[91,0] Sermon XCI. Avertissement contre le mal de l'ivrognerie. [91,1] J'ai souvent averti votre charité, comme mon devoir et l'affection tendre et sincère que je ressens pour vous, l'exigent de moi, mes très chers frères, de fuir, d'éviter l'ivrognerie, comme vous feriez l'entrée de l'enfer. Quoique plusieurs aient profité de nos remontrances, il y en a cependant encore beaucoup qui, sans crainte de dieu, sans respect ni nulle sorte d'égard pour ceux qui mènent une vie sobre et honnête, s'abandonnent à des excès de boisson si outrés, qu'ils sont quelque fois obligés de vomir pour décharger leur estomac surchargé d'une excessive boisson. Semblables alors à ces navires brisés dans un naufrage et pourtant encore au milieu des flots irrités, ils sont si fatigués, si accablés par les vapeurs et les soulèvements de l'ivresse même, qu'ils ne se reconnaissent plus; ils ne savent où ils sont et ne peuvent ni dire ni entendre rien de tant soit peu raisonnable. Remarquez bien le déplorable aveuglement de ces gens-là mais comment vous le dirai-je moi-même ? Il faut les voir lorsqu'ils commencent à se remplir de leurs excès de vin. S'ils en voient quelques-uns ne vouloir boire que raisonnablement et ce qui est suffisant, ils se moquent d'eux; quelle honte, leur disent-ils, de ne pouvoir boire, vous devriez rougir de ne pas boire autant que nous; sont-ce là des hommes, ajoutent-ils, avec un ton et un air de raillerie et de mépris ? Voyez un peu, je vous prie, ce renversement de raison. Ils prétendent être des hommes, précisément parce qu'ils se plongent dans la lie de vin et le bourbier de l'ivrognerie et que ceux, à qui la modération et la sobriété laissent un maintien décent dans tout leur corps, ne sont pas des hommes. Admirez ces ivrognes : ils ne peuvent se soutenir, ils tombent à chaque pas, ils sont renversés par terre, ils n'ont ni la raison ni la force de se relever; ce sont des hommes et ceux qui se tiennent aisément et décemment sur leurs pieds ne sont pas des hommes. C'est-à-dire qu'on se moque, on se raille de celui qui est maître de boire et qui ne se laisse pas gourmander par l'ivrognerie et on applaudit à celui qui est terrassé. On se raille de celui, qui est sobre et modéré, qui a assez de raison pour conduire et soi-même et les autres, et on ne se raille pas, disons mieux, on ne pleure pas de tous ses yeux sur un ivrogne, qui ne peut seulement reconnaître ni les autres ni soi-même. [91,2] Ils prétendent néanmoins se pouvoir quelquefois excuser. Une personne en autorité, disent- ils, m'a forcé de boire outre mesure. A la table de mon supérieur je n'ai pas pu faire autrement. On prétend s'excuser dans ses péchés en disant qu'on n'a pas pu ce que plus véritablement on n'a pas voulu. C'est-à-dire on sent bien que, si on disait qu'on ne l'a pas voulu, on serait en faute ; on prétexte donc que c'est qu'on ne l'a pas pu. Mais je le veux bien; supposons même qu'on en vienne jusqu'à vous dire ou vous boirez ou vous mourrez : ne serait-il pas mieux qu'on vous fît mourir, en conservant la sobriété, que de donner la mort à votre âme par votre intempérance et votre ivrognerie ? Aussi, ce prétexte qu'on voudrait alléguer n'est-il pas recevable, il est même faux. Car comme, par la grâce de dieu, les rois eux-mêmes et tous les grands sont chrétiens, qu'ils sont sages et tempérants et qu'ils craignent dieu de tout leur coeur; quand même il leur arriverait de vous presser de boire, de s'animer, de paraître même s'irriter contre vous dans le moment, s'ils voient pourtant que la crainte de dieu vous retient, et que vous êtes bien décidé de ne pas vous enivrer, ils n'en auront dans la suite que plus de considération pour vous. Que n'avons-nous pas fait, se diraient-ils à eux-mêmes, quelles instances, quelles menaces que n'avons-nous pas employées pour l'intimider et cependant par tout cela nous n'avons jamais pu réussir à le faire passer les bornes de la tempérance. Dieu voit que c'est pour l'amour de lui que vous ne voulez pas vous enivrer et il dispose les choses et les coeurs de façon qu'il vous fera trouver grâce même devant ceux qui vous pressaient le plus, qui semblaient même s'irriter pour vous forcer de boire au-delà des bornes. Qu'on ne dise donc pas que dans ce temps-ci il n'y a point de martyrs, mes très chers frères, tous les jours il y en a des martyrs. Martyr signifie témoin. Quiconque rend témoignage à la vérité, quiconque juge tous les différends avec équité, ce qu'il aura souffert pour le témoignage qu'il aura rendu à la vérité et à la justice, dieu le lui imputera, comme la souffrance du martyre. De même celui qui résisterait dans une occasion où l'on tenterait de l'enivrer, s'il persévérait avec la grâce de dieu dans cette bonne résolution et qu'il eût quelque peine, quelques pertes à souffrir et à supporter pour cela, dieu lui imputera le tout comme ayant mérité la gloire du martyre. [91,3] Je voudrais bien savoir, si quelqu'un de ceux d'entre vous, mes très chers frères, qui ont plusieurs domestiques, souffrirait patiemment qu'un seul d'entre eux fût un ivrogne ? Assurément je ne trouverais personne qui voulût jamais le souffrir. Vous ne voudriez pas souffrir que votre domestique fût un ivrogne; de quel front donc et en quelle conscience voulez-vous être un ivrogne vous-même ? Que vous ayez quelqu'un pour vous servir, c'est un bienfait de dieu et vous, vous êtes le serviteur de votre dieu. Vous devez servir votre maître et votre seigneur de la même manière que vous voulez que votre domestique vous serve. Dites-moi présentement, je vous prie, vous paraît-il raisonnable qu'exigeant et avec raison que le domestique qui vous sert soit sobre, vous, qui devez servir votre dieu, vous soyez un ivrogne ? Est-ce que vous croiriez bien mériter que le domestique, qui vous sert, soit sobre et que dieu ne mériterait pas que vous, qui devez le servir, soyez sobre ? Il me semble que ceci mérite bien que vous y réfléchissiez sérieusement, mes très chers frères, et que vous voyiez s'il est raisonnable que nous fassions envers dieu, ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait à nous-mêmes. Comment fais-je à dieu, direz-vous peut-être, ce que ne voudrais pas qui me fût fait ? Écoutez ce comment, c'est en ce qu'il ne vous plaît pas que vous n'aimiez pas que votre serviteur soit ivrogne et que vous, qui devez servir dieu, vous ne voulez pas être sobre. [91,4] Ceux qui s'enivrent si aisément, mes chers frères, pensent que l'ivrognerie n'est qu'un petit péché, si même c'en est un. Ce seront principalement les prêtres qui rendront compte de cette ignorance au jugement de dieu, s'ils n'ont pas soin d'instruire continuellement les peuples, qui leur sont confiés, des maux et des très grands maux dont l'ivrognerie est la source. Vous pensez que l'ivrognerie n'est qu'un petit péché et moi je vous déclare que quiconque ne se corrigera pas de ce malheureux vice et n'en fera pas sérieusement pénitence, sera condamné sans ressource aux peines éternelles avec les adultères et les homicides : vous n'avez pas oublié sans doute que telle est la doctrine qu'enseigne l'apôtre : "Ni les fornicateurs", dit-il, "ni les idolâtres, ni les efféminés, ni les abominables, ni les avares, ni les adultères, ni les ivrognes ne seront point héritiers du royaume de dieu". Voyez-vous qu'il met les ivrognes au même rang que les fornicateurs, les idolâtres, les abominables et les adultères. Et ailleurs : "ne vous laissez pas aller aux excès du vin d'où naît la dissolution". Pensez-y donc et mettez-vous bien dans l'esprit que l'ivrognerie est un péché très considérable et alors il ne vous arrivera jamais ou que très rarement d'y succomber. Ce n'est pas seulement dans le siècle à venir que les ivrognes auront à souffrir: dès cette vie-ci cette passion les assujettit souvent à quantité d'infirmités. Qu'ils craignent donc au moins les maladies du corps, s'ils ne pensent pas enore au salut de leur âme, si les supplices de l'enfer ne les effraient pas, qu'ils appréhendent du moins ces vapeurs épaisses et pesantes qui leur portent à la tête ces brouillards, ces rougeurs et ces obscurcissements des yeux et ce tremblement involontaire de tous leurs membres. J'adresse la parole aussi bien à ceux du clergé qu'aux laïcs. Car il est tout-à-fait déplorable qu'il y en ait beaucoup, même de l'ordre plus élevé du clergé, qui, au lieu d'annoncer continuellement, comme ils le devraient, les avantages de la tempérance, non contents de négliger ce devoir, s'enivrent eux-mêmes et les autres, sans honte et sans pudeur. Qu'ils se reconnaissent donc enfin, qu'ils conçoivent une douleur sincère et fassent pénitence de ce péché; car s'ils ne se corrigeaient pas, ils seraient infailliblement condamnés aux supplices éternels et pour eux-mêmes et pour les autres. [91,5] Mais quel nom donner à cet autre usage selon lequel, le repas étant fini et chacun ayant apaisé sa soif et satisfait au besoin de prendre de la nourriture, en sorte qu'on ne peut plus ou au moins qu'on ne devrait plus boire, alors, comme s'ils étaient tout frais et qu'ils ne vinssent que d'arriver dans le moment, ils recommencent à boire sous différents noms: non seulement sous des noms d'hommes vivants mais sous les noms des anges et des autres anciens saints, croyant que c'est leur rendre un très grand honneur, que de se plonger dans les plus grands excès sous leurs noms. Est-ce qu'ils ne sauraient pas qu'on ne peut faire une injure plus atroce, soit aux hommes saints, soit aux saints anges, que d'ensevelir ainsi son âme dans la mort de l'ivrognerie sous prétexte de boire en leurs noms et à leur honneur. D'autres se font préparer des ragouts salés et épicés afin d'irriter par là leur soif et de pouvoir se plonger dans l'ivresse la plus excessive. Que des païens se livrent à tous ces excès, il n'y a rien de bien étonnant ni absolument de bien déplorable, ils ne connaissent pas dieu, ils n'ont point d'espérance en lui, ils suivent les anciens usages de leurs pères mais que des chrétiens que dieu a appelés des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie, des chrétiens à qui les saintes écritures crient sans cesse de fuir l'ivrognerie, d'aimer et de conserver la sobriété, que des chrétiens, dis-je, imitent ces honteux excès des infidèles et pourquoi donc la grâce de dieu leur aurait-elle fait mériter d'être délivrés de l'incrédulité et de l'aveuglement des païens ? Je vous prie donc et je vous conjure par le jour redoutable du jugement de commencer au moins à ressentir quelque confusion d'avoir été jusqu'ici trop semblables aux païens et aux gentils par ces infâmes excès de boisson, de les fuir désormais et de les éviter par la grâce de dieu de tout votre possible; car, puisque la divine miséricorde a mis par la foi une si prodigieuse différence entre eux et vous, vous ne devez pas non plus leur ressembler par l'ivrognerie mais vous souvenir que, quoique les chrétiens ne commettent pas les autres péchés que commettent les infidèles, la seule ivresse cependant, si elle est fréquente et qu'on ne s'en soit pas corrigé, qu'on n'en ait pas fait pénitence, suffit pour précipiter au fond de l'enfer, selon ce que je vous ai déjà cité : "Ni les ivrognes ne seront point héritiers du royaume de dieu". Je ne me soucie guère de votre vie éternelle, direz-vous, tout ce que je souhaite c'est un lieu où je puisse jouir d'un repos et d'un calme éternel. Ne vous y trompez pas, mes frères, il n'y aura pas trois états, trois places; il n'y en aura que deux et voici à quoi tout se terminera : celui qui ne méritera pas de régner avec Jésus-Christ périra infailliblement et sans ressource avec le démon. [91,6] Concluons de tout ce que je viens de vous dire que verser trop souvent à boire à quelqu'un c'est être plus véritablement son ennemi que son ami, c'est affaiblir son corps et donner la mort à son âme. Qu'il ferait donc bien mieux, au lieu de forcer son ami d'en prendre en un seul jour plus que de raison, de l'inviter pendant deux ou trois jours et de le faire boire dans ces jours-là, ce qui ne fait que l'affaiblir, en le prenant en un seul jour : en en usant ainsi, on ne perdrait pas son vin et on ne surprendrait pas son ami, mais ce qui serait encore beaucoup mieux, ce serait de donner aux pauvres tout ce que le plaisir de la table aurait consumé inutilement; ainsi, en buvant raisonnablement, on entretiendrait sa santé et on rachèterait ses péchés en faisant l'aumône aux pauvres. Je sais qu'il y en a parmi vous et un grand nombre, qui ne donnent que des repas honnêtes et où l'on ne passe pas les bornes de la tempérance et de la sobriété, aussi mon intention n'est pas de leur adresser cette réprimande; je ne dois que les exhorter à continuer pour l'amour de dieu de ne boire que raisonnablement ce qui convient et d'avoir soin de déposer dans le ciel par leurs aumônes ce que d'autres perdent sur la terre par leur ivrognerie. Ne vous contentez pas même d'être sobres et tempérants pour vous-mêmes, corrigez encore et reprenez, autant que vous le pourrez, ceux qui s'enivrent, afin qu'ils ne soient pas si hardis que de boire plus qu'il n'en faut, au moins en votre présence; par là vous vous procurerez une double récompense dans la félicité éternelle, premièrement, en aimant et conservant la modération et la sobriété pour vous-mêmes; secondement, en retirant de l'ivrognerie par vos avertissements et vos réprimandes ceux qui s'y seraient perdus, travaillant ainsi à votre propre salut et à celui des autres. [91,7] Que ce que j'entends dire sur cela de certaines gens de la campagne est honteux et digne de larmes ! Lorsqu'ils ont du vin ou qu'ils se sont fait quelque boisson, ils invitent leurs parents et leurs voisins comme à un festin de noces et les retiennent pendant des quatre ou cinq jours à boire et à s'enivrer à toute outrance, de manière qu'ils ne quittent point cette déplorable débauche pour retourner chez eux qu'ils n'aient épuisé toute la boisson qu'avait celui qui les a invités : ainsi en quatre ou cinq jours de ces infâmes excès, on dévore et on consume ce qui aurait pu nourrir raisonnablement toute une famille pendant deux ou trois mois. Je décharge mon âme devant dieu, mes très chers frères, en vous donnant ces avis en toute humilité et avec la sollicitude et l'affection sincère que je vous dois: si vous les écoutez volontiers, si vous êtes fidèles à pratique ce que je vous annonce, vous obtiendrez les récompenses éternelles ; si, au contraire, vous n'en teniez compte, craignez du moins ces supplices inouïs et inévitables qu'il vous faudrait souffrir pendant toute l'éternité : j'ai cependant cette confiance en la miséricorde de dieu que tous ceux qui sont adonnés à l'ivrognerie se dégageront si bien avec la grâce de dieu de cette malheureuse passion et pratiqueront par cette même grâce si exactement les règles de la tempérance qu'ils nous combleront de joie et de consolation et qu'eux-mêmes mériteront de parvenir heureusement aux récompenses éternelles. Amen.