[6,0] CHANT VI. Cependant, le général se retire en bon ordre, et par des routes sûres se replie avec ses troupes dans une cité de peu d'importance. Là, l'armée put calmer sa faim, et après tant de combats se vit enfin sauvée. Les chevaux étanchent leur soif et dans les pâturages calment la faim qui les tourmentait. Le soldat naguère altéré, tout heureux de trouver l'eau si ardemment désirée, abreuve ses chevaux à l'onde des fleuves et tout en se rappelant ses souffrances passées se plonge avec joie dans les eaux fraîches. Peu à peu la nourriture rétablit ses forces : après tant de pénibles combats tous boivent avec délices un vin qui fait renaître la joie. La sombre nuit, confondant les choses, s'étend sur les terres et calme pour un moment les souffrances des humains. A la nuit succède le sommeil : tout humide de la rosée du soir, il apporte le doux apaisement des chagrins et étend sur le monde ses ailes silencieuses. Le repos, ami de la nuit, ferme les paupières appesanties en versant sur les mortels ses bienfaits. Alors les soldats, oubliant leurs maux et perdant le sentiment de leur existence, s'abandonnent au sommeil et, vaincus par la fatigue accablante, respirent bruyamment. Cependant le général dans ces moments pénibles passe une nuit sans sommeil, roulant dans son cœur d'innombrables soucis. Emu de pitié, affligé de tant de morts, il gémit et verse des larmes. Auprès de lui est Recinaire.qui le console et s'associe à ses peines. De tout temps ce héros prenait part à ses tristesses et à ses joies; s'élevant au-dessus des sentiments vulgaires de la foule, il ne respire que la noblesse, le courage, toujours prêt à sacrifier sa vie pour sa patrie. Le Perse farouche fut témoin de ses exploits ; il connut ses talents, sa vigueur, sa sagesse, son énergie, ses glorieux faits d'armes, sa bonté et sa loyauté en temps de paix. L'Afrique aussi vit les luttes qu'il soutint contre les Maures révoltés, et le général lui-même se souvient des fatigues qu'il supporta à ses côtés. C'est par là que s'accrut leur naturelle affection, c'est par là que se maintiennent entre eux les liens d'une reconnaissante bienveillance. Il considère Jean comme son père, Jean voit en lui un fils, issu de son propre sang. Tous deux incapables de goûter le repos, tristes, s'entretenaient ensemble, évoquant le souvenir de ceux qui avaient succombé dans la plaine funeste. Le général parle d'abord : La prudence des hommes est vaine, si Dieu ne veille sur eux; personne par ses seules forces ne peut s'assurer du triomphe. Seul Dieu tout-puissant peut vaincre les ennemis, seul il préside aux mouvements de l'univers, à ses changements. Cependant le maître souverain n'a pas pris tout à fait en haine le peuple romain, puisqu'il a consenti à sauver mes soldats que tant d'ennemis accablaient. Je veux à la hâte réparer notre désastre et engager soudainement le combat, tandis que le vainqueur, confiant dans sa sécurité, pensant son ennemi abattu s'est enfui, au loin. Que de fois les vaincus n'ont-ils pas triomphé à leur tour de leurs ennemis orgueilleux ! Il est peu de victoire plus glorieuse. Cher ami, conseille-moi, dis-moi quel parti convient à notre fortune. [6,50] Alors Recinaire, avec sa sagesse habituelle, prononce ces graves paroles dans lesquelles il enferme un conseil amical : Compter sur le secours de la Providence, glorieux chef, c'est faire acte de piété. Mais qui te presse de recommencer la lutte? Si ton courage glorieux et la vaillance de ton bras t'animent au combat il n'est pas besoin cependant d'exposer maintenant ta tête aux périls incertains. La fortune adverse a excité l'orgueil des ennemis en secondant leur audace. La crainte paralyse celui qui se dérobe au combat et la peur de la mort rend timides les grands cœurs. Peu sont capables d'affronter le tumulte des combats lorsqu'une défaite encore récente a ébranlé leur courage. Nos forces sont en grande partie dispersées, mais restent intactes. Recueille ces débris, vaillant général, permets-leur de reprendre des forces, appelle à ton aide d'autres nations qui fidèlement ont conservé notre alliance. Ordonne-leur de venir à la hâte avec leurs tentes et leurs étendards. L'armée que tu auras réunie sera à l'abri du besoin puisqu'elle trouvera partout les vivres qu'elle désirera. Les barbares amènent avec eux de nombreux troupeaux. Des navires chargés de blé et de vivres accosteront aux rivages voisins. Déjà la saison est propice à la navigation. L'armée réparera ses forces affaiblies et les soldats, oubliant leurs alarmes, courront de nouveau au combat. Ce conseil fut agréé et le général, se conformant aux sages avis de son ami fidèle, ordonne à ses lieutenants de communiquer promptement ses volontés à tous. Les cavaliers se dispersent de tous côtés pour porter les ordres du général et se hâtent de réunir les peuples et les soldats auxquels il commande. Aucun général vaincu jamais aussi promptement ne recommença l'âpre lutte que ne fit le vaillant Jean au cœur vigilant. Le succès des glorieux combats d'autrefois n'avait point exalté son orgueil ; l'adversité en retour ne put abattre son inébranlable courage. Déjà l'aurore brillante sortant de l'Océan avait chassé les ombres fraîches. Lorsque le général voit apparaître l'aube blanchissante, il répand de l'eau sur ses mains, sur son visage et ses cheveux souillés par la poussière du combat de la veille, et les mains levées vers le ciel il prie en ces termes : Père tout-puissant, souverain glorieux de l'univers, créateur et sauveur du monde, qui, réglant toute chose par des lois invariables, présides aux révolutions et au cours des événements, tu fixes les changements des siècles et tu restes immuable à travers les temps. C'est toi qui détermines l'année par la révolution des quatre saisons qui se suivent, c'est toi qui enfermes le jour dans la succession de deux fois six heures d'égale durée : tu règles les changements réguliers des choses, sans subir toi-même aucun changement, tout à la fois le père et le maître souverain et le créateur de l'univers. Je reconnais, Père Auguste, et je confesse ta toute-puissance. De malheureuses nations se laissent séduire par de détestables idoles qu'elles croient être des dieux. Si tu permets quelquefois que tes enfants soient mis à l'épreuve, bientôt cependant dans ta bonté tu les relèves de leur accablement. [6,100] Viens et console tes fidèles affligés. Rends l'espoir aux Romains, accable les orgueilleux Massyles, avides de combats, viens en hâte, je t'en conjure, soulager notre misère et éclaire-nous de tes conseils, toi notre guide. En prononçant ses prières, le héros touché de pitié inondait son visage de larmes, et inquiet à la pensée des périls que courait la Libye, il poussait des gémissements répétés. Alors le Tout-Puissant, accueillant les larmes et les paroles du héros gémissant, consentit à rendre aux Latins leur vigueur. Bientôt arrivent les soldats que l'effroi du combat et la terreur de l'ennemi avaient dispersés. Ils apprennent au général que beaucoup ont survécu et qu'ils l'attendent bientôt à Vinci. Ce fut pour le général une grande joie et une consolation dans son malheur que d'apprendre le salut de ses soldats. A l'appel du clairon il fait rassembler l'armée. Tout tremblants, les guerriers se réunissent en petit nombre autour de lui. Ils sont là, tristes, et des larmes coulent sur leur poitrine. Le général bienveillant leur adresse la parole avec douceur, il les encourage et ranime leur ardeur par ces paroles : Soldats, il ne faut pas que durant la guerre les larmes amollissent vos cœurs vaillants. Jamais un Romain ne se laisse abattre par l'adversité. Pourquoi vous abandonner ainsi à la douleur, ô mes amis? Voici que vos compagnons reviennent à vous après avoir échappé aux ennemis. Ils annoncent que d'autres aussi ont survécu. S'ils sont vivants, considérons que rien n'est tombé au pouvoir de l'ennemi. Le butin que vous croyez avec douleur avoir été la proie des barbares vous restera tout entier et s'accroitra même. Ces ennemis enfin que vous voyez enorgueillis par une faible victoire apprendront par une dure leçon ce que peuvent les armes et le courage des Romains. Alors vous aurez la joie de posséder à la fois ce butin qui vous appartient et celui que vous aurez conquis sur les Maures grâce à votre courage. Arrachez votre âme à la douleur, chassez loin de vous les chagrins et écartez de votre cœur une crainte indigne. La victoire se rangera de votre côté. C'est ainsi que le général fait renaitre la joie par ces paroles, tandis que lui-même, le cœur affligé, simulait devant ses amis la confiance sur son visage. Si son aspect rendait l'espoir, c'est qu'il refoulait ses chagrins au fond de son cœur. Alors il réunit les bataillons romains pour se diriger vers Vinci; il invite les chefs des cohortes et les vaillants tribuns à se placer à leur rang, et donne l'ordre de faire reprendre des forces aux chevaux fatigués et de s'attendre à un combat prochain. Lui-même hâte sa marche en suivant le littoral afin de rétablir la force de ses soldats par une nourriture régulière. Puis s'éloignant du rivage, il gagne une ville située sur les montagnes. Laribus s'élève au milieu des forêts, dans une forte position; elle est entourée de remparts récents qu'éleva le grand Justinien, le souverain de l'Orient, le maitre puissant de l'Occident, la gloire de l'Empire romain. C'est là que le général donne rendez-vous à ses soldats, aux chefs et aux barbares qu'il savait être restés fidèles à Rome dès le commencement du combat. [6,150] Cependant en apprenant la nouvelle funeste du combat meurtrier et les pertes subies dans la plaine, la ville des Tyriens est en proie à la consternation : partout règne la stupeur. Toutefois l'espoir subsiste lorsqu'on apprend que le général en chef est sauvé. Mais l'épouse infortunée de Jean est bientôt instruite des événements par la renommée rapide. L'émotion paralyse et glace son cœur : tremblante elle pâlit tout à coup et l'infortunée s'affaisse sur le sol. Le ciel et la terre se voilent pour elle de ténèbres sous l'effet de la douleur et la lumière lui est ravie. Elle parait sans vie, ses yeux inertes restent longtemps fermés. Ses servantes accourent, elles s'efforcent de relever leur maîtresse étendue à terre et réchauffent sa poitrine de leurs mains. Bientôt un faible souffle se ranime dans son corps glacé. Elle s'assied en se soulevant sur ses mains délicates; son regard est fixe, son esprit égaré, et la douleur qui la frappe lui enlève la conscience d'elle-même. Cependant le sentiment, confusément, renaît en elle. Le chagrin de la perte qu'elle éprouve lui inspire ces paroles: Mon cœur est affligé et mes yeux ne versent point de larmes. Pourquoi, infortunée que je suis, ma bouche ne laisse-t-elle point échapper de plaintes? Au milieu d'un deuil si cruel, la douleur est-elle donc éteinte dans mon âme? ou bien est-ce l'affliction elle-même qui tarit en moi les larmes et les paroles? La destinée cruelle qui me poursuit devait donc me conduire sur cette terre de Libye qui m'est étrangère, après avoir suivi sur terre et sur mer la fortune guerrière de mon époux! Pourquoi ne me suis-je pas jetée dans la mêlée? Infortunés, nous eussions été ensemble enfermés dans la tombe, et la terre entr’ouverte nous eût reçus tous deux. J'aurais serré sa chère poitrine de mes mains entrelacées, et je serais descendue dans le tombeau en tenant dans mes bras le corps de mon époux. La mort est douce aux infortunés. Pourquoi les destins n'ont-ils point permis à son épouse aimante de l'accompagner dans le séjour des ombres? Hélas! malheureux, tu reposes enseveli dans une terre lointaine, toi la terreur des barbares ! C'est ton courage qui t'a poussé à mourir. Pourquoi as-tu voulu revenir seul sur tes pas alors que tes soldats fuyaient, et poursuivre ces hordes innombrables, trop confiant, hélas ! en toi-même? Quel appui pourrai-je implorer? au pied de qui irai-je me jeter? Captive, à qui demanderai-je protection? Tu étais l'appui de ton épouse infortunée. Je n'ai pas craint dans la confiance que j'avais en toi de traverser à tes côtés la mer, tandis que l'Auster en courroux ballottait les navires agités par les vagues soulevées. Sans toi pourrai-je affronter de nouveau les rudes tempêtes, épouse infortunée, privée désormais d'un si glorieux époux? Plût aux dieux que les destinées propices mettent fin à ma douleur et ne souffrent point que je supporte longtemps encore de si cruelles souffrances ! La mort me serait pénible, mais je serais bientôt unie aux mânes de mon bien-aimé Jean et je jouirais de sa vue. C'est ainsi que l'infortunée gémissait et, les yeux baignés de larmes, remplissait de ses cris de douleur la ville des Tyriens. Les hurlements qui s'élèvent des terrasses augmentent le tumulte. Des yeux de tous coulent des torrents de larmes; les gémissements s'échappent des cœurs attendris. Mais l'auguste Athanase, tout plein de soucis qui l'agitent, préoccupé des événements, inquiet pour le salut de la patrie et le sien propre, rassemble toutes ses troupes et à travers les vastes plaines les envoie à la hâte au-devant du vaillant général. Sa vieillesse vénérable anime le zèle des soldats. Le respect et l'affection qu'inspire cet illustre personnage les excite. Sa gravité, son grand âge, ses souffrances, [6,200] ses paroles bienveillantes encouragent et émeuvent les esprits affligés. Ainsi l'auguste Athanase envoyait de nombreux renforts, il pressait et excitait les soldats, et le vieillard avec bienveillance prodiguait ses conseils au valeureux général. L'illustre Pierre, de son côté, sage el prévoyant comme un vieillard, envoie promptement ses lieutenants porter ses instructions à son glorieux père et recevoir ses ordres. Admirable jeune homme ! est-ce la tendresse filiale qui pousse ton cœur à défendre la Libye avec ton père? Quel que soit ce motif, je ne l'exprime qu'avec réserve. Il est merveilleux de voir comment ton jeune cœur sait deviner les soucis d'autrui. Déjà à ton nom les peuples s'effraient et tremblent, ils défaillent de peur, et par leurs gestes et leur regards ils manifestent leur terreur en entendant prononcer le nom du jeune Pierre. Cependant, les officiers, rivalisant de zèle, déploient leur activité pour les intérêts de l'Etat et de leur glorieux maître et poussent les soldats hésitants à marcher au combat. Ils les encouragent et par leurs conseils ils les ébranlent et les persuadent. L'un a recours aux prières, l'autre avec énergie adresse des reproches aux soldats. Athanase dans ces conjonctures difficiles, ne souffre pas de lenteurs. La douleur, son affection pour les soldats, sa tendresse envers le glorieux Jean aiguillonnent son esprit. Tantôt, recueilli, il détourne ses regards et en pensée il songe avec inquiétude aux absents, qu'il croit voir et entendre, et il conjure le Seigneur de veiller sur la gloire et la vie du grand général. Il s'alarme, et à la pensée des malheurs qu'il redoute, il s'épuise à prier comme Jean lui-même et comme Recinaire. Son cœur est affligé par le désastre cruel de l'armée. Il brûle de se mettre en route, de contempler ces soldats qu'il chérit, et dans son désir de baiser les pieds du général, il règle tous les détails avec un soin prévoyant. Sur la route les chariots chargés gémissent et les chameaux sillonnent les chemins. Le fer heurte les armures d'airain qui retentissent. Partout à travers les vastes plaines on transporte le blé des greniers et les armes innombrables qui devront être distribuées aux soldats latins. Déjà de tous côtés accourent les lieutenants et les vaillants tribuns. Ils portent avec eux les aigles victorieuses et rassemblent les bataillons. En même temps on donne à Jean, fils de Stephanus, jeune homme à l'esprit prudent et avisé, la mission de rétablir la paix entre deux chefs, le farouche Ifisdaïas et le fidèle Cutzinas qui, poussés par une haine réciproque, avaient déjà commencé à en venir aux mains. A la pensée de combattre, leurs cœurs farouches où la jalousie aiguillonnait la colère s'enflammaient d'une haine mutuelle. Le général ordonne à Jean de rétablir l'harmonie entre tous deux, [6,250] d'apaiser leur colère et d'amener leurs troupes au secours de l'Etat. Aucun autre que ce négociateur n'eût été capable de fléchir l'esprit obstiné des barbares et d'apaiser leurs cœurs farouches. Il eût par ses paroles adouci les tigres en fureur, son langage souple eût apprivoisé les lions farouches et rendu inoffensifs les serpents au venin funeste. Il sut calmer pour un temps les haines violentes des deux partis, il mit fin aux luttes criminelles et avec habileté consolida l'union des peuples. Que d'alarmes, que de fatigues n'éprouva-t-il pas dans ses négociations chez les deux peuples et tandis qu'il cherchait à calmer de si violentes colères ! C'est par amour pour sa patrie qu'il s'exposa volontairement au danger. Mais il lui fut donné d'apaiser les barbares et il les entraîna tous au combat. On voit donc accourir tout frémissant le fidèle Cutzinas; entouré de soldats de toutes armes, il pousse au combat les bataillons innombrables des Maures. Dans tous les champs retentit le bruit des tentes qu'on enlève. Sous leurs pas le sol de la plaine se durcit. Le vaillant Cutzinas a fait prendre les armes à trente chefs soumis à-son autorité, et bien que chacun d'eux soit suivi de mille guerriers, il est fier d'exercer le commandement, au milieu de sa garde de soldats romains que le plus grand prince de l'univers lui a donnés pour lui servir d'escorte en temps de paix et d'auxiliaires dans les combats. C'est en eux qu'il a placé sa confiance, c'est avec eux qu'il remporte la victoire. A sa suite vient le bouillant Ifisdaïas à la tête de cent mille guerriers et son armée couvre les vastes plaines d'Asturis. Mais le nombre le cède au courage et l'aspect de ces troupes armées jette l'effroi chez les ennemis lorsqu'ils engagent le combat en faisant pleuvoir une nuée de traits. Iaudas, fidèle à l'empire, apporte aussi son concours: son fils et lui ont armé douze mille guerriers. Bezina est venu à la tête de son camp tout entier et ses troupeaux remplissent les champs. Dès que le général a renforcé son armée à l'aide de ces troupes innombrables, il lève le camp et de tous côtés les barbares, semblables à un fleuve, se répandent avides de combattre. Dans les plaines de Mammar, Austur faisait périr de ses traits funestes les habitants des champs; il livrait au pillage cette partie de la Byzacène et entassait de riches dépouilles. Antalas de nouveau venait d'unir ses troupes à celles de l'ennemi et s'avançait pour combattre. Messagère aux ailes empennées, la nouvelle de l'arrivée de Jean traverse les airs et parvient au camp des barbares. Elle vole de bouche en bouche. Tantôt pleine de menaces., elle jette l'effroi parmi les ennemis orgueilleux en annonçant que des peuples innombrables marchent au combat pour secourir le général, tantôt elle excite la fureur des barbares, car le farouche Antalas avec son habileté ordinaire répand le bruit que les Maures qui se sont unis aux Latins sont des soldats sans courage. Carcasan dans sa bouillante ardeur veut marcher au-devant des Romains. Guenfeius le retient et l'éclairé de ses conseils ; il ajoute ces quelques mots: Si tu veux vaincre les Romains, puissant général, écoute attentivement les avis salutaires que tu dois suivre. [6,300] Ce n'est pas ici qu'il te faut combattre. Le Romain est encore vaillant, ses défaites loin de l'abattre n'ont fait que l'irriter, il combattra avec furie. Tu ne saurais avec tes soldats supporter l'élan de ces troupes pleines d'ardeur ni l'opposer à la marche des Latins avant que la famine ne les décime. Lève ton camp et fais croire à la fuite. Leur immense armée nous poursuivra dans notre retraite. Tous les champs encore verts vont être foulés par nous. L'ennemi ne trouvera plus rien : il se dispersera ou mourra de faim. Si tu tentes alors de combattre tu vaincras, et la faim et le fer viendront à bout des vaincus. Ce funeste conseil est approuvé et les camps sont levés. Le vaillant général poursuit l'armée qui fuit, suivant le chemin qu’il a autrefois parcouru. Déjà il est à peu de distance de l'ennemi et s'efforce de prendre contact avec lui. Mais Dieu n'avait pas voulu encore que l'heure du triomphe fût venue pour le général et diffère un combat qui devait assurer une victoire plus éclatante. Les bataillons s'avançaient à travers les vastes plaines, la poussière que soulevaient les ennemis montrait clairement qu'ils n'étaient plus qu'à une faible distance. Le courage grandissait dans les âmes ardentes des soldats, déjà ils se préparaient à engager le combat, lorsque tout à coup l'atmosphère devient embrasée. Car le soleil s'élevait dans le ciel, entraîné par ses coursiers haletants, et planait au sommet de la voûte céleste; c'était l'heure où l'ombre de l'homme déjà plus courte n'occupe plus que deux pieds. L'Africus qui vomit des flammes embrase les terres de son haleine, paralysant les forces et l'ardeur des soldats. Le souffle d'un vent brûlant alanguit leurs membres. Leur langue est desséchée, le visage est ardent, le poumon haletant soulève avec effort la poitrine et les narines rejettent du feu. La bouche privée de salive est rude et brûlante ; au fond du gosier desséché s'allume un feu dévorant. Une sueur pénible coule des profondeurs mêmes des tissus et inonde la peau. Mais la chaleur insupportable de l'atmosphère la sèche aussitôt et l'absorbe toute tiède encore à la surface du corps. Le général, témoin de ce phénomène, diffère le combat et établit son camp en proie à la soif au-dessus d'une source fraîche. Les soldats altérés accourent en foule auprès des eaux rafraîchissantes et s'étendent à terre pour apaiser leur soif. Ainsi les abeilles se rassemblent près des canaux d'un jardin lorsque sous le soleil qui surplombe elles reviennent de butiner, et la troupe qui distille le miel s'abreuve aux eaux du ruisseau qui s'écoule. Ainsi hommes et animaux brûlés par te soleil se précipitent vers les bords de la source. Les rênes ne retiennent plus les coursiers dociles non plus que les liens qui arrêtent les chameaux en passant au-dessus de la tête. La foule en désordre s'abreuve aux eaux courantes. La soif dévore les soldats et ils boivent sans pouvoir l'apaiser. L'un boit les genoux ployés, l'autre se sert du creux de ses mains; un autre, étendu sur le sol, puise l'eau du fleuve avec la langue. L'un boit à un tonneau, l'autre à l'aide d'une coupe et d'une urne. Déjà l'eau diminue. Le soldat presse de sa bouche le sable même que les chevaux troublent dans leurs mouvements [6,350] et la foule tourmentée par la soif aspire avidement les eaux souillées par le fumier. C'est ainsi que les malheureux succombent à la soif. Cependant dans le camp des barbares en proie à la terreur la chaleur accablante cause un double péril. La crainte, plus pénible encore que le vent embrasé, en s'ajoutant à la soif pousse les Maures à s'éloigner, mais l'Africus dévorant entrave leur fuite. Les prisonniers africains succombent à une mort affreuse, le barbare inhumain les force à marcher, la chaleur ralentit leurs pas, l'ennemi leur frappe le dos de sa lance, l'Africus dévorant jette parmi eux le découragement. Ils tombent en gémissant à travers les plaines, et le long des chemins ils succombent à des morts variées, les uns aux ardeurs du vent embrasé, les autres aux blessures du fer, d'autres à ces deux tourments à la fois. Souvent, en effet, ceux qui conservent encore un faible souffle se tuent de leur propre épée. Bientôt le vent qui devient plus pénible répand chez les Maures eux-mêmes l'épouvante et la mort. Les animaux épuisés succombent pêle-mêle dans la plaine, victimes des destins jaloux. Cependant la terreur contraint l'ennemi à gagner les déserts; déjà les Massyles n'osent plus établir leur camp; ils fuient rapidement vers les rives lointaines. Pendant dix jours l'Africus, redoublant ses ardeurs, dévora le sol de ses tourbillons embrasés, et pendant dix jours l'armée qui fuyait se tint par crainte éloignée des Latins épuisés. Sur l'ordre du général le tribun Cécilide, à la tête d'une escorte vaillante de soldats qui l'aimaient pour son courage, sort du camp pour observer les barbares. Depuis longtemps le général connaissait la valeur du tribun; il l'avait vu avec la puissance d'un Hercule accabler l'ennemi. Prompt dans l'action, redoutable par son courage, il était en même temps d'une sagesse éprouvée. Souvent, entouré de toutes parts par les tribus farouches des Maures, il avait triomphé d'elles par son habile tactique. L'Ilaque vaincu par lui, le Krexes et le bouillant Naffur redoutèrent son bras. Le roi même des Vandales trembla devant lui, et le général auguste chérissait particulièrement ce vaillant guerrier. Souvent il l'avait vu à l'œuvre, combattre sous ses ordres. C'est de sa main qu'il reçut les barbares faits prisonniers. L'armée romaine enfin avait été témoin de ses vaillants exploits et avait applaudi à ses glorieux triomphes. Les barbares qui dévastaient le territoire de Vinci occupaient les plaines voisines de la mer et erraient en sécurité, livrant aux flammes les domaines qu'ils trouvaient. Cécilide, à la faveur des ténèbres de la nuit, s'était embusqué et, passant à travers les ennemis, s'était aussitôt approché des murs de la ville en proie à l'anxiété, tant il a confiance dans son armure. Je ne rapporte que des faits bien connus. Cécilide n'hésite point à s'exposer aux périls pour sa patrie. C'est cette pensée qui lui permet d'accomplir les ordres du général et de supporter avec courage les plus pénibles labeurs. [6,400] Il pénètre dans la ville, surprend les secrets de l'ennemi, puis de là va faire en entier le tour des retranchements ennemis, et reconnaît les positions des barbares, à la faveur d'un silence propice. Alors il revient vers ses soldats pour se rendre ensuite auprès du général. Déjà l'intrépide guerrier avait échappé aux troupes innombrables des barbares, mais à la vue des tentes des Marmarides qu'on aperçoit dans le lointain, sachant que ses compagnons n'ont rien à redouter de l'ennemi qu'il voit çà et là occupé au pillage, saisi d'un courroux violent il s'adresse à ses soldats en ces termes : Si nous ne rapportons au général que des paroles, nous n'inspirerons pas une pleine confiance, car, nous devons l'avouer, nous ne connaissons que les positions occupées par le camp ennemi. Mais révéler au général les projets mêmes des barbares sera d'une utilité immense pour les Latins. Le moment favorable s'offre à nous, soldats; et puisque les circonstances s'y prêtent, enlevons aux ennemis des soldats qui puissent faire connaître au général les plans de leur chef Carcasan. Il avait à peine achevé qu'il voit venir à lui Varinus qui autrefois, à la tête de ses troupes, avait fait trembler nos soldats. C'était un Maure que n'avait pu soumettre le vaillant Solomuth. Tous deux, issus d'une vaillante race, presque unis par le sang, combattaient l'un contre l'autre. Lorsque Liberatus aperçoit de loin le guerrier qui s'avance, le bras tendu, prêt à combattre, il prend les devants et se jette sur la troupe des cavaliers. Il perce d'un coup terrible de javelot la poitrine de Veumas; de sa lourde épée il livre au trépas Marzis et le noir Lomaidas et Zeïas; il frappe le vaillant Tifilas et Burcante, Nathun, Sarzun, Tilis et le vaillant Nican; avec eux il envoie dans le séjour des ombres le terrible Asa et Dexter, qui brandissait un trait. Pierre avait percé de sa lance l'audacieux Tifaras, mais tandis qu'il combat, Iammada l'attaque l'épée à la main. Pierre aussitôt se retournant le tue de son glaive qui pénètre dans les tempes et tranche les veines. Stephanus tue Allisas, Tarah frappe de l'épée Jugurtha, Priscus immole Murifer, Carosus, Jelidassen; Silvutis fait périr Zembrus et Georgius Auspur, dont il transperce le flanc d'un coup de sa lance. Vaincus, les Maures s'enfuient, suivis de près par les soldats vainqueurs et l'ardent tribun. On voit s'élever en nuage épais vers le ciel la poussière que soulèvent les fuyards. Le dur sabot des chevaux retentit sur le sol et la plaine disparait sous la nuée de poussière qui la cache. Les deux troupes volent fouillant à coups redoublés de l'éperon les flancs de leurs coursiers. La poussière s'élève derrière les deux armées et marque leur route. Ainsi le vent forçant l'antre qui le retient, de son souffle soulève le sable léger; alors Borée en fureur s'échappe de l'enceinte des montagnes de Scythie et se déchaine dans les plaines; un tourbillon terrible le précède, [6,450] soulevé par la puissance du Notus, et le vent tournant en cercle soulève le sable et obscurcit la plaine. Déjà les soldats animés par l'ardeur du combat poursuivaient dans les plaines les bataillons fugitifs et leur épée échauffée par le sang jonche le gazon des cadavres des guerriers. Cependant le tribun dédaigne de massacrer les soldats ennemis et, dans son désir de les prendre vivants, il vole sur son coursier rapide et brandissant son javelot il jette à bas les barbares à la haute stature que ses traits ont atteints. Il détourne de l'armée quatre Maures choisis entre tous; il les attache en liant leurs bras par des cordes solides et leur conserve la vie afin qu'ils livrent au général les secrets de leur armée et leurs projets cachés. Il saisit vivement par les cheveux Varinnus et le tient suspendu à son cheval. Le malheureux Nasamon épouvanté reste suspendu par le bras. Aussitôt le tribun l'abandonne à lui-même, le jette à terre, puis sautant légèrement de son cheval il pose le pied sur la poitrine du guerrier, lui replie les bras derrière le dos et serre ses mains dans des liens étroits. Le farouche Varinnus suivi de ses compagnons est conduit les bras enchaînés auprès du général et s'arrête à ses pieds le visage abattu. Les Romains accourent en foule pour le voir, les chefs massyles se pressent, avides de connaître les événements et d'en apprendre le récit fidèle. Cécilide, le vainqueur, invité à parler, commence en ces termes : Docile à votre auguste volonté, ô vous le plus grand des chefs, avec l'aide du Christ j'ai traversé les lignes ennemies, j'ai vu les tentes odieuses des barbares dressées dans les plaines désolées de Vinci. A mon entrée dans la ville mon cœur s'est serré à la vue des habitants en proie aux alarmes d'un blocus, et là pourtant j'ai été témoin de grands prodiges. La ville n'a point de remparts qui la protègent : la Providence divine est sa seule défense. Des tours élevées au toit couvert de tuiles n'en protègent point les approches. Mais l'évêque par la seule puissance de sa parole apaise la fureur des barbares. C'est ainsi que la grâce céleste sait disposer les cœurs rebelles. Les sages paroles du prêtre calment les lions irrités et les animaux farouches. Le cœur des loups s'attendrit alors et leur dent avide épargne les tendres agneaux. Il te conseille de hâter le moment de la victoire et te fait espérer le succès pour les armes romaines, si tu consens à venir. Il ne cessera de verser des larmes et de prier pour l'armée, pour tes succès, pour les Latins, en demandant que le Tout-Puissant accable nos ennemis, que ta valeur confonde leur orgueil. Quant à ces barbares que tu vois, je les ai fait prisonniers au sortir de la ville non sans de pénibles efforts : je voulais que par eux tu apprisses les odieux secrets de leur tactique et que ton esprit fût éclairé sur toutes leurs entreprises. Le tribun avait achevé le récit de ses actions. Mais le général qui depuis quelques instants déjà [6,500] regardait les prisonniers d'un œil farouche s'écrie avec colère : « Quelle est votre audace? répondez, misérables ! quel destin vous pousse à pénétrer de nouveau les armes à la main sur les terres de Libye? pourquoi suivre ces routes qui vous sont interdites, pourquoi promener de nouveau le pillage à travers les demeures des Carthaginois et des peuples latins? Carcasan espère-t-il la victoire? Au temps marqué, Dieu saura le soumettre; vaincu par nous, votre roi enchaîné et captif sera offert en spectacle à la foule des Romains. Avant que la trompette ne donne le signal de votre supplice, dis-nous quelle terreur remplissait vos esprits et vous poussait à renouveler votre guerre d'embuscades, de ruses et de trahisons? » Alors le vaillant Nasamon répondit : J'avouerai tout, puisque tes ordres m'y contraignent. Bien que mes paroles doivent attirer sur moi un trépas mérité, cependant je n'omettrai aucun détail. Carcasan est le chef vaillant qui nous commande. C'est en ce général que nous avons placé nos plus fermes espérances de domination et ces espérances sont certaines: tels sont en effet les oracles d'Ammon, le dieu qui révèle l'avenir: il a promis aux Maures nos frères la conquête des champs de Byzacène ; Carcasan s'avancera fièrement parmi les peuples de la Libye et rendra la paix au monde. Ces paroles d'Ammon inspirées par Bellone ont poussé de nouveau vers vos contrées d'innombrables tribus, et leur chef s'est senti pris du désir de te combattre. Mais Guenfe a modifié les volontés du héros, il le pousse à différer la bataille et par un conseil profond il le dissuade de combattre. Et ces soldats que tu crois maintenant en fuite, ce n'est pas la crainte qui les pousse et les fait trembler devant ton armée vaincue. C'est pour épuiser votre armée par la famine qu'ils ont simulé la fuite et par cet artifice ils vous préparent de durs labeurs. Garde-toi de croire que nos armées puissent jamais fuir, même si ton prince venait et qu'il épuisât l'univers entier de soldats pour les mener au combat. Maximien n'essaya pas deux fois de lutter contre nous en bataille rangée, bien qu'il régnât sur le peuple romain et qu'il visitât en vainqueur, semant partout la guerre, les peuples de l'Afrique. Et puisque Ammon, qui n'a jamais menti, promet par ses oracles le succès à nos armes, penses-tu que le Laguante cède devant tes étendards ou s'enfuie? Tu le souhaiterais sans doute, chef cruel, mais ta destinée ne le permet pas ainsi. Alors le général ne pouvant supporter que ce barbare irrité laissât plus longtemps éclater sa fureur s'écrie: « Cette terre, vous la posséderez sûrement, » et il fait aussitôt dresser en ligne cinq fourches entre les branches desquelles il ordonne de suspendre par le cou les barbares voués à la mort. Les valets sans retard accomplissent ces ordres rapides.