[14,0] LETTRES A ATTICUS - LIVRE XIV. [14,1] A ATTICUS. Campagne de Rome, avril. J'ai vu celui dont nous parlions ce matin (Matius). A l'entendre, la situation est désespérée, elle est sans issue. Où un si grand homme a succombé (César), qui peut se flatter de réussir? Enfin s'il faut vous le dire, il voit tout perdu ; il pourrait bien dire vrai, et il affirmait avec un air de satisfaction qu'avant vingt jours les Gaules seraient sens dessus dessous : qu'au reste, excepté Lépide, il n'avait parlé à personne depuis les ides de mars, mais qu'en somme les choses ne peuvent rester sur le pied où elles sont. Oppius ne regrette pas moins César : mais quelle réserve dans ses paroles ! Jamais un mot dont l'oreille d'un homme de bien puisse être choquée. Je m'arrête. — De votre côté, mon cher Atticus, pas de négligence, je vous en prie, à m'avertir s'il y a du nouveau, et il y en aura sans doute. Les nouvelles de Sextius se confirment-elles? surtout parlez-moi de Brutus, de Brutus, dont César, suivant la personne que je viens de voir, avait coutume de dire : Son avis n'est jamais indifférent; car ce qu'il veut, il le veut bien. César s'en était aperçu à Nicée, au langage de Brutus pour Déjotarus, langage dont la passion et la liberté le frappèrent vivement. Voici encore une circonstance que je tiens de la même source et qui m'est personnelle. Je vous raconte les choses dans l'ordre où elles me reviennent. J'étais allé solliciter César à la demande de Sextius; je m'étais assis en attendant que l'on m'introduisit. César le sut : Puis-je douter, s'écria-t-il, de l'aversion de Cicéron, quand je le vois attendre à ma porte, au lieu d'entrer? S'il y a pourtant quelqu'un sans façon, c'est lui. Je ne puis donc pas douter de sa mauvaise disposition. On me cita plusieurs autres traits. Je reviens à ma prière; instruisez-moi de tout, des grandes choses et des petites. De mon côté, je ne vous laisserai rien ignorer. [14,2] A ATTICUS. Campagne de Rome, avril. J'ai reçu hier vos deux lettres. Vous me parlez dans la première du théâtre et de Publius. C'est un bon signe de la faveur du public. Des applaudissements donnés à L. Cassius me paraissent même une chose plaisante. Dans l'autre lettre vous me parlez de Madarus dont la tête nue n'offre rien qui attire, vous le savez. Aussi ai-je passé outre; mais sans aller bien loin, car il m'avait arrêté longtemps à causer avec lui. Je vous ai répété le propos qu'il m'a dit avoir été tenu par César le jour où, venant le solliciter pour Sextius, j'attendais audience. Je crains de l'avoir rapporté inexactement. Le voici tel qu'il est : Serais-je encore assez sot pour croire à son amitié, quand un homme sans façon comme lui attend cérémonieusement à ma porte pour entrer? Ne doutez pas que la tête nue ne soit un ennemi mortel de la paix publique, autrement dit de Brutus. Je vais à Tusculum aujourd'hui. Demain je serai à Lanuvium. Puis, je pense aller à Asture. Tout est disposé pour recevoir Pilia. Je voudrais bien aussi qu'Attica... Mais je dois vous pardonner la préférence. Mille compliments à l'une et à l'autre. [14,3] A ATTICUS. Tusculum, avril. Votre lettre est tranquillisante. Veuille le ciel que cela dure ! Matius ne le croit point. Mais voici que les ouvriers qui étaient allés à Rome chercher du blé reviennent les mains vides, et m'annoncent (grande rumeur !) qu'Antoine a accaparé l'approvisionnement tout entier. Il faut que ce soit une panique, car vous m'en auriez parlé. Jusqu'ici pas le plus petit mot de Corumbus; c'est l'affranchi de Balbus. Son nom m'est bien connu, et on le dit fort habile architecte. On a un motif, je le suppose, pour réclamer l'honneur de votre signature. On veut nous faire croire qu'on est bien poumons, et en vérité je ne sais pourquoi on ne le serait point en effet : mais qu'importe? Tâchez de découvrir le fond de la pensée d'Antoine. Je le crois bien plus occupé de faire bonne chère que de songer à mal. S'il survient quelques événements, mandez-les-moi. Sinon, parlez-moi des manifestations populaires et des allusions du théâtre. Mes compliments à Pilia et à Attica. [14,4] A ATTICUS. Lanuvium, avril. Que pouvez-vous espérer de moi à Lanuvium ? C'est où vous êtes qu'il y a tous les jours du nouveau, je me le figure. Le temps se charge. D'après l'échantillon de Matius, que pensez-vous des autres ? Pour moi, je déplore ce qui est sans exemple dans le monde, la liberté recouvrée et point encore de république. On frémit en songeant à tout ce qu'on dit, à tout ce qu'on machine. Je redoute aussi la guerre dans les Gaules. Sextus lui-même, que deviendra-t-il ? Mais en dépit de tant d'éléments conjurés, les ides de mars me consolent. Nos héros ont fait ce qui dépendait d'eux. Ils l'ont fait glorieusement et avec un courage sublime; mais pour achever l'œuvre il faut de l'argent cl des troupes, et nous n'en avons pas. Ce peu de mots a pour objet de vous demander des nouvelles, car je suis dans une attente continuelle. Si vous n'aviez rien à me dire, n'en continuons pas moins, je vous prie, le doux commerce de nos lettres. J'y serai, de mon côté, fidèle. [14,5] A ATTICUS. Asture, 11 avril. J'espère que vous êtes mieux. La diète aura suffi contre une attaque si légère. Mais je veux savoir positivement comment vous vous : trouvez. C'est un bon signe que l'inquiétude de Calvéna sur les dispositions de Brutus à son égard. ! Mais que c'en serait un mauvais, si les enseignes des Gaules se déployaient contre nous ! Que pensez-vous des légions qui étaient en Espagne? n'auront-elles pas les mêmes prétentions? et celles à qui Annius a fait passer la mer? Quand je dis Annius, c'est Caninius. Ma mémoire est en défaut. Tout le mal vient de ce débauché. Supposez Antoine de franc jeu, la sédition des affranchis de César n'eût pas été une affaire. Quelle sotte honte à moi de n'avoir pas pris de mission avant la prorogation du sénat ! Je ne voulais pas avoir l'air de me sauver quand l'orage grondait; et certes j'aurais tort si je pouvais l'empêcher de crever. Mais voyez quels sont nos magistrats, si magistrats il y a; voyez tous les commandements livrés aux satellites de la tyrannie ; voyez les forces dont elle dispose; voyez les vétérans qui sont là à nos portes : quels éléments volcaniques ! D'un autre côté, ceux dont la vie devrait être sous la sauvegarde de l'univers, et dont l'univers devrait révérer la gloire, ceux-là, privés d'honneurs et de popularité, se cachent entre quatre murailles. N'importe, ils sont heureux, et Rome seule est misérable. Mais quel sera l'effet de l'armée d'Octave? Va-t-il devenir un centre? Peut-on espérer de lui quelque favorable péripétie? Malheureusement je ne le pense pas. Toutefois dites-moi ce qui en est. C'est au moment de quitter Asture, le 3 des ides, que je vous écris. [14,6] A ATTICUS. Fondi, avril. J'étais à souper à Fondi, la veille des ides, lorsque j'ai reçu votre lettre. Vous allez mieux ; c'est le principal. Puis les nouvelles sont meilleures. C'eût été une cruelle chose que l'arrivée des légions. Quant à Octave, on verra plus tard. Je voudrais bien apprendre quelque chose de Marius. J'étais persuadé que César s'était débarrassé de lui. Après ce qui est arrivé, je ne suis pas fâché de l'entrevue d'Antoine avec nos héros; mais, sauf les ides de mars, je ne vois vraiment rien dont je puisse encore me réjouir. Depuis que je suis à Fondi avec Ligus, j'ai la douleur de voir les biens de Sextilius entre les mains de ce misérable Curtilius. Ce que je dis de celui-ci, je le pense de toute la clique. ? douleur ! il faut que ce soit nous qui maintenions les spoliations pour lesquelles nous avions voué notre haine au tyran ! Ne nous faudra-t-il pas encore pendant deux ans avoir les consuls et les tribuns de son bon plaisir? Je n'aperçois pour moi aucun moyen de me mêler des affaires. Quelle absurde contradiction! On porte aux nues ceux qui ont tué le tyran, et on maintien les actes de sa tyrannie ! Vous voyez ses consuls, vous voyez ses magistrats, si magistrats il y a; vous voyez la torpeur des gens de bien. Toutefois, dans toutes les villes municipales, la joie tient du délire. On ne peut en donner une idée. Il y a foule chez moi : on est avide d'entendre de ma bouche ce qui s'est passé ; et cependant on ne prend aucune mesure ! A voir la politique du jour, on dirait qu'on tremble devant les vaincus. C'est au second service que je vous écris. Une autre fois j'aurai plus de loisir, et vous aurez une lettre moins décousue. En attendant, que faites-vous? que se passe-t-il? [14,7] A ATTICUS. Formies, 15 avril. J'ai vu Paullus à Caiète le lendemain des ides. Il m'a parlé de Marius et des affaires. Ce qu'il y a de pire. Je n'ai encore rien de vous. I! est vrai qu'aucun de mes gens n'est arrivé. On prétend ici avoir vu notre Brutus dans les environs de Lanuvium. Où veut-il donc se fixer? Je suis fort en peine de nouvelles, des siennes surtout. Je vous écris au moment de quitter Formies, aujourd'hui 17 des kalendes, pour arriver demain à Pouzzol. Cicéron vient de m'envoyer une lettre fort bien tournée et raisonnablement longue. Il peut me tromper sur le reste, mais son style prouve ses progrès Aussi je vous conjure maintenant, comme je vous le disais l'autre jour, de veiller à ce que rien ne lui manque. Le devoir l'exige; la réputation et l'honneur n'y sont pas moins intéressés. Et j'ai bien vu que c'était tout à fait votre avis. Désormais ainsi je puis aller en Grèce, et je compte partir en juillet. Toutes les difficultés s'aplanissent. Cependant, comme au temps où nous vivons il n'y a jamais rien de certain, que je ne sais pas aujourd'hui ce qu'il me sera demain honorable, licite ou nuisible de faire, veuillez provisoirement mettre mon fils en état de se soutenir d'une manière très digne et trèslarge. Je compte en cette occasion sur votre bienveillance habituelle pour tout ce qui me regarde. Puis donnez-moi des nouvelles; sinon écrivez-moi ce qui vous passera par la tête. [14,8] A ATTICUS. Sinuesse, avril. A. XIV, 8. Vous me croyiez déjà sur le bord de la mer; et le 17 des kalendes votre lettre m'a trouvé encore à mon pied à terre de Sinuesse. Pour ce qui est de Marius, c'est justice. Mais je plains le petit-fils de L. Crassus. Je suis ravi que notre Brutus soit si content d'Antoine. Junia, dites-vous, lui a remis des lettres pleines de modération et même d'amitié; mais Paullus m'en a montré d'autres de son frère. Il y est question, à la fin, d'embûches préparées contre sa vie : on en a des indices certains. Cela ne me plaît guère, et plaît bien moins encore à Paullus. Je ne suis pas fâché du brusque départ de la reine (Cléopâtre s'enfuit de Rome après la mort de César). Mandez-moi ce qu'a fait Clodia. Occupez-vous aussi, je vous prie, des Byzantins comme du reste ; et faites appeler Pelops. Je vous tiendrai au courant de Baies; et quand j'aurai bien vu ces réunions dont vous voulez que je vous parle, vous aurez des détails. Que se passe-t-il dans les Gaules, en Espagne? Où en est Sextus? J'en suis inquiet : veuillez me parler de lui et de tout. Je ne suis pas fâché que votre migraine vous ait forcé à prendre un peu de repos. Je m'aperçois, en lisant vos lettres, que vous êtes plus calme. Ne me cachez rien sur Brutus. Où est-il? quels sont ses projets? Je me flatte qu'aujourd'hui il pourrait seul et sans crainte se promener dans toutes les rues de Rome. Et pourtant.... [14,9] A ATTICUS. Pouzzol, avril. Vos lettres sont arrivées de compagnie; l'affranchi de Vestorius m'en a remis à la fois plusieurs, où j'ai trouvé beaucoup de lumières sur la situation. Je réponds en peu de mots à ce que vous désirez savoir. D'abord l'héritage de Cluvius fait mes délices. Vous demandez ensuite pourquoi j'ai envoyé chercher Chrysippe. Deux de mes boutiques ont croulé; les autres sont remplies de lézardes. Les locataires et même les rats ont délogé. On appellerait cela un malheur : pour moi, ce n'est pas même une contrariété. O Socrate! ô enfants de Socrate! je ne saurai jamais vous exprimer assez ma reconnaissance. Vous savez, Dieux immortels, s'il y a rien de tout cela qui me touche! D'ailleurs le projet de reconstruction que me conseille Vestorius, et qu'il a conçu, me rendra cet accident profitable — Il y a ici grand monde, et on parle de plus grand monde encore; par exemple, de deux consuls quasi désignés. Grands Dieux! la tyrannie vit, et le tyran est mort. Nous nous réjouissons de son trépas et nous soutenons ses actes! Aussi voyez le langage sévère de M. Curtius ! il nous fait honte de vivre, et il n'a pas tort. N'eût-il pas mieux valu mourir mille fois, que de souffrir ce qui a bien l'air de vouloir durer plus que nous? Balbus est ici, et nous sommes souvent ensemble. Vêtus lui mande, à la date de la veille des kalendes de janvier, qu'après avoir enveloppé Cécilius, il allait se rendre maître de lui, quand le Parthe Pacorus, accourant avec une force imposante, dégagea Cécilius, non sans avoir fait perdre beaucoup de monde à Vétus. Vétus accuse Volcatius de ce malheur. Ainsi la guerre serait imminente. Mais Dolabella et Nicias y pourvoiront, Balbus a de meilleures nouvelles des Gaules à vingt et un jours de date. En apprenant la mort de César, les Germains et les nations de ces contrées ont envoyé des ambassadeurs à Aurelius, lieutenant d'Hirtius, pour faire leur soumission. Qu'en dites-vous ? Tout est donc à la paix de ce côté : ce n'est pas ce que disait Calvéna. [14,10] A ATTICUS. Pouzol, avril. Est-il bien vrai? ce Brutus qui nous est si cher n'aurait frappé ce grand coup que pour être a Lanuvium ! Trébonius ne pourrait se rendre à son gouvernement que par des chemins détournés : et tout ce que César a fait, écrit, dit, promis ou même pensé, aurait autorité plus grande que de son vivant! Vous rappelez-vous le jour de la retraite au Capitole, comme je demandais à grands cris qu'on y fît convoquer le sénat par les préteurs? Dieux immortels! que ne pouvait-on pas faire dans ce premier moment de ferveur pour les honnêtes gens et même pour les tièdes, et de consternation pour les méchants? La faute en est, dites-vous, aux fêtes de Bacchus : que pouvait-on alors? déjà tout était perdu. Vous rappelez-vous ce que vous disiez tout haut; que c'en était fait, si on lui élevait un bûcher? Eh bien! en plein forum on a brûlé son corps, on a prononcé son éloge, on s'est apitoyé sur son sort, et l'on a mis la torche à la main à des esclaves, à des mendiants, pour venir incendier nos demeures. Vous savez la suite. On ose dire aujourd'hui : Est-ce que vous voulez aller contre la volonté de César? C'est vraiment trop fort, et je n'y puis plus tenir. Aussi je veux aller vivre ailleurs. Le lieu même où vous êtes n'est pas sûr. Vos maux de cœur sont-ils tout à fait passés? Votre lettre me le donne à entendre. Je reviens aux Tébassus, aux Scéva, aux Frangon. Croyez-vous possible que ces gens-là soient tranquilles dans leur usurpation, tant qu'ils nous verront en face, nous d'ailleurs à qui ils croyaient plus de cœur que nous n'en avons? Beaux amis de l'ordre vraiment, les auteurs de tous les vols! Ce que je vous ai dit de Curtilius au sujet des biens de Sextilius, prenez que je le pense des Censorinus, des Messalla, des Plancus, des Postumius et de toute la clique. Lui mort, il valait mille fois mieux périr (ce qui ne serait pas arrivé), que de voir ce que nous voyons. — Octave est arrivé à Naples le 14 des kalendes. Balbus l'y a vu le lendemain matin, et il est venu le jour même a Cumes m'annoncer qu'Octave se proposait d'accepter la succession de César; mais, comme vous le dites, il aura terriblement maille a partir avec Antoine. Je donne et donnerai toute l'attention que je dois à voire affaire de Buthrote. Vous me demandez si le bien de Cluvius rendra cent mille sesterces; il en approchera, je pense. Mais j'en ai déjà mangé quatre-vingt mille cette année. Quintus a beaucoup à se plaindre de la conduite de son fils, qui est au mieux aujourd'hui avec sa mère, avec qui il était en guerre ouverte tant qu'elle a été bien avec son père. La lettre de mon frère contre son fils est des plus vives. Que fait ce jeune homme en ce moment? Si vous le savez et si vous êtes encore à Rome, veuillez me le mander. Bien entendu, dites-moi aussi les nouvelles, s'il y en a. C'est un grand bonheur pour moi que vos lettres. [14,11] A ATTICUS. Pouzzol, avril. Je vous ai écrit avant-hier une assez longue lettre. Je réponds aujourd'hui à vos dernières questions. Oui, je voudrais voir Brutus a Asture. Vous me parlez de l'insolence de ces misérables : avez-vous donc espéré mieux? nous en verrons bien d'autres. Lorsque je lis dans leurs discours : « un si grand homme, un citoyen si illustre, » la patience m'échappe. Il vaudrait mieux en rire. Pourtant, souvenez-vous de ce que je vous dis : on habitue l'oreille du peuple à ces déclamations perfides; si bien que nos amis, ces héros, ces demi-dieux, avec leur gloire immortelle non contestée, vont se trouver en butte à la haine, exposés à mille dangers. La conscience de ce qu'ils ont fait les console. Mais où sera notre consolation à nous, qui sommes délivrés du tyran et qui ne sommes pas libres? Un caprice de la fortune sera notre sort; la raison ne tient plus le gouvernail. — Ce que vous m'écrivez de Cicéron me fait plaisir. Puisse-t-il justifier mes espérances! Je vous sais un gré infini de vos soins pour fournir assez largement à ses besoins et à ses dépenses : continuez, je vous en prie. — Vous jugez très-bien l'affaire de Buthrote, et moi je ne la perds pas de vue. Je me chargerai même de tout. La tâche devient chaque jour plus facile. Puisque vous vous intéressez à mes affaires plus que moi-même, je vous dirai que le bien de Clinius pourra produire cent mille sesterces. L'éboulement qui a eu lieu ne réduira pas ce chiffre; je suis, au contraire, fondé à espérer une augmentation. J'ai ici avec moi Balbus, Hirtius et Pansa. Octave vient d'arriver, et même à ma porte, chez Philippe; il est tout à fait à ma dévotion. Lentulus Spinther passe la journée chez moi, et part demain matin. [14,12] A ATTICUS. Pouzzol, avril. Ô mon cher Atticus, nous n'avons, je le crains bien, gagné aux ides de mars qu'un moment de joie et le plaisir de la vengeance. Que me mande-t-on? que vois-je? Ô action admirable et vaine tout ensemble! Vous savez combien je porte d'intérêt aux Siciliens, et tiens à honneur leur clientèle. César faisait beaucoup pour eux, et j'étais loin de m'en plaindre, quoiqu'on eût bien pu ne pas leur accorder les droits des peuples du Latium.... et encore! Mais voici qu'Antoine, moyennant une grosse somme d'argent qu'il a reçue, fait publier une loi qu'aurait portée, dit-on, aux comices, le dictateur, et par laquelle les habitants de la Sicile sont tous déclarés citoyens romains. De son vivant, on n'en a jamais dit un mot. Mais quoi! est-ce que l'affaire de Déjatorus n'est pas exactement la même? Certes il n'y a pas un royaume qu'il ne mérite d'obtenir! mais le tenir de Fulvie! .le vous en raconterais de la sorte par centaines. Je reviens à mon fait. Comment, dans une affaire aussi éclatante, aussi bien établie, aussi juste, comment dans l'affaire de Buthrote n'obtiendrions-nous pas au moins une partie de nos demandes, quand on se montre si facile pour d'autres? Octave me traite ici avec autant de distinction que d'amitié : les siens l'appellent César; Philippe non, ni moi non plus, par conséquent. Octave ne peut pas, je le déclare, être un bon citoyen; il n'entend bourdonner autour de lui que des menaces de mort contre nos amis. Impossible, disent-ils, de leur passer ce qu'ils ont fait. Que sera-ce, je vous le demande, lorsque cet enfant arrivera à Rome, où déjà nos libérateurs ne peuvent pas se trouver en sûreté? Sans doute ils seront à jamais célèbres, heureux même par le témoignage de leur conscience : mais pour nous, ou je me trompe fort, ou nous n'en serons pas mieux. Dans cette persuasion, je veux fuir, et j'irai jusqu'aux lieux où, comme dit le poète, le nom des Pélopides n'est pas venu. Je hais ces consuls désignés qui me forcent de tenir ici cours de déclamation, et me rendent tout repos impossible, même, aux eaux. Cela tient, il est vrai, à ma trop grande facilité. Jadis ma complaisance était en quelque sorte, nécessaire; de quelque manière que les choses tournent, elle ne l'est plus aujourd'hui. Depuis longtemps je n'ai rien à vous écrire, et je ne vous en écris pas moins. Ce n'est pas pour vous faire plaisir, mais pour vous arracher une réponse. Parlez-moi de ce qui se passe, de Brutus surtout. Je vous écris aujourd'hui, 10 des kalendes, à table chez Vestorius, assez pauvre dialecticien, mais calculateur fort habile. [14,13] A ATTICUS. Pouzzol, avril. On me remet enfin, à sept jours de date, la lettre que vous m'avez écrite de 13 des kalendes. Vous me demandez ce que j'aime le mieux ici, de mes coteaux et de leurs beaux points de vue, ou de la promenade unie de la vallée. Vous croyez m'embarrasser. Et, en effet, le charme de ces lieux est si grand que je ne saurais vraiment dire ce que je préfère. « Mais comment avoir le cœur aux festins, en face du désastre immense envoyé par Jupiter, quand nous sommes saisis de crainte, et quand nous ne savons pas s'il nous sera donné de vivre, ou s'il nous faudra mourir? » Ce n'est pas que vous ne m'annonciez une grande et bien bonne nouvelle, l'arrivée de Décimus Brutus au milieu de ses légions. J'en tire un bon augure. Mais en supposant que la guerre civile éclate (elle éclatera si Sextus reste sous les armes, et il y restera; ) que ferons-nous? Voilà ce que j'ignore. Il ne nous sera pas permis, comme dans la guerre de César, de n'être, ni pour ni contre. Quiconque se sera réjoui de la mort de César (et nous ne nous en sommes pas cachés) sera traité en ennemi ; alors ce sera un carnage. Irons-nous chercher un asile sous la tente de Sextus, on bien encore sous celle de Brutus? C'est un effort qui répugne à nos âges. Puis l'issue de la guerre est trop incertaine, et nous pouvons nous dire l'un à l'autre : « ? mon fds, il ne t'est pas donné d'atteindre à la gloire des guerriers. L'éloquence que le ciel t'a départie te destine à des lauriers plus doux. » Le mieux sera de nous abandonner au hasard, qui pourra plus ici que la prudence. Appliquons-nous seulement (ceci dépend de nous ) à supporter les événements avec courage et sagesse, en nous rappelant ce que nous sommes; et demandons aux lettres ou aux ides de mars de nous consoler du reste. Décidez maintenant, et faites cesser les incertitudes qui m'agitent : il y a tant de raisons pour et contre ! En partant, comme j'en avais dessein, avec une mission pour la Grèce, j'écarte en partie les périls qui menacent ma tête; mais je m'expose au reproche de manquer à la république dans de si graves circonstances. Si je demeure au contraire, je suis, il est vrai, personnellement en danger; mais il peut arriver que je sois utile à la chose publique. Enfin il y a aussi quelques motifs particuliers pour que j'aille en Grèce. J'y serais, j'en suis convaincu, d'un grand secours à Cicéron pour achever son éducation. Je n'avais même pas d'autre but, lorsque je songeai dans le temps à demander une mission à César. Pesez toutes ces réflexions, je vous prie, avec l'attention que vous mettez toujours à ce qui me touche. — Je reviens a voire lettre : le bruit court, dites-vous, que je veux vendre ce que j'ai près du lac; on ajoute que mon frère veut à tout prix avoir cette toute petite maison, pour y établir, comme son fils vous l'a dit, Aquilia, qui va devenir son épouse. En ce qui me concerne, je ne songe pas le moins du monde, à vendre; à moins qu'il ne se rencontre quelque chose qui me convienne davantage. De son côté, Quintus ne se soucie pas de rien acheter. Il a bien assez à faire de rembourser la dot, et à cet égard il se loue infiniment d'Egnatius. Quant à prendre femme, il en est à cent lieues. Rien de si bon, dit-il, que de coucher seul. — Assez sur ce sujet; je reviens à notre pauvre république, si république il y a. Antoine m'a écrit pour le rappel de Sex. Clodius. Vous verrez par sa lettre dont je vous envoie copie combien il me montre de déférence; mais au fond que de corruption et de turpitude! Quel homme dangereux! c'est à en regretter quelquefois César. Ce que César n'eût jamais fait ni souffert, on l'ose aujourd'hui en son nom, à l'aide de falsifications odieuses. Je me suis montré facile avec Antoine. Il est évident que ce qu'il s'était mis en tête, il l'aurait fait bon gré, mal gré. Vous trouverez ci-jointes sa lettre et ma réponse. {14,13a} {14,13b}. [14,14] A ATTICUS. Pouzzol, avril. Comment? répétez, je vous prie. Notre Quintus aux jeux Pariliens de César, la couronne en tête? aux jeux Pariliens? Et seul? Ah! et Lamia aussi! Voilà de quoi me surprendre. Citez-moi un peu les autres noms, s'il vous plaît; quoique je sois sûr d'avance qu'il n'y en aura pas un d'honorable. Donnez-moi des détails. Il s'est trouvé que je vous avais écrit le 6 des kalendes assez longuement, quand trois heures après j'ai reçu de vous une lettre très remplie. Ai-je besoin de vous dire combien j'ai ri de vos spirituelles plaisanteries sur la secte Vestorienne et sur la coutume des banquiers de Pouzzol? Mais parlons politique. Vous défendez les deux Brutus et Cassius comme si je les attaquais, moi qui pense qu'on ne peut les louer assez. Je m'en prends aux événements et non aux hommes; car enfin le tyran n'est plus, et la tyrannie est debout! ce que le tyran n'aurait jamais osé faire, on le fait! témoin le rappel de Clodius. J'ai la certitude aujourd'hui que non seulement il n'y avait pas pensé, mais qu'il ne l'aurait pas souffert. Bientôt viendra le tour de Rufio le Vestorien, puis de Victor, dont le nom n'est écrit nulle part; puis des autres. Car à qui s'arrêtera-t-on? Nous n'avons pas voulu être esclaves de l'homme, et nous obéissons à des chiffons de papier. Pouvait-on se dispenser d'aller au sénat le jour des l'êtes de Bacchus? Dites que oui tant que vous voudrez. Cela fera-t-il qu'une fois à la curie on ait pu opiner librement? N'a-t-il pas fallu de vive force maintenir les droits des vétérans qui nous environnaient en armes, nous sans défense? Vous savez mieux que personne combien j'ai désapprouvé cette assemblée du Capitole. Qu'en conclure? que c'est la faute des Brutus? non sans doute; c'est la faute de gens à qui le nom de brutes convient à merveille, et qui se croient pourtant bien sages et bien habiles : de ces gens comme on en trouve pour applaudir, même pour serrer la main, mais qui ne sont plus là quand il faut vous défendre. Au surplus, laissons le passé. Serrons-nous seulement autour de nos libérateurs, et, comme vous le dites si bien, consolons-nous avec ces ides de mars, qui ont ouvert à nos amis, à des demi-dieux, les portes du ciel, mais qui n'ont pas ouvert au peuple romain les portes de la liberté. Rappelez-vous vos prédictions. Ne proclamiez-vous pas à grands cris que tout était perdu, si on lui élevait un bûcher? Vous aviez bien raison, et l'on voit aujourd'hui ce qui est sorti de ce bûcher. Vous me dites qu'Antoine doit faire son rapport sur les gouvernements aux kaiendes de juin; qu'il demandera pour lui les deux Gaules, avec une extension de la durée légale pour ses pouvoirs. Pourra-t-on voter comme on voudra? Si on le peut, je me réjouirai du retour de la liberté. Si on ne le peut pas, qu'aurai-je gagné, je vous prie, à un changement de maître, si ce n'est la joie de renaître mes yeux de la mort d'un tyran ? Le temple d'Ops, dites-vous, est au pillage : je m'y attendais. Faut-il, grands Dieux! qu'une poignée de héros nous aient délivrés, et que nous ne puissions être libres ! A eux la gloire! à nous les sottises! Et vous m'engagez à écrire ; l'histoire! et vous voulez que je trace le tableau des attentats sous lesquels nous gémissons encore ! Et ceux qui vous ont fait signer leur testament, pourrai-je n'en pas parler avec éloge? Ce n'est pas à coup sûr quelque peu d'argent qui me touche. Mais quand un homme vous fait du bien, quel qu'il soit, il est dur d'en dire du mal. Je crois d'ailleurs, comme vous, que nous pourrons plus en connaissance de cause décider toutes ces questions aux kaiendes de juin. J'y serai sans faute; et, soutenu de votre nom, de votre crédit, de l'incontestable justice de vos droits, il n'y aura pas d'efforts que je ne fasse, de soins que je n'emploie, pour obtenir sur l'affaire de Buthrote un décret tel que vous le souhaitez. Vous voulez que je réfléchisse encore avant de prendre un parti. Je réfléchirai. Et cependant c'était à vos réflexions que j'avais fait appel. A propos, croyez-vous donc la république tout à fait ressuscitée, que vous rendez déjà à vos voisins de Marseille ce qui leur appartient? On pourrait tout par la force matérielle, et je ne sais jusqu'à quel point nous pouvons y compter. On ne peut plus rien par la force morale. [14,15] Votre petite dernière lettre me charme. J'augure de celles de Brutus à Antoine et à vous, que les affaires vont prendre un meilleur tour. Il est temps que j'avise à ma position, et que je voie dans quel lieu me retirer. Ô que je suis fier de mon Dolabella! Il est bien mien en effet aujourd'hui. Auparavant, croyez-moi, j'en doutais quelque peu au fond de l'âme. On doit ouvrir de grands yeux, au moins! La roche Tarpéienne, des croix, la colonne à bas, le sol pavé, que voulez-vous de plus? Tout cela est héroïque. Il a ainsi coupé court a ces semblants de regrets qui grossissaient à chaque instant, et qui, si on les eut laissés aller, auraient fini par devenir funestes à nos illustres tyrannicides. Oui, je suis d'accord avec vous maintenant, il y a du mieux à espérer. Ce n'est pas que je me fasse à ces faux partisans de la paix, défenseurs obstinés des actes les plus abominables. Mais tout ne peut pas se faire en un jour. Les choses commencent à marcher mieux que je ne le pensais, et je ne partirai que quand vous me direz que je le puis avec honneur. Que Brutus compte sur moi en tout et pour tout. Quand même nous n'aurions eu aucun rapport antérieur, je serais encore a lui, par respect pour sa rare et incroyable vertu. Je laisse notre chère Pilia entièrement maîtresse de ma villa et de tout ce qu'elle renferme. Je partirai le jour des kalendes de mai pour Pompéi. Que ne pouvez-vous persuader à Brutus de se trouver à Asture! [14,16] A ATTICUS. Pouzzol, mai. Je vous écris celte lettre le 6 des nones, au moment de quitter ma villa de Cluvius, un pied à bord de mon léger bateau. Je laisse à Pilia ma villa du lac Lucrin, maison et gens. Je compte aujourd'hui faire brèche au tyrotarique de notre frugal ami Pétus. Je passerai à Pompéi ; puis je me rembarquerai pour revenir ici dans mes royaumes de Pouzzol et de Cumes, lieux adorables par dessus tout, mais qu'on est presque réduit à fuir, à cause du tourbillon d'importuns qui vous y assiège. — Parlons de nos affaires. Que la conduite de Dolabella est belle! comme elle doit faire ouvrir les yeux ! Je ne cesse de le soutenir par mes éloges et mes conseils. Je vois avec plaisir dans vos lettres quelle est votre pensée sur l'événement et sur l'homme. Il me semble qu'à présent notre Brutus pourrait se montrer en plein forum, une couronne d'or sur le front. Qui oserait l'outrager avec la croix ou la roche Tarpéienne en perspective, surtout après tant d'applaudissements, tant de témoignages d'adhésion de la part du bas peuple? Maintenant donc, mon cher Atticus, il faut me laisser partir ; mon vœu, aussitôt après mes comptes bien réglés avec notre Brutus, est d'aller parcourir la Grèce. Il importe beaucoup à Cicéron, ou plutôt à moi-même, ou plutôt encore à Cicéron et à moi tout ensemble, que je me mêle de ses études. Qu'y a-t-il, en effet, je vous prie, dans cette lettre de Léonidas, que vous m'avez communiquée, qui puisse me causer de la joie? Jamais je ne me contenterai d'un éloge de mon fils avec cette restriction : Quant à présent. C'est là le langage de la crainte et non de la confiance. J'avais dit à Hérode de me donner des détails. Je n'ai pas eu un mot de lui jusqu'à ce jour, et je crains qu'il se soit abstenu pour ne pas me faire de la peine. Je vous sais beaucoup de gré de ce que vous avez écrit à Xénon ; car il est de mon devoir comme de mon honneur de ne laisser Cicéron manquer de rien. J'entends dire que Flaminius Flamma est à Rome. Je viens de lui écrire ce que vous m'aviez mandé vous-même, que vous comptez lui parler de l'affaire Montanus. Veillez, je vous prie, à ce que ma lettre lui soit remise, et ayez un entretien avec lui, quand vous en trouverez le moment sans vous gêner. Je crois que si cet homme a un peu de pudeur, il s'exécutera, afin de ne pas exposer ceux qui ont répondu pour lui. Je vous sais un gré extrême de m'avoir appris le rétablissement d'Attica, avant de m'avoir parlé de son indisposition. [14,17] A ATTICUS. Pompéi, mai. Je suis arrivé à Pompéi le 5 des nones de mai, après avoir la veille, comme je vous l'ai dit, installé Pilia à Cumes. J'étais à table quand j'ai reçu la lettre dont vous aviez chargé pour moi l'affranchi Démétrius, la veille des kalendes. Vos réflexions sont en général fort sages. Cependant on voit bien que, pour vous mettre en quelque sorte à couvert, vous voulez abandonner à la fortune le choix du parti à suivre : eh bien ! nous prendrons ensemble conseil des circonstances. Fasse le ciel que je puisse joindre Antoine pour lui parler de l'affaire de Buthrote! J'en tirerai bon parti: mais on ne croit pas qu'il se détourne de Capoue, où il va. Je crains ce voyage pour la république. Et César, que j'ai laissé hier bien souffrant à Naples, en a la même opinion. Il résulte de tout cela qu'il nous faudra attendre les kalendes de juin pour traiter et terminer cette affaire. Assez sur ce sujet. — Quintus a reçu de son fils les lettres les plus aigres, qui lui ont été remises à Pompéi au moment de notre arrivée. Le jeune homme commence par dire qu'il ne veut pas d'Aquilia pour belle-mère. Passe pour cela encore ; mais ailleurs il dit qu'il a toujours tout obtenu de César, jamais rien de son père, et qu'il met désormais sa confiance dans Antoine. Le malheureux! c'est au surplus son affaire. — J'ai écrit à Brutus, à Cassius et à Dolabella. Je vous envoie des copies de mes lettres, non que je vous consulte pour les envoyer, je n'hésite, pas un moment à cet égard, mais parce que je n'ai pas non plus le moindre doute sur votre approbation. — Ne cessez pas, je vous prie, mon cher Atticus, de fournir à Cicéron tout ce que vous jugerez nécessaire, et souffrez que je me repose sur vous de ce soin. Je vous exprime toute ma gratitude de la peine que déjà vous avez bien voulu prendre à ce sujet. — Je n'ai pas encore travaillé autant que je l'ai voulu à mes Anecdotes. Les choses que vous voulez que j'y ajoute feront partie d'un volume séparé, dont je m'occuperai plus tard. Croyez-moi pourtant, il y avait moins de danger pendant la vie du tyran à parler de toutes les infamies qui se faisaient, qu'à en parler aujourd'hui qu'il est mort. C'est un fait que je ne m'explique pas; mais il souffrait tout de moi avec une merveilleuse patience. A présent, au contraire, de quelque côte que nous fassions un pas, on nous arrête au nom de César, en prenant prétexte non-seulement de ce qu'il a pu faire, mais même de ce qu'il a pu penser. — Puisque Flamma est arrivé, vous allez sans doute vous occuper de l'affaire de Montanus. Je crois qu'on est maintenant eu meilleure position. {14,17a}. [14,18] A ATTICUS. Pompéi, mai. Vous me poussez toujours sur ce que j'élève trop haut Dolabella : sans doute j'approuve ce qu'il a fait; cependant si je l'ai porté aux nues, je n'y ai été déterminé que par votre première et votre seconde lettre. Mais depuis, Dolabella s'est perdu auprès de vous par des procédés qui m'ont brouillé moi-même avec lui. Quel front ! le terme écheait aux kalendes de janvier, et il en est encore a me payer. Cependant il a Fabérius qui, d'une ligne de sa main, l'a libéré de tant de dettes, et qui peut encore lui procurer le secours divin. Vous voyez que je trouve, encore le mot pour rire. Je lui ai écrit le 8 des ides, de grand matin; le soir, j'ai reçu à Pompéi votre lettre, venue en trois jours. C'est aller vite. Mais, comme je vous l'ai déjà mandé ce jour-là même, j'ai écrit à Dolabella quelques mots assez piquants, je vous assure. S'il ne répond pas, j'irai le trouver; il ne me résistera point. Vous avez sans doute fini avec Albius. Je vous remercie beaucoup de ce que vous m'avez prêté pour la dette de Patulcianus ; ce sont là de vos traits. Je m'en reposais sur Éros; je l'avais laissé à Rome pour ces affaires qui, par son fait, ont failli si mal tourner. Je m'en expliquerai avec lui. Quant à l'affaire de Montanus, je vous en laisse derechef toute la responsabilité. — Je ne m'étonne point que Servius en partant vous ait tenu un langage désespéré : il ne peut pas être plus découragé que je le suis moi-même. Si notre cher Brutus, l'homme unique, ne vient pas au sénat le jour des kalendes de juin, je ne vois pas ce qu'il ferait au forum. Il sait, au reste, mieux que personne ce qu'il a à faire. Quant à moi, j'augure de tout ce que je vois que nous n'aurons pas gagné grand-chose aux ides de mars, et je pense plus que jamais à la Grèce. En quoi puis-je être utile à Brutus, puisqu'il songe à s'exiler lui-même? — La lettre de Léonidas ne me plaît pas merveilleusement. Je suis de votre avis sur Hérode. Je voudrais bien lire la lettre de Sauféius. Mon intention est de quitter Pompéi le 6 des ides de mai. [14,19] A ATTICUS. Pompéi, mai. C'est à Pompéi, le jour des nones de mai, que j'ai reçu vos deux lettres, l'une à six jours de sa date, l'autre à quatre. Je réponds d'abord à la première. Combien je suis charmé d'apprendre que ma lettre vous soit arrivée à propos par Barnéus ! Vous avez parlé à Cassius comme toujours. N'est-il pas heureux que je lui aie moi-même écrit, quatre jours à l'avance, précisément ce que vous me recommandiez de lui dire? Vous avez une copie de ma lettre. Mais au moment ou je suis tout bouleversé de la banqueroute de Dolabella (c'est votre expression), voici que je reçois votre lettre et la copie de celle de Brutus. Brutus songe à se réfugier dans l'exil. A l'époque de la vie où je suis parvenu, il est un parti dont on se rapproche chaque jour davantage: j'aimerais mieux sans doute n'y entrer qu'après avoir vu Brutus heureux et la république puissante; mais je n'ai pas, comme vous le dites fort bien, le choix des partis, et vous pensez comme moi que la guerre, la guerre civile surtout, ne va point à mon âge. Antoine s'est borné à me répondre, au sujet de Clodius, que ma bonté, ma modération l'avaient bien touché, et que ce serait un jour pour moi un grand sujet de satisfaction. Pansa, dit-on, au contraire, se déchaîne contre Clodius et contre Déjotarus. C'est la sévérité même, à l'en croire. Cependant ce qui n'est pas si bien de sa part, c'est de se prononcer violemment comme il le fait contre Dolabella. Le fils de votre sœur a été fortement réprimandé par son père, à l'occasion des couronnes; sa réponse est qu'il a pris une couronne pour faire hommage à César, qu'il l'a déposée en signe de deuil, et qu'en définitif il accepte volontiers le reproche d'aimer César mort. J'ai écrit à Dolabella dans le sens que vous vouliez; j'ai écrit aussi à Sicca. Je ne vous charge pas de cette affaire, de crainte que Dolabella ne vous en sache mauvais gré. Je connaissais le discours de Servius; j'y trouve plus de peur que de sagesse; mais comme la peur est partout, je suis de son avis. C'est une chienne que vous fait Publilius. On m'avait député Cérellia, et je n'ai pas eu de peine à lui persuader que ce qu'elle demandait n'était pas possible, quand bien même il m'eût convenu de le faire. Si je vois Antoine, je n'oublierai pas l'affaire de Buthrote. — J'arrive à votre seconde lettre. Je vous l'ai déjà dit en vous parlant de Senius, je tiens l'action de Dolabella pour une très-grande affaire ; je ne vois pas ce que, pour le temps et la circonstance, on pouvait faire de mieux. Mais ce que je dis de lui, je ne le dis que d'après vous. Je pense bien aussi comme vous que s'il me paye ce qu'il me doit, son action me paraîtra plus belle encore. Que je voudrais voir Brutus à Asture! Vous approuvez mon projet de ne partir qu'après avoir vu comment les choses tourneront; mais j'ai changé d'avis. Au surplus, je ne ferai rien sans vous voir. Je suis fort sensible aux remercîments d'Attica, à l'occasion de ce que j'ai fait pour sa mère, en la laissant à Cumes maîtresse absolue de ma maison et de mes celliers; je compte la revoir le 5 des ides. Mille compliments à Attica, je vous prie, et dites-lui que j'aurai tout le soin possible de Pilia. [14,20] A ATTICUS. Environs de Naples, mai. Le 6 des ides, je me suis embarqué à Pompéi, et je suis arrivé à la maison de Lucullus vers la troisième heure. J'ai reçu en débarquant la lettre que votre secrétaire avait, m'a-t-on dit, apportée à Cumes, et qui est datée des nones de mai. Le lendemain, presque à la même heure encore, Lucullus m'a remis une autre lettre datée de Lanuvium, le 7 des ides. Je répondrai à tout à la fois. Je commence par vous remercier de vos bons soins, et pour le payement et pour l'affaire d'Albius. Quant à votre réclamation de Buthrote, Antoine est venu à Misène pendant que j'étais à Pompéi; mais je ne l'ai su qu'après son départ, et il est allé dans le Samnium. Espérez-vous toujours? Nous verrons à Rome. Le discours de L. Antoine est horrible, la réponse de Dolabella admirable. Eh bien! qu'il garde aujourd'hui son argent, s'il le veut; je ne lui demande que de ne pas oublier les ides. Combien je suis fâché de la fausse-couche de Tertulla! Il nous faut de la graine de Cassius aussi bien que de Brutus. Qu'y a-t-il de vrai, je vous prie, dans l'histoire de la reine et de son petit César? — J'en ai fini avec la première lettre : venons à la seconde. Ce que vous désirez pour les Quintus et pour Buthrote sera fait à mon arrivée. Je vous remercie de l'argent que, vous faites donner à Cicéron. Vous dites que c'est une erreur de croire que de Brutus seul dépend le sort de la république. Rien n'est plus vrai, au contraire. Ou la république sera anéantie, ou c'est à lui et à ses amis qu'elle devra son salut. Quant au discours tout fait que vous m'engagez à envoyer, permettez-moi, mon cher Atticus, de vous expliquer quels sont mes principes généraux sur des choses dont j'ai bien quelque expérience. Jamais poète ni orateur n'a cru trouver son maître; et je le dis même des plus méchants. Que serait-ce de Brutus, dont l'esprit est à la fois si heureusement doué et si bien cultivé? L'épreuve vient d'être faite à l'occasion de son édit; j'en avais préparé une rédaction, à votre prière; ma rédaction me paraissait bonne, à moi; la sienne lui a paru meilleure. Il y a plus, c'est à sa sollicitation presque uniquement que je me suis mis à faire ce traité sur l'éloquence. Eh bien! il m'a écrit, il vous a écrit à vous-même que mes préférences n'étaient pas de son goût. Laissons donc, je vous prie, chacun composer ses discours pour son compte. « A chacun sa fiancée, à moi la mienne. A chacun ses amours, à moi les miens. » Voilà qui n'est pas merveilleux, car Attilius, à qui j'emprunte ces vers, est le poète le plus dur que je connaisse. Prions seulement les Dieux qu'un homme comme Brutus ait à faire des harangues ; car le jour où Rome sera sûre pour lui, nous pourrons chanter victoire. Les meneurs alors ne trouveront personne pour les suivre dans une nouvelle guerre civile, ou n'entraîneront que des gens dont on aura bon marché. — J'arrive à la troisième partie de mon discours. Je suis charmé que Brutus et Cassius aient été contents de ma lettre. Je viens de leur répondre. Ils me prient de ne pas négliger Hirtius, dont ils doutent un peu. Je m'en occupe. Il parle à merveille; mais il vit et demeure avec Balbus qui parle bien aussi, et vous savez ce qu'il en faut croire. Je vois que vous êtes content de Dolabella; pour moi, je le mets au-dessus de tout. Je viens d'avoir Pansa chez moi a Pompéi ; il m'a montré les meilleurs sentiments, tout à la paix. Je vois clairement qu'on cherche la guerre. J'approuve l'édit de Cassius et de Brutus. Vous voulez que je réfléchisse sur ce qu'ils ont a faire ; mais on ne peut prendre conseil que du moment, et à chaque minute la scène change. Il me semble que ce premier acte de Dolabella, puis son discours contre Antoine, ont fait grand bien. Les choses marchent, et je crois que nous allons avoir un chef. C'est tout ce que demandent les villes municipales, ainsi que les gens de bien. Osez-vous bien citer Epicure et vous écrier : Point de politique! Eh ! ne voyez-vous pas la mine que ferait Brutus à de tels propos? Le fils de Quintus est, dites-vous, le bras droit d'Antoine. Eh bien! nous obtiendrons tout sans peine par son crédit. Si Antoine a présenté Octave au peuple comme vous le pensiez, je voudrais bien savoir en quels termes il aura parlé. Je vous écris en courant. Le messager de Cassius repart à la minute. Je vais aller voir Pilia, puis je me ferai conduire en barque chez Vestorius, ou je soupe. Mille compliments à Attica. [14,21] A ATTICUS. Pouzzol, mai. Je venais de remettre mes dépêches au messager de Cassius, le 5 des ides, lorsque le mien arriva, et, chose prodigieuse! arriva sans lettres de vous; mais j'ai jugé aussitôt que vous étiez à Lanuvium. Éros l'a dépêché en toute hâte, à cause d'une lettre de Dolabella dont il était porteur pour moi. Il ne s'agit pas dans cette lettre de mon argent. Dolabella n'a pas encore reçu celle où je lui en parle. Il répond a la missive dont je vous ai envoyé copie, et y répond d'une manière très-satisfaisante. A peine avais-je congédié le messager de Cassius, que Balbus est entré chez moi. Bons Dieux! que la paix lui fait peur! vous connaissez l'homme, à quel point il est caché. Pourtant il m'a parlé des projets d'Antoine. Antoine cherche, dit-il, à circonvenir les vétérans, pour qu'ils sanctionnent les actes de César. Il veut qu'ils s'y engagent par serment, afin que tout le monde s'y soumette ; et il serait fait une inspection chaque mois par les décemvirs. Balbus se plaint des préventions dont il est l'objet. Enfin il n'y a rien dans son langage qui ne dénote un partisan d'Antoine. Que voulez-vous? jamais rien de vrai dans sa bouche, Pas le moindre doute, selon moi, que tout ne tende à la guerre. C'est tout simple. Ils ont été, dans cette grande affaire, hommes par le cœur, enfants par la tête. Le successeur du tyran n'est-il pas visible à tous les yeux? or, qu'y a-t-il de plus absurde que d'avoir eu peur de l'un, et que de ne pas se mettre en peine de l'autre? Et aujourd'hui encore que d'inconséquences ! Le domaine de Pontius à Naples n'est-il pas toujours, par exemple, en la possession d'une femme mère de l'un des meurtriers du tyran? J'ai bien souvent besoin, je vous assure, de relire le Caton l'ancien, dont vous avez un exemplaire. La vieillesse me rend chagrin; tout me blesse; mais moi j'ai vécu. C'est l'affaire de ceux qui sont jeunes. — Continuez, je vous prie, de veiller, comme vous le faites, à mes intérêts. Je vous écris, ou plutôt je dicte, pendant le second service chez Vestorius. Je me propose d'aller voir demain Hirtius, le seul restant des cinq; et c'est pour essayer de le gagner au parti des gens de bien. Mais temps perdu ! il n'y a pas un de ces hommes-la qui ne craigne le repos. Allons donc, chaussons les talonnières. Tout, tout, plutôt que d'être encore au milieu des camps! Dites, je vous prie, mille et mille choses de ma part à Attica. J'attends avec impatience le discours d'Octave, et des nouvelles, s'il y en a. Dites-moi surtout si Dolabella fait sonner les pièces, ou si, en ma considération, il veut encore abolir les dettes. [14,22] A ATT1CUS. Pouzzol, mai. Pilia me dit à l'instant que vos messagers partent le jour des ides, et je prends mes tablettes, sans trop voir encore ce que je vous écrirai. Apprenez pourtant d'abord que je partirai le 16 des kalendes pour Arpinum, où je vous prie de me mander les nouvelles, bien que je ne doive pas tarder à vous rejoindre. Je veux, avant d'arriver à Rome, flairer un peu ce qui va s'y passer. Mes conjectures ne seront que trop exactes, je le crains, et ce qu'on machine me paraît plus clair que le jour. J'ai aujourd'hui mon disciple (Hirtius) à souper. Il aime passionnément celui qu'a frappé Brutus. Voulez-vous que je vous le dise? Il n'y en a pas un, c'est évident, à qui la paix ne fasse peur. Ils ont adopté une thèse qu'ils soutiennent très-hautement : C'est qu'on a tué un grand homme ; que sa mort est une perturbation pour la république; qu'il ne restera rien de ce qu'il a fait, le jour où nous cesserons de craindre; qu'il n'a péché que par sa clémence; que sans elle la catastrophe n'eut pas eu lieu. Je considère aussi que rompue arrivant, comme cela est vraisemblable, avec des forces de quelque importance, la guerre est inévitable. Cette idée me tourmente et me trouble; car la liberté que vous avez eue jadis, on ne me la laissera point. Je n'ai pas caché ma joie, et ils ont sans cesse à la bouche le mot d'ingrat. Non, je le répète, je ne puis avoir la liberté que vous eûtes jadis, vous et tant d'autres. Quoi ! se déclarer, et aller se jeter au milieu des camps! ah! plutôt mourir mille fois! à mon âge, surtout. Les ides de mars ne suffisent plus, hélas! pour me consoler. On lit ce jour-là une si grande faute! Mais nos jeunes héros « nous ont ôté par leur courage le droit de nous plaindre. » Si vous avez meilleure idée des choses, vous qui entendez tout, qui assistez à tout, écrivez-moi. Dites-moi aussi ce que vous pensez pour moi de ce projet de légation votive. On me conseille fortement ici de ne pas me rendre au sénat le jour des kalendes. Des soldats y seront, dit-on, secrètement apostés, et c'est à nos amis qu'on en veut. Je ne crois pas qu'il y ait pour eux en effet, dans le monde entier, un seul endroit moins sur que le sénat.