue dans ce temple. A l'égard des jardins, je n'en ai jamais été grand amateur, et celui de ma maison me suffit. Le 13 des kalendes d'octobre, en arrivant à Rome, j'ai trouvé le toit de votre maison achevé. Vous n'avez pas voulu qu'on lui laissât assez d'élévation au-dessus des appartements ; ce qui lui donne une inclinaison un peu disgracieuse du coté du portique inférieur. Notre cher Cicéron a suivi assidûment son cours de rhétorique, en mon absence : soyez sans inquiétude sur ses progrès. Vous connaissez son intelligence, je suis témoin de son application et je réponds du reste. — Gabinius est aux prises avec trois cabales. D'abord L. Lentulus, fils du flamen, renouvelle son action en lèse-majesté. Vient ensuite T. Néron avec ses honnêtes souscripteurs; puis enfin Memmius, tribun du peuple, de concert avec L. Capiton. Il est entré en ville le 12 des kalendes d'octobre. On ne fait pas plus triste figure ; isolement complet. Toutefois je ne fais pas grand fonds sur toutes ces procédures. Caton étant malade, l'action de Spécula reste en suspens. Pompée travaille de toutes ses forces à rentrer en grâce près de moi, mais il n'a pas encore fait un pas vers son but et n'y arrivera guère, s'il dépend de moi le moins du monde de l'en empêcher. J'attends impatiemment de vos lettres. — On vous a dit que je m'étais trouvé à la réunion des candidats consulaires ; pure calomnie. Le mystère de leurs transactions a été dévoilé par Memmius : elles sont de telle nature que nul homme de bien n'a pu y intervenir. Je n'aurais pas été d'ailleurs mettre le pied dans un lieu d'où Messala était exclu ; car je tâche de ne rien faire qui puisse lui déplaire, à lui ainsi qu'à Memmius, et je me flatte d'y réussir. J'ai fait aussi plus d'une chose pour Domitius, et sur sa demande. Ma défense de Scaurus me donne les plus grands droits sur lui. On ne sait encore à quand les comices et quels consuls nous aurons. — Le 11 des kalendes d'octobre, comme je pliais cette lettre, arrive votre courrier, il a été vingt jours en route. Mon inquiétude était mortelle. Que la lettre de César est aimable et touchante ! Il y a dans ce qu'il écrit un charme qui augmente ma sympathie pour le malheur qui l'afflige. Mais occupons-nous de votre lettre. Oui, j'approuve encore une fois votre résolution de ne pas quitter César, aujourd'hui surtout que vous vous en êtes expliqué avec lui. Je suis aussi surpris que fâché qu'Oppius ait quelque chose à démêler avec Publius. — Quant à ce que vous me dites plus loin d'une lieutenance qui me serait donnée près de Pompée vers les ides de septembre, je n'en sais pas un mot, et j'ai écrit à César que son intention de me faire rester à Rome avait été communiquée par Vibullius à Pompée et non à Oppius. Pourquoi? Ce n'est pas que je repousse Oppius, mais Vibullius était porteur des premières instructions de César. César les lui avait données verbalement, et il en avait écrit seulement à Oppius. Je ne puis jamais avoir deux manières d'agir, quand il s'agit des affaires de César. Dans mes affections, il marche après vous et mes enfants, mais de si près que la distance est insensible. En cela, je parais faire acte de raison ; mais si l'aimer est pour moi un devoir, je l'aime bien plutôt encore pour céder au penchant qui m'entraîne.—Au moment où je terminais cette page de ma main, Cicerón est venu souper avec moi, Pomponia ayant un engagement au dehors. Il m'a montré une lettre qu'il venait de recevoir de vous dans le goût d'Aristophane, gaie tour à tour et sérieuse. J'en ai été charmé. II m'a fait lire également celle où vous lui prescrivez de ne me pas quitter plus qu'un maître. Que ces lettres l'ont rendu joyeux ! combien elles m'ont touché ! On n'est pas plus aimable, ni plus aimant que cet enfant-là. Vous saurez que j'emploie ici la main de Tiron à qui je dicte tout en soupant. — Annalis est bien reconnaissant de votre lettre, de vos bons soins et de vos excellents conseils. Servilius père vous témoigne aussi toute sa gratitude pour une lettre qu'il dit avoir reçue de César et où il a pu reconnaître que ses sentiments avaient trouvé en vous un aussi bienveillant qu'habile interprète. — A mon retour d'Arpinum, j'ai appris le départ d'Hippodamus. Ne pas me demander mes lettres, se rendant près de vous, est un procédé dont je ne puis dire que j'aie été surpris de sa part, mais qui m'a sensiblement blessé. J'avais précisément compté sur lui, d'après vos indications mêmes, pour les dépêches de confiance, car je me réduis la plupart du temps à ne rien mettre ou à peu près dans ma correspondance avec vous, dans la crainte qu'elle ne tombe en mains tierces, ce qui pourrait avoir des dangers. J'ai encore Minucius, Salvius et Labéon; mais le dernier ou ne partira que tard, ou ne partira pas. Hippodamus n'a pas même demandé mes commissions. — T. Pinarius m'écrit les plus aimables choses sur votre compte. Il est ravi de vos lettres, de votre conversation, de vos soupers. C'est un jeune homme dont la société m'a toujours plu beaucoup, celle de son frère aussi. Continuez d'avoir pour lui des prévenances. — Cette lettre m'est restée longtemps entre les mains, dans l'attente d'un courrier. C'est ce qui fait que j'y jette quelque particularité de temps à autre, celle-ci par exemple. T. Anicius m'a dit à plusieurs reprises que s'il trouvait une maison à vendre dans les faubourgs, il ne manquerait pas de l'acheter pour vous. Deux choses m'étonnent en ceci. D'abord la correspondance où vous entrez avec lui pour ces achats, non-seulement sans m'en avoir écrit un mot, mais même après m'avoir écrit le contraire; en second lieu, cet oubli des antécédents de cet homme, de ces lettres de lui que vous me fîtes voir à Tusculum. Ne vous souvenez-vous plus du précepte d'Epicharme ? « Sachez comment il s'est comporté avec « d'autres. » Ne vous rappelez-vous plus cette physionomie, ce caractère, ces propos? Mais j'ai bien tort de supposer Réfléchissez-y. Que je sache seulement vos intentions sur cet achat. Gare quelque fredaine d'Anicius ! — Ai-je encore quelque nouvelle? Eh oui, vraiment. Gabinius a fait son entrée de nuit le 4 des kalendes d'octobre. Aujourd'hui, forcé par l'édit d'Alfius de comparaître à la huitième heure, pour répondre à l'accusation de Majesté, il a failli être accablé par tout un peuple transporté de haine : c'est le dernier des hommes. Mais Pison ne le lui cède guère. Aussi voyez quel précieux morceau pour le second de mes deux livres, que l'épisode d'Apollon régalant le conseil des dieux d'une description du retour à venir de deux généraux qui auront, l'un perdu, l'autre vendu son armée. —César m'a écrit de Bretagne une lettre datée des kalendes de septembre, que j'ai reçue le 4 des kalendes d'octobre. Il paraît que les affaires n'y vont pas mal. César ajoute, pour que je ne sois pas surpris de ne rien recevoir de vous, que vous n'étiez pas avec lui lorsqu'il s'est rapproché des côtes. Son deuil m'a empêché de lui répondre et de le féliciter. Mon cher frère, je vous recommande avec instance le soin de votre santé. [3,2] A QUINTUS. Rome, octobre. Le 6 des kalendes d'octobre, Salvius s'est embarqué pour Ostie vers le soir, avec tout ce que vous avez demandé. Le même jour au forum, Gabinius a été chauffé de si près par Memmius que Calidius ne put trouver un mot pour le défendre. Aujourd'hui (qui est encore à venir, car je vous écris avant le jour), doit se faire par-devant Caton le choix de l'accusateur. Le débat est entre Memmius, T. Néron et L. et G. Antonius, fils de Marcus. Je pense que Memmius l'emportera, malgré tous les efforts de Néron. Que vous dirai-je? Il faut que Gabinius succombe, à moins que l'ami Pompée, en dépit des hommes et des dieux, ne vienne faire tourner la chance. — Mais voyez quel front, et tâchez de rire un peu dans des circonstances si tristes. Gabinius qui, partout où il va, dit qu'il sollicite le triomphe, que son entrée nocturne est d'une tactique habile, qu'il a surpris l'ennemi, n'ose avec tout cela se présenter au sénat. Cependant le dixième jour, lorsqu'il fallait déclarer le nombre des ennemis et des soldats, il se glissa dans l'assemblée. Les rangs n'avaient jamais été moins garnis. Il voulait sortir. Les consuls le retinrent, et les fermiers publics furent introduits. Pressé de tous côtés, par moi surtout qui lui portais de rudes coups, il perdit la tête et me lança d'une voix tremblante le nom de banni. A l'instant (il n'y eut jamais pour moi de plus beau moment) le sénat jette un cri d'indignation et se lève comme pour se précipiter sur lui. Même cri, même élan de la part des publicains. Que vous dire? Tout le monde se montra tel que vous auriez été vous-même. Au dehors, manifestation non moins éclatante. En vérité, je me fais violente pour ne pas me porter accusateur. Mais je tiens bon : je ne veux point de difficultés avec Pompée ; il s'en prépare assez au sujet de Milon. D'ailleurs est-ce que nous avons des juges? si j'allais échouer? Et puis la malveillance est là : que sais-je? Il peut y avoir inconvénient à me mettre en évidence, au lieu que, l'affaire allant sans moi, mais sans que j'y nuise, je ne désespère pas de la voir arriver à bien. — Tous les prétendants au consulat sont accusés de brigue, Domitius par Memmius, Memmius par Q. Curtius jeune, homme aimable et instruit; Messalla par Q. Pompée, Scaurus par Triarius. L'agitation des esprits est extrême, car il est visible que c'en est fait des coupables ou des lois. On travaille à ce que les choses n'en viennent pas au jugement. Tout tend à un interrègne. Les consuls veulent les comices. Les accusés n'en veulent pas, Memmius surtout, parce qu'il compte sur un voyage de César pour être nommé consul; mais ses espérances sont bien bas. Domitius et Messalla paraissent certains du succès. Scaurus a du dessous. Appius prétend remplacer notre ami Lentulus sans loi curíate. Il a été admirable (moi qui l'oubliais!) le jour de cette célèbre manifestation contre Gabinius. Il lança contre lui l'accusation de lèse-majesté et nomma ses témoins. L'autre resta muet. Voilà les nouvelles publiques. Chez vous tout va bien. Les entrepreneurs font marcher vos travaux assez rondement. [3,3] A QUINTUS. Rome, octobre. Voyez combien je suis occupé : j'emploie la main d'un secrétaire. Je ne passe pas un jour sans défendre un accusé. Aussi ne me reste-t-il pour composer ou méditer que le temps de la promenade. Voilà pour le dehors. Au dedans, tout marche à mon gré. Nos enfants se portent bien, sont appliqués à l'étude, ont de bons maîtree ; ils nous aiment et s'aiment entre eux. Nos maisons s'achèvent. On en est aux décors. Vos campagnes d'Arcanum et de Latérium sont entièrement finies. Je vous ai parlé dans une lettre précédente des eaux et des chemins. Vous êtes instruit maintenant sur faits et articles. Mais une chose m'inquiète et me tourmente on ne peut plus. Voilà cinquante jours passés sans que ni de vous, ni de César, ni même de vos parages, il soit venu lettre ou signe de vie. J'ai peur de la terre, j'ai peur de la mer ; et ma tendresse alarmée ne manque pas, comme c'est l'ordinaire, de supposer ce qu'elle craint le plus. Je vous conjure de me donner de vos nouvelles. Je sais bien qu'il n'y a pas de votre faute, mais vous saurez que je n'ai jamais si impatiemment attendu vos lettres qu'en ce moment. — Parlons maintenant des affaires publiques. Chaque jour nouvelles oppositions des augures, et chaque jour ajournement des comices. Les honnêtes gens ne demandent pas mieux, tant les consuls sont soupçonnés de s'être laissé corrompre par les candidats ! Quatre candidats consulaires, autant d'accusés. Ce sont des causes bien délicates. Je ferai de mon mieux pour que notre Messalla s'en tire. Ce sera pour les autres un bon précédent. Gabinius est accusé de brigue par P. Sylla, assisté de son beau-fils Memmius et de son frère Cécilius, fîls de Sylla. On a vu avec plaisir échouer L. Torquatus qui leur disputait l'accusation. — Mais que devient Gabinius? me direz-vous; dans trois jours on saura à quoi s'en tenir sur le chef de lèse-majesté. Il a contre lui dans cette affaire la haine de tous les ordres. Les témoins sont accablants, mais les accusateurs sont d'une mollesse déplorable. Le conseil est partagé. Aldus, chargé de l'instruction, est un homme grave et ferme. Pompée s'évertue en sollicitations près des juges. Je ne sais ce qui arrivera; mais je crois que Gabinius ne pourra guère se montrer à Rome. Je serai modéré s'il succombe ; calme dans tous les cas. —Voilà à peu près tout ce que j'ai à vous dire. Je n'ajoute qu'un mot sur votre Cicéron, qui ne m'est pas moins cher qu'à vous-même. Il est tout ardeur aux leçons de Péonius, son maître de rhétorique, à qui je reconnais du talent et beaucoup d'habitude. Ma méthode, vous le savez, a quelque chose de plus profond et de plus philosophique. Mais je ne veux pas lui faire changer de voie ni de maître, d'autant qu'il est bien conduit, et qu'il parait prendre singulièrement goût à ce genre déclamatoire. Moi-même j'ai commencé par suivre cette route, et je le laisse volontiers y marcher sur mes pas. J'espère qu'elle l'amènera où je suis arrivé ; cependant la première fois queje le conduirai à la campagne, je tâcherai de le convertir à mon système. Votre affection m'a promis une si douce récompense qu'il ne tiendra pas à moi de l'obtenir. Où comptez-vous hiverner? Aurez-vous bonne chance? Des détails, je vous prie, des détails. [3,4] A QUINTUS. Rome, 24 octobre. Gabinius est acquitté. On n'est pas plus stupide que l'accusateur Lentulus et que ses auxiliaires, ni plus vil que les juges. Après tout, sans les incroyables efforts et les prières de Pompée, sans le bruit menaçant d'une dictature, l'accusé n'etait pas tenu, même devant Lentulus. Jugez-en, puisque avec un accusateur comme Lentulus et un tribunal de cette espèce, il a eu contre lui trente-deux voix sur soixante-dix. On s'est , au surplus, si fort récrié contre le jugement , qu'il ne lui sera pas possible d'échapper aux autres chefs, notamment à celui de concussion. Mais, vous le voyez, il n'y a plus de république, plus de sénat, plus de justice, plus de dignité publique ni privée. Que vous dire encore de ces juges? Il y avait parmi eux deux prétoriens; Domitius Calvinus qui a ouvertement voté pour l'absolution, afin que tout le monde le vît ; et Caton qui, à peine le relevé des votes fait, s'est esquivé et s'en est allé porter à Pompée la nouvelle. — Quelques personnes prétendent, Salluste entre autres, que j'aurais dû me charger de l'accusation. Moi! me commettre avec de tels juges! et où en serais-je, s'il fût sorti absous de même d'une lutte directe avec moi ? Mais ma réserve avait d'autres motifs. Pompée se serait imaginé que j'en voulais moins à Gabinius qu'à sa propre considération à lui. Il serait entré dans la ville: la chose en serait venue aux inimitiés ouvertes. J'aurais été comme Pacidéianus aux prises avec Éserninus le Samnite, et peut-être il m'eût arraché l'oreille à belles dents ; sa réconciliation avec Clodius était du moins inévitable. Enfin je me loue fort du parti que j'ai pris, sauf votre approbation toutefois. A une époque où Pompée avait reçu de ma part le plus rare témoignage de dévouement, à une époque où je ne lui devais rien, tandis qu'il me devait tout, je l'ai vu, à propos d'un dissentiment politique, se cabrer contre moi, je ne veux pas dire plus; il était moins puissant qu'aujourd'hui, et j'étais alors dans tout l'éclat de ma fortune. Aussi me donna-t-il dès ce moment la mesure de son caractère. Dans ma position actuelle je ne mets aucun prix à être quelque chose. La république est sans pouvoir, Pompée seul est puissant; et j'irais entrer en lutte avec lui? Les choses en fussent arrivées là pourtant. Ce. n'est pas vous sans doute qui m'auriez conseille d'encourir le risque. — Hé bien! dit Salluste, tout un ou tout autre. Il fallait entreprendre la défense. C'était là une belle concession à faire à Pompée. Il vous en priait instamment. — L'aimable ami que Salluste ! et la belle alternative ! Me faire un ennemi mortel ou me couvrir à jamais d'infamie ! j'ai pris un moyen terme dont je suis content et qui m'a procuré la satisfaction d'entendre dire à l'accusé, après ma déposition, toute de vérité et de conscience, que s'il lui était permis dé rester à Rome, je n'aurais plus à me plaindre de lui. Et il ne m'a fait aucune question. — Vous me demandez des vers; mais, pour ce genre de travail, il faut du loisir et de la liberté d'esprit, il faut aussi de l'enthousiasme, et je n'en puis avoir. L'année qui vient me préoccupe, quoique je n'en redoute rien. Et puis vraiment, pour parler sans ironie, vous êtes le meilleur poète de nous deux. — Oui, je voudrais bien aussi que vous eussiez complété votre bibliothèque grecque, fait vos échanges et vos achats de livres latins, je le voudrais, puisque votre bibliothèque est réellement à mon usage; mais je n'ai personne à qui m'en remettre d'un tel soin pour moi-même. Les ouvrages qu'il vous faut ne se trouvent pas à vendre; et pour les faire copier, il faut un homme habile et intelligent. En attendant, Chrysippe aura des ordres de moi a ce sujet, et j'en dirai un mot à Tyrannion. Je saurai où en est Scipion pour le fisc, et j'agirai pour le mieux. Faites ce que vous voudrez d'Ascanion ; je ne m'en mêle pas. Quant à la maison des faubourgs, vous avez raison de ne pas vous presser; mais il vous en faut une. — Je vous écris le 9 des kalendes de novembre, jour d'ouverture des jeux, au moment de partir pour Tusculum. J'emmène avec moi mon Cicéron qui va s'en donner, non des jeux, mais de l'étude. Mon absence ne sera pas aussi longue que je le souhaiterais, parce que je veux être à Rome pour le triomphe de Pomptinius, le 3 des ides de novembre. Je m'attends à quelque petite bagarre. Il y a deux préteurs, Caton et Servilius, qui menacent de leur opposition. Et je ne sais trop ce qui peut en résulter. Il aura pour lui le consul Appius, les préteurs et les tribuns du peuple ; mais les autres montrent bien les dents , Quintus Scévola surtout, qui ne respire que Mars et les combats. Mon cher et aimable frère, ayez soin de vous. [3,5] A QUINTUS. Tusculum, novembre. Vous me demandez où j'en suis de mon ouvrage commencé à Cumes. Je n'ai cessé d'y travailler; mais j'ai à plusieurs reprises changé de plan et modifié mes idées. Deux livres déjà se trouvaient finis. J'y supposais une conversation qui aurait eu lieu pendant neuf jours fériés, sous le consulat de Tuditanus et d'Aquillius. J'avais pour interlocuteurs Scipion l'Africain, mort peu de temps après, Lélius, Philus, Manilius, Q. Tubéron et les deux gendres de Lélius, Fannius et Scévola. L'entretien roulait sur la question de savoir quel est le meilleur gouvernement et le citoyen par excellence. Il devait durer neuf jours et être distribué en autant de livres. L'ouvrage marchait merveilleusement d'après cette donnée, et l'illustration des personnages donnait de l'autorité à leurs paroles. Mais un jour que je me le faisais lire, à Tusculum, Salluste, qui se trouvait là, me fit remarquer que des idées sur le gouvernement auraient bien plus de poids dans ma bouche, à moi qui ne suis pas un Héraclide du Pont, mais un consulaire et un consulaire mêlé aux plus grandes affaires de l'État ; qu'en mettant en scène des personnages si anciens, je créais une fiction ; qu'il n'en était pas de ces livres comme de mes Dialogues sur l'art oratoire, où il a été de bon goût de me mettre en dehors; que d'ailleurs je n'y avais introduit que des personnages que je pouvais avoir personnellement connus; qu'enfin, Aristote, lorsqu'il traite de politique ou de ce qui constitue un grand homme, a toujours soin de parler en son propre nom. Ces observations me frappèrent d'autant plus, que mon plan primitif m'interdisait toute allusion aux plus intéressantes de nos commotions politiques, qui sont d'une date postérieure à l'existence des personnes que je fais parler. C'était même, dans le principe, une combinaison de ma part. Je ne voulais pas toucher à notre époque, de peur d'allusions involontaires et de personnalités. Mais je saurai éviter l'écueil, en supposant un dialogue entre vous et moi. Lorsque je serai à Rome, je vous enverrai ce que j'avais fait d'après mon premier plan, et vous sentirez tout ce qu'il a dû m'en coûter pour le laisser là. — Les témoignages d'amitié que me donne César sont un bonheur pour moi. Quant à ses ouvertures, je n'en suis que médiocrement touché. Je n'ai plus la soif des honneurs, la passion de la gloire. Je tiens plus à la durée de son affection qu'à l'accomplissement de ses promesses. Cependant ma vie est tout aussi agitée, tout aussi remplie que si je me proposais un prix que je ne demande pas. — Vous voulez que je vous fasse des vers. Si vous pouviez imaginer à quel point le temps me manque ! Et puis, à dire vrai, le sujet que vous indiquez à ma Muse ne m'inspire nullement. Vous me demandez un cadre, des idées sur une matière que je connais à peine, vous notre maître à tous en cette forme d'expression de la pensée! J'y ferais de mon mieux cependant, si j'avais encore cette vivacité d'imagination, nécessaire au poète, vous le savez, et que les circonstances m'ont ôtée. Le soin des affaires de l'État ne me préoccupe pas, il est vrai, et je me livre tout entier aux lettres. Mais il faut que je vous avoue ce que je voudrais vous cacher plus qu'à tout autre : c'est un supplice pour moi, mon cher frère, que de penser qu'il n'y a plus de république ni de magistrature; que de consumer dans les vains travaux du forum, ou d'employer à des études purement littéraires le temps de ma vie ou il m'appartenait de jouir d'une autorité puissante au sein du sénat; que de renoncer à la devise chérie de ma jeunesse : « Toujours le premier, toujours avant les autres. » C'est un supplice que de me voir réduit à l'inaction en face de mes ennemis, et quelquefois même contraint de les défendre; que de n'avoir pas la liberté de penser, la liberté de haïr; en un mot, que de ne trouver plus que César qui m'aime encore comme je le désire, et qui de lui-même, comme on me l'assure, ait voulu devenir mon ami. Ce n'est pas cependant que j'en sois à n'avoir plus de consolation, mais la plus grande serait d'être avec vous ; et, pour comble, il faut précisément que vous me soyez enlevé. — Pansa voulait que je défendisse Gabinius; c'était me perdre. Ceux qui le haïssent, tous les ordres de l'État, allaient par contrecoup me prendre en haine. Je me suis, je crois, tenu dans une bonne ligne, en n'allant pas plus loin que le vœu de tous. En tout enfin je suis votre conseil, je ne veux plus que le repos et la paix. — Tyrannion est en retard pour vos livres. J'en parlerai à Chrysippe ; mais la tâche est difficile et demande un soin infini. J'en sais quelque chose, moi dont la passion pour les livres ne peut jamais être satisfaite en rien. Je cherche en vain à qui m'adresser pour les livres latins. Qu'on fasse copier ou qu'on achète, on est toujours sûr de n'avoir que des exemplaires fautifs : comptez cependant sur mes soins. —Ainsi que je vous l'ai marqué précédemment, Crébrius est à Rome, et des personnes, qui ont toujours un serment à la bouche, crient à tue-tête qu'il ne vous doit rien. Je crois que, pendant mon absence, l'affaire de finance a été terminée. — Quatre tragédies en seize jours ! et vous vous adressez à autrui! De la gloire d'emprunt à vous, auteur d'une Electre et d'une Troade! allons ! point de pause, et sachez bien que le fameux "connais-toi toi-même" a été dit non-seulement pour réprimer notre vanité, mais pour nous éclairer sur ce que nous valons. Envoyez-moi ces nouvelles productions avec l'Érigone. Voilà pour vos deux dernières lettres. [3,6] - - -. [3,7] A QU1NTUS. Tusculum, novembre. Tout est inondé à Rome, principalement la voie Appienne et le temple de Mars. La terrasse de Crassipès a été emportée par les eaux, ainsi qu'un grand nombre de boutiques et de jardins. Le débordement s'étend jusqu'au vivier public. Voilà qui réalise le vers d'Homère. « Dans les jours d'automne, quand Jupiter epanche l'eau par torrents ; » ce qui suit offre une application frappante à l'absolution de Gabinius : « Irrité de voir dans les tribunaux la force décidant contre le droit, et la justice ex« puisée, au mépris de la vengeance des dieux. " Mais je ne veux plus songer à tout cela. — Lorsque je serai à Rome, je vous écrirai tout ce que je pourrai découvrir, surtout pour la dictature. Je vous enverrai aussi des lettres pour Labiénus et Ligurius. Je trace ces lignes avant le jour, à la lueur d'une petite lampe de bois à laquelle je tiens singulièrement, parce que c'est vous, dit-on, qui l'avez fait faire, lorsque vous étiez à Samos. Adieu, cher et excellent frère. [3,8] A QUINTUS. Rome, novembre. Il y a une lettre de vous à laquelle je n'ai rien à répondre ; elle n'est que bile et mauvaise humeur. Vous en avez, dites-vous, remis une autre dans le même genre à Labiénus. Il n'est pas encore arrivé. Mais j'en reçois une qui dissipe tout mon chagrin. Je vous adresserai seulement un conseil, une prière. Vous êtes exposé sans doute à des tourments d'esprit, à des fatigues, à des regrets; mais veuillez vous rappeler la pensée qui a présidé à votre départ. Il ne s'agissait pas d'un intérêt faible et mesquin. Quel prix nous proposions-nous en effet d'un sacrifice aussi grand que la séparation? La consolidation de notre existence politique par l'amitié d'un homme puissant et bon : c'était une question d'avenir, et non une question d'argent ; quant au reste, on n'y peut rien fonder qui ne s'écroule. Oui, en ayant sans cesse présent à l'esprit et le but de notre détermination, et les espérances qui s'y rattachent, vous trouverez moins pénibles les fatigues militaires et tous vos tracas. Certes, vous êtes bien le maître d'ailleurs de vous en affranchir. Je ne crois pas le moment venu, mais il approche. — Voici un avis important. Il ne faut rien m'écrire de ce qui pourrait nous tourner à mal, si on venait à lire votre lettre. J'aime mieux ignorer certaines choses que de m'exposer pour les savoir. Je vous en dirai davantage quand j'aurai l'esprit plus libre, c'est-à-dire quand Cicéron sera tout à fait bien, comme je l'espère. Mais dites-moi, je vous en prie, à qui donner mes lettres? aux courriers de César qui vous les enverra sur-le-champ? ou à ceux de Labiénus? Où est situé le pays des Nerviens? est-ce bien loin ? Je n'en sais pas un mot. — J'ai lu avec une -vive joie ce que vous me dites du courage et de la force d'âme de César, dans cette cruelle épreuve. Vous m'engagez à mettre à fin le poème que j'ai ébauché à son intention. Eh bien ! en dépit de mes occupations, en dépit d'une disposition d'esprit bien contraire, j'y reviendrai, puisque César sait par la lettre où je vous en parlais, que j'ai tant fait que de commencer. Je finirai pendant les vacances des supplications dont je suis ravi qu'on ait profité pour tirer d'embarras Messalla et les autres. Vous comptez le voir consul avec Domitius ; je le crois comme vous. Je réponds à César de Messalla. Memmius attend tout d'un voyage de César. Il s'abuse ; ses affaires vont mal. Quant à Scaurus, il y a déjà longtemps que Pompée l'a abandonné. — Tout est en suspens. Les comices vont droit à un interrègne. On parle de dictature; les honnêtes gens font la grimace. Ce qui me la fait faire à moi, ce sont les propos qu'ils tiennent ; mais on a peur et on ne décide rien. Pompée dit tout haut qu'il n'en veut pas. Avec moi naguère il était moins positif. C'est Hirrus, dit-on, qui fera la proposition. Quel sot, tous dieux ! quel adorateur de lui-même, et sans rival assurément ! Pompée a agi par moi sur Crassus Junianus qui m'est tout dévoué. Je l'ai neutralisé. Mais au fond, Pompée veut-il de la dictature? n'en veut-il pas? qui peut le dire? si Hirrus agit, ce n'est pas la preuve qu'il n'en veut pas. On ne s'entretient plus d'autre chose. Stagnation complète de tout le reste. — Les obsèques du fils de Serranus Domesticus ont eu lieu le 8 des kalendes de décembre, avec un grand appareil de deuil. Le père a prononcé un éloge funèbre, qui est de moi. — Un mot sur Milon maintenant. Pompée ne le seconde en rien ; il est tout à Gutta, et il se fait fort, dit-il, d'obtenir de César une intervention active. Milon en a la fièvre et vraiment il y a de quoi. Si Pompée est une fois dictateur, Milon n'a plus rien à espérer, ou à peu près rien. Si Milon appuie l'opposition à la dictature, et fait agir sa troupe, il se fait un ennemi de Pompée, et c'est ce qu'il redoute. S'il reste tranquille, la dictature peut être enlevée d'un coup de main. Il prépare des jeux magnifiques, si magnifiques qu'il n'y eut, je crois, jamais rien de pareil. Sottise! double et triple sottise! Rien ne l'y obligeait. 1° Il a déjà splendidement payé sa dette. 2° Il n'a pas la fortune nécessaire. 3° Il n'est que curateur à la succession, et pouvait fort bien se considérer comme curateur et non comme édile. Je crois avoir tout dit. Ayez bien soin de votre santé, mon cher frère. [3,9] A QUINTUS. Rome, décembre. Tous ces avis partaient de la meilleure intention du monde. Mais j'ai bien fait de ne les pas suivre. « Que la terre m'engloutisse, si je me trompe ! » Mon attitude a été, de l'aveu de tous, ferme autant que modérée. Je n'ai ni harcelé ni ménagé le coupable. J'ai fait ma déposition avec force, puis j'ai attendu. Quand un arrêt ignoble et déplorable est venu clore le débat, j'en ai pris mon parti d'assez bonne grâce. J'y ai trouvé d'ailleurs un grand avantage. J'étais toujours hors de moi à l'aspect des maux de l'État et de l'audace des méchants; maintenant je n'en suis pas même ému : c'est que j'en suis venu à désespérer des hommes et du siècle. Je n'ai plus rien à attendre de la république ; irais-je me remuer la bile à cause d'elle? Les lettres, l'étude, de doux loisirs dans mes campagnes, et avant tout la société de nos enfants, voilà désormais mes plaisirs. Milon seul me tourmente. Puisse-t-il me rendre le repos en devenant consul ! J'y travaille avec ardeur comme autrefois pour moi. Continuez d'agir de votre côté. Tout ira bien, si la violence ne s'en mêle, mais je | crains pour sa fortune. — C'est une démence intolérable que de jeter ainsi dans ses jeux trois cent mille sesterces. Pour cette fois cependant je me prêterai à sa folie autant que faire se pourra, et vous me seconderez de toutes vos forces. — Mes appréhensions sur le mouvement des choses pour l'année qui vient, n'ont rien qui me soit personnel ; elles n'ont rapport qu'à la république ; j'ai beau cesser d'y prendre part, je ne cesse point d'y prendre intérêt. Voici qui vous donnera la mesure de la réserve que je vous recommande dans notre correspondance : Il y a ici des troubles qui éclatent publiquement. Eh bien ! je ne vous en parle pas, de peur qu'une de mes lettres interceptée n'aille me faire des ennemis de ceux qui y verraient leurs noms. Ainsi tranquillisez-vous en ce qui nous concerne. Quant à la république, je connais votre sollicitude. Notre ami Messalla sera consul, je le vois; si c'est à la suite d'un interrègne, point de jugement; si c'est avec un dictateur, rien à craindre non plus. Il n'a pas un seul ennemi. La chaleur d'Hortensius pour lui fait beaucoup d'impression. Puis l'acquittement de Gabinius, c'est l'impunité décrétée d'avance. Mais, à propos, cette dictature en reste là : Pompée est absent. Appius intrigue. Hirrus met des jalons. Déjà on compte les opposants par centaines. Le peuple est neutre. Les grands n'en veulent point. Moi, je ne bouge. — Mille remercîments pour les esclaves que vous me promettez. Il est certain que j'en suis un peu à court à Rome et à la campagne; mais dans vos bonnes intentions pour moi, ne faites, je vous prie, que ce que vous pouvez absolument sans vous priver vous-même et sans vous gêner. — La lettre de Vatinius m'a fait rire. Je sais bien qu'il est chargé de me surveiller; mais il est de ces gens qu'on avale facilement et dont je ne veux faire qu'une bouchée. — J'ai prévenu vos nouvelles instances. Le poème pour César est fini, et je crois avoir lieu d'en être content. J'attends un messager qui m'en réponde. Je ne veux pas qu'il lui arrive comme à votre Érigone, pour qui seule les Gaules n'ont pas eu de routes sûres pendant le gouvernement de César. — Quoi ! faute de bon ciment, je jetterais bas tout l'édifice ! mais il me plaît de plus en plus; le portique inférieur et les pièces attenantes ont surtout bon air. Quant à votre Arcanum, c'est sur ma parole un ouvrage à la César ou quelque chose de plus distingué encore. Ces statues, cette palestre, le vivier, ce Nil, tout cela demanderait des Philotimes par milliers, et vous n'avez qu'un Diphile. Mais j'irai moi-même, j'y enverrai et je donnerai mes ordres.—Vous crierez encore plus fort après Félix, quand vous saurez tout. Ce n'est pas le testament, par lequel il tenait tant à régler le partage, qu'il a fait sceller. Par une méprise de lui et de son esclave Sicura, il a pris un ancien testament dont il ne voulait plus ; ct c'est ce malheureux testament qu'on a scellé. Honni soit du défunt ! et consolons-nous-en. — J'aime votre Cicéron tendrement : vous le voulez, il le mérite, et je ne saurais m'en défendre. Je le renvoie, pour le rendre à la surveillance de ses maîtres. Sa mère Pomponia va partir, et quand elle n'est pas là, je crains sa gourmandise. Il n'en sera pas moins très-souvent avec moi. Ma réponse est maintenant complète. Cher et excellent frère, adieu.