[7,0] LIVRE VII. [7,1] A ATTICUS. Athènes, octobre. Je vous ai écrit par Sauféius et je n'ai écrit qu'à vous. J'étais si pressé ! mais je ne pouvais laisser partir sans un mot de moi un homme qui est si fort de vos amis. D'ailleurs les philosophes vont à pas comptés, et la lettre que voici vous parviendra, j'en suis sur, avant celle dont il est porteur. Si vous avez reçu l'autre, vous savez déjà que je suis arrivé la veille des ides d'octobre à Athènes; qu'au moment de mon débarquement Acaste m'a remis votre lettre; que j'ai été d'abord au courant de cette fièvre que vous aviez en arrivant a Rome; puis, que je me suis remis sur l'assurance d'Acaste que, Dieu merci! vous vous étiez senti bientôt soulagé. J'ajoutais que vos nouvelles des légions de César m'avaient fait frémir; je vous priais de plus de veiller à ce que l'homme dont je vous avais parlé déjà et dont le nom signifie cupidité, ne fit tort a mes intérêts. Enfin je rétablissais un fait dont je vous avais déjà entretenu, un fait que Turannius a entièrement dénaturé a Brindes, ainsi que je le vois par la lettre que l'excellent Xénon m'a apportée de votre part; et je vous disais que je n'avais pas laissé mon frère a la tète de ma province, vous expliquant en peu de mots pourquoi et par quets motifs. Voilà a peu près le contenu de ma lettre. — Maintenant je continue : au nom de tout ce qui vous est cher, appliquez, je vous en conjure, à un seul objet et cette tendre amitié que vous m'avez vouée, et cette sagesse qui vous a tant de fois si bien inspiré pour moi, et réfléchissez bien sur ma situation. Je vois fondre sur nous la guerre civile, mais une guerre comme il n'y en eut jamais. A moins que les Dieux qui nous ont prêté un secours si inespéré contre les Parthes, ne jettent encore sur la république un regard de pitié. C'est, me direz-vous, un mal qui nous est commun à tous. Aussi n'est-ce pas là-dessus que je vous consulte. Voici le problème particulier à résoudre. Ne savez-vous pas que j'ai donné mon affection des deux côtes, et que c'est vous qui l'avez ainsi voulu? Ah! que n'ai-je dans l'origine entendu votre voix amie me rappeler « Qu'il n’est rien qu'il faille aimer plus que sa patrie. » Enfin vous m'avez persuadé qu'il fallait m'attacher à l'un par reconnaissance, à l'autre par politique. J'ai fait tout ce qui vous a plu ; et si bien qu'ils semblent tous deux à la fois n'avoir pas de meilleur ami que moi. — Je me disais en effet qu'étant lié avec Pompée je ne pouvais jamais rien faire de nuisible à la république; et qu'étant lié avec César, je ne pouvais jamais me trouver en opposition avec Pompée. Leur union était si étroite ! Les voici maintenant, vous le dites, et je ne le vois que trop, prêts à se ruer l'un contre l'autre. Tous deux comptent sur moi, l'un peut-être, il est vrai, moins qu'il ne veut le faire entendre. Pour Pompée, il ne doute pas, et il a raison, que ses vues sur la république n'aient mon approbation tout entière. Avec votre lettre, j'en ai reçu une de chacun d'eux, où c'est à qui me donnera la première place dans son estime. — Que faire? je ne vous demande pas conseil pour le cas extrême; car si on en vient aux armes, j'aime mieux tomber avec l'un que triompher avec l'autre. Mais je vous demande conseil sur la question qui va s'agiter à mon arrivée; à savoir ; l'exclura-t-on comme absent ou le forcera-t-on à quitter son armée? Quand j'entendrai ; - « A votre tour, Marcus Tullius, parlez! » Que dirai-je? « que j'attends Atticus? » ... Il n'y aura plus à tergiverser. Me prononcerai-je contre César? mais que devient alors cette foi jurée? quand, pour ce même privilège qu'il réclame, j'ai, moi, sur sa prière a Ravennes, été solliciter Célius tribun du peuple. Que dis-je sur sa prière? à la prière de Pompée lui-même, alors investi de son troisième consulat, d'immortelle mémoire. Si je suis pour César, que va dire Pompée? Et avec Pompée tous les Troyens et Troyennes, « Polydamas le premier va me tomber sur les bras.» Qui? Polydamas? Vous, tout le premier. Vous, le prôneur en titre de mes actes et de mes oeuvres. — L'année dernière et la précédente, sous le consulat de Marcellus, lorsqu'il s'agissait de la province de César, j'ai su par deux fois éviter l'écueil et voilà que je m'y jette en plein. Aussi laissant aux fous l'initiative de la parole, je crois que je ferai bien de travailler à obtenir ce triomphe, ne fût-ce que pour avoir une raison de ne pas être dans Rome ; mais on saura bien trouver le moyen de venir m'arracher mon opinion. Vous allez vous moquer de moi. Que je voudrais être resté dans ma province ! C'était l'unique parti avec ce qui nous attendait. Triste extrémité pourtant! Par parenthèse, il faut que je vous dise que ce que vous vantez si fort dans vos lettres s'est évanoui en fumée. — Que la vertu est chose peu facile, et combien peu même il est facile d'en garder longtemps le faux air! J'avais remis par exemple à Célius pour son année une part des économies que j'ai faites sur les allocations de la mienne, et j'ai reversé au trésor public le surplus qui est d'un million de sesterces environ. Je croyais cette façon d'agir délicate et grande. Tout mon monde n'en a pas moins crié à l'injustice : dans leur opinion cet argent leur revenait de droit, comme si je devais être moins ménager des deniers de la république que de ceux des habitants de la Phrygie et de la Cilicie. J'ai laissé dire. L'honneur avant tout. Mais j'ai cherché le plus possible à les dédommager en témoignages d'estime et de considération. Cette digression, comme dit Thucydide, aura bien son utilité. — Pour en revenir à ma position, veuillez d'abord, je vous prie, trouver un biais, pour me maintenir dans les bonnes grâces de César. Puis pensez à ce triomphe qui, sauf empêchement de circonstances politique, me paraît chose faisable, J’en juge par ce que m’écrivent mes amis, et par l'événement des supplications, ou le seul vote qui m'ait été contraire, m'est plus glolorieux que tous les triomphes du monde. Je ne parle pas des deux voix qui ont appuyé ce vote; Favonius, qui est de mes amis, et Hirrus, qui me déteste. Caton d'ailleurs a pris part à la rédaction; de plus il m'a expliqué les raisons de son vote, dans la plus aimable lettre du monde. César, en me faisant son compliment, ne s'en empare pas moins du refus de Caton ; et, sans entrer dans aucun détail, il me dit d'mi air de triomphe, que Caton a voté contre moi. — Je reviens à Hirrus. Vous aviez commencé à me le ramener. Achevez, je vous prie; vous avez Scrofa; vous avez Silius. Je leur ai précédemment écrit à tous deux. J'ai écrit à Hirrus lui-même; car il leur avait dit avec assez d'obligeance qu'il n'avait tenu qu'à lui d'empêcher le décret, mais qu'il s'était borné à voter comme Caton, l'un de mes meilleurs amis, qui venait de s'expliquer sur mon compte en termes si honorables; qu'au reste, j'avais écrit à tout le monde, lui seul excepté. En effet, il n'y a que lui et Crassipès qui n'aient pas eu de lettre de moi. — Voilà pour les affaires publiques. Un mot maintenant de mes affaires privées, je veux absolument rompre avec l'homme que vous savez. C'est un maître fripon; un second Lartidius : mais le passé est sans remède. Il faut eu prendre son parti. — Tâchons de voir clair sur le reste. Et d'abord, pour parler d'un sujet qui m'afflige, tout modique que soit l'héritage de Précius, je ne veux point qu'il vienne faire là d'amalgame à sa façon avec mes autres affaires dont il est encore chargé. J'ai écrit à Térentia, je lui ai écrit à lui-même que tout ce que je pourrais réaliser en ce moment devait vous ètre remis pour les dépenses du triomphe qu'on me fait espérer. Le prétexte est plausible. D'ailleurs qu'il le prenne comme il le voudra. Encore un embarras que je vous donne, encore une chance à courir. Vous m'y avez paru disposé dans certaine lettre d'Épire ou d'Athènes. De mon côté je vous prêterai bonne assistance. [7,2] CICERON A ATTICUS. Brindes, novembre. Je suis arrivé à Brindes le 7 des kalendes de décembre, et j'ai été cette fois aussi heureux que vous dans ma traversée : Si doux était le vent qui nous venait d'Épire. Voilà un vers qui m'échappe, et que vous pouvez citer comme vôtre à quelqu'un de nos jeunes gens. — Votre santé me donne beaucoup de souci ; car je vois par vos lettres que vous êtes tout à fait souffrant. Et comme je sais combien vous avez de courage, je juge que votre mal n'est pas sans quelque gravité, puisqu'il vous force à céder, et que vous en paraissez presque abattu. Cependant Pamphile m'a dit que votre fièvre double quarte était changée en quarte, et qu'elle était bien moins forte : et Térentia qui arrivait à la porte de Brindes comme j'entrais dans le port, et qui m'a rencontré sur la place, m'a dit qu'elle avait su à Trébule, par L. Pontius, que vous n'aviez plus de fièvre. Si cela est, c'est ce que je désire le plus pour vous ; et je n'espérais pas moins de votre sagesse et de votre bon régime. — Il faut maintenant répondre à vos lettres, si nombreuses qu'elles soient ; je les ai reçues toutes à la fois et toutes plus agréables les unes que les autres, surtout celles qui étaient écrites de votre main. J'ai toujours aimé l'écriture d'Alexis, parce qu'elle approche beaucoup de la vôtre : cette fois-ci je ne l'ai plus aimée, parce qu'elle voulait dire que vous n'alliez pas bien. A propos d'Alexis, j'ai laissé Tiron malade à Patras. Excellent jeune homme, comme vous savez, et honnête! je ne sache rien de meilleur que lui. Aussi je sens vivement qu'il me manque, et quoiqu'il ne parût pas qu'il fût dangereusement malade, je ne laisse pas d'en être fort inquiet. J'espère beaucoup des soins de Curius, dont je suis informé par Tiron et par d'autres : de mon côté, j'ai fait comprendre à Curius combien vous souhaitiez qu'il fût de mes amis; et en effet je suis charmé de lui. C'est un homme qu'on aime à la première vue ; et je lui trouve un fonds de grâce naturelle. Je vous porte son testament cacheté du cachet de mon frère, de notre neveu, de mon fils, et de tous ceux de ma suite; il vous a fait, en leur présence, son héritier principal, et moi, pour un quart de son bien. Alexion m'a traité d'une manière splendide à Actium de Corcyre. II n'y a pas eu moyen d'empêcher Quintus d'aller voir le Thyamis. — Je suis ravi que vous aimiez tant votre chère fille, et que vous reconnaissiez par vous-même que c'est la nature qui nous fait aimer nos enfants. Et certainement, si elle n'y est pour rien, il ne peut y avoir de lieu naturel qui unisse l'homme à l'homme; et alors plus dé société dans ce monde. Je trouve encore le « petit bonheur » de Carnéade, ce vilain mot qu'il a dit là-dessus, plus raisonnable que le sentiment de Lucius et de Patron. Ceux-ci, rapportant tout à eux, et croyant par conséquent qu'on ne peut rien faire pour les autres, vont jusqu'à dire qu'il faut faire le bien, non pas parce que c'est le bien, mais parce que c'est une manière d'éviter le mal : aussi ils ne voient pas que leur sage ne sera qu'un homme habile, et point un honnête homme. Mais tout cela se trouve dans ces livres, pour lesquels vous m'avez tant soutenu, en les louant de si bon coeur. Revenons à vos lettres. — J'attendais avec impatience celle que vous aviez donnée à Philoxène, parce que je savais par une autre que vous me parliez dans celle-ci de l'entretien que vous avez eu à Naples avec Pompée. Patron me l'a enfin rendue à Brindes, et je crois qu'il l'avait rapportée de Corcyre. Rien ne pouvait m'être plus agréable; car vous m'y parliez des affaires publiques, de l'excellente opinion qu'a Pompée de mon intégrité, et du bon vouloir qu'il a montré pour moi dans la conversation que vous avez eue avec lui au sujet de mon triomphe. Mais ce qui m'a fait le plus de plaisir, c'est que j'ai compris que vous l'aviez visité pour sonder ses intentions à mon égard : rien, je vous le répète, ne m'a fait plus de plaisir. Quant au triomphe, l'envie ne m'en est guère venue que depuis cette lettre si impudente de Bibulus qui lui a fait accorder les plus longues supplications. Si tout ce dont il se vante était véritablement de lui, je m'en réjouirais, et j'applaudirais le premier à ses prétentions : mais que lui qui n'a pas mis le pied hors de son camp, tant que les ennemis ont été en deçà de l'Euphrate, obtienne un honneur auquel je ne pourrai prétendre, moi dont l'armée a été un moment l'unique espérance de la sienne, ce serait une honte pour nous, pour vous, Atticus, aussi bien que pour moi. Je suis donc résolu à employer tous les moyens possibles, et j'espère que je réussirai. Si vous vous portiez bien, je ne serais déjà pas en peine d'un parti : mais vous allez vous remettre, j'espère. — Je vous suis bien obligé pour cette petite dette de Numérius. Mandez-moi ce qu'a fait Hortensius, et donnez-moi des nouvelles de Caton, qui m'a desservi d'une manière bien indigne. Il a témoigné, ce que je ne lui demandais pas, de mon intégrité, de mon équité, de ma douceur; et il m'a refusé ce que j'attendais de lui. Aussi il faut voir comme César, dans la lettre où il me félicite et me promet tout, sait bien se prévaloir de cette abominable ingratitude de Caton ! Mais ce même Caton a fait accorder vingt jours à Bibulus : passez-moi d'être rancunier; mais c'est là une chose que je ne puis souffrir et que je ne lui pardonnerai jamais.— Je voudrais bien répondre à toutes vos lettres; mais à quoi bon, si je vais vous revoir. Un mot pourtant sur Chrysippus ; pour cet autre affranchi, je m'en suis beaucoup moins étonné : je n'attendais rien de bon d'un vil artisan comme lui, bien que je l'aie connu déjà pour un fort méchant homme. Mais que Chiysippus ait quitté mon fils sans m'en rien dire, lui auquel je voulais du bien, que j'avais même distingué, à cause d'un petit savoir tel quel qui m’allait en lui ! je ne vous parle point de beaucoup d'autres choses dont on m'a averti, comme de ses rapines; c'est son évasion que je ne lui pardonne pas, et qui me paraît un vrai tour pendable. Je suis donc résolu à user de l'ancien procédé qu'on attribue au préteur Drusus, à l'égard des affranchis qui ne jureraient pas d’être toujours aussi fidèles à leurs maîtres : je déclarerai que je ne leur ai point accordé la liberté; aussi bien personne n'était là ayant qualité pour les affranchir. Il n'en sera néanmoins que ce que vous voudrez; je vous donne d'avance mon assentiment. Je ne réponds point à votre lettre si sage et si éloquente sur les dangers de la république: que vous dirai-je? Tout s'embrouille ici, mon esprit et mes affaires. Pourtant j'ai de quoi me rassurer, quand je songe aux Parthes, qui ont lâché tout à coup Bibulus au moment où il se mourait de peur. [7,3] A ATTICUS. Trébule, 9 décembre. J'arrivai le 8 des ides de décembre à Herculanum, où je lus votre lettre que Philotimus me remit. La première vue m'en a charmé; la lettre était de votre main ; enfin j'ai été enchanté du compte exact que vous m'y rendez de tout. Pour y répondre, je vous dirai d'abord que, selon vos principes, qui ne sont pas certes ceux de Dicéarque, j'ai vivement désiré n'être qu'une année hors de Rome ; la chose était de votre goût ; et elle s'est faite d'elle-même et sans mon aide. Car sachez bien qu'on n'a pas parlé une seule fois dans le sénat de continuer aucun gouverneur au delà du temps marqué dans le sénatus-consulte. Ainsi, je n'aurais pas même à m'imputer la petite faute d'être demeuré dans ma province un peu moins qu'il n'eût été peut-être nécessaire. — Mais, comme on dit souvent bien a propos, « qui sait si ce n'est pas mieux ainsi? » Ici, par exemple, que les affaires prennent la tournure d'un accommodement ou bien d'un triomphe pour les honnêtes gens, je serais bien aise d'aider pour ma part aux deux choses, ou au moins de n'y pas perdre : et si les gens de bien sont vaincus, quelque part que je fusse, je le serais toujours avec eux. Si donc je précipite ainsi mon retour, ce doit être sans repentir. Sans cette envie du triomphe qu'on m'a donnée, et que vous approuvez vous-même, vous auriez â peu prés ce bon citoyen, dont j'ai fait le portrait dans le sixième de mes livres : mais qu'ai-je a y revenir? vous les avez plutôt dévorés que lus. Je ferai même, s'il le faut, bon marché de cet honneur, tout grand qu'il est. Car on ne peut pas dans le même temps se remuer pour un triomphe et parler librement sur les affaires publiques : mais n'appréhendez pas que, ce qui sera le plus honnête, ne me soit pas le plus cher. — Quant à la pensée où vous êtes qu'il sera plus utile et plus sûr pour moi, et aussi plus avantageux pour la république, que je reste imperator, nous en raisonnerons dans le tête-à-tête. La chose veut qu'on en délibère, quoique je sois assez de votre sentiment. Vous avez raison de croire que je suis toujours de coeur à la république; et vous remarquez fort bien que César a été bien peu grand avec moi, après ce que J'ai fait pour lui, et quand on voit comme il se répand avec les autres. Vous en avez pénétré les véritables raisons, avec lesquelles s'accorde bien ce que vous me mandez de Fabius et de Caninius. Mais quand même César se serait jeté tout entier au-devant de moi, cette Minerve dont vous me parlez, et que je laissai gardienne de Rome, me ferait toujours souvenir de cette inscription ou mon devoir m'est si bien marqué, et ne me permettrait pas même de tenir le milieu, comme ont fait Volcatius et Servius, dont vous paraissez content : elle voudrait que j'eusse des sentiments et une énergie plus dignes de moi. Je n'hésiterais pas à me déclarer, s'il ne s'agissait pas de quelque chose de moins que l'Etat; mais aujourd'hui c'est l'ambition de deux hommes qui met tout en feu et en péril. Car si c'est la république qu'on songe à défendre, pourquoi ne l'a-t-on pas défendue, quand César lui-même était consul? Pourquoi, l'année suivante, ne m'a-t-on pas défendu, moi dont la cause était celle de Rome? Pourquoi a-t-on fait continuer à César son commandement, et par de telles voies? Pourquoi s'est-on donne tant de mouvements pour faire proposer, par les dix tribuns, le décret qui le dispensait de venir à Rome demander le consulat? Il est devenu par là si puissant, que tout notre espoir de résistance n'est plus que dans un seul citoyen; et encore celui-ci eût bien mieux fait de ne pas donner tant de force à César, que d'essayer de lui résister, après l'avoir fait si puissant. Cependant, puisque nous en sommes là, je ne demanderai point, pour parler comme vous, où est le vaisseau des Atrides; je n'en aurai point d'autre que celui où Pompée tiendra le gouvernail. Mais dans le sénat que répondrez-vous, quand on vous dira : parlez, M. Tullius? Ce que je répondrai? le voici en deux mots : Je suis de l'avis de Pompée. Je ne laisserai pas, en particulier, de l'exhorter à la concorde; je l'entends bien ainsi ; sans cela, le danger est des plus grands. Vous le voyez encore mieux que moi, vous autres qui êtes à Rome ; mais il est clair que nous avons affaire à l'homme le plus audacieux et le plus entreprenant; il est clair qu'il aura pour lui tous les gens condamnés et notés d'infamie, tous ceux qui méritent de l'être, presque toute notre jeunesse, toute cette populace des rues misérable et factieuse, des tribuns qui seront fort puissants, surtout si Cassius est des leurs, enfin tous les gens perdus de dettes, qui sont en plus grand nombre que je ne pensais. Il ne manque à ce parti qu'une bonne cause; tout le reste y abonde. Ainsi il n'y a rien qu'on ne doive faire plutôt que d'en venir à la guerre; l'événement en est toujours incertain, et combien n'est-il pas plus à redouter pour nous? Bibulus revient de son gouvernement; il a laissé Véienton pour y commander : on dit qu'il sera longtemps en chemin. Caton, en le favorisant, a prouvé que, s'il est quelqu'un dont il ne soit pas jaloux, ce sont ceux que de nouveaux honneurs ne peuvent guère mettre plus haut qu'ils ne sont. — Je viens maintenant à mes affaires domestiques; car je crois avoir répondu à tout ce que vous me dites sur celles de l'État, dans vos deux lettres écrites, l'une de votre faubourg de Rome, et l'autre quelques jours après : passons donc à mes affaires de famille. Un mot seulement de Célius. Bien loin qu'il me fasse changer de sentiment, je suis au contraire persuadé qu'il se repentira lui-même de sa légèreté. Mais à propos de Célius, qu'est-ce que j'apprends, qu'on lui a adjugé les maisons de Luccèius? je suis surpris que vous ne m'en ayez rien dit. Pour Philotimus, je suivrai votre conseil. Je ne m'attendais pas à avoir sitôt les comptes qu'il vous a rendus; mais il y manque un article, qu'il me fit mettre lui-même sur mon livre à Tusculum, et dont il m'a donné un billet de sa main pendant que j'étais en Asie. Ce serait assez et au delà de cet article, pour m'acquitter de ce qu'il prétend que je lui dois. Dorénavant je ne me laisserai plus prendre en faute sur mes affaires, pourvu que celles de la république me le permettent. Ce n'est pas que j'aie jamais négligé les miennes; mais j'en ai été distrait par la multitude de mes amis. J'userai donc, pour me remettre au net, et de vos conseils et de l'aide que vous m'offrez; et j'espère ne point trop vous importuner de moi. — Ne soyez pas en peine des officiers instructeurs de ma suite. Ils se sont rangés d'eux-mêmes et par pure admiration pour mon désintéressement. Il n'y en avait point qui m'eût plus piqué que celui dont vous l'auriez cru le moins. J'avais été d'abord très-content de lui, et il est bien encore le même pour moi; mais, lorsque je partis, il laissa voir qu'il comptait sur quelque chose. Ce n'est pas qu'il ait tenu à ce qu'il s'était mis en tête d'avoir; il est bientôt revenu à ses premiers sentiments, et les marques de distinction qu'il a reçues de moi l'ont assez touché pour qu'il en fît plus de cas que de tout l'argent du monde. —Je vous porte le testament de Curius : j'ai vu celui d'Hortensius. Je voudrais maintenant savoir les intentions de son fils, et ce qu'il pense à mettre en vente. Je ne vois pas pourquoi Célius s'étant saisi de la porte Flumentane, je n'en ferais pas autant de Pouzzol. —Parlons un peu de mon « Piraeea » Si l'écrire ainsi est une faute de grammaire très-blâmable dans un Latin, quand tous nos auteurs écrivent « Piroeeum, » elle est plutôt dans le mot, que dans la préposition in que j'y ai ajoutée : car je ne l'ai mise là que parce que le Pirée n'est pas une ville. Dionysius, que j'ai avec moi, et Nicias de Cos ne pensent pas non plus que le Pirée soit une ville. Au surplus j'y regarderai encore. Mais enfin toute la faute. si faute il y a, est d'en avoir parlé comme d'un lieu et non comme d'une ville. Mes autorités sont, je ne dis pas Cécilius, qui n'écrit pas assez bien et qui dit : "Mane ut ex partu in Pirraeeum", mais Térence, dont le style est si pur, qu'on a attribué ses comédies à Léiius : Il dit : "Heri aliquot adolescentuli coimus in Piraeeum"; et ailleurs : "Mercator hoc addebat, captam e Sunio". Si nous voulons que les dèmes soient des villes, Sunium en fera une aussi bien que le Pirée. Mais puisque vous êtes si bon grammairien, voici une autre question : si vous me la pouvez résoudre, vous me tirerez d'un grand embarras. — Je reçois de César des lettres flatteuses; Balbus m'en écrit tout autant de sa part. Je suis bien résolu à ne pas m'écarter d'un doigt du chemin de l'honneur : mais vous savez si je suis encore en reste avec César. Pensez-vous que j'aie à craindre qu'on ne me reproche ma dette, si j'opine pour lui seulement en douceur, et si je me roidis, qu'on ne me la réclame tout haut ? que faire? Le payer? me direz-vous : eh bien, j'emprunterai à Célius. Pensez-y pourtant, je vous prie. Car je m'attends bien, que s'il m'arrive de parler avec fermeté dans le sénat, votre bon ami de Tartessus viendra aussitôt me dire : Payez donc ce que vous devez. — Qu'ai-je encore à vous mander? Ah ! voici. Ma femme, ma fille et moi, trouvons mon gendre un homme charmant : on ne peut avoir plus d'esprit et de politesse. Cela fait passer sur bien des choses, comme nous disons. Vous savez ce que nous avons découvert des autres, sauf celui dont nous nous sommes occupés tous deux. Ils prétendent que j'aurais beaucoup gagné à les mettre dans ma famille, et qu'ils n'ont point de dettes ; c'est que personne ne voudrait leur prêter. Mais attendons que nous soyons ensemble : nous en avons tant à nous dire. J'espère en M. Curius pour le rétablissement de Tiron; j'ai écrit a Curius que vous lui en seriez très obligé. Le 5 des ides de décembre, à Trébule, chez Pontius. [7,4] A ATTICUS. Décembre. Dionysius meurt d'envie de vous revoir. Je vous l'envoie; bien à contre-coeur, je vous assure. Mais il n'y avait plus moyen de le lui refuser. C'est un homme instruit; je le savais déjà ; mais je lui ai reconnu en outre des mœurs pures, un zèle officieux, qui l'intéresse même à ma gloire ; enfin c'est un excellent garçon, ou plutôt pour le traiter autrement qu'en affranchi, c'est un homme de bien dans toute la force du terme. — J'ai vu Pompée le 1 des ides de décembre. Nous avons bien été deux heures ensemble. Sa joie m'a paru grande de me voir de retour. Il est d'avis du triomphe, et s'y emploiera lui-même. Il me conseille de ne pas aller au sénat avant la décision, de peur qu'en y parlant, je ne me mette à dos quelque tribun; que voulez-vous que je vous dise? il est impossible d'entrer avec plus d'intérêt dans tout ce qui me touche. Quant a la politique, il m'a parle de la guerre comme ne faisant plus question. Aucune perspective d'accommodement. Il avait, disait-il , pressenti de longue main cette mésintelligence, mais une circonstance récente ne permettait plus d'en douter. Hirtius, l'intime ami de César, était venu de sa part à Rome, sans même se présenter chez lui, Pompée. Il arrive le 8 des kalendes de décembre, Balbus ayant, le 7 avant le jour, rendez-vous avec Scipion pour l'affaire qui l'amenait; et il repart pendant la nuit. Symptôme non équivoque de prochaine rupture. — Que voulez-vous ? Je n'ai qu'une espérance, c'est que l'homme à qui ses ennemis même offrent le consulat, et à qui la fortune donne la suprême puissance, ne sera pas assez insensé pour risquer de tels avantages. Mais s'il franchit une fois la barrière, j'entrevois des malheurs que je n'ose dire. Au demeurant, je compte me trouver en vue de Rome pour le 3 des nones de janvier. [7,5] A ATTICUS. Formies, décembre. Quantité de vos lettres m'arrivent ensemble; j'ai des nouvelles plus fraîches par les visites que je reçois. Mais vos lettres ne sont pas moins les bienvenues comme marque d'attention et d'amitié de votre part. Seulement votre indisposition me chagrine et, de plus, voilà Pilia prise comme vous. Quel surcroit de souci ! Tâchez donc de vous remettre au plus tôt l'un et l'autre. —Je suis fort sensible à vos bontés pour Tiron. Il me rend sans doute ses services précieux par son aptitude égale aux travaux d'esprit et aux affaires; mais si je souhaite le voir rétabli, c'est plutôt pour sa modestie et son aimable caractère, qu'en vue de mon utilité personnelle. — Philogone ne m'a jamais dit un mot de Lusciénus. Vous avez Dionysius pour vous mettre au courant sur tout le reste. Comment se fait-il donc que votre soeur n'ait point mis le pied à Arcanum? Je vois avec plaisir que vous êtes de mon avis sur Chrysippe. Très-certainement je n'irai point à Tusculum en ce moment. Il faudrait trop se détourner pour venir au-devant de moi, sans compter d'autres inconvénients sans nombre. Mon intention est d'aller de Formies à Terracine la veille des kalendes de janvier; je longerai ensuite les marais Pontins, et je coucherai à Albe chez Pompée. Je serai ainsi a la porte de Rome le 3 des nones de janvier, anniversaire de ma naissance. — La situation de la république m'inspire de jour en jour plus d'inquiétude. Les honnêtes gens s'entendent moins qu'on ne le croit. Que de chevaliers romains, que de sénateurs n'ai-je pas entendus déclamer contre Pompée, notamment pour ce malheureux voyage! C’est la paix qu'il nous faut. Toute victoire sera funeste, et fera surgir un tyran. Bientôt nous causerons de tout cela, .le ne vois pas en attendant de quoi je pourrais vous entretenir. Des affaires publiques? je n'ai rien à vous apprendre. De nos affaires privées? vous en savez autant que moi. Il ne nous reste qu'à plaisanter, s'il veut bien nous le permettre. Oui, je suis de ceux qui pensent que mieux vaut en passer par tout ce qu'il demande que d'en appeler aux armes. C'est venir trop tard à lui résister, quand nous n'avons fait depuis dix ans que lui donner de la force contre nous. En quel sens donc parlerez-vous? allez-vous dire. En aucun, avant d'avoir votre avis ; et ce ne sera qu'après avoir obtenu ou laissé de côté le triomphe. Soignez bien votre santé, je vous en conjure, et chassez-moi cette vilaine fièvre quarte dont votre bon régime aura, j'espère, bientôt raison. [7,6] A ATTICUS. Formies, décembre. Je n'ai rien absolument à vous écrire. Ce n'est pas à moi à vous donner des nouvelles, et je n'en attends pas de vous. Mais je ne veux pas déroger à ma vieille habitude de ne laisser partir quiconque va ou vous êtes sans un mot de moi. — Je crains fort pour la république; et jusqu'ici je n'ai vu personne qui, plutôt que d'en venir aux coups, n'aime mieux accorder a César tout ce qu'il demande. Ce qu'il demande, il est vrai, dépasse toute idée. Mais pourquoi aujourd'hui cette velléité de résistance? Risquons-nous pis qu'a l'époque ou nous le prorogions pour cinq années? ou bien à celle ou nous consentions que son absence ne fit pas obstacle à sa candidature? A moins peut-être que nous ne lui ayons alors donné des armes uniquement pour avoir plus de gloire à le combattre aujourd'hui? Eh bien! allez-vous dire, dans quel sens parlerez-vous? Peut-être autrement que je ne pense. Mon avis sera toujours qu'on doit tout faire pour prévenir une collision. Toutefois je parlerai dans le même sens que Pompée, et non par faiblesse. Mais il y aurait calamité pour la république, et surtout déloyauté de ma part, à n'être pas d'accord avec Pompée dans des circonstances aussi graves. [7,7] A ATTICUS. Formies, décembre. Dionysius, cet homme excellent, qui m'est bien connu par sa science et par rattachement véritable qu'il vous porte, est arrivé à Rome le 10 des kalendes de janvier, et m'a rendu votre lettre. Ce sont là les propres termes de votre réponse; mais vous n'ajoutez point qu'il me remercie. Il l'aurait dû pourtant, et s'il l'eût fait, vous m'en eussiez informé, obligeant comme je vous connais. Je ne veux pourtant pas me dédire sitôt après le bon témoignage que je vous ai rendu de lui dans ma dernière lettre. Donc Je le tiens pour un très-honnête homme. Il a au moins cela de bon, qu'il m’a mis tout a fait à l'aise pour le connaître à fond. Ce que Philogène vous a mandé est vrai. Il n’a fait ni plus ni moins que ce qu'il devait. Je lui ai permis de se servir de cet argent jusqu'à ce que je le lui redemandasse; il s'en est servi pendant quatorze mois. Je voudrais bien savoir Pomptinius mieux portant ; et, quand vous m'écrivez qu'il est entré dans Rome, j'en suis tout surpris : il faut qu'il ait eu des raisons bien fortes. Je n'arriverai point à la maison d'Albe le 4 des nones de janvier, parce que c'est le jour des compitales, et que je ne veux pas déranger les gens de Pompée. Je n'irai que le 3 des nones, et je serai le 4 aux portes de Rome. Je ne sais quel est le jour de votre fièvre; mais je ne veux point que vous bougiez de chez vous, si cela peut vous incommoder le moins du monde. Quant au triomphe, tout parait bien aller pour moi, à moins qu'il n'y ait là-dessous quelques menées des tribuns de César. J'ai d'ailleurs l'esprit très-tranquille et je prends les choses au juste pour ce qu'elles sont, d'autant plus qu'il m'est revenu de plusieurs endroits que Pompée et son conseil pensent à m'envoyer commander en Sicile à cause de mon titre. Mais voilà comme on raisonnait dans le conseil d'Abdère; car lui, le sénat ni le peuple ne m'ont nommé pour commander en Sicile; et si Pompée est toute la république, que n'y envoie-t-il un simple particulier aussi bien que moi? Ainsi, pour peu que ce titre m'embarrasse, je m'en défais, et j'entre dans Rome par la première porte qui s'ouvre devant moi. Vous me dites que l'attente est universelle et des plus inquiètes sur mon compte, et que néanmoins il n'est personne du bon parti, même parmi les tiédis, qui ne soit sûr du fond de mes intentions. Qu'entendez-vous par ces hommes du bon parti? je n'en connais pas que je pourrais nommer. J'en connais, si nous l'entendons de la classe entière des honnêtes gens : car individuellement, dans le vrai sens du mot, ils sont rares : mais dans les dissensions civiles, c'est la classe et l'espèce des honnêtes gens qu'il faut chercher où elle est. Est-ce le sénat qui est ce bon parti, le sénat, qui laisse les provinces sans gouverneurs? Jamais Curion n'aurait résisté, si l'on s'était mis à lui tenir tête; mais le sénat n'en a rien fait; et on n'a pu donner à César un successeur. Sont-ce les chevaliers, qui n'ont jamais été d'un patriotisme très-solide, et qui aujourd'hui sont tout dévoués à César? Sont-ce les gens de commerce, ou ceux de la campagne, qui ne demandent qu'à vivre en repos? Croirons-nous qu'ils redoutent beaucoup de voir venir une monarchie, eux à qui tout gouvernement est bon, dès lors qu'ils sont tranquilles? Quoi donc? faut-il accorder des privilèges à un homme qui veut garder son armée au delà du terme de la loi? Rien au contraire, je prétends que le seul fait de son absence met sa candidature à néant. Mais en lui accordant l'un, on lui a livré l'autre. Approuvez-vous qu'on l'ait continuée pendant dix années, et par de telles voies? Approuvez-vous qu'on m'ait laissé bannir, qu'on ait ôté à la république les terres de la Campanie ; qu'on ait vu un patricien adopté par un plébéien, et un homme de Cadix par un homme de Mitylène? Approuvez-vous les richesses de Labiénus et de Mamurra, les jardins et la maison de Balbus à Tusculum? Mais tout cela part d'une même source; il fallait résister à l'ambitieux encore faible, et c'était facile. Aujourd'hui le voilà à la tète de onze légions, sans compter la cavalerie dont il aura autant qu'il voudra ; il a pour lui les villes transpadanes, la populace de Rome, presque tous les tribuns, tout ce qu’il y a de jeunesse désordonnée, l'ascendant de son nom glorieux, son audace extrême. Voila l’homme qu'il faut combattre, si nous ne lui conservons un privilège que lui donne une loi. Eh bien! combattons, direz-vous, plutôt que de servir un maître. Oui, pour être proscrits si nous sommes vaincus, et si nous sommes victorieux, pour perdre la liberté. Vous allez me dire : quel parti prendrez-vous donc? eh ! Je ferai comme la bête du troupeau dispersé ; elle suit celles de son espèce : les boeufs suivent les boeufs; moi aussi j'irai où iront les gens de bien, ou ceux qui passent pour tels? j'irai, s'il le faut, me perdre avec eux. Je vois très-clairement ce qu'il y a de mieux à faire dans de telles extrémités. Personne ne sait ce qui arrivera, une fois qu'on en est venu aux armes; mais ce qui est bien sûr, c'est que si les bons citoyens sont vaincus, le vainqueur n'épargnera pas plus de certaines têtes que n'a fait Cinna, ne se passera pas plus de l'argent des riches que n'a fait Sylla. Voila qui est parler bien longtemps de politique, et je ne serais pas au bout, si ma lampe ne finissait. En un mot. Variez, M. Tullius. Je suis du sentiment de Pompée, c'est-à-dire, de celui d'Atticus. Mes compliments au jeune et aimable Alexis, qui, sans doute, depuis que je suis parti, d'enfant est devenu un jeune homme, car il n'en était pas loin. [7,8] A ATTICUS. Formies, décembre. Pourquoi toutes ces assurances que vous me donnez des sentiments de Dionysius? Un mot de vous ne suffirait-il pas'? Il est vrai que votre silence m'avait bien donné quelque soupçon contre lui ; d'autant que vous êtes l'homme qui savez le mieux cimenter par vos bons témoignages la liaison de ceux dont vous êtes l'ami commun, et il m'était revenu que Dionysius avait parlé tout autrement de moi. Mais je tiens pour dit ce que vous m'avez écrit, et j'aurai pour lui les sentiments que vous voulez que j'aie. — Une de vos lettres que vous m'avez écrite au commencement de votre accès, a fait que j'ai pris date d'un de vos bons jours, et j'ai vu avec plaisir que vous pouviez sans trop d'incommodité me venir trouver à Albe le 3 des nones de janvier : mais je vous prie de songer, avant tout, à votre santé : aussi bien, qu'est-ce qu'un ou deux jours d'avance? — J'apprends que Livie a fait à Dolabella un legs de la neuvième partie de son bien, à condition qu'il prendra son nom ; au moins est-ce une question de bienséance publique si un homme de son rang doit changer de nom pour un legs de femme. Mais nous en raisonnerons un peu plus en sages, quand nous saurons à quoi peut monter ce neuvième. —Vous aviez bien deviné, j'ai vu Pompée avant que d'entrer a Rome. Il m'a joint à Lavernium le 6 des kalendes de décembre. Nous sommes allés ensemble à Formies, et nous nous sommes entretenus seuls depuis deux heures jusqu'au soir. Vous me demandez, s'il y a quelque espérance d'accommodement; autant que j'en ai pu juger par ce que Pompée m'a dit fort, au long et de la manière la plus précise, on n'en a pas même envie. Il prétend que si César obtient le consulat, même après avoir congédié son armée, il y aura un bouleversement dans l'État. Il est d'ailleurs persuadé que lorsque César saura qu'on se met en mesure contre lui, il laissera là le consulat pour cette aimée, et qu'il aimera mieux garder son armée et sa province. Il ajoutait que ses fureurs ne lui feraient pas peur, et que Rome et lui sauraient bien se défendre. Que voulez-vous que je vous dise ? quoique le grand mot Mars est commun, me revînt souvent à l'esprit, je me sentais rassuré en entendant un gomme si valeureux, si habile et si puissant, raisonner en politique sur les dangers d'une paix plâtrée. — Nous avons lu ensemble la harangue d'Antoine, du 10 des kalendes de janvier, laquelle est tout d'une pièce une accusation contre Pompée, qu'il prend comme dés la toge de l'enfance. Il lui reproche des condamnations par milliers; il nous fait peur de la guerre. Sur quoi Pompée me disait : Que ne fera point César, une fois maître de la république, si son questeur, un homme sans biens, sans appui, ose parler de la sorte? En un mot, non-seulement il ne désire pas la paix; mais il m'a paru la craindre : c'est peut-être parce qu'il faudrait alors qu'il s'en allât en Espagne. Ce qui me fâche le plus, c'est qu'il faudra que je paye César, et encore que je mette là tout l'argent de mon triomphe, car il n'y a pas d'apparence que, me déclarant contre lui, je demeure son débiteur. Mais attendons pour discuter cela et bien d'autres choses encore, que nous soyons ensemble. [7,9] A ATTICUS. Formies, décembre. Quoi donc! allez-vous dire, vais-je pas recevoir tous les jours une lettre de vous? oui, tous les jours, pourvu que je trouve des occasions. Mais vous serez tout à l'heure avec moi ; alors je ne vous écrirai plus. Il me manque une de vos lettres; c'est celle que vous aviez donnée à L. Quintius, mon ami, qui a été détroussé et blessé près du tombeau de Biasilus. S'il y avait dans cette lettre quelque chose qu'il tût à propos que je sache, vous me le récrirez et vous me résoudrez en même temps ce problème politique : ou César obtiendra, soit du sénat, soit du peuple, le privilège de demander le consulat, sans quitter son armée; ou on l'amènera à remettre sa province et ses troupes, pour devenir consul ; ou, si on ne peut le réduire sur ce point, on pourra les lui laisser, à condition qu'il consentira à n'avoir point de part à l'élection. Que si, se tenant tranquille lui-même, il s'y oppose par ses tribuns, ce sera seulement pour faire ajourner l'élection des consuls à l'année prochaine; ou bien, dans son dépit, il avancera sur nous avec son armée, et nous aurons la guerre. Il faut s'attendre, s'il en vient là, à ce qu'il commence, quand nous serons à peine prêts; ou il tentera auparavant d'obtenir par ses amis, dans les comices, qu'on lui maintienne son privilège. Quand il prendra les armes, ou ce sera simplement, parce qu'on lui aura refusé cette demande; ou parce que quelque tribun de sa faction, qui aura voulu empêcher le sénat d'agir, ou soulever le peuple, aura été noté, interdit, déposé ou chassé ; ou du moins, pour avoir un prétexte de crier à la violence, se sera réfugié auprès de lui. Une fois César en guerre, il faudra ou se renfermer dans Rome, ou en sortir pour lui couper ses convois et le reste de ses troupes. Entre tous ces maux inévitables, lequel pensez- vous qui soit le moindre? vous me direz sans doute que c'est de faire César consul, à condition qu'il quittera son armée. En effet, s'il veut en démordre jusque-là, il n'y a pas min en de lui rien refuser; et je ne serais pas surpris qu'il s'en tînt là, si l’on ne veut pas lui permettre de demander le consulat sans venir à Rome. D'un autre côté, quelques uns prétendent que rien n'est plus à craindre que de le voir consul. J’aime mieux cela, me direz-vous, que de lui laisser son armée. J'en conviens. Mais cela même, que vous aimez mieux, est toujours un fort grand mal, et auquel il n'y a point de remède. Accordons-lui cela, s'il s'en contente. Le voyez-vous avec un second consulat quand nous pensons encore au premier? tout faible qu'il était alors, il était plus fort que toute la république : que serait-il donc maintenant? d'autant plus que Pompée ne pourrait alors se dispenser d'être en en Espagne. Affreuse extrémité! tout mauvais qu'il est, ce parti, nous serons trop heureux s'il veut bien l'accepter; et encore faudra-t-il que tous les gens de bien lui en aient obligation. Mais admettons, comme on le pense, que nous n'ayons pas prise sur lui de ce côté; de tous les partis qui restent, quel est le plus fâcheux? Ce serait de lui accorder ce qu'il demande avec tant d'impudence, pour me servir de l'expression de Pompée. En effet, y a-t-il eu jamais impudence pareille à la sienne? Vous avez gardé pendant dix ans une province que vous vous êtes fait continuer, non par la souveraine volonté du sénat, mais par vos brigues et par vos violences. Vous avez passé ce terme réglé par votre ambition, et point par la loi. Par la loi, si vous voulez : mais encore on ordonne qu'on vous nommera un successeur : vous l'empêchez, et vous dites : qu'on me garde mon droit. Mais commencez par respecter les nôtres; et le faîtes-vous, quand vous retenez votre armée plus longtemps que le peuple ne la ordonné, que le sénat ne le veut? Cédez ou combattez. A nous donc, dit Pompée, à nous la bonne chance de vaincre ou de mourir libres. S'il faut combattre, c'est le hasard qui décidera du moment, des moyens, des suites. Ici je ne vous fais plus de question : mais dites-moi ce que vous pensez des autres. Pour moi, c'est le tourment de mes jours et de mes nuits. [7,10] A ATTICUS. Je me suis tout à coup décidé à partir avant le jour. Des faisceaux couronnés de lauriers exposent trop aux regards et aux propos. Du reste, je ne sais ni ce que je fais, ni ce que je ferai dans le trouble ou me jette cet esprit de vertige qui règne dans nos conseils. Quant à vous, quel avis vous donnerais-je, moi qui ne sais que vous en demander? A quoi se décide Pompée? quelles sont ses vues? Je n'en sais rien. Il reste claquemuré dans les places fortes, et dans une sorte de stupeur. S'il demeure en Italie, on fera masse autour de lui ; s'il la quitte, on se consultera. Jusqu'ici, ou je déraisonne moi-même, ou toutes ses démarches sont autant de sottises et de fautes. Ecrivez-moi, écrivez-moi sans cesse, je vous en conjure, tout ce qui vous passera par la tête. [7,11] A ATTICUS. Janvier. Qu'est-ce que tout ceci? que se passe-t-il? Pour moi, ce n'est que ténèbres. Nous sommes, dites-vous, maîtres de Cingulum ; mais nous avons perdu Ancône. Labienus a quitté César : est-ce d'un général du peuple romain que nous parlons, ou d'un autre Annibal? Insensé et malheureux tout ensemble de n'avoir jamais vu même l'ombre de la vertu! A l'entendre, c'est l'honneur qui lui fait faire tout cela; mais où est l'honneur, sinon dans la vertu? Est-ce tenir à l'honneur que d'avoir une armée à soi dans une république; de s'emparer des villes habitées par des citoyens romains, pour se frayer un chemin jusqu'à sa patrie; de ne rêver qu'abolition de dettes, rappel d'exilés, et tant d'autres crimes; "De faire du pouvoir le premier de ses dieux" ? Qu'il garde pour lui sa fortune : moi je ne donnerais pas pour toutes ces grandeurs-là une seule de nos promenades à votre beau soleil de Lucrétile; ou plutôt j'aimerais mieux mille fois mourir, que de former de tels desseins. Ce serait de la peine perdue, me direz-vous. J'en conviens; après tout chacun fait les souhaits qu'il veut : mais en faire de pareils! c'est pis, selon moi, que de mourir sur la croix. Le seul malheur qui soit au-dessus de celui-là, c'est de réussir. Mais assez sur ce sujet. Je n'ai que trop de douceur à faire avec vous ces tristes réflexions. Revenons a Pompée. Dites-moi de grâce, ce que vous pensez du parti qu'il a pris, de son départ de Rome, pour moi, je n'y comprends rien, et je ne sais rien de plus insensé. Abandonner Rome! vous en feriez donc autant, si les Gaulois revenaient! La république, nous dites-vous, n'est point renfermée dans l'enceinte de nos murailles; nos autels et nos dieux, voila votre patrie. Thémistocle n'a-t-il pas fait comme moi? c'est qu'une seule ville ne pouvait arrêter le torrent de barbares. Mais à cinquante ans de là environ, Périclès sauva Athènes, quoiqu'il n'eût plus que ces murailles à lui; et, quand les Gaulois eurent pris Rome, nos pères ne tinrent-ils pas dans le Capitole ? Ainsi de nos aïeux nous oublions la gloire ! D'une autre part, l'indignation des villes municipales, les discours de tous ceux que j'entends, me font croire que ce malheureux dessein ne finira pas si mal. Ici on se plaint tout haut (je ne sais ce qu'on dit là-bas; mais vous m'en informerez) de ce que la capitale de l'empire est sans sénat, sans magistrats. Pompée fuyant est un spectacle qui a remué toutes les âmes, comme je ne saurais vous dire. Le croiriez-vous? sa cause n'en a que mieux tourné : on parle de ne plus rien céder à César. Dites-moi, je vous le demande, ce que tout ceci deviendra. Je tiens de Pompée une commission assez paisible : j'ai l’inspection générale sur les levées et sur tous les autres préparatifs qui se feront dans la Campanie, et sur toute cette côte. Ainsi, me voilà errant un peu partout. Je crois que vous voyez maintenant où César va se porter, comment le peuple est disposé, comment les affaires tourneront. Dites-le moi, je vous prie, et, comme il n'y a plus que changement dans les choses, écrivez-moi souvent. Je me calme un peu en vous écrivant et en lisant vos lettres. [7,12] A ATTICUS. Formies, janvier. Je n'ai encore reçu qu'une de vos lettres du 12 des kalendes : vous m'y dites que vous m'en avez déjà écrit une autre ; mais elle ne ma point été rendue. Ecrivez-moi, je vous prie, le plus souvent que vous pourrez, non-seulement ce que vous saurez de certain, et ce que vous entendez dire, mais même ce que vous pourrez prévoir : surtout donnez-moi votre avis sur ce que je dois faire ou ne dois pas faire. Je tâcherai de mon côté que vous sachiez ce que fait Pompée : hélas! il ne le sait pas lui-même; aucun de nous ne le sait. J'ai vu à Formies, le 10 des kalendes, le consul Lentulus; j'ai vu Libon : la peur les a tous déconcertés. Pompée est allé à Larinum où il a des troupes, comme à Téanum, à Lucérie, et dans le reste de l'Apulie. On ne sait point encore s'il a dessein de prendre une position en Italie, ou de passer la mer. S'il demeure, j'appréhende qu'il n'ait pas une armée assez forte; s'il part, ou et comment le joindre? que faire? quel embarras pour moi! pour cet autre, dont vous craignez le phalarisme, j'attends de lui tout ce qu'il y a de pis. Rien ne l'arrêtera, ni la suspension des affaires, ni l'absence des magistrats et du sénat; le trésor public ne sera pas longtemps fermé pour lui. Mais, comme vous me le dites, nous en aurons bientôt des nouvelles. En attendant, il faut que vous me pardonniez si je vous écris si souvent et de si longues lettres; c'est pour me calmer, et pour en avoir des vôtres, et surtout un conseil sur ce que je dois faire. Faut-il me jeter à corps perdu dans le parti de Pompée? ce n'est point le danger qui me retient ; c'est que je meurs de dépit de tout ce qui s'est passé. Est-il possible d'avoir fait tant de fautes aussi étourdiment et pour ne m'avoir pas écouté? Ou bien faut-il que je patiente, que je me tourne un peu d'un côté, un peu de l'autre, et qu'enfin je me donne au plus fort, au vrai maître? J'ai quelque honte devant les Troyens, et je me sens retenu non moins par les devoirs du citoyen que par ceux de l’ami, quoique mon coeur se brise a la pensée de nos chers enfants. Je vous sais dans le même trouble, et pourtant il faut que vous m'écriviez ce que je dois faire, surtout en cas que Pompée abandonne l'Italie. M. Lépidus, que j'ai vu ici, est décidé, dans ce cas, à ne point le suivre, et L. Torquatus aussi. Ce qui m'embarrasse, moi, sans parler du reste, ce sont mes licteurs. Je n’ai encore rien vu d'aussi inextricable. Aussi je ne vous demande pas encore que vous décidiez rien, mais seulement ce qui vous en semble. Enfin je veux savoir toutes vos pensées, vos doutes. Il est presque sûr que I.abiénus a quitté César. J'y verrais beaucoup d’avantage pour notre cause, si, à son arrivée à Rome, il y trouvait encore le sénat et les magistrats. Car alors il paraîtrait a tous qu’il a condamné, par amour de la république, le crime d'un homme auquel il était si attaché. Du reste, c’est ce qui paraît dès à présent, mais avec peu de résultat, faute de quelqu'un pour en tirer parti. Je crois bien que César en est au regret. Mais peut-être même la retraite de Labiénus n’est-elle qu'une fausse nouvelle; cependant on n'en doute point ici. Quoique vous vous teniez, comme vous me l'écrivez, renfermé chez vous, vous pouvez toujours me dire comment les choses à Rome ont l'air d'aller, si l'on regrette Pompée, s'il y a quelque apparence de haine contre César. Je vous demande en même temps, si je dois laisser à Rome ma femme et ma fille, ou les faire venir ici, ou les envoyer dans quelque lieu sûr. Enfin écrivez-moi tout ce qui se passe; écrivez-moi toujours. [7,13] A ATTICUS. Calès, janvier. 1ère part. Je suis de votre avis sur l'affaire de Vennonius. Je vous dis que Labiénus est un véritable héros ; depuis longtemps on n'a rien fait qui soit plus digne d'un bon citoyen. Quand il n'aurait fait que donner du chagrin à César, ce serait toujours cela; mais, après tout, je crois que la chose publique n'y a pas peu gagné. J'approuve aussi Pison: le jugement qu'il porte lui-même sur son gendre ne sera pas sans effet. Cependant, regardez-y bien, cette guerre civile n'est point une guerre d'opinions entre les citoyens; elle vient de l'audace effrénée d'un seul. Il se voit maître d'une puissante armée ; il s'est fait un grand parti en répandant les espérances et les promesses; il veut tout pour lui. Nous lui avons livré sans défense, Rome et toutes ses richesses. Que ne devons-nous pas craindre d'un homme qui regardera nos maisons et nos temples, non plus comme sa patrie, mais comme une proie à ravir? Je ne sais trop comment il va s'y prendre, sans sénat, sans magistrats : il n'aura pas même un semblant de gouvernement. Mais nous, quand et comment pourrons-nous nous relever avec un chef qui, comme vous le remarquez, vous aussi, ne sait pas même la guerre et qui n'a pas compris l'importance des places du Picénum? Son incapacité n'est que trop visible; et sans parler de toutes les fautes qu'il a faites depuis dix ans, quelle paix, si dure qu'elle fût, ne valait pas mieux que cette fuite lamentable! Je ne sais pas même à présent ce qu'il prétend faire, quoique j'écrive de tous côtés pour m'en instruire. On ne vit jamais tant de découragement et tant de confusion. Quelles places, quelles troupes a-t-il? Et c'est néanmoins pour y pourvoir qu'on l'a fait demeurer aux portes de Rome. Toutes nos ressources se réduisent à deux légions qu'il a retenues d'une manière odieuse, et dont il n'est pas plus sûr que d'étrangers. Pour les levées, elles sont toutes de gens qu'on enrôle malgré eux, et qui n'ont nulle envie de combattre. D'autre part, il n'est plus temps de parler de paix. Je ne puis pas voir dans l'avenir; mais certainement nous serons toujours coupables, ou plutôt notre chef, d'être sortis du port sans gouvernail et de nous être livrés à la tempête. Je suis plus que jamais embarrassé de mon fils et de mon neveu ; j'ai eu plusieurs fois l'idée de les envoyer en Grèce. Je tremble bien davantage pour Tullia et Térentia, lorsque je pense à l'arrivée des barbares; mais quand je songe que Dolabella est avec eux, je respire un peu. Je vous prie d'y réfléchir : d'abord pensons à un lieu de refuge, car je dois bien plus m'occuper d'elles que de moi-même; et ensuite pensons à ce qu'on pourrait dire si je les laissais à Rome, quand tous les bons citoyens l'ont quittée. Cela vous regarde comme moi, aussi bien que Péduceus, qui m'en a écrit. Car vous êtes l'un et l'autre d'une distinction qui vous impose les mêmes devoirs qu'aux premiers citoyens. Ce n'est pas que je veuille vous donner des avis, puisque je vous en demande et pour moi et pour ma famille. Je finis en vous priant de vous informer avec soin de tout ce qu'il y aura de nouveau, et de me le mander. Faites-moi part surtout de vos conjectures, c'est ce dont je suis le plus en peine. Tout le monde peut m'annoncer ce qui se passe, mais c'est à vous de me prédire l'avenir. Conjecturer, c'est prédire. Pardonnez-moi mon bavardage; cela me soulage et me vaut des lettres de vous A ATTICUS 2° partie. Je n'ai rien compris d'abord à votre énigme touchant ces Oppius de Vélie ; elle est plus obscure que les nombres de Platon. Je vous entends enfin, vous appelez ces Oppius succones. Ce mot m'a fait suer longtemps; quand on l'a une fois entendu, le reste est aisé, et la somme s'accorde avec celle de Térentia. — J'ai vu L. César à Minturnes, les 8 des kalendes de février au matin ; il porte à Pompée des propositions ridicules. C'est un esprit sans suite et sans liaison : et je crois que César a voulu se moquer de nous, lorsqu'il a chargé un pareil personnage d'une négociation si importante : peut-être même qu'on ne l'en a point chargé, et que, sur quelque parole en l'air, notre homme aura pris sur lui la commission.— Labiénus, qui est un grand homme, à mon sens, est venu trouver Pompée et les consuls à Téanum le 9 des kalendes. Dès que je saurai ce qui s'est passé dans cette entrevue, je vous en informerai. Pompée est parti de Téanum le 8 des kalendes, pour aller du côté de Larinum ; il a couché a Vénafre. Il parait que Labiénus a un peu remonté nos esprits; mais je n'ai encore rien de particulier A vous mander de ce pays-ci, et je suis bien plus curieux d'apprendre de vous ce qu'on dit de César ; comment il a pris la désertion de Labiénus; ce que fait Domitius dans le pays des Marses, Thermus à Ignuuvium, et P. Attius à Cinjgulum; quelles sont les dispositions du peuple ; enfin, vos conjectures sur tout le reste. Ecrivez-moi souvent, et marquez-moi ce que nous devons faire de ma femme et de ma fille, a quoi vous vous êtes vous-même décidé. Si je vous écrivais de ma main, ma lettre serait plus longue; mais la fluxion que j'ai sur les yeux m'oblige de dicter. [7,14] A ATTICUS. Calès, janvier. Je pars aujourd'hui le 6 des kalendes de février, de Calés pour Capoue; ma fluxion sur les yeux n'est plus grand'chose. L. César est arrivé à Téanum le 8 des kalendes, et a donné communication à Pompée et aux consuls des propositions de César. On est convenu de les accepter, mais à condition qu'il commencerait par retirer ses troupes de toutes les places qui ne sont pas de son gouvernement, qu'alors nous retournerions tous à Rome, et qu'on ferait terminer l'affaire par le sénat. Je ne désespère plus de la paix. Je crois que César a bien quelque peu de repentir de ses fureurs, et que Pompée se sent trop faible. — Pompée a désiré que j'allasse à Capoue pour faire avancer les levées; la colonie ne paraît pas fort empressée pour cela. Quant à ces gladiateurs que César avait à Capoue, ce que je vous en avais écrit, sur une lettre de Torquatus, s'est trouvé faux. Pompée les a seulement distribués, deux à deux, chez les habitants : bonne précaution, car on dit qu'ils auraient forcé l'endroit où ils étaient, et on y a trouvé cinq mille boucliers. — Je vous prie de penser un peu s'il est convenable que nos femmes, parmi lesquelles est votre soeur, demeurent à Rome, maintenant qu'il n'y reste plus aucune femme de quelque distinction. Je leur en ai déjà écrit aussi bien qu'à vous. Déterminez-les à partir. Nous avons en effet sur la côte dont j'ai la garde, des maisons de campagne, ou dans les circonstances elles pourraient se trouver assez bien. Quanta mon gendre, s'il a pris un mauvais parti, je n'ai que faire d'en répondre; mais on aurait quelque raison de trouver étrange que nos femmes fussent les seules qui demeurassent à Rome. Mandez-moi si vous comptez d'en sortir, vous et Péducéus, et en général ce que vous pensez des affaires présentes. Pour moi, je ne me lasse point de recommander la paix : quelque désavantageuse qu'elle puisse être, elle vaudra toujours mieux pour nous que la guerre la plus juste. Au reste, il en sera ce que voudra la fortune. [7,15] A ATTICUS, Capoue, janvier. Depuis que je suis parti de Rome, je n'ai laissé passer aucun jour sans vous envoyer de mes lettres. Ce n'est pas que j'aie rien de fort particulier a vous écrire, mais je n'ai plus que la douceur de causer avec vous de loin, ne pouvant le faire de près et de vive voix. J'arrivai à Capoue la veille du 6 du des kalendes; j'y ai vu les consuIs et un grand nombre de sénateurs. Ils souhaitent tous que César retire ses troupes des places de l’Italie, et qu'il s'en tienne aux conditions qu'il a lui-même proposées. Favonius seul prétend qu'on ne doit point recevoir la loi de César; mais on ne l'a pas seulement écouté dans le conseil. Voici Caton lui-même qui aime mieux la servitude que la guerre civile. Il a néanmoins déclaré qu'il voulait se trouver au sénat, lorsqu'on y traitera de ce que l'on doit accorder à César, s'il se détermine à retirer ses troupes. Ainsi il n'ira point en Sicile, où il serait si nécessaire qu'il allât; et il tient à être au sénat, ou je crains que sa présence ne nuise. Mais Postuinus, que le sénat a nommé pour aller au plus tôt en Sicile prendre la place de Furfanius, a déclaré qu'il n'irait point sans Caton; et il croit fort que le sénat ne peut se passer de ses services et de l'importance qu'il se donne. Force a été, en attendant, d'envoyer Fannius commander en Sicile. — Nous raisonnons ici fort diversement. La plupart prétendent que César ne s'en tiendra pas aux conditions qu'il a proposées, et qu'il n'a mis en avant ces demandes que pour nous arrêter dans nos préparatifs de guerre. Pour moi, je crois qu'il retirera ses troupes; pourvu qu'on le fasse consul, il aura ce qu'il prétendait, et il ne finira pas comme il a commencé, par le crime. Il faut que les coups nous arrivent, ayant fait la faute honteuse néanmoins de ne pas nous en garer. Nous n'avons point de troupes; nous manquons d'argent, et en abandonnant Rome, nous avons livré à notre ennemi non-seulement celui des particuliers, mais tout le trésor public. Pompée est allé rejoindre les troupes d'Attius, il a avec lui Labiénus. Je suis fort curieux d'apprendre ce que vous pensez de tout ceci. Je m'en vais partir pour Formies. [7,16] A ATTICUS. Janvier. Je crois avoir reçu vos lettres à leur date, et sauf la première, dans l'ordre où Térentia me les a envoyées. Je vous ai écrit de Capoue le 5 des kalendes, l'ultimatum de César, l'arrivée de Labiénus, la réponse des consuls et de Pompée ; et je vous ai fait part de plusieurs de mes conjectures. Nous sommes maintenant dans l'attente; d'abord, de ce que fera César, lorsqu'il connaîtra les propositions que L. César est chargé de lui porter; de l'autre, ce que Pompée projette lui-même. Il me mande que, sous peu de jours, il se trouvera à la tête d'une armée imposante; qu'il peut occuper le Picénum ; et que, dans ce cas, il espère que nous pourrons rentrer à Rome. Il a avec lui Labiénus, qui regarde César comme tout à fait hors d'état de soutenir la lutte. Son arrivée a grandement relevé le courage de Pompée. J'ai reçu l'ordre des consuls de me rendre à Capoue pour les nones de février. J'en suis parti pour Formies, le 3 des kalendes. Aujourd'hui, c'est à Calés, vers la neuvième heure, que je viens de recevoir votre lettre à laquelle je réponds immédiatement. Je suis de votre avis pour Térentia et Tullie. Je les engage à s'entendre avec vous. Si elles ne sont pas encore parties, elles feront bien d'attendre le tour que vont prendre les événements. [7,17] A ATTICUS. Formies, 2 février. Votre lettre m'a été on ne peut plus agréable. Je pensais à envoyer nos enfants en Grèce, lorsqu’il semblait que Pompée voulait abandonner l'Italie. Je comptais, en ce cas, que nous irions en Espagne, et cela ne leur convenait pas comme à nous. Mais maintenant vous pouvez même, vous et Péduceus, demeurer à Rome sans inconvénient; aussi bien vous n'avez pas lieu d'être contents de Pompée; car jamais personne n'a laissé Rome si dégarnie. Que dites-vous de me voir plaisanter dans un pareil moment ? sans doute vous savez à présent quelle réponse Pompée a faite aux propositions de César, et vous avez vu la lettre qu'il lui a écrite ; car on voulait la rendre publique. Mais je ne conçois pas Pompée, qui écrit très-bien, et qui va se servir de Sextius pour dresser une pièce si importante, et que tout le monde devait lire : aussi je n'ai rien lu qui sentit plus son Sextius. Vous voyez toujours par cette lettre de Pompée, qu'on ne refuse rien à César, et qu'il n'a eu qu'à demander pour avoir. Il serait insensé s'il n'acceptait pas les conditions qu'on lui offre, après qu'on a accepté celles qu'il a eu le front de proposer. Car enfin, qui êtes-vous pour dire : Je prétends que Pompée s'en aille en Espagne, et qu'il retire ses troupes des places de l'Italie ? Cependant il l'obtient; et on cède aujourd’hui avec bien moins d'honneur à un rebelle avoué, qui a déjà porté des mains violentes sur la république, que si on lui avait d'abord permis de demander le consulat sans venir à Rome. J'appréhende néanmoins qu'il ne se contente pas de ce qu'on lui accorde ; car depuis qu’il a chargé, L. César de ses propositions, il semble qu'il aurait dû se tenir un peu plus tranquille ; or j'apprends que, sans attendre la réponse, il est plus ardent que jamais. — Trébatius me mande qu'il a été chargé par lui, le 9 des kalendes de février, de m'écrire pour me prier de me rapprocher de Rome; que je lui ferais un sensible plaisir : c'est la substance de sa lettre, qui est fort longue. J'ai compris, en supputant les jours, que du moment que César a su que nous avions quitté Rome, il a pensé à y faire revenir quelques consulaires. Ainsi je ne doute pas qu'il n'ait écrit pour cela à Pison et à Servius. Ce qui me surprend, c'est qu'il ne m'ait pas écrit lui-même, ou du moins qu'il ne m'ait pas fait écrire par Dolabella ou par Célius; quoique d'ailleurs je ne trouve point mauvais qu'il se soit servi de Trébatius, un de mes plus chers amis. J'ai cru néanmoins que je ne devais point écrire à César, puisqu'il ne m'avait point écrit; mais j'ai fait savoir à Trébatius qu'il m'était bien difficile pour le moment de répondre aux avances de César; je lui ai dit que je me tenais dans mes maisons de campagne, et que je ne me mêlais ni des nouvelles levées, ni d'aucune autre affaire. — J'en resterai là, tant qu'il y aura quelque espérance de paix : si nous avons la guerre, je ne consulterai plus que mon devoir et mon honneur. Je commencerai par envoyer nos jeunes gens en Grèce; car je ne doute point que l'incendie n'embrase l'Italie tout entière. Qui dirait que cette effroyable tempête a été soulevée par un petit nombre de citoyens, ou méchants, ou envieux ! Mais nous pourrons juger bientôt, par la manière dont César recevra notre réponse, quel tour prendront les choses. Je vous écrirai alors plus en détail, si nous avons la guerre; mais nous n'aurions seulement qu'une trêve, que je vous verrais, j'espère. — Aujourd'hui, le 3 des nones de février, je suis revenu de Capoue à Formies, et j'attends nos femmes dans la journée. Je leur avais d’abord écrit, d'après une de vos lettres, qu'elles pouvaient rester à Rome ; mais j'apprends que l'alarme y est plus grande que jamais. Je retournerai à Capoue aux nones de février, suivant l'ordre des consuls. Si l'on y a des nouvelles de Pompée, je vous en ferai part aussitôt. Mandez-moi toutes celles de Rome. [7,18] A ATTICUS. Formies, février. Nos femmes sont arrivées à Formies le 4 des nones de février, et aussitôt elles nous ont parlé de tous vos bons offices pour elles, et de vos attentions affectueuses. Nous les laisserons ici avec nos enfants, jusqu'à ce que nous sachions bien s'il nous faut choisir entre une paix honteuse ou une déplorable guerre. Nous partons, mon frère et moi, aujourd'hui le 3 des nones, pour aller trouver les consuls à Capoue, ou nous avons ordre d'être le premier des nones. — On dit que lorsqu'on a lu au peuple la réponse qu'a faite Pompée aux propositions de César, l'assemblée en a paru contente. Je l'avais bien pensé. Si César repousse ces offres, il tombe dans la désaffection; s'il les accepte : lequel vaut mieux ? me direz-vous... je vous répondrais, si je savais quelles sont nos forces. — Le bruit court ici que nous sommes maîtres d'Ancône, d'où nous avons chassé Cassius. C'est une fort bonne affaire, si la guerre arrive. On assure, d'un autre côte, que César, depuis qu'il a envoyé ses propositions par L. César, continue ses levées avec plus d'ardeur que jamais, qu'il se saisit des postes avantageux, et y met des garnisons. Quel scélérat ! quel brigand ! Et pour la république, quelle infamie dont aucune paix ne peut la dédommager ! mais point de colère ; cédons au temps ; allons en Espagne avec Pompée; dans l'excès de nos maux, c'est encore la moindre à choisir, puisque nous n'avons pas voulu, ayant l'occasion pour nous, mettre la république à couvert du second consulat de cet homme. Mais c'est assez là-dessus. — J'avais oublié, dans mes autres lettres, de vous parler de Dionysius. Mais j'ai résolu d'attendre la réponse que fera César : si nous retournons à Rome, Dionysius nous y attendra; si les négociations languissent, je pourrais alors le mander. Devait-il nous abandonner dans notre fuite, après que je l'avais prié de ne nous point quitter? cela est-il d'un sage, d'un ami? Mais il n'en faut pas tant demander aux Grecs. Au reste, en cas qu'il faille le faire venir ici, ce que je ne souhaite point, voyez, je vous prie, s'il y est disposé : car je ne veux pas l'avoir de force. — Mon frère Quintus travaille à tirer de l'argent d'Egnatius, pour vous payer. Egnatius ne manque pas de bonne volonté, et il est même fort riche; mais les temps sont si durs que Q. Titinius, qui me voit très-souvent, m'a dit qu'il ne pouvait pas même trouver de quoi faire son voyage, et qu'il s'était contenté de signifier à ses débiteurs que l'intérêt courrait sur le même pied; on dit que L. Ligus a fait de même. Quintus n'ayant donc point d'argent comptant, n'en pouvait tirer d'Egnatius, et n'en trouvant nulle part à emprunter, est surpris que vous ne lui teniez pas compte de ce malaise public. Pour moi, quoique je suive exactement cette maxime, qu'on attribue à Hésiode, mais que les critiques ne croient pas de lui : ne jugez pas sans avoir entendu les deux parties, surtout quand il 'agit d'une personne aussi raisonnable que vous, je n'ai pas laissé d'être touché des plaintes de mon frère. Enfin, j'ai cru devoir vous en dire un mot. [7,19] A ATTICUS. Capoue, février. Je n'ai rien à vous mander. J'avais même élaboré une belle lettre; je la supprime. Elle était toute à l'espérance, j'étais sous l'impression de ce qu'on m'avait dit des sentiments du peuple à la dernière assemblée, et dans la persuasion que le grand personnage s'en tiendrait aux conditions qu'il a faites; mais voilà que le 2 des nones de février au matin, avec votre lettre j'en reçois une de Philotime, de Furnius, ainsi que la copie d'une lettre de Curion à ce dernier; et j'y vois que Curion tourne en ridicule la mission de Lucius César. Ainsi tout est perdu. Quel parti prendre? certes ce n'est pas de moi que je suis en peine, mais de nos enfants. Que faire pour eux? Je pars pour Capoue. Là, je saurai mieux où en est Pompée. [7,20] A ATTICUS. Fomies, février. Je deviens peu jaseur par le temps qui court, je vous assure. Plus d'espoir de paix et rien de prêt pour la guerre. Il n'y a pas deux autres nullités comme nos consuls. Dans l'espoir d'apprendre d'eux où en sont nos préparatifs et malgré une pluie effroyable, je me rends à Capoue la veille des nones, suivant l'ordre qu'ils m'en ont donné. Ils n'y étaient pas. Ils vont arriver sans moyen d'action, comme sans plan. On dit Pompée à Lucérie où il a voulu voir quelques cohortes des légions d'Attius, qui ne sont pas des plus sûres. Quant à l'autre, il vient à la course; il va fondre sur nous; non pour combattre; avec qui? mais pour nous ôter la ressource de fuir. Pour moi, je consens à mourir avec Pompée en Italie; et, la-dessus, je ne vous consulte pas; mais s'il émigre, que faire? La rigueur de la saison, l'embarras de mes licteurs, l'imprévoyance et l'impéritie des chefs, voilà des raisons pour rester. Il y en a d'autres pour fuir avec Pompée; l'amitié qui nous unit, la justice de sa cause, la honte de se joindre avec un tyran dont on ne sait dire encore s'il sera Pisistrate ou Phalaris. C'est là ce qui m'embarrasse et ce qui demande vos conseils. Votre perplexité n'est pas moindre peut-être, mais enfin ouvrez-moi un avis quelconque. Si j'apprends quelque chose aujourd'hui, je vous en ferai part aussitôt. Les consuls ne peuvent manquer d'être ici pour l'assemblée des nones. Je compte sur une lettre de vous chaque jour. Vous répondrez de plus à celle-ci, quand vous le pourrez. J'ai laissé nos femmes et nos enfants à Formies. [7,21] A ATTICUS. Calès, en Campanie, février. Vous savez nos maux avant nous. Vous êtes à la source. De notre côté aucun bien à attendre. Je vins à Capoue le jour des nones de février, suivant l'ordre des consuls. Lentulus arriva le soir. Le 7 des ides, l'autre consul n'avait pas encore paru. Je viens de quitter Capoue; j'ai couché à Calès, d'où je vous écris ce matin, 6 des ides avant le jour. J'ai tout vu de mes yeux, à Capoue; rien à attendre des consuls; des levées, pas de nouvelles. Les préposés au recrutement n'osent pas même paraître. Il est là; trop près, et notre chef n'agit ni ne se montre ; nul ne se l'ait même inscrire. Il n'y a pas mauvaise volonté, mais absence complète de confiance. Quant à Pompée, ô dégradation incroyable! qu'il est tombé! plus de coeur, plus de pensée, plus d'action, plus de mouvement. Je ne parle pas de sa honteuse fuite de Rome, de ses timides allocutions aux villes, de cette complète ignorance des forces de son adversaire et même des siennes. — Mais quel nom donner à ceci : C. Cassius, tribun du peuple, est venu de sa part à Capoue, le 7 des ides, donner l'ordre aux consuls de se rendre immédiatement à Rome, d'y enlever le trésor sacré et de revenir aussitôt. Et où trouveraient-ils une escorte? Revenir de Rome, les laisserait-on aller ? Le consul a répondu à Pompée qu'il commençât lui-même par entrer dans le Picénum. Mais le Picénum est perdu pour nous. Personne encore ne le sait ici, excepté moi à qui Dolabella l'a écrit. Je ne doute pas que l'Apulie ne soit également occupée et Pompée déjà embarqué. Que résoudre? Quelle perplexité!, je n'hésiterais point sans toutes ces honteuses résolutions, ou si j'étais resté jusqu'ici dans la neutralité. Pourtant je ne ferai rien que de digne. César m'engage à me rendre médiateur. Mais à la date de sa lettre, il n'avait pas pris son essor. Depuis, Dolabella et Célius me mandent qu'il est content de moi. Mon embarras est grand. Aidez-moi de vos conseils, si vous le pouvez. Ne négligez rien toutefois là-bas dans mes intérêts. Mon agitation ne me permet pas de vous en écrire davantage. J'attends de vos nouvelles. [7,22] A ATTICUS, Formies, février. Il ne reste pas un pouce de terre en Italie dont il ne soit le maître. De Pompée, pas un mot. Mais s'il n'est en mer en ce moment, tout passage doit lui être fermé. D'un côté, quelle rapidité d'aigle! et de l'autre... de l'autre! mais je répugne à accuser celui dont les dangers font mon désespoir et mon supplice. Vous avez raison de craindre un massacre, bien que rien ne soit moins propre à consolider la victoire de César et à asseoir sa domination. Mais je connais son entourage, et il en suivra l'instinct. Qu'il en soit au surplus ce qu'il voudra. Je ne crois plus le séjour des villes tenable. Et personne, personne pour me conseiller! faites là-bas ce qui vous paraîtra le mieux. Entendez-vous avec Philotime, vous aurez Térentia le jour des ides. Mais moi que ferai-je? où est-il? où le rejoindre? Sur terre ou sur mer? sur terre, quelle route prendre? sur mer, où m'embarquer? Eh bien! Il faut donc me livrer à cet homme? Y a-t-il sûreté? on le dit. Honneur? oh non ! Que résoudre? Vous demanderai-je conseil comme à l'ordinaire? Mais la difficulté est sans issue. Cependant s'il vous venait par hasard une bonne pensée, communiquez-la-moi, et que je sache ce que vous comptez faire vous-même. [7,23] A ATTICUS. Formies, février. J'ai reçu une lettre de Philotime le 5 des ides au soir : il m'annonce que l'armée de Domitius est animée du meilleur esprit; que les cohortes amenées du Picénum par Lentulus et Thermus ont opéré leur jonction avec Domitius; que César peut être cerné, que lui-même il en a la peur; qu'à Rome les honnêtes gens levant la tête, et les méchants sont consternés. Je crains bien que tout cela ne soit un rêve. Cependant la lettre de Philotime a rendu la vie à M. Lépide, à L. Torquatus et au tribun du peuple C. Cassius, qui sont ici, c'est-à-dire a Formies avec moi. Malheureusement je crois plutôt ce qu'on me mande d'ailleurs; savoir, que nous sommes tous cernés, et que Pompée cherche à quitter l'Italie. On ajoute, ce qui me brise le coeur, que César le poursuit. César poursuit Pompée! Eh quoi! il en veut donc a sa vie? malheureux que je suis! Et nous n'allons pas tous lui faire un rempart de nos corps ! Ah ! vous gémissez comme moi, j'en suis sûr. Mais que faire, vaincus, terrassés, garrottes comme nous le sommes? Toutefois la lettre de Philotime m'a fait changer d'avis pour nos femmes. Je voulais les envoyer à Rome, et je vous l'avais écrit, mais j'ai réfléchi que ce voyage donnerait lieu à des propos; qu'on dirait que j'ai jugé les événements ; que je désespère de la cause; et qu'en envoyant d'abord les femmes, je ménage une transition à mon propre retour. Du reste, je pense comme vous, que je ne dois pas fuir à l'aventure, sans profit pour la république, sans profit pour Pompée. Je donnerais pour lui ma vie, je ne dis pas avec une pieuse résignation, mais avec une sainte joie. Ainsi donc je reste ; oui, et pourtant rester, c'est vivre. — Quant aux nouvelles d'ici, Capoue est morne et tout enrôlement a cessé. On désespère, on se disperse. Encore si quelque diversion, la jonction par exemple de Pompée avec Domitius! Sous deux ou trois jours, nous saurons probablement ce qu'il en est, Je vous ai envoyé copie de la lettre de César, ainsi que vous le désiriez. On m'écrit de tout côté qu'il est content de moi. A la bonne heure. Seulement sauvons l'honneur! [7,24] A ATTICUS. Formies, févier . La lettre de Philotime, qui n'avait fait sur moi que peu d'impression avait répandu ici la joie. Mais le lendemain Cassius reçoit de Capoue une lettre de Lucrétius, son ami : Nigidius était venu à Capoue par ordre de Domitius, et il avait dit que Vibullius fuyant du Picénum avec un petit nombre de soldats courait après Pompée; que César le serrait de prés, que Domitius n'avait pas plus de trois mille hommes. Eucrétius ajoute que les consuls ont quitté Capoue. Je ne doute pas que Pompée ne soit en fuite. Puisse-t-il échapper! Je suis votre conseil et ne songe point à fuir. [7,25] A ATTICUS. Formies, février. Au moment où je vous communiquais les nouvelles fort tristes et, je le crains, beaucoup trop vraies, que Lucrétius avait transmises de Capoue à Cassius, Céphalion m'a apporté une lettre de vous, bien moins sombre, mais où vous n'affirmez rien, selon votre coutume. Je croirai à tout plutôt qu'à l'armée de Pompée, dont vous parlez comme si elle existait. Les nouvelles qui nous arrivent n'en disent mot; et les choses en sont toujours au même point. Étrange fatalité! Il a toujours réussi dans une mauvaise cause. La sienne aujourd'hui est la meilleure de toutes; il est écrasé. Que dire à cela? qu'il avait ce qu'il faut de talent dans le premier cas, chose assez commune; mais que le génie du gouvernement, il ne l'avait pas. Au surplus, nous saurons au premier moment à quoi nous en tenir, et je vous écrirai sur-le-champ. [7,26] A ATTICUS. Formies, février. Je ne puis dire comme vous « chaque fois que je me relève », car voici la première fois que je me relève un peu. Oui, les nouvelles que je reçois de Rome sur Domitius et les cohortes du Picénum me donnent quelque confiance. Depuis deux jours, l'horizon s'éclaircit. Il n'était question que de fuir; on n'y songe plus. Et la menace de César « si demain te retrouve ici » est devenue ridicule. On dit d'excellentes choses de Domitius, des merveilles d'Afranius. — Vous m'engagez à rester neutre autant que possible; c'est bien le conseil d'un ami, et je vous en remercie. Vous ajoutez qu'il faut me garder de paraître incliner pour la mauvaise cause. En effet je puis bien être suspect à cet égard. Tant qu'il a été question de la paix, on m'a vu ne vouloir prendre aucune part à la direction de la guerre civile. Ce n'est pas que la guerre ne fût juste, mais j'en ai vu de plus légitimes encore dont je me suis mal trouvé. L'homme à qui Pompée avait proposé un second consulat, et le triomphe, et dans quels termes encore; « en considération, disait-il, de ses merveilleux exploits » cet homme ne pouvait être pour moi un ennemi. Je sais bien qui je dois craindre; et pourquoi. Mais s'il y a guerre, comme c'est vraisemblable, mon rôle sera net alors et je n'y manquerai pas. — Térentia vous a répondu sur les vingt mille sesterces. Tant que je n'ai su où me fixer, j'ai ménagé Dionysius. Vous m'avez cent fois offert ses services, sans que je vous aie fait de réponse, parce que je retardais de jour en jour à prendre un parti. Maintenant, je le vois, il est presque sur que nos enfants passeront l'hiver à Formies. Mais moi, que ferai-je? je l'ignore. Si l'on se bat, je me range à coup sûr avec Pompée. Je ferai en sorte de vous instruire de tout. Mon pressentiment est que nous aurons une guerre désastreuse, à moins d'un dénouement, vous savez, dans le goût de celui de la guerre des Parthes.