[1,0] Lettres à Atticus - Livre premier. [1,1] I,1. Vous vous intéressez vivement à ma candidature, je le sais : voici jusqu'à ce moment l'état des choses. Je n'ai qu'un concurrent, Galba, et on lui dit non tout net, et sans cérémonie, comme au temps de nos pères. On pense même qu'il ne m'aura pas nui, en se pressant si fort; car presque tous lui refusent leur voix, par la raison, disent-ils, qu'elle m'est due. Aussi, et c'est là le meilleur, répète-t-on partout, que mes partisans augmentent à vue d'oeil. Je compte commencer mes démarches au Champ de Mars le jour où, à ce que m'a dit Cincius, votre esclave doit partir avec ma lettre, c'est-à-dire, le 16 des calendes de juillet, jour des comices pour l'élection des tribuns. Les concurrents, sur lesquels il n'y a pas d'incertitude, ne sont encore que Galba, Antoine et Q. Cornificius. Cornificius! vous allez rire, ou plutôt vous gémirez. Mais, ce qui vous fera tomber des nues, on parle aussi de Césonius. Quant à Aquillius, c'est à tort qu'il a été question de lui; il est le premier à s'en défendre, en alléguant sa mauvaise santé et ses nombreux travaux judiciaires. Enfin, je ne considérerai Catilina comme un compétiteur sérieux que quand on m'aura prouvé qu'il ne fait pas jour en plein midi. Vous n'attendez pas, je pense, que je vous parle d'Aufidius et de Palicanus. - Parmi les candidats actuels, César est le seul qui soit sûr de son élection. Thermus luttera contre Silanus; mais ils ont tous deux si peu d'amis et si peu de considération, qu'il ne me parait pas impossible de faire passer Curius entre les deux. Je suis seul, au surplus, de cet avis. Mon intérêt est que Thermus soit élu avec César; car s'il est renvoyé à mon année, il n'y aurait pas pour moi de concurrent plus redoutable, d'autant qu'il est chargé de la voie Flaminienne, et que, lorsqu'elle sera terminée, il aura bien des chances. Je le donnerais donc aujourd'hui très volontiers pour collègue à un autre consul. - Voilà, quant à présent, mes conjectures sur les divers prétendants. Je ne négligerai rien en ma qualité de candidat. Comme la Gaule a un grand poids dans la balance, je profiterai peut-être de la stagnation des affaires au forum pour me faire donner une mission auprès de Pison ; j'irais au mois de septembre pour revenir en janvier. Je ne sais pas encore le parti que prendront les nobles; je vous en écrirai plus tard. Du reste, j'augure bien de tout, pourvu qu'il ne survienne pas d'autres concurrents que ceux de Rome. Assurez-moi, je vous prie, le vote de ceux qui marchent avec notre ami Pompée; vous êtes plus en position. Dites-lui que je ne lui en voudrai aucunement s'il ne vient pas à l'assemblée des comices. J'ai fini sur ce point. - Mais en voici un autre où j'aurai besoin de votre indulgence. Votre oncle Cécilius, qui perd beaucoup d'argent avec P. Varius, attaque comme frauduleuse la vente que ce dernier a faite de ses biens à son frère Caninius Satrius. On poursuit l'affaire au nom de tous les créanciers, parmi lesquels se trouvent Lucullus, P. Scipion et Pontius, qui probablement eût été syndic si on eût vendu la propriété par décret. Mais il s'agit bien de cela à présent! Cécilius est venu me prier de me charger de son affaire contre Satrius. Or, vous saurez qu'il ne se passe guère un jour sans que Satrius ne vienne me voir. Il est avant tout pour L. Domitius ; mais après Domitius, pour moi. Il nous a servis puissamment, mon frère et moi, dans nos candidatures. Mon embarras est grand, lié comme je le suis avec Satrius lui-même et avec Domitius, que je regarde comme le pivot de mon élection! J'ai cherché à faire comprendre cette position à Cécilius. Je lui ai dit que s'il était seul à plaider contre Satrius, je répondrais à son appel; mais que la position n'était pas telle; que l'affaire se poursuivait au nom de tous les créanciers; que parmi eux se trouvaient des hommes dont le crédit est immense; que ces hommes sauraient bien défendre des intérêts communs, sans aucune intervention particulière en son nom; que dès lors il fallait faire la part des ménagements auxquels j'étais obligé et des circonstances où je me trouvais. Il a reçu ces observations avec plus de roideur que je ne m'y attendais, et que ne comporte la politesse. Il a même rompu avec moi les relations qui s'étaient depuis peu établies entre nous. Je compte sur plus d'indulgence de votre part. Vous comprendrez que mes sentiments ne me permettent pas de rien faire contre un ami, dans la conjoncture de sa vie la plus délicate, et quand il y va de sa réputation, après en avoir reçu tous les témoignages d'attachement. Libre à vous de me juger avec sévérité, et de voir de l'ambition dans mon refus. Mais, cela fût-il, vous devriez me pardonner encore car «il ne s'agit pas ici de disputer la chair d'une victime ou la dépouille d'un taureau. » Vous savez dans quelle carrière je suis lancé; ce n'est même plus assez pour moi de conserver mes anciens amis ; j'ai besoin de m'en faire de nouveaux. J'espère que vous approuverez mes raisons; je le désire vivement. - Votre Hermathène me charme. Cette statue fait si bien en place, que c'est comme un soleil dont l'éclat illumine tout mon gymnase. Je vous aime plus que jamais. [1,2] I,2. Je vous annonce que L. Julius César et C. Marcius Figulus étant consuls, ma famille s'est augmentée d'un fils dont Térentia est accouchée fort heureusement. Qu'il y a longtemps que je n'ai vu de vos lettres ! Je vous ai précédemment rendu compte en détail de ma situation. Je me prépare en ce moment à défendre Catilina, mon compétiteur. Nous avons obtenu tous les juges que nous désirions, et cela du consentement formel de l'accusateur. J'espère, si j'obtiens son acquittement, le trouver disposé à s'entendre avec moi sur nos démarches; s'il en est autrement, je prendrai mon parti. J'ai bien besoin de vous voir arriver, car on est partout convaincu que les nobles, vos amis, s'opposeront à mon élévation. Vous pourriez agir utilement sur eux, et me les ramener. Soyez donc à Rome pour janvier, comme vous en aviez l'intention. N'y manquez pas. [1,3] I,3. Savez-vous bien que votre aïeule est morte du chagrin de votre absence et aussi de la crainte de voir les femmes du Latium manquer à leurs obligations cette année, et ne pas amener les victimes sur le mont Albain? L. Sauféius vous écrira, je le suppose, une lettre de condoléance. On vous attend ici pour le mois de janvier. N'est-ce qu'une supposition ? ou bien l'avez-vous mandé à quelqu'un? vous ne m'en avez rien dit. Le convoi de statues a débarqué à Caïète : je ne les ai pas encore vues. Il m'est impossible de quitter Rome en ce moment. J'ai fait payer le transport. Je vous sais un gré infini de me les avoir fait parvenir aussi vite et à si bon marché. - J'ai suivi vos recommandations réitérées, et j'ai tout mis en oeuvre pour apaiser notre ami : mais il est monté d'une manière incroyable. Il a des griefs dont vous devez savoir quelque chose, et que je vous dirai à votre retour. Je n'ai pas mieux réussi pour son ancien ami Salluste, qui était là avec moi. Je vous fais connaître cette circonstance, parce que Salluste me cherchait toujours querelle à votre sujet. Il sait aujourd'hui, par expérience, que l'homme est inexorable, et que mon zèle pour vous n'a point failli. J'ai promis ma Tullie à C. Pison Frugi, fils de Lucius. [1,4] I,4. Que de fausses joies vous nous donnez de votre retour! On vous croit arrivé; et voilà que vous nous renvoyez au mois de juin. Je compte au moins qu'à cette époque vous tiendrez parole. Vous le pouvez sans peine. Vous assisterez ainsi aux comices de mon frère Quintus; vous nous reverrez après une longue absence, et vous terminerez votre différend avec Acutilius. Péducéus se joint à moi pour vous y inviter. Tous deux nous pensons qu'il faut en finir. Ma médiation est à votre service, comme toujours. - J'ai prononcé contre C. Macer, et vous ne sauriez imaginer quelle éclatante confirmation mon jugement a reçue de l'opinion publique. S'il eût été absous, jamais sa reconnaissance n'eût valu pour moi l'honneur que me fait sa condamnation, dans l'esprit du peuple. - Je suis ravi de ce que vous me dites de ma statue de Mercure-Minerve. Il n'y a rien de plus convenable pour mon académie car Mercure est l'ornement obligé de tous les gymnases, et Minerve doit distinguer particulièrement le mien. Continuez à m'envoyer tout ce que vous trouverez d'objets d'art pour la même destination. Je n'ai pas encore vu les statues de votre dernier envoi. Elles sont à Formies, où je compte aller sous peu. Je les ferai toutes transporter à Tusculum. Quant à embellir ma maison de Caïète, quand j'aurai de l'argent de trop j'y songerai. Gardez toujours vos livres, et ne désespérez pas de moi, je vous prie. Ils seront miens, je vous le jure. Que si ce beau jour arrive, je me croirai plus riche que Crassus, et je me moquerai de toutes les campagnes et de toutes les terres du monde. [1,5] I,5. Dans l'intimité où nous vivons, vous devez comprendre mieux que personne quelle douleur me cause la mort de mon frère Lucius, et quelle est la portée de ce coup pour moi, comme homme public et comme ami. Tout ce que la bonté du coeur et l'aménité du caractère peuvent prêter de charme à une liaison, je le trouvais dans Lucius. Je ne doute pas que vous ne soyez chagrin de cette triste nouvelle. Mon affliction vous touchera : vous perdez vous-même un homme distingué, un parent fidèle, un ami qui vous aimait pour vous et pour me plaire. - Vous me parlez de votre soeur; elle vous dira mes efforts auprès de Quintus pour le ramener, envers sa femme, à de meilleurs sentiments. Il était très monté. J'ai tour à tour fait parler, dans mes lettres, la tendresse d'un frère, l'autorité d'un aîné, la sévérité d'un censeur. Ses réponses me donnent lieu de penser qu'ils sont ensemble aujourd'hui comme ils le doivent et comme nous le désirons. Vous vous plaignez à tort de mon silence. La chère Pomponia ne m'a pas une seule fois procuré je moyen de vous écrire, et, de mon côté, je n'ai eu d'occasion , ni pour l'Épire, ni pour Athènes, où j'ai su que vous aviez été. - A mon retour à Rome, après votre départ, je me suis occupé d'Acutilius, selon vos ordres. Mais il y avait si peu à faire, et vous êtes si bien en état de prendre conseil de vous-même, qu'au lieu de vous envoyer mon avis, je laisse Péducéus vous donner le sien. Ce n'est pas assurément qu'après avoir durant plusieurs jours prêté l'oreille à Acutilius (et vous savez comme il procède), je regarde comme une peine de vous mander ses griefs, moi qui ai subi, sans sourciller, l'ennui de les entendre. Mais vous qui m'accusez, savez-vous bien que vous ne m'avez écrit qu'une lettre, quoique vous ayez comparativement bien plus de loisirs et d'occasions que moi? Je dois, dites-vous, m'employer à calmer l'irritation de quelqu'un contre vous. Je retiens cette parole, et déjà, certes, j'avais agi; mais on est tout à fait fâché. J'ai dit de vous tout ce qu'on peut dire, et j'en suis demeuré là. Il faut que je sache vos intentions ; faites-les-moi connaître, et vous verrez que, si je n'ai pas voulu d'abord aller plus vite que vous, j'irai ensuite du pas que vous voudrez. - Tadius m'a parlé de son affaire. Vous lui aviez écrit, dit-il, d'être sans inquiétude sur l'héritage, parce qu'il a l'usucapion. Comment pouvez-vous ignorer qu'on ne se prévaut jamais de l'usucapion envers un mineur en état de tutelle légale; ce qui est, dit-on, le cas de cette jeune fille? - Je vois que vous êtes content de vos acquisitions d'Épire, et j'en suis charmé. Oui, soyez assez bon pour vous occuper, sans vous gêner pourtant, de ce que je vous ai demandé pour Tusculum, et de tout ce que vous trouveriez en outre à ma convenance. C'est là seulement que j'oublie, dans un doux repos, mes peines et mes ennuis. J'attends mon frère de jour en jour. Térentia est prise de fortes douleurs dans les articulations. Elle vous aime beaucoup, vous, votre soeur et votre mère, et vous fait mille compliments, aussi bien que ma petite Tullie, mes amours. Portez-vous bien, aimez-moi, et croyez bien que je vous aime en frère. [1,6] I,6. Non, vous n'aurez plus à me reprocher de négligence : mais vous qui avez si peu à faire, tâchez d'être aussi exact que moi. M.Fontéius vient d'acheter la maison de Rabirius à Naples; il l'a payée cent trente mille sesterces; c'est cette maison que vous aviez déjà mesurée et rebâtie en projets. Il est bon que vous sachiez ce qui en est, si vous y pensez encore. Mon frère me paraît aussi bien que nous pouvons le désirer avec Pomponia. Ils sont ensemble dans leurs propriétés d'Arpinum. Il a avec lui un homme d'une instruction solide et applicable, D. Turranius. C'est le 4 des calendes de décembre que notre père est mort. Voilà tout ce que j'ai à vous dire. Si vous trouvez quelque chose de bien pour le gymnase, pour le lieu de prédilection que vous savez, ne laissez pas échapper l'occasion. Tusculum a pour moi un charme qui fait que je ne me sens vraiment bien que là. Tenez-moi exactement au courant de tout ce que vous faites et de tout ce que vous projetez. [1,7] I,7. Votre mère se porte bien, et nous en avons grand soin. Je viens de garantir à L. Cincius le payement de vingt mille quatre cents sesterces pour le jour des ides de février. Envoyez-moi, je vous prie, le plus tôt possible ce que vous avez acheté ou retenu pour moi. Occupez-vous également d'une bibliothèque; j'ai votre parole, et je place dans votre bonté l'espoir de toutes mes jouissances pour le moment du repos. [1,8] I,8. Tout va chez vous à souhait. Mon frère et moi nous chérissons votre mère et votre sœur. J'ai parlé à Acutilius. Il dit que son agent ne lui a rien écrit; il ne comprend pas la difficulté que cet homme a faite d'accepter une caution, quand il n'en a jamais demandé davantage. Tadius m'a paru reconnaissant et enchanté de la manière dont vous avez terminé son affaire. L'ami que vous savez, excellent homme, sur ma parole, et tout dévoué pour moi, vous en veut toujours beaucoup. Cela vous importe-t-il? et à quel point? Voilà ce qu'il faut que je sache avant de m'avancer. - J'ai eu soin, conformément à vos ordres, de faire payer vingt mille quatre cents sesterces à L. Cincius pour les statues de Mégare. Je jouis d'avance des Hermès de marbre pentélique, à têtes de bronze, que vous m'annoncez. Ne perdez pas un moment, je vous prie, pour les envoyer, ainsi que les statues et tous les autres objets d'art que vous jugeriez convenir an lieu en question, entrer dans mes goûts ou faire honneur à votre choix ; le plus possible, le plus promptement possible; mais surtout de ces choses qui font bien dans un gymnase ou une galerie. C'est une passion chez moi : que les autres la blâment; vous devez, vous, la satisfaire. Si le vaisseau de Lentulus vous manque, prenez-en un autre. Ma chère petite Tullie, mes délices, me tourmente pour le présent que vous lui avez promis, et prétend qu'elle m'attaquera comme caution. Mais je me parjurerai très certainement plutôt que de payer pour vous. [1,9] I,9. Vos lettres sont beaucoup trop rares; pourtant, vous avez plus d'occasions pour Rome que moi pour Athènes; en outre, je ne suis pas sûr que vous soyez à Athènes, et vous êtes sûr que je suis à Rome. Aussi, je ne vous écrirai que peu de mots, parce que ne sachant où ces causeries familières peuvent vous trouver, je ne veux pas les exposer à tomber en des mains indiscrètes. J'attends avec impatience les statues de Mégare et les Hermès dont vous m'avez parlé. Tout ce que vous trouverez dans ce genre, tout ce qui vous paraîtra digne de mon académie, envoyez-le-moi, et ne craignez pas de mettre mon coffre à sec. Voilà désormais ma passion. C'est surtout mon gymnase que je veux décorer. Lentulus m'offre ses vaisseaux. Je me recommande à votre diligence. Chilius désire avoir les cérémonies des Eumolpides; je me joins à lui pour vous les demander. [1,10] I,10. Comme j'étais à Tusculum (voilà pour votre "Comme j'étais au Céramique"), comme j'étais à Tusculum, un esclave m'apporte, de la part de votre soeur, une lettre de vous, et m'annonce qu'un exprès qu'elle vous dépêche doit partir aujourd'hui même après-midi. J'en profiterai pour vous répondre quelques mots ; pas davantage, parce qu'on ne m'en laisse pas le temps. - Je vous promets d'abord de calmer notre ami, peut-être même de vous le ramener tout à fait. J'y travaillais déjà de moi-même ; je redoublerai de zèle et d'efforts, maintenant que je vois combien vous le désirez. Seulement je vous avertis qu'il est blessé. Mais comme je ne vois pas de motifs sérieux, j'espère lui faire entendre raison et le réduire à mon gré. - Ne manquez pas, je vous prie, la première occasion commode d'embarquer mes statues, mes Hermès-Hercules, et tout ce que vous trouverez de bien pour le séjour que vous connaissez, surtout pour ma palestre et mon gymnase. C'est là que je vous écris, et le lieu m'en ferait souvenir. Je vous demande aussi des moulures pour le plafond de l'Atrium, et deux couvercles de puits sculptés. Ne traitez avec personne de votre bibliothèque, quelque ardent amateur que vous trouviez. Je réserve la totalité de mes petites épargnes pour cette acquisition, qui sera la ressource de ma vieillesse. J'ai lieu de croire que mon frère est aujourd'hui dans les dispositions que je désire, et que j'ai tâché de lui inspirer. J'en ai plus d'une marque; et la grossesse de votre soeur n'est pas la moins significative. - Quant à la prochaine assemblée des comices, je n'oublie pas que je vous ai dispensé d'y venir appuyer ma candidature; et depuis longtemps je ne cesse de le répéter à ceux de nos amis communs qui s'attendent à vous y rencontrer. Loin de vous appeler, je vous défends d'y venir. Il y a en ce moment bien plus d'intérêt pour vous à rester là-bas, que pour moi à vous avoir ici. Figurez-vous que vous êtes en mission pour mon compte, et tenez votre esprit en repos. Si je triomphe, je serai pour vous, de coeur et de langage, le même que si vous aviez pris part à la lutte, le même que si je ne devais le succès qu'à vous. Ma petite Tullie vous assigne aujourd'hui comme caution et débiteur principal. [1,11] I,11. J'avais pris les devants sur vos deux lettres si bien raisonnées et si touchantes. De plus, Salluste était là qui me pressait aussi d'opérer à toute force votre réconciliation avec Luccéius. Malheureusement j'ai tout tenté, et je n'ai réussi ni à nous le ramener, ni même à lui arracher le secret de son obstination. Il revient toujours sur l'arbitrage et sur les autres griefs que je connaissais avant votre départ; mais j'imagine qu'il y a quelque autre chose qui lui tient au coeur. Ce que vous écririez, et tout ce que je pourrai dire, feront bien moins que votre présence. Une parole de vous, un regard, et tout est effacé; vous n'avez qu'à m'en croire, c'est-à-dire, qu'à le vouloir et il le faut ainsi, ne fût-ce que pour ne point démentir votre caractère de bienveillance. Ne soyez pas surpris de me voir désespérer de mes efforts après vous avoir affirmé si positivement le contraire. Il est difficile d'imaginer à quel point sa tête est montée, et son ressentiment, profond. Mais votre arrivée arrangera tout; sinon, de quelque côté que soient les torts, il se préparerait bien des regrets. - A l'heure qu'il est, dites-vous dans votre dernière lettre, je suis désigné : apprenez qu'à Rome aujourd'hui il n'y a pas de gens plus ballottés que les candidats, et qu'on ne sait pas même quand auront lieu les comices. Au surplus, Philadelphe vous tiendra au courant. - Envoyez-moi, je vous prie, sans plus attendre, tout ce que vous avez acheté pour mon académie. C'est merveille que le charme de cette retraite pour moi, rien seulement que d'y penser. Ayez soin aussi de ne pas vous défaire de votre bibliothèque. Conservez-la-mai, vous me levez promis. Mon goût pour les livres est égal à mon dégoût pour le reste; car vous ne sauriez croire à quel point vous trouverez tout empiré, après une si courte absence. [1,12] I,12. Rien ne finit avec votre Troyenne, et Cornélius n'a pas reparu chez Térentia. Il nous faudra donc, je pense, recourir à Considius, Axus ou Sélicius. Je ne parle pas de Cécilius; ses plus proches n'en tireraient pas un sou, à moins d'un pour cent par mois. J'en reviens à ce que j'ai dit : il n'y a rien de plus imprudent, de plus fourbe, de plus impatientant que votre Troyenne : «j'envoie un affranchi, dit-elle; j'ai donné les ordres à Titus.» Bagatelles et vaines paroles! Mais peut-être sera-ce pour moi un coup de fortune : les coureurs de Pompée m'annoncent que son intention est de demander le remplacement d'Antoine, et que concurremment le préteur en fera la proposition au peuple. Dans cette occurrence, je ne saurais honorablement, aux yeux des gens de bien ni aux yeux du peuple, me faire le défenseur de l'homme. Puis, je ne m'en soucie pas; cela tranche tout, car il faut que je vous parle d'un incident que vous aurez à tirer au clair, je vous en prie. J'ai un mauvais sujet d'affranchi, nommé Hilarus, qui a tenu vos livres, et dont vous êtes le patron. Or voici ce que Valérius, l'interprète, me rapporte comme fait, et Chilius, comme ouï-dire. Ce misérable serait près d'Antoine, et Antoine insinuerait qu'il est là, parce que nous partageons ensemble l'argent qu'il lève, et que je suis bien aise d'avoir près de lui un homme de confiance pour surveiller mes intérêts. Je n'ai pas été maître de moi, en apprenant cette infamie. Je lie veux pas y croire; mais il est certain qu'il en a couru quelque chose. Remontez à la source, je vous prie; informez-vous, approfondissez; et surtout que ce drôle ne reste pas là-bas, si vous pouvez le faire revenir. Valérius nomme Cn. Plancius comme son auteur. Je vous dis tout, afin de vous mettre en état de bien éclaircir cette intrigue. - Pompée est de mes amis, cela est constant. On l'approuve de s'être séparé de Mucia. Vous savez sans doute l'histoire de P. Clodius, fils d'Appius : on l'a surpris déguisé en femme dans la maison de César, pendant qu'on célébrait un sacrifice pour le peuple; il n'a dû la vie qu'à une petite esclave qui l'a fait évader. C'est une abomination; je ne doute pas que vous n'en soyez profondément affligé. Rien autre chose à vous dire. Je suis moi-même tout triste : je viens de perdre un enfant charmant, Sosithée, mon lecteur; et j'en ai plus de chagrin peut-être qu'on n'en devrait avoir pour la mort d'un esclave. Écrivez-moi souvent, je vous prie; si vous n'avez rien d'important à me mander, écrivez-moi ce qui vous passera par la tête. [1,13] I,13. J'ai déjà reçu de vous trois lettres, l'une par M. Cornelius, à qui vous l'avez remise, si je ne me trompe, aux Trois Tavernes; la seconde par votre hôte de Canusium ; et je vois que la dernière est datée de votre vaisseau, l'ancre déjà levée. Elles sont toutes trois de main de maître, d'un tour élégant, d'une grâce piquante, et pleines surtout des sentiments les plus affectueux. La provocation est irrésistible, et si je tarde à y répondre, ce n'est que par l'embarras de trouver un messager fidèle. Car qui se fait scrupule, si vous le chargez d'une lettre de quelque poids, de s'alléger en en lisant le contenu? D'ailleurs, je ne sais où m'enquérir des gens qui vont en Épire. Je m'imagine de plus qu'après avoir sacrifié dans votre Amalthée, vous êtes parti pour votre expédition contre Sicyone. Enfin j'ignore quand vous comptez aller trouver Antoine, et combien de temps vous resterez en Epire. J'hésite donc à écrire avec quelque liberté, quand il faut remettre mes lettres à des Achéens ou à des Épirotes. - Il s'est passé, depuis votre départ, des événements qui méritent de vous être rapportés. Mais je ne veux pas exposer ma correspondance au triple péril d'être perdue, indiscrètement ouverte ou interceptée. Sachez d'abord qu'on ne m'a pas fait opiner le premier, et que le pacificateur des Allobroges (C. Pison) a eu le pas sur moi, ce qui a fait murmurer le sénat, mais ne m'a pas trop déplu. Me voilà dispensé d'égards envers un méchant homme, et libre de tenir mon rang dans l'État, en dépit de sa malveillanee. D'ailleurs, en fait d'autorité, le second votant égale presque le premier, et il est bien moins engagé envers le consul. Catulus a voté le troisième, et, si vous êtes curieux de le savoir, Hortensius après lui. Le consul est un esprit étroit et envieux; de ces plaisants moroses, sans trait, sans gaieté, et dont la face fait rire plus que les facéties; sans consistance dans le peuple, sans contact avec les grands; dont il n'y a rien de bon à attendre pour la république, parce qu'il n'a pas la volonté du bien ; dont il n'y a rien de mauvais à craindre, parce qu'il n'a pas le courage du mal. Son collègue, au contraire, me distingue on ne peut davantage; il aime et soutient le bon parti. Aussi commencent-ils déjà à n'être pas trop bien ensemble. - Il y a ici une vilaine affaire, et je crains bien que le mal n'aille plus loin. Vous savez, je le suppose, qu'un homme déguisé en femme s'est introduit dans la maison de César, pendant le sacrifice qu'on offrait pour le peuple; que les vestales ont dû recommencer le sacrifice, et que Cornificius a déféré ce scandale au sénat; Cornificius, entendez-vous, pour que vous n'alliez pas croire qu'aucun des nôtres ait pris l'initiative. Renvoi du sénat aux pontifes. Les pontifes déclarent qu'il y a sacrilége; là-dessus, et en vertu d'un sénatus-consulte, les consuls publient leur réquisitoire pour informer; et César répudie sa femme. Or voilà que Pison, qui ne voit que son amitié pour Clodius, manoeuvre pour faire rejeter par le peuple le réquisitoire qu'il a présenté lui-même, et par ordre du sénat, dans un intérêt sacré. Messalla, au contraire, jusqu'ici se prononce fortement pour la sévérité. Mais à force de supplications, Clodius éloigne les gens de bien du tribunal. Il s'assure en même temps main-forte. Moi-même, vrai Lycurgue d'abord, je sens que je mollis de jour en jour. Caton reste ferme, et crie justice. Enfin que vous dirai-je? Je tremble que, grâce à l'indifférence des bons et à l'activité des méchants, cette affaire ne devienne la source de bien des maux pour la république. - Votre ami, savez-vous qui je veux dire? (Pompée) cet ami dont vous m'écriviez qu'il me louait n'osant me blâmer, cet ami-là, à voir ses démonstrations, est plein d'attachement, de déférence et de tendresse pour moi. En public, il m'exalte; mais sous main il me dessert, de façon toutefois que ce n'est un secret pour personne. Jamais de droiture ni de candeur. Pas un mobile honorable dans sa politique. Rien d'élevé, de fort, de généreux. Je vous écrirai plus à fond sur tout cela un autre jour. Il y a des choses que je ne sais pas bien encore. Puis, je n'ose confier de telles réflexions à un je ne sais qui. - Les préteurs n'ont pas encore tiré leurs provinces au sort. Les choses en sont toujours au point où vous les avez laissées. Selon votre désir, je ferai entrer la description de Misène et de Pouzzol dans mon discours. Oui, je me suis trompé de date en mettant le 3 des nones de décembre; je m'en étais aperçu. Ce que vous louez dans mes harangues, je le trouvais très bien aussi, je vous le jure; mais je n'osais le dire. Votre approbation me les rendra plus attiques encore. J'ai fait quelques additions au discours contre Metellus. Vous en aurez une copie, puisque pour l'amour de moi vous êtes devenu si amateur d'éloquence. - Que vous dirai-je encore? quoi? Messalla vient d'acheter la maison d'Autronius quatre cent trente-sept mille sesterces. Que vous importe? me direz-vous. Cet achat prouve que j'ai fait une bonne affaire, et finira peut-être par faire comprendre aux gens qu'il est bien permis de recourir à la bourse de ses amis pour une acquisition qui peut faire honneur dans le monde. La Troyenne ne termine rien. Je ne désespère pas cependant. Finissez-en de tous ces ennuis. Comptez sur une prochaine lettre tout à fait à coeur ouvert. Le 6 des kal. de février, M. Messalla et M. Pison, consuls. [1,14] I,14. Je crains qu'il n'y ait de la fatuité à le dire; mais, en vérité, je suis si occupé, que ce peu de mots j'ai à peine le temps de vous l'écrire; et encore est-ce un temps dérobé aux plus importantes affaires. Je vous ai déjà dit ce qu'était le premier discours de Pompée : peu touchant pour les malheureux, vide contre les méchants, sans grâce pour les riches, et au fond sans portée pour les bons. Aussi est-on resté froid. Mais ne voilà-t-il pas qu'à l'instigation du consul Pison, un étourdi de tribun, nommé Fufius, s'est avisé d'appeler Pompée à la tribune! On était dans le cirque de Flaminius; c'était jour de marché; la foule était grande. Il l'a interpellé en lui demandant s'il était d'avis que le préteur formât le tribunal, et quelle était dans ce cas, suivant lui, la marche à suivre. Notez que tout cela a été réglé par le sénat lors du sacrilège de Clodius. Pompée a très aristocratiquement répondu qu'en toute chose l'autorité du sénat lui paraissait souveraine; qu'il l'avait toujours considérée comme telle; et il s'est longuement étendu sur ce texte. Depuis, le consul Messalla lui a demandé dans le sénat ce qu'il pensait du sacrilège et du réquisitoire des consuls. Il a répondu encore par des généralités et des éloges donnés, sans restriction, à tous les actes de l'auguste assemblée. En s'asseyant, il me dit qu'il pensait avoir été suffisamment explicite sur toutes ces vilaines affaires. - Un peu après, Crassus voyant qu'on avait applaudi Pompée, parce qu'on appliquait ses paroles aux actes de mon consulat, se leva, et ne tarit pas d'éloges sur mon compte. Il alla jusqu'à dire que s'il était sénateur, citoyen, homme libre; que s'il vivait encore, c'était à moi qu'il en était redevable; qu'il voyait dans sa femme, dans ses enfants, dans sa patrie, autant de témoignages de mes bienfaits. Que vous dirai-je? Ces peintures que j'ai tant de fois et sous tant de formes reproduites dans ces discours dont vous êtes l'aristarque, le fer, la flamme (lieux communs bien rebattus pour vous), il les a mêlées d'une manière solennelle à sa harangue. J'étais tout près de Pompée. Je vis son trouble : il se demandait sans doute si Crassus avait voulu se faire bien venir de moi, en saisissant un à-propos que lui-même venait de laisser échapper; ou si les actions que j'ai faites sont en effet assez grandes pour mériter tant de faveur de la part du sénat et tant d'éloges, surtout de la part d'un homme qui peut dire que j'ai toujours loué Pompée à ses dépens. Quoi qu'il en soit, cette séance m'a tout à fait conquis à Crassus. Je n'ai pas laissé que de prendre pour moi, de très bonne grâce, ce que Pompée prétend avoir dit implicitement à ma louange. Quand vint mon tour, bons dieux! combien je me glorifiai devant Pompée, alors présent pour la première fois ! Si jamais périodes et figures, arguments et preuves me vinrent à propos, ce fut certes ce jour-là. Aussi quelles acclamations! Au fait, je parlais de la sagesse de l'ordre, de l'union des chevaliers, des restes de la conjuration éteinte, de l'abondance et du calme rétablis dans Rome. Vous savez comme, en pareil cas, mes paroles résonnent; et si je ne vous en dis pas plus long, c'est que les échos de ce grand bruit sont infailliblement parvenus à vos oreilles. - Voici la situation : le sénat est un aréopage : impossible d'avoir plus de tenue, de vigueur, de fermeté. Le jour choisi pour le réquisitoire prescrit par le sénatus-consulte, on vit se répandre dans la ville des bandes de jeunes barbes, tout le train de Catilina, et à la tête Curion, véritable poupée. Ils suppliaient chacun de mettre "A{ntiquo}". Le consul Pison lui-même, l'auteur du réquisitoire, était le premier à travailler le peuple. Les gens de main de Clodius s'étaient emparés de tous les ponts, et ils distribuaient si bien leurs bulletins, qu'il n'y aurait peut-être pas eu un seul "U{t} R{ogas}". Caton voit ces manœuvres, court aux rostres, interpelle Pison, et éclate contre lui en invectives, si l'on peut appeler toutefois invectives le langage qui porte toujours avec lui la sagesse, l'autorité, le salut. Après Caton, vint Hortensius, puis une foule de gens de bien ; Favonius surtout fut remarquable. Devant ce concours imposant, on rompt les comices; le sénat s'assemble; il y avait foule, et, en dépit de Pison, en dépit de Clodius tombant lâchement tour à tour aux pieds de chaque sénateur, on signifie aux consuls qu'ils aient à s'employer pour faire passer le réquisitoire. Quinze voix demandèrent, avec Curion, qu'on ne fit pas de décret. Il y en eut, haut la main, quatre cents pour. Le décret passa. Le tribun Fufius prit le parti de se retirer. Clodius se lamentait devant le peuple, et chargeait d'injures Hortensius, Lucullus , C. Pison et le consul Messalla. Quant à moi, ce sont toujours mes découvertes qu'il me jette à la tête. La décision du sénat est qu'on ne s'occupe ni du partage des provinces, ni des légations, ni d'aucune affaire enfin, avant celle-là. - Voilà ce que j'avais à vous dire de Rome. Écoutez cependant encore, et c'est une chose sur laquelle je ne comptais point. Messalla est un admirable consul. Il a de la décision, de la suite, une activité qui pourvoit à tout. Il me loue, m'aime, et suit mes traces. Quant à l'autre, il serait pire avec un vice de moins, c'est-à-dire, s'il n'était pas aussi paresseux, aussi dormeur, aussi sot, aussi engourdi : mais en fait d'intentions, les siennes sont si mauvaises qu'il a pris Pompée en haine depuis le jour où il l'a entendu louer le sénat. Aussi c'est merveille de voir comme les honnêtes gens le fuient. Encore agit-il bien moins par amitié pour Clodius que par mauvais instinct politique ou autre. A l'exception de Fufius, il n'y a heureusement parmi les magistrats personne qui lui ressemble. Nous avons de bons tribuns du peuple; Cornélius surtout est un autre Caton. Que me demanderez-vous encore? - Pour vous dire un mot de mes affaires, la Troyenne s'est enfin exécutée. N'oubliez pas ce que vous m'avez promis. Mon frère, qui a acheté les trois autres quarts des bâtiments d'Argilète pour sept cent vingt-cinq mille sesterces, veut vendre Tusculum, et acheter, s'il se peut, la maison de Pacilius. Réconciliez-vous avec Luccéius; il en meurt d'envie, je le vois. Je serai votre médiateur. Soyez exact, je vous prie, à me donner de vos nouvelles, à me dire où vous êtes et où en sont vos affaires. Aux ides de février. [1,15] I,15. Déjà vous devez avoir appris que le sort a donné l'Asie à Quintus, mon bien-aimé frère : car sans doute la renommée à devancé toutes nos lettres. Eh bien, puisque nous aimons la gloire avec passion, puisque nous sommes plus que personne amis des Grecs, et connus pour tels; enfin, puisque nous avons gagné au service de la république une foule d'inimitiés et de haines : c'est maintenant qu'il faut montrer votre savoir-faire, et vous évertuer à nous créer partout des partisans et des amis. Je développerai ce thème plus au long dans la lettre dont je chargerai pour vous Quintus lui-même. Mandez-moi, je vous prie, où vous en êtes de mes diverses recommandations et de vos propres affaires. Je n'ai pas reçu un mot de vous depuis votre départ de Brindes. Je suis impatient de savoir de vos nouvelles. Aux ides de mars. [1,16] I,16. Vous me demandez l'histoire de ce jugement qui a si étrangement trompé l'attente générale, et vous voulez savoir pourquoi je n'ai pas pris au combat autant de part qu'à mon ordinaire. Je répondrai à vos questions, en commençant par la fin, à la façon d'Homère. Tant qu'il s'est agi de défendre l'autorité du sénat, j'ai combattu avec une ardeur et une énergie telles qu'on criait, qu'on accourait, qu'on applaudissait de toutes parts. Certes, si vous avez été frappé quelquefois de ma vigueur à soutenir les intérêts publics, vous n'auriez pu, dans cette circonstance, me refuser votre admiration. Clodius en était réduit à recourir au peuple, et ne s'épargnait pas à lui rendre mon nom odieux. oh ! alors, dieux immortels! quels combats! quel carnage! comme je me suis rué sur Pison, sur Curion, sur toute la clique! Quels traits j'ai lancés sur ces vieillards imbéciles et sur cette jeunesse effrénée! Que j'aurais été heureux, les dieux m'en soient témoins! que j'aurais été heureux de vous avoir près de moi, de profiter de vos bons conseils, et de vous voir spectateur de cette mémorable lutte. Mais quand Hortensius se fut avisé de faire proposer par Fufius, tribun du peuple, une loi sur le sacrilége , loi qui ne différait en rien de la proposition des consuls, si ce n'est pour le choix des juges, et tout était là; quand je vis Hortensius s'entêter dans son opinion, et finir par amener à lui toutes les autres, croyant de bonne foi, et ayant fait croire à chacun que le coupable n'échapperait pas, quels que fussent les juges, alors je crus à propos de caler mes voiles, moi qui sais combien les véritables juges sont rares, et je me bornai à déposer des faits connus, des faits avérés, et sur lesquels je ne pouvais absolument me taire. - Pour en revenir à la première de vos questions, voulez-vous savoir ce qui a fait l'acquittement? La pauvreté, l'infamie des juges. Voilà la faute d'Hortensius : dans sa crainte d'une opposition de Fufius pour la loi à intervenir sur le sénatus-consulte, il n'a pas vu qu'il valait mille fois mieux laisser Clodius à son infamie et à sa turpitude que de le livrer à des juges, sans obtenir de résultat. La haine conseille mal; et il s'est bâté de saisir la justice, persuadé, disait-il, qu'il suffirait d'un glaive de plomb pour percer le coupable. Peut-être voulez-vous des détails sur le jugement : personne n'en prévoyait l'issue. L'événement seul a fait ouvrir les yeux, non pas à moiqui dès l'abord ai vu la faute d'Hortensius. Les récusations furent faites au milieu du tumulte. En censeur intègre, l'accusateur rejeta les plus mauvais juges. De son côté, l'accusé, comme un maître de gladiateurs qui veut ménager ses meilleurs esclaves, donna congé aux bons. Les gens de bien alors commencèrent à trembler. Jamais tripot ne réunit pareil monde : des sénateurs flétris, des chevaliers en guenilles, des tribuns, gardiens du trésor, aussi cousus de dettes que décousus d'argent, et, au milieu de tout cela, quelques hommes honnêtes que la récusation n'avait pu atteindre, siégeant, le deuil dans l'âme, 1'œil morne et la rougeur au front. Aux premiers interrogatoires, ce fut pourtant une sévérité sans pareille. Rien pour l'accusé; tout pour l'accusateur, plus même qu'il ne demandait. Hortensius triomphait de son excellente idée. Personne qui ne crût l'accusé condamné cent fois. Au moment où je parus pour déposer, la renommée vous aura dit et les vociférations des gens de Clodius et le mouvement spontané des juges se levant comme un seul homme, me couvrant de leur corps et montrant leur gorge, pour marquer à Clodius qu'ils me défendraient tous au péril de leur vie. Je crois cette démonstration plus glorieuse que ce qui arriva, chez vos concitoyens, à Xénocrate, lorsqu'ils le dispensèrent de confirmer sa déposition par un serment; ou, chez nos pères, à Métellus Numidicus, lorsque les juges refusèrent d'examiner ses comptes qu'il leur apportait, selon l'usage. Oui, je trouve qu'il y a là pour moi quelque chose de plus grand. Ce fut, au surplus, un coup de foudre pour l'accusé que ce mouvement qui s'adressait à moi comme au symbole de la patrie ainsi que le chef, les suppôts furent consternés. Le lendemain, il y eut foule chez moi comme le jour où l'on me reconduisit à ma demeure, à ma sortie du consulat. Cependant l'illustre aréopage déclarait qu'il ne reviendrait pas sans une garde de sûreté. On délibère: une seule voix s'oppose. On en réfère au sénat. Le sénat répond par la décision la plus sage et la plus honorable: il loue la conduite des juges, et charge les magistrats de pourvoir à tout. Nul ne pouvait croire que ce misérable eût assez de front pour reparaître. - Dites maintenant, ô Muses, comment éclata ce terrible incendie! Vous connaissez ce chauve (Crassus), héritier des Nannéius, mon panégyriste, qui fit en mon honneur un discours dont je vous dis un mot. Eh bien ! voilà l'homme qui, a tout conduit en deux jours, à l'aide d'un seul esclave, d'un vil esclave sorti d'une troupe de gladiateurs. Il a promis, cautionné, donné; bien plus, quelle infamie, bons dieux ! les faveurs de quelques belles dames et de quelques nobles mignons sont entrées dans certains traités par forme d'appoint. Les gens de bien firent retraite en masse. On ne vit plus que des bandes d'esclaves inondant le forum. Cependant vingt-cinq juges tinrent bon, et, la mort sous les yeux, ils aimèrent mieux en affronter le péril que de tout perdre. Mais il y en eut trente et un qui eurent plus peur de la faim que de l'infamie. Voici un mot de Catulus à l'un d'eux : - «A quel propos, lui dit-il, nous avez-vous demandé des gardes ? Craigniez-vous donc pour l'argent que vous avez reçu? » Voilà, aussi abrégée que possible, l'histoire fidèle et de ce tribunal et de cet acquittement. - Vous voulez savoir où en est maintenant la république, et où j'en suis moi-même. La situation dont, grâce à moi, selon vous, et grâce aux dieux, selon moi, Rome était en possession; cette situation, résultat de l'union intime des gens de bien et du mouvement imprimé par mon consulat; cette situation, qui nous paraissait irrévocablement acquise, il a suffi pour nous la faire perdre, d'un jugement, si toutefois l'on peut donner ce nom a l'oeuvre de trente des plus impudents et des plus grands coquins de Rome, à la violation à prix fait de toute justice et de tout droit, au démenti effronté donné par un Thalna, un Plaute, un Spongia, et autres gredins de cette espèce, à un fait patent, vu et su du ciel et de la terre. Sachez cependant, car il faut vous consoler un peu, que, malgré cette grave atteinte à la chose publique, les méchants sont beaucoup moins triomphants qu'ils ne s'en étaient flattés dans leur première ivresse. En voyant la religion et la pudeur, l'honneur de la magistrature et l'autorité du sénat foulés aux pieds, ils ne mettaient pas en doute que le crime victorieux et toutes les passions déchaînées ne dussent à leur tour faire subir aux gens de bien les effets de cette rancune profonde que la sévérité de mon consulat a laissée à tous les méchants. Eh bien! c'est encore moi (il n'y a pas, je crois, de jactance à le dire dans une lettre où je cause avec vous, et qui n'aura pas d'autres lecteurs), oui, c'est moi, vous dis-je, qui ai réussi à ranimer la confiance, parlant aux uns, aux autres, et rendant le cœur à tous. A force de stigmatiser, de flétrir ces juges vendus, j'ai réduit au silence tout ce qui a participé ou applaudi à cet odieux triomphe. Je n'ai fait grâceau consul Pison sur quoi que ce fût: il avait déjà donné la Syrie ; je la lui ai enlevée. A ma voix, le sénat a repris son attitude sévère. Je lui ai rendu le courage. J'ai confondu Clodius en face, d'abord par un discours en forme du ton le plus soutenu, puis dans un colloque très vif, dont je veux vous faire goûter seulement quelques traits. Le reste vous paraîtrait froid et gauche pris en dehors de l'action, et des ce que vous autres Grecs appelez le combat corps à corps. - Le sénat était réuni le jour des ides de mai : quand vint mon tour de parler, je débutai par des généralités politiques; puis, par une image que je plaçai avec un véritable bonheur, je m'écriai que pour une blessure, les pères conscrits ne devaient ni lâcher pied ni abandonner la place; qu'il ne fallait ni nier les coups, ni s'en exagérer la portée; qu'il y aurait stupidité à s'endormir, et par trop de lâcheté à s'effrayer; que déjà on avait vu acquitter Catulus deux fois, Catilina, deux fois; que ce n'était qu'un de plus de lâché par les juges sur la république. Tu te trompes, Clodius: les juges ne t'ont pas renvoyé libre, ils t'ont donné Rome pour prison. Ils ont voulu, non pas te conserver comme un citoyen, mais t'ôter la liberté de l'exil. Courage, pères conscrits; soutenez votre dignité! les gens de bien sont toujours unis dans l'amour de la république. On les a blessés au coeur, mais ils sont restés fermes. Le mal n'est point un mal nouveau. Il existait; il se manifeste; et l'acquittement d'un misérable nous prouve seulement qu'il y a dans Rome d'autres misérables que lui. Mais que fais-je? Je vous transcris presque tout mon discours. Venons au colloque. Le beau mignon se lève, et me reproche d'avoir été à Baies. - « C'est faux, lui dis-je; et quand ce serait, Baies n'est pas un lieu interdit aux hommes. - Qu'ont de commun, reprend-il, des eaux thermales et un homme d'Arpinum? - Demande à ta grande protectrice, s'il ne lui aurait pas bien convenu de tâter des eaux d'Arpinum ; et les eaux de la mer, qu'en dis-tu? Souffrirons-nous que cet homme tranche ici du roi?- Roi! m'écriai je? ah ! tu lui en veux (à Rex) de t'avoir oublié dans son testament (il avait déjà dévoré sa succession en espérance). - Mais tu as acheté une maison. - Acheté? Est-ce que tu parles de juges?- Les juges, du moins, n'ont pas voulu croire à ton serment. - Au contraire, il y en a vingt-cinq qui ont cru à ma parole, et trente et un qui n'ont pas cru à la tienne; car ils se sont fait payer d'avance.» Accablé de huées à ce mot, il se tut et se rassit. - Voici maintenant ma position personnelle. Je n'ai rien perdu auprès des honnêtes gens, et j'ai beaucoup gagné auprès de la canaille. Ce n'est rien pour elle que l'affront fait à mon témoignage. L'envie y a mordu sans me blesser, et j'en souffre d'autant moins que les misérables disent partout eux-mêmes, ce qui est clair comme le jour, qu'ils ont acheté les juges. Ajoutez que la tourbe du forum, cette sangsue du trésor, toujours demandant et toujours affamée, que la populace enfin me regarde comme l'ami le plus chéri du grand Pompée. Il est certain qu'il y a entre lui et moi des rapports assez intimes et un échange de bons procédés. L'opinion là-dessus est telle, que parmi ces jeunes et beaux mignons, conspirateurs d'orgie , on n'appelle plus Pompée que Cnéius Cicéron. Aussi dans les jeux publics et dans les combats du cirque, ma présence est-elle toujours accueillie par les manifestations les plus favorables, sans aucun accompagnement de l'instrument du berger (le sifflet). - On va voir ce que feront les comices. Notre Grand Pompée porte le fils d'Aulus, malgré tout le monde; et ce n'est ni son crédit qu'il met en jeu, ni son influence personnelle, mais seulement le moyen de Philippe, qui se vantait de prendre toute forteresse où un âne chargé d'or pouvait trouver accès. On dit que cet histrion de consul dirige lui-même son monde, et que les distributeurs d'argent sont installés dans sa maison. Je ne le pense pas. Quoi qu'il en soit, on vient de rendre, sur la proposition de Caton et de Domitius, deux sénatus-consultes, qui sont fort mal vus, parce qu'on les croit dirigés contre le consul. Le premier autorise les visites même chez les magistrats. Le second déclare ennemis publics ceux chez qui les distributeurs seraient pris sur le fait. D'un autre côté, Lurcon, tribun du peuple, qui n'est pourtant parvenu que sous l'empire de la loi Élia, a été dispensé de toutes les formalités et de la loi Élia, et de la loi Fufia, afin de porter une loi contre les brigues, et le boiteux de si bon augure l'a promulgée. C'est ainsi que les comices ont été prorogées jusqu'à la veille du sixième jour des calendes d'août. Ce qu'il y a d'étrange dans la loi nouvelle, c'est que si on n'a fait que promettre aux tribus de l'argent sans en donner, il n'y a pas de peine ; mais si on en donne, le coupable est condamné à payer annuellement à chaque tribu jusqu'à sa mort une amende de trois mille sesterces. Là-dessus, j'ai dit qu'il y avait longtemps que Clodius observait vait cette loi; car il promet de l'argent et n'en donne jamais. Dites-moi, je vous prie, ne pensez-vous point qu'avec un pareil consul, le consulat, que Curion regardait comme une divinisation de l'homme, ne sera plus qu'une royauté de la fève? philosophons donc, ainsi que vous faites déjà, et ne voyons désormais qu'un chiffon dans la pourpre consulaire. - Vous êtes décidé, dites-vous, à ne point aller en Asie. Si vous y alliez, je l'aimerais bien mieux ; et je crains que les choses ne souffrent de votre absence. Cependant je ne saurais vous blâmer, moi qui n'ai pas voulu partir. Je me contente des inscriptions dont vous m'avez fait la flatterie d'orner votre Amalthée, et il faut bien que je m'en contente, puisque Chilius m'abandonne et qu'Archias n'a encore rien fait pour moi. Il vient de, finir son poème pour les Lucullus, et j'appréhende qu'il ne donne maintenant dans le roman Cécilius. - J'ai adressé en votre nom des remerciements à Antoine; Manlius s'est chargé de la lettre. Si je vous ai si peu écrit dans ces derniers temps, c'est que je n'ai pas eu d'occasion convenable, et que je ne savais où vous prendre. J'ai du moins beaucoup parlé de vous. Je ferai tout ce dont Cincius me chargera en votre nom; mais je le crois en ce moment plus occupé de lui que de tout autre, et je le seconde de mon mieux. Si vous prenez pied quelque part, mes lettres ne vous manqueront pas, mais de votre côté ne me laissez pas languir après les vôtres. Faites-moi, je vous prie, une description de votre Amalthée, de ses ornements, de son plan et de sa forme. Envoyez-moi de plus tout ce que vous avez écrit à cette occasion en vers ou en prose. Il me prend fantaisie de faire une Amalthée à Arpinum. Je vous enverrai quelque chose de moi, mais je n'ai rien de fini. [1,17] I,17. Oui, un grand changement s'est opéré dans les sentiments de mon frère Quintus, dans ses dispositions et sa manière d'être. Je le vois clairement par votre lettre et par les copies des siennes que vous y avez jointes. Moi qui vous aime tendrement l'un et l'autre, j'en ressens une affliction profonde, et je n'y comprends rien. Qu'est-il donc arrivé qui ait pu aigrir à ce point mon frère, et opérer chez lui une telle révolution? Je m'étais aperçu depuis quelque temps, et vous avez paru remarquer aussi, au moment de notre séparation, qu'il avait, je ne sais pourquoi, l'esprit préoccupé, malade, en proie à de fâcheux soupçons. Quand je cherchais à le guérir (j'y ai travaillé en mainte occasion, et plus vivement encore à l'époque du tirage au sort de sa province), je ne croyais pas le mal si grand que vous me le montrez; seulement mes efforts avaient peu de succès. Je me consolais en pensant qu'il vous verrait, soit à Dyrrachium, soit ailleurs; et j'avais la confiance et la conviction qu'un simple entretien, quelques explications, que même un regard et le seul fait de votre rencontre, suffiraient pour tout effacer entre vous. Mon frère Quintus est d'un naturel si doux et d'un caractère si liant! son esprit, trop accessible aux impressions, est si prompt a s'effaroucher, mais si prompt aussi à revenir! Le malheur a voulu que vous ne vous soyez rencontrés nulle part ; et, dès lors, de malveillantes insinuations ont prévalu sur le devoir, sur les liens de famille et sur cette vieille amitié qui devait être la plus forte. - D'où vient le mal? Il m'est plus facile de le deviner que de l'écrire. Je craindrais, en défendant les miens, de ne pas assez ménager les vôtres; car je suis persuadé que si l'on n'a pas travaillé dans sa maison à l'aigrir, on n'a pas du moins fait ce qu'on aurait dû pour le ramener. Je crois le mal plus profond qu'on ne paraît le penser. Je m'expliquerai mieux là-dessus de vive voix. - Quant aux lettres qu'il vous a écrites de Thessalonique, et aux propos qu'il aurait tenus, soit à Rome à ses amis, soit en route, je ne puis comprendre ce qui lui aurait ainsi monté la tête. Au surplus, j'espère en votre bonté, qui saura mettre fin à tous ces désagréments. Si vous considérez que les susceptibilités les plus vives se rencontrent souvent dans les naturels les meilleurs et les plus faciles à ramener; que cette promptitude ou plutôt cette mobilité d'impressions est presque toujours un indice de bonté, enfin (et c'est là le principal), si vous n'oubliez point que nous devons entre nous nous passer nos imperfections et nos défauts, et même nos torts, point de doute alors que bientôt toute cette irritation ne se calme, ainsi que je le désire. Je vous prie instamment de vous y employer; car moi qui vous chéris d'une amitié si vive, je suis essentiellement intéressé à ce qu'il n'y ait aucun des miens qui ne vous aime et qui ne soit aimé de vous. - Rien n'était moins nécessaire que l'endroit de votre lettre où vous énumérez les emplois qu'il n'aurait tenu qu'à vous d'obtenir, soit en province, soit à Rome, à diverses époques, et même pendant mon consulat. Je connais à fond la noblesse et l'élévation de votre âme, et je n'ai jamais compris qu'il y eût entre vous et moi d'autre différence que le genre de vie que nous avons l'un et l'autre adopté. J'ai recherché les honneurs, par je ne sais quels instincts ambitieux. Des motifs, qui sont certes loin de mériter le blâme, vous ont fait préférer d'honorables loisirs. Pour le véritable honneur, celui qui dérive de la droiture, de l'attachement au devoir, de la sainteté de la vie, je n'ai jamais placé au-dessus de vous ni moi ni personne. Après mon frère et ma propre famille, vous êtes au premier rang de ceux dont je me crois aimé. J'ai vu, j'ai reconnu, j'ai senti tour à tour vos sollicitudes et vos joies dans les différentes phases de ma vie. Que de fois j'ai goûté avec délices et votre bonheur dans mes triomphes, et vos consolations dans mes périls! Maintenant que vous êtes absent, vous que personne n'égale en lumières, vous dont la conversation a pour moi tant de charme, je sens un vide immense. S'agit-il des affaires publiques, qu'il ne m'est plus permis de négliger; du forum, dont j'ai d'abord soutenu les luttes pour m'ouvrir la voie, et où je dois me conserver en faveur pour assurer à ma gloire un appui; de mes affaires particulières, pour lesquelles j'aurais eu, surtout depuis le départ de mon frère, tant besoin de vous avoir et de causer avec vous : partout enfin vous me faites faute. Oui, au milieu de mes veilles ou de mon repos, pendant mes travaux ou pendant mes loisirs, au forum aussi bien qu'au foyer domestique, pour les soins de l'État comme pour mes propres intérêts, je ne puis plus longtemps me passer de vous, du secours divin de vos conseils et du charme de votre entretien. - Voilà des explications dont vous et moi nous nous serions toujours abstenus par un sentiment de délicatesse. Mais vous les avez rendues nécessaires, en me faisant l'apologie de vos sentiments et de votre conduite. Dans cette malheureuse brouille, il y a du moins cela d'heureux que depuis longtemps vos amis et moi connaissions votre intention, formellement exprimée, de n'accepter aucun emploi dans les provinces, en sorte que si vous n'êtes pas avec mon frère, on ne dira point que c'est une brouille ou une rupture. On y verra simplement un acte de votre volonté et l'effet d'une détermination antérieure. Ainsi là où l'amitié a été violée, l'expiation se fera; et, là où elle est restée l'objet d'un religieux respect, elle se perpétuera intacte et pure. - Nous sommes ici dans une situation fausse, misérable, sans lendemain; vous avez su sans doute que les chevaliers se sont presque détachés du sénat. Leur mécontentement vient en premier lieu du décret d'information contre les juges qui ont reçu de l'argent. Je n'étais malheureusement pas au sénat lors de cette mesure. Je vis que l'ordre des chevaliers s'en offensait, bien qu'il n'en témoignât rien ouvertement. Je m'en plaignis au sénat de manière à produire, à ce qui me parut, une très grande sensation. La question était scabreuse; je la traitai d'une manière large et digne. Mais voici bien une autre fantaisie des membres de l'ordre, qui vraiment n'était pas soutenable, que j'ai soutenue cependant, et réussi à colorer. Les soumissionnaires des tributs de l'Asie sont venus faire des doléances au sénat. Ils prétendent s'être laissé entraîner à exagerer les offres, et demandent la résiliation du bail que leur ont passé les censeurs. Eh bien! je suis le premier à les appuyer, c'est-à-dire, le second, car ils n'osaient réclamer; et c'est Crassus qui les a poussés : affaire sale, démarche humiliante, plate résipiscence! Mais il y avait derrière un grand risque. C'est que le sénat, en ne leur accordant rien, ne se les mit tout à fait à dos. Aussi me suis-je empressé d'intervenir en première ligne. Je leur ai ménagé une réunion nombreuse et très bienveillante, le premier et le second jour des calendes de décembre; et là je me suis fort étendu sur la nécessité de conserver la dignité des ordres, et de maintenir l'union entre eux. Rien n'est fait encore. Mais le sénat se montre bien disposé. Il n'y a eu d'opposition que de la part de Métellus, consul désigné. C'est à notre héros Caton à parler; la brièveté des jours dans cette saison a obligé de s'arrêter à son tour. C'est ainsi que , fidèle à mon plan et à mon système politique, j'entretiens, autant que je le puis, cette concorde que j'avais si bien cimentée. Mais comme ces moyens sont faibles, j'ai trouvé, je m'en flatte du moins, pour maintenir mon oeuvre, des ressources plus sûres. Je ne puis m'en expliquer par écrit. Seulement, je vous mets sur la voie: Je suis en grande liaison avec Pompée. Je vous entends d'ici : rassurez-vous : je prends mes précautions, et je vous en dirai plus une autre fois sur mes vues pour la direction des affaires. - Sachez que Luccéius veut demander le consulat. Il n'y aura que deux compétiteurs ; César, qui espère s'entendre avec Luccéius par l'entremise d'Arrius; et Bibulus, qui s'imagine pouvoir se lier avec César par l'entremise de C. Pison. Vous riez? Il n'y a pas de quoi rire, je vous le jure. Que vous mander de plus? Quoi? Il y a beaucoup encore à vous dire, mais un autre jour. Si vous comptez revenir, faites que je le sache. Je n'ose trop insister sur ce que je désire le plus, vous voir ici. [1,18] 1,18. - Sachez que rien ne me fait plus faute aujourd'hui qu'un confident à qui je puisse dire tout ce qui me pèse, qui m'écoute dans son amitié, qui me conseille dans sa sagesse; avec qui enfin je n'aie, en causant, à feindre, à cacher, à dissimuler rien. Mon frère n'est plus là, mon frère dont le cœur est si droit et si chaud. Métellus n'est pas un homme ; c'est «un rivage désert ; c'est l'air des cieux ; c'est la solitude profonde.» Et vous, dont les sages réflexions ont si souvent adouci l'amertume et les soucis de mon âme, vous que j'ai toujours eu à mes côtés dans les affaires publiques, et qui êtes un second moi-même pour mes affaires privées; vous enfin l'âme de tous mes entretiens et de tous mes projets, où êtes-vous? Je me sens tellement abandonné, que les seuls moments qui me reposent sont ceux que je passe avec ma femme, avec ma fille chérie, avec mon charmant petit Cicéron. J'ai des amitiés politiques, tout extérieures, toutes fardées, bonnes seulement pour le relief de la vie publique, mais nulles au sein du foyer privé. Aussi lorsqu'à l'heure matinale, ma maison regorge de clients; lorsque je descends au forum, pressé par les nombreux amis qui m'escortent, je cherche en vain dans cette foule avec qui rire en liberté, ou gémir sans contrainte. Je vous attends, je vous désire, je vous appelle. J'ai mille sujets qui m'inquiètent et me tourmentent, et qu'en une seule conversation, si une fois je vous tiens, nous aurons bientôt, j'en suis sûr, parcourus et épuisés. Je passerai ici sous silence mes chagrins et mes soucis domestiques. Ce n'est pas à une lettre ni à un messager inconnu que j'oserais les confier. N'allez pas pourtant vous monter la tête : mon mal n'est pas intolérable. Ce sont de ces ennuis qui restent, qui pèsent, et qui sont sans relâche, faute d'un ami qui vous console ou qui vous parle. Quant aux affaires publiques, le courage ne me manque pas. Seulement la volonté d'agir m'abandonne. Pour peu que je vous raconte ce qui s'est passé depuis votre départ, vous allez vous écrier que la république est perdue. - A peine étiez-vous en route, que la série de nos maux a commencé; c'est Clodius, si je ne me trompe, qui a ouvert la scène. Je crus l'occasion belle pour refréner la licence et arrêter la jeunesse, et, cédant à l'ardeur qui me dominait, je déployai tout ce que j'ai de puissance dans le cœur et la tête, sans animosité personnelle, et avec la seule espérance de remettre la république en bonne voie et de rendre à la constitution sa vigueur. La vénalité et la prostitution se sont réunies pour accabler l'État d'un jugement funeste. Voyez ce qui a suivi : un consul s'est rencontré que personne, s'il n'est philosophe comme nous, ne peut voir sans pousser un soupir. Quelle plaie qu'un pareil homme ! On rend un sénatus-consulte contre la brigue et la corruption : mais on ne peut obtenir une loi pour le sanctionner. On vilipende le sénat. L'ordre des chevaliers s'en sépare. Ainsi cette année aura vu renverser à la fois les deux bases solides sur lesquelles j'avais, à moi seul, assis la république: elle a jeté bas l'autorité du sénat, et, des deux ordres, fait deux camps.- La nouvelle année nous en promet aussi de belles. Les mystères sacrés de la Jeunesse n'ont pu s'accomplir, Memmius ayant initié la femme de M. Lucullus à ses propres mystères. Ménélas se fâche et divorce. Mais le pasteur d'Ida n'avait outragé qu'un des deux frères. Le Pâris d'aujourd'hui s'en est pris à la fois à Ménélas et à Agamemnon. De plus, il y a un certain C. Hérennius, tribun du peuple, que peut-être vous ne connaissez pas, mais que vous pouvez connaître, car il est de votre tribu, et Sextus, son père, y était le distributeur d'argent; Hérennius donc veut faire agréger Clodius parmi les plébéiens, et il le propose aux suffrages de tout le peuple, en assemblée du Champ de Mars. Je l'ai traité au sénat comme je sais traiter les gens. Mais c'est une nature où rien ne fait. Métellus est un consul hors de ligne, et qui m'est dévoué de coeur. Mais il s'est fait tort en acceptant le mode proposé pour le jugement de Clodius, sans y attacher d'ailleurs aucune importance. Quant au fils d'Aulus, quel soldat lâche et sans coeur, dieux immortels! et qu'il mérite bien tout ce que Palicanus lui jette chaque jour d'injures à la face! Une loi agraire a été proposée par Flavius. Elle est bien pâle; c'est, à peu de chose prés, la loi Plotia. Mais où trouver dans tout cela même l'ombre d'un homme vraiment politique? Il y en a bien un, qui est de mes amis afin que vous le sachiez, c'est Pompée; mais il se contente de jouir en silence de sa belle robe peinte. Crassus ne dirait pas un mot contre un homme en crédit. Vous connaissez le reste. Pauvres niais qui croient qu'ils auront encore leurs viviers quand il n'y aura plus de chose publique Nous n'avous plus qu'un homme qui s'en inquiète encore, et, selon moi, avec plus d'énergie et de probité que de sagesse et d'esprit de conduite; c'est Caton, Caton qui depuis trois mois tourmente ces malheureux publicains qui lui étaient si dévoués, et empêche le sénat de statuer sur leur demande. D'un autre côté, toute autre affaire reste en suspens jusqu'à décision sur celle-là. Je crois même que cette circonstance fera ajourner indéfiniment les légations. - Vous voyez maintenant au milieu de quels flots agités nous vivons; et, par ce que je vous dis, pénétrant comme vous l'êtes, vous jugerez de ce que je ne vous dis pas. Songez donc à revenir enfin; et bien que l'attrait du retour ne soit pas grand, j'espère que vous m'aimez assez pour trouver dans mon amitié un dédommagement aux ennuis qui vous attendent ici. Je veillerai partout où besoin sera, à cequ'on ne vous considère point comme absent. Mais n'arriver qu'au moment de la cérémonie expiatoire, ce serait là du traitant tout pur. Arrangez-vous donc pour ne nous plus faire languir. [1,19] I,19. Si j'avais vos loisirs, ou si je pouvais seulement m'habituer à cette brièveté qui vous est ordinaire, je ne demeurerais point en reste, et vous auriez de moi plus de lettres que je n'en reçois de vous. Mais, outre la masse d'occupations vraiment incroyables dont je suis accablé, je ne vous écris pas une lettre où il n'y ait à exposer et à conclure. Et d'abord (comme il convient de le faire avec un citoyen qui aime sa patrie), je vais vous parler de la situation de la république. Puis, comme, après elle, vous n'avez rien de plus cher que moi, je vous dirai, sur ce qui me touche, des choses dont vous seriez fâché que je vous fisse mystère. Ce qu'il y a en ce moment de plus grave en politique, c'est la crainte d'une guerre dans les Gaules. Elle est déjà chez nos frères, les Éduens; les Séquanais se sont mal battus. Enfin, il est certain que les Helvétiens sont en armes et font des courses dans la province. Le sénat a décidé que l'on tirerait au sort les deux Gaules entre les consuls, qu'on ferait une levée, qu'on n'admettrait point d'exemption, qu'on nommerait des plénipotentiaires, lesquels iraient dans les villes des Gaules pour agir sur elles et les empêcher de se joindre aux Helvétiens. Les plénipotentiaires sont Q. Métellus Créticus, L. Flaccus, et, pour parfumer les lentilles, Lentulus, fils de Clodianus. Ici, il faut que je vous fasse connaître une circonstance curieuse : mon nom était sorti le premier parmi les consulaires. Mais le sénat, qui était nombreux, déclara tout d'une voix que j'étais trop nécessaire à Rome. La même chose arriva, après moi, à Pompée. C'est dire que l'on nous garde l'un et l'autre comme des gages de salut; car pourquoi attendrais-je que d'autres tirassent cette conclusion, quand elle se présente si naturellement à moi-même? - Venons aux affaires de l'intérieur. Le tribun du peuple Flaccus poussait vivement sa loi agraire. Pompée le soutenait; et c'est tout ce qu'il y avait de populaire dans le projet. Voici quel fut mon avis, écouté avec grande faveur : je retranchais de la loi tout ce qui porte préjudice aux tiers ; j'exceptais du partage les terres vendues publiquement sous le consulat de P. Mucius et de L. Calpurnius; je maintenais les dotations de Sylla, et je laissais enfin aux habitants de Volaterre, ainsi qu'aux Arrétins, les terres qu'il a confisquées sur eux, mais qui ne sont point partagées. Je ne conservais qu'un seul article, celui qui prescrit d'employer, pendant cinq ans, à des acquisitions de terres, le produit des nouveaux impôts. Le sénat ne voulait rien de la loi, parce qu'il y entrevoyait un accroissement de pouvoir qu'on ménage à Pompée. Pompée, de son côté, s'employait de toutes ses forcés pour la faire passer. Quant à moi, c'est aux applaudissements des intéressés que je réservais les droits acquis (réserve, vous le savez de reste, qui s'applique exclusivement aux riches nos amis). En effet, au moyen des acquisitions à faire, je pourvoyais, d'un autre côté, à l'intérêt du peuple et à celui de Pompée, ce à quoi je tiens absolument. Enfin mon système, habilement appliqué, avait l'avantage de nettoyer la sentine de Rome, et de peupler les solitudes de l'Italie. Mais les menaces de guerre qui viennent à la traverse ont bien refroidi sur cette affaire. Métellus est un très bon consul; il m'aime beaucoup. L'autre est la nullité même. Jusque-là qu'il ne sait pas ce que vaut la place qu'il a achetée. Voilà tout ce qu'il y a sur les affaires publiques, à moins que vous n'y rattachiez encore ceci. Un certain Hérennius, tribun du peuple, membre de votre tribu, un méchant homme, un meurt de faim, a fait plusieurs tentatives pour l'agrégation de Clodius parmi les plébéiens. Mais les opposants ne lui manquent pas. Maintenant, si je ne me trompe, je n'ai plus rien à vous dire en fait de politique. - Je reviens à ce qui me concerne. Depuis les fameuses nones de décembre, où j'acquis, non sans beaucoup d'envie et de haine, une grande et immortelle gloire, je n'ai cessé de soutenir mon caractère et de conserver mon attitude. Mais l'acquittement de Clodius m'a fait ouvrir les yeux sur le peu de fond à faire en la justice et sur sa dégradation. J'ai vu en outre que nos publicains, sans se séparer de moi, n'avaient pas fait la moindre difficulté de se séparer du sénat; de plus, que nos heureux du jour, je parle de ces grands amateurs de viviers, vos chers amis, ne cachaient pas l'esprit d'envie qui les travaille à mon égard; alors j'ai songé à m'assurer d'autres ressources et de plus solides appuis. J'ai commencé d'abord par faire réfléchir Pompée sur son trop long silence en ce qui me touche, et je l'ai amené à me proclamer en plein sénat, je ne dis pas une fois, mais mille, et en termes pompeux, le sauveur de la république et de l'univers. Peu m'importe à moi. Ma gloire est assez éclatante pour se passer d'un témoignage, et assez bien jugée pour se passer d'éloges. Mais cela importe à la république, de méchants esprits s'étant flattés qu'il y avait là un sujet de division entre Pompée et moi. Mais me voilà lié avec lui de telle façon que tous deux, comme particuliers, nous y trouvons notre compte, et que, comme hommes politiques, nous pouvons l'un et l'autre agir avec plus de décision. On avait excité contre moi les haines parmi cette jeunesse qui est ardente et sans principes. J'ai si bien su la ramener par mes bonnes manières, qu'elle n'a plus de considération que pour moi. Enfin, je m'applique à n'être blessant pour qui que ce soit, et cela, sans bassesse et populacerie. L'ensemble de ma conduite est si bien calculé, que l'homme public ne cède sur rien, et que l'homme privé, qui connaît la faiblesse des honnêtes gens, l'injustice des envieux et la haine des méchants, prend ses précautions et se ménage. Cependant je ne me livre à mes nouvelles amitiés qu'en rappelant sans cesse à mon esprit la chanson du rusé Sicilien, Épicharme : Veiller toujours, et ne se fier jamais; c'est toute la sagesse. Vous pouvez maintenant, je pense, vous faire une idée exacte de mon plan et de la position que j'ai prise. - Vous m'avez déjà plusieurs fois parlé de votre affaire. Nous n'y pouvons rien quant à présent. Ce sénatus-consulte a été l'oeuvre des sénateurs pédaires. Nous n'y avons pris aucune part. Si mon nom s'y rencontre, il est facile de voir, par la contexture même de l'acte, qu'il comprend différents objets, et qu'on y a ajouté, on ne sait pourquoi, la disposition relative aux peuples libres. C'est P. Servilius le fils qui, en votant l'un des derniers, l'a proposée. Impossible en ce moment, je le répète, de revenir là-dessus. Les réunions qui, au commencement, étaient très nombreuses ont cessé d'avoir lieu. Si d'ailleurs vos belles paroles avaient su tirer quelque argent des Sycioniens, ne manquez pas de me le dire. - Je vous envoie l'Histoire grecque de mon consulat. Si vous y trouvez quelque chose qui ne soit pas assez bon ni assez grec pour un Attique comme vous, n'attendez pas de moi l'apologie que Lucullus, je crois, vous fit à Palerme, en parlant de son histoire. Il y avait, dit-il, semé quelques barbarismes et solécismes , afin qu'on vît bien que l'ouvrage était d'un Romain. Si vous faites chez moi de ces rencontres, soyez certain que c'est sans intention de ma part et à mon insu. Quand la version latine sera achevée, je vous l'enverrai. Comptez sur une troisième édition en vers ; car je veux chanter mes louanges sur tous les tons. N'allez pas me dire au moins : Qui est-ce qui loue son Père? S'il y a dans l'histoire du monde quelque chose qui vaille mieux, eh bien, qu'on le loue; et qu'on me blâme, moi, de n'avoir pas porté là mes éloges de préférence! D'ailleurs, ce n'est pas un panégyrique, c'est une histoire que j'écris. - Mon frère se défend beaucoup de tout reproche dans ses lettres : il affirme n'avoir mal parlé de vous à qui que ce soit. C'est entre nous et de vive voix qu'il faudra soigneusement et discrètement tirer cette affaire au clair. Revenez donc au plus vite. Cossinius, à qui je remets ma lettre, m'a paru un homme honnête, solide, dévoué à vos intérêts, tel enfin que vos lettres me l'avaient dépeint. [1,20] 1,20. Je revenais de Pompéii à Rome le 4 des ides de mai, lorsque notre ami Cincius m'a remis une lettre de vous datée des ides de février. Je vais y répondre. Je me réjouis, avant tout, de ce qu'enfin vous connaissez à fond mes sentiments sur vous. Puis, je m'applaudis plus encore de la modération parfaite dont vous avez reçu certaines choses qui devaient vous paraître bien dures de notre part, et qui étaient en soi fort désobligeantes. J'ai pu juger par là que votre cœur n'aime pas à demi, et que vous avez autant d'élévation que de sagesse. Votre langage a une douceur, une mesure, une délicatesse, une bonté qui ne me laissent rien à dire, si ce n'est que je ne vous croyais vraiment, ni à vous, ni à personne autant d'aménité et de mansuétude. Le mieux à présent est de ne plus écrire un mot là-dessus. Quand nous nous reverrons, si nous avons quelque chose à en dire, nous le dirons. Je reconnais votre amitié et votre prudence dans toutes vos réflexions sur les affaires publiques; et je vois que votre manière de voir s'accorde assez avec la mienne. Oui, je dois, avant tout, conserver intacts mon caractère et ma position; je ne dois passer qu'avec toutes mes forces dans une alliance nouvelle; et celui dont vous me parlez (Pompée), n'a ni étendue d'esprit, ni noblesse de coeur : il ne sait que baisser la tête et flatter le peuple. Mais s'il n'a pas été inutile à mes intérêts, du moins a-t-il été utile à la république, et, certes, bien plus à elle qu'à moi, que je parasse les coups des mauvais citoyens, eu faisant cesser à mon égard la neutralité d'un homme si grand par sa fortune, par son crédit, par la faveur populaire, et en l'amenant à ne répondre que par des éloges publics de ma vie aux espérances des factieux. S'il en avait dû coûter quelque chose à mon caractère, il n'est rien que j'eusse payé à ce prix. Mais tout a été si bien combiné, que je ne me fais pas tort en m'attachant à lui, et qu'il se fait honneur en se déclarant pour moi. - En tout le reste, soyez-en sûr, ma conduite actuelle et à venir ne donnera jamais lieu de dire que j'aie rien fait à l'aventure. Jamais on ne me verra déserter ces gens de bien, mes alliés naturels, auxquels vous faites allusion, ni cette Sparte, qui est, dites-vous, mon lot et ma fortune. Et dût Sparte m'abandonner un jour, je ne changerais pas pour cela de conduite et de sentiments. Mais réfléchissez, je vous prie, que, depuis la mort de Catulus, je tenais seul la bonne route sans appui et sans suite; car je puis dire de nos gens, avec Rhinthon, si je ne me trompe, « que la moitié n'est bonne à rien, et que l'autre moitié est indifférente à tout. » Vous saurez une autre fois jusqu'où va la malveillance parmi nos amateurs de viviers; ou je garderai cela pour votre retour. Cependant rien ne pourra me détacher du sénat ; c'est mon devoir; c'est ce qui s'accorde le plus avec mes intérêts; c'est ce que veut ma reconnaissance pour la haute estime où l'on m'y tient. - Ainsi que je vous l'ai déjà mandé, ne comptez pas beaucoup sur le sénat pour votre affaire des Sicyoniens: il n'y a plainte de la part de personne. Si vous attendez qu'il en vienne, vous attendrez longtemps. Tàchez de trouver quelque autre plan d'attaque. Quand l'article fut proposé , on ne réfléchit point à quelles personnes il pourrait nuire; et les sénateurs pédaires vinrent à l'envi voter pour. Les temps ne sont pas mûrs pour revenir sur ce sénatus-consulte, d'abord parce qu'il n'y a pas réclamation. puis parce qu'on le trouve excellent; les uns à cause du mal qu'ils en attendent, les autres à cause qu'ils le croient équitable. - Votre Métellus est un consul éminent; je ne trouve qu'une chose à redire en lui : c'est que la pacification des Gaules ne lui fait pas grand plaisir. Il voudrait, je crois, un triomphe. Il ferait mieux de le désirer un peu moins. Du reste, admirable. Quant au fils d'Aulus, on peut dire, à le voir faire, que son consulat n'est pas un consulat; c'est un soufflet que s'est donné Pompée. En fait d'écrits, je vous ai envoyé l'Histoire grecque de mon consulat. Je l'ai remise à L. Cossinius. Je crois que mes ouvrages latins vous plaisent assez; mais qu'en qualité de Grec, vous voyez de mauvais oeil ce que j'écris en grec. Je vous enverrai les ouvrages des autres, s'il en paraît. Mais je ne sais comment il arrive, qu'après m'avoir lu, on est découragé. C'est un fait, croyez m'en. - Pour parler un peu de mes affaires, L. Papirus Pétus, homme intègre, et mon partisan de coeur, m'a offert en don la bibliothèque que S. Claudius lui a laissée. Après m'être assuré près de votre ami Cincius que la loi Cincia n'interdit point ces sortes de dons, j'ai répondu que j'acceptais avec plaisir. Je vous prie donc, si vous m'aimez, et si vous voulez que je vous aime, de mettre sur pied amis, clients, hôtes, affranchis, esclaves, tout votre monde enfin, pour veiller à ce qu'il ne s'en perde pas un feuillet. J'ai grand besoin des ouvrages grecs que j'espère y trouver, et des ouvrages latins que je sais qui s'y trouvent. C'est chaque jour avec plus de plaisir que je consacre à ces paisibles travaux le temps que me laisse le forum. Je vous saurai, je vous le répète, un gré infini de mettre à cette petite affaire le soin que vous mettez aux choses que je souhaite fort. Je vous recommande en même temps les intérêts de Pétus, qui est déjà pénétré pour vous de reconnaissance. Enfin revenez! revenez, non seulement je vous en prie, mais il le faut.