[93,0] Sermon XCIII. Sur les adversités temporelles. [93,1] Toutes les fois qu'il nous arrive quelques adversités, mes très chers frères, toutes les fois que dieu, par un juste jugement, nous afflige par des hostilités ou par la sècheresse ou la mortalité, c'est à nos péchés qu'il faut l'imputer et non pas croire qu'il y ait en dieu la moindre injustice : "dieu n'est pas injuste, lorsqu'il nous punit" dit l'apôtre. Le monde est plein de gens dont la conduite est dérèglée et vicieuse et qui ne cessent cependant de crier et de se plaindre : exposons ceci à votre charité avec bien de la simplicité pour le mettre à la portée de toute le monde. Les bons et les méchants sont comme deux vases dont l'un serait rempli d'une ordure infecte et l'autre de parfums précieux : si on les éventait en même temps, celui où sont les parfums exhalerait une odeur agréable, et l'autre une puanteur insupportable ; ainsi les bons et les méchants sont mêlés et confondus ensemble dans ce monde mais ils sont séparés les uns des autres dans les jugements impénétrables de dieu. Or, toutes les fois que dans ce monde il arrive des afflictions, les vases saints et remplis de parfums, c'est-à-dire les bons, en rendent grâces à dieu, qui daigne les châtier, mais les arrogants et les révoltés, les sensuels et les avares en murmurent et blasphèment contre dieu. Quel si grand mal avons-nous fait, ô dieu, disent-ils pour souffrir de tels malheurs ? Mais voici ce qui arrive le plus souvent, c'est que ces mécontents, ces murmurateurs, tout attachés qu'ils sont à l'amour de cette vie, ne peuvent la retenir et, de plus, perdent encore la vie éternelle où il n'y aura ni plaintes, ni douleur, ni gémissements ; ainsi, ce qui est tout-à-fait déplorable, ils ne peuvent se garantir des maux présents et leurs crimes les précipitent dans des maux éternels. A dieu ne plaise que je veuille par-là vous insulter, mes frères, non, je ne dis ceci qu'en gémissant et pénétré de douleur : ainsi s'accomplit ce qui est écrit au sujet de ces esprits rebelles et arrogants, qui ne veulent pas se corriger : "que celui qui est souillé, se souille encore mais le juste fera des actions encore plus justes et le saint en fera de plus saintes encore". Les bons n'ont garde de mettre leur espérance en ce monde : "quand on voit ce qu'on espère", dit l'apôtre, ce n'est plus espérance", celle que l'on établirait dans ce monde que l'on voit n'est dans la vérité que désagrément et qu'amertume : le monde pourrait-il présenter autre chose à ceux qui l'aiment ? Que l'homme est aveugle et à plaindre ! Le monde n'est qu'amertume et on l'aime cependant : comment l'aimerait-on donc, s'il avait des douceurs ? [93,2] C'est à vos amateurs idolâtres du monde que la vérité adresse la parole: qu'est devenu l'objet de votre amour ? Qu'est devenu ce que vous chérissiez si passionnément, ce que vous n'auriez pas voulu abandonner ? Que sont devenus vos campagnes et vos châteaux si magnifiques et si brillants ? Ne croyez pas, encore une fois, que je dise cela pour vous insulter, je le dis les larmes aux yeux. On serait touché, on serait attendri en écoutant seulement raconter les malheurs que nous venons d'éprouver réellement : qui pourrait donc refuser sa compassion, qui pourrait retenir ses larmes en voyant de ses yeux, comme nous, les renversements et les malheurs que le siège de notre ville {le siège d'Arles de 507-508 ap. J. Chr.} nous a causés et l'affliction, l'angoisse, le serrement de coeur que la mortalité nous cause présentement. A peine en trouve-t-on quelques-uns parmi ceux qui sont restés pour ensevelir les corps de ceux qui sont morts. Qui pourrait oublier les terribles fléaux que nous venons d'essuyer par un juste jugement de dieu ? Toutes nos provinces réduites en servitude, des mères de famille emmenées en captivité, des femmes enceintes coupées en pièces, de petits enfants arrachés impitoyablement des mains de leurs nourrices, jetés cruellement contre terre, étendus morts dans nos rues et sous nos yeux, sans avoir pu ni leur sauver la vie ni même avoir la liberté de les ensevelir après leur mort ; la crainte et la douleur, l'horreur et le saisissement, comme autant de bourreaux, s'empressaient tour à tour d'assiéger sans relâche, de déchirer et d'accabler notre coeur, surtout en voyant ces impies, ces barbares, être assez inhumains pour exiger cruellement que des femmes, accoutumées à être servies par plusieurs esclaves, elles-mêmes réduites à une douloureuse et accablante captivité sans pouvoir se racheter à quelque prix que ce soit, se missent tout-à-coup à servir d'impitoyables soldats : ainsi s'est accompli au milieu de nous ce qu'a dit le roi prophète: "Vous avez vendu votre peuple sans en recevoir de prix et dans l'achat qui s'en est fait ils ont été donnés presque pour rien" {Psaume 43} (n'y ayant personne qui y mît l'enchère). Nous avons vu ces barbares exiger sans compassion et sans humanité les services les plus pénibles des femmes les plus délicates et les plus bas de celles qui étaient les plus distinguées ; il me semble entendre encore les cris et les gémissements confus de ce déplorable désastre, il me semble voir encore les mouvements et les agitations de ces impitoyables maîtres : la chair des hommes est-elle donc de fer et de bronze aussi bien que l'âme et le coeur de quelques-uns d'eux ? Qui pourrait entendre, qui pourrait voir ces malheurs sans en être pénétré de douleur. Que nous pouvons bien dire avec le prophète : "Qui donnera de l'eau à ma tête et à mes yeux une fontaine de larmes pour pleurer jour et nuit les enfants de la fille de mon peuple, qui ont été tués ?" Comme c'est à des chrétiens que je parle, je ne dois pas leur parler de la mort des corps seulement mais de celle des âmes : j'en sais beaucoup qui, dans cette terrible visite du seigneur, sont morts sans le sacrement de baptême et qui sont ainsi restés parmi les vases de colère. Quel sujet plus légitime de douleur, de deuil et de gémissements ? Quel autre fléau attendra-t-on donc encore pour pousser les cris les plus perçants et faire les lamentations les plus désolantes ? N'est-ce pas assez de voir la colère du seigneur s'allumer et se répandre comme un torrent jusqu'à rejeter le sanctuaire qu'il avait choisi pour habiter parmi les hommes ? "Il n'a pas épargné son propre fils mais il l'a livré pour nous tous" et, cependant, quand on lui a présenté le sang précieux de ce fils bien aimé, il n'a pas daigné s'apaiser ni y faire seulement attention, et il n'a épargné ni les églises ni le clergé, ni les vierges consacrées, en un mot, qui que ce soit de cette ville infortunée. [93,3] Pour nous, mes très chers frères, que le seigneur a bien voulu épargner sans que nous l'ayons mérité, nous qu'il a réservés pour faire pénitence, encore saisis de frayeur au souvenir de nos calamités toutes récentes, est-il besoin de nous dire que ces malheurs sont des exemples exposés à nos yeux et qui méritent toute notre attention ? Que la mort des autres soit donc au moins utile à notre salut, que le malheur de leur état pénible, affligeant, laborieux serve à notre correction et à notre amendement; que leur malheur et les mauvais traitements qu'ils essuient nous servent à guérir les plaies de nos péchés et à nous faire trembler sans cesse sur ce que notre seigneur nous dit dans l'évangile : "Pensez-vous que ces Galiléens fussent les plus grands pécheurs de toute la Galilée parce qu'ils ont été traités de la sorte ? Non, je vous en assure, mais si vous ne faites pénitence vous périrez tout aussi bien qu'eux". Que celui donc qui était abandonné aux plaisirs charnels devienne chaste, que l'orgueilleux et l'arrogant devienne humble, l'envieux, débonnaire, que celui qui, par adresse ou par des calomnies, s'appropriait le bien d'autrui commence à faire de son propre bien des aumônes abondantes. Le seigneur nous demande bien peu de chose, mes très chers frères, il s'abaisse et se proportionne à notre faiblesse, il ne nous dit pas : jeûnez au-delà de vos forces, prolongez les veilles plus loin que vous n'avez de forces pour les soutenir, il ne nous dit pas : abstenez-vous de vin ou de viande, il ne nous demande rien de tout cela, il veut bien ne nous imposer que ce que chacun peut faire avec sa grâce sans une si grande contrainte et malgré cette aimable condescendance de notre dieu, combien y en a-t-il encore dont on ne peut parler qu'en gémissant qui, au lieu de se charger du joug doux et du fardeau léger de Jésus-Christ, préfèrent de porter le joug pénible, fatiguant et laborieux de l'avarice ; quoique coupables de beaucoup de péchés, ils aiment mieux succomber sous ce faix accablant et insupportable que de se charger du joug de Jésus-Christ qui les élèverait jusqu'au ciel. Pour vous, mes frères, j'espère que vous serez fidèles à réfléchir très sérieusement sur nos malheurs et à ce que je viens de vous dire et que nous déchargeant, rejetant loin de nous le joug accablant et insupportable de l'avarice, nous prendrons volontiers et nous chargerons du joug aimable de Jésus-Christ et qu'enfin, suivant l'avis de l'apôtre, nous mènerons dans la suite une vie digne du ciel comme en étant citoyens, afin que Jésus-Christ, qui est notre vie, venant à paraître, vous paraissiez aussi avec lui dans la gloire, qu'il daigne nous accorder cette grâce, etc.