[89,0] SERMON LXXXIX (vel CCXCIII) : Sur la familiarité inconsidérée avec des femmes étrangères. [89,1] Qu'on ne dise point, mes très chers frères, que dans ce temps-ci, n'ayant point de combats à soutenir pour la foi, il ne peut y avoir de martyrs. La paix a ses martyrs aussi, bien que les temps de persécution : je vous ai dit souvent que, modérer et calmer sa colère, fuir les convoitises de la chair, se mettre au-dessus de l'avarice, observer une exacte justice, tenir la superbe et son arrogance dans l'humiliation; que ces exercices, dis-je, faisaient une grande partie du martyre. Et ce n'est pas sans raison qu'on nous recommande de nous tenir en garde contre ces passions, la colère, les convoitises de la chair et l'avarice; oui, mes frères, il faut nous élever au-dessus du désir d'amasser des richesses, (qui ne nous procure des gains illicites et des profits injustes que pour nous rendre ses esclaves; car nous serions maîtres de nous-mêmes, si cette passion ne nous dominait et ne nous tyrannisait pas ; il faut, dis-je, nous élever au-dessus des désirs qu'elle inspire) parce que c'est comme un feu qui demande d'autant plus qu'on lui donne davantage. Pour se convaincre qu'il faut modérer et calmer la colère, il ne faut que réfléchir qu'elle fait toujours plus de tort à ceux qui s'y livrent qu'à ceux à qui ils prétendraient préjudicier. Quant aux passions charnelles, j'ai dit qu'il fallait les fuir, comme je l'ai appris de l'apôtre, ce docteur des nations, qui, après avoir recommandé de résister à toutes les passions, quand il en est venu à celles de la chair, il ne dite pas résistez-y mais "fuyez la fornication". Ainsi, pour toutes les autres passions, c'est en tenant ferme, avec la grâce de dieu, qu'on y rectifie ; mais les convoitises de la chair, ce n'est qu'en les fuyant qu'on réussit à les vaincre. ien tAinsi Joseph, pour échapper aux poursuites de son infâme maîtresse, laissa le manteau qu'elle lui avait saisi et s'enfuit. Fuyez donc devant les assauts violents de cette furieuse passion; n'ayez pas honte de fuir, si vous voulez sincèrement vaincre et conserver la gloire de la chasteté. Voyez donc, mes frères, combien tout chrétien et principalement les moines et les clercs doivent fuir la familiarité des femmes et que, quiconque ne voudrait pas éviter cette indécence et déshonorante familiarité, sa perte devient bientôt inévitable. [89,2] Sen trouverait-il encore d'assez imprudents et d'assez peu soigneux de leur salut pour dire que, quoiqu'ils soient familiers avec des femmes étrangères, ils ne laissent pas cependant de conserver la gloire de la chasteté. Que cette confiance serait présomptueuse ! quelle serait aveugle et dangereuse ! combien en pensant vaincre ont été défaits ? Je demeure avec des femmes étrangères, ajoutent-ils, et non seulement je conserve la chasteté mais je suis bien aise d'avoir cette passion à vaincre; mais, qu'est-ce à dire, je suis bien aise d'entretenir une passion qui puisse me faire périr ? Non, disent-ils, mais je veux retenir les efforts et les assauts de cette passion, comme un ennemi, dans une continuelle captivité : prenez garde que cet ennemi, tout captif qu'il est, ne vienne à prendre le dessus et à vous dominer à son tour; vous croyez en triompher, craignez qu'il ne vous couvre d'un opprobre éternel. De tous les combats que les chrétiens ont à soutenir, les plus difficiles, les plus fâcheux, sont ceux de la chasteté : les attaques y sont journalières et la victoire y est rare. L'ennemi de cette belle vertu est plein de fureur et infatigable; tous les jours on le terrasse et tous les jours il est à craindre : ne nous faisons pas illusion en nous rassurant mal à propos; gardons-nous de présumer de nos propores forces. Écoutons l'apôtre qui nous dit "Fuyez la fornication". David, ce saint roi, vit une fmme nue à une très grande distance et il commit aussitôt un adultère et un homicide : ceux qui demeurent avec des femmes étrangères se flattent de conserver la gloire de la chasteté et ils ne savent pas qu'ils se rendent doublement coupables devant dieu, et en s'exposant eux-mêmes au danger et en donnant aux autres l'exemple d'une familiarité toujours au moins dangereuse. Quel sera leur étonnement, au jour du jugement, à ces donneurs d'exemple de scandale et de perdition, lorsqu'on leur redemandera les âmes de tous ceux qui, voulant imprudemment imiter leur témérité insensée, auront perdu la gloire de la chasteté par cette familiarité avec les femmes ? [89,3] Pour n'être pas séduits par les douceurs meurtrières de cette passion, ni par l'exemple pernicieux de ces coopérateurs du démon, qui n'ont pas honte d'entretenir si hardiment une familiarité suspecte, implorons continuellement le secours de dieu, mes très chers frères, et instruits comme nous le sommes qu'au milieu des dangers, dont je viens de vous parler, les chrétiens ne manquent pas d'avoir tous les jours plus d'une occasion de souffrir le martyre, prions le sans cesse qu'il daigne nous délivrer du filet des chasseurs. La chasteté, la vérité, la justice ne sont autre chose que Jésus-Christ même; c'est être le persécuteur de Jésus-Christ que de tendre des pièges à ces vertus et, par conséquent, les protéger dans les autres et les conserver en soi-même, c'est en être le témoin et le martyr : aimer donc de toute l'étendue de son coeur ces vertus pour soi-même; apprendre aux autres par ses paroles et par ses exemples à les aimer ; se présenter volontiers et de soi-même pour défendre et protéger la vérité, la justice ou la chasteté, lorsqu'on les voit en danger ; y employer tout son pouvoir, y faire tous ses efforts, c'est mériter de recevoir de dieu plus d'une couronne et plus d'une récompense. Mais pour les mériter effectivement avec la grâce de dieu, ne nous contentons pas d'éviter seulement avec tout le soin possible la familiarité des femmes étrangères, évitons encore celle de nos propres domestiques et généralement de toutes les autres qui nous approchent, queles qu'elles puissent être, soit libres, soit esclaves, soit nourries à la maison et n'ayons avec elles aucune conversation secrète, parce que plus l'état et la condition est basse, plus la chute est aisée: c'est de cette sorte de familiarité que parle Salomon quand il nous donne cet avis : "Un homme peut-il cacher le feu dans son sein sans que ses vêtements en soient brûlés ? Où peut-il marcher sur des charbons sans se brûler la plante des pieds?" Et encore : "Le prix de la courtisane est à peine d'un seul pain, mais la femme (corrompue) captive l'âme de l'homme, laquelle n'a point de prix." Quelle déplorable iniquité ! quelle horrible dépravation ! L'homme livré à sa sensualité et aux plaisirs de la chair, vend, livre au démon, pour un plaisir d'un moment, une âme que Jésus-Christ a rachetée de tout son sang. Quel coeur est capable de toute la compassion, quelle tête pourra verser toutes les larmes que mérite ce triste et déplorable état où le plaisir est sitôt passé et où il n'en reste que ce qui tourmentera éternellement ? l'emportement de la passion passe en un instant et l'opprobre de cette âme malheureuse ne finira jamais. [89,4] Je suis jeune, direz-vous, je sais présentement ce qui me fait plaisir; j'en ferai pénitence dans la suite.Est-ce là raisonner ? Dit-on jamais, je me donne présentement un coup d'épée, et, ensuite, j'irai trouver le médecin ? On sait bien qu'il ne faut qu'un moment pour se blesser et que ce n'est qu'après bien du temps qu'on recouvre à peine sa première santé : pourquoi donc celui qui commettrait un adultère et se promettrait d'en faire pénitence ensuite, ne craindrait-il pas qu'il ne lui survienne une petite fièvre, qui l'enlève tout-à-coup, et que le temps sur lequel il comptait ne lui vienne à manquer et qu'il ne tombe dans la damnation éternelle ? Il me semble que c'est de cette honteuse et cruelle passion, dont nous parlons, qu'un prophète a dit : "Comment" (celui qui était comme) "le marteau de toute la terre a-t-il été brisé ?" Car quoique ce marteau, depuis l'avénement de notre seigneur Jésus-Christ, paraisse avoir été brisé par tous ceux qui, dans les monastères et le clergé et même parmi les laics, conservent la chasteté, cependant il est tout-à-fait déplorable qu'il y en ait tous les jours un bien plus grand nombre de brisés par ce marteau qu'il n'y en a qui échappent à ses coups meurtriers, qui brisent entièrement les autres. Je vous prie donc avec toute l'instance dont je suis capable, d'y penser sérieusement et de vous laisser pénétrer de crainte en écoutant ce que le seigneur nous dit dans l'évangile : "Quiconque regarde une femme avec un mauvais désir pour elle, a déjà commis l'adultère dans son coeur". [89,5] "La mort est entrée dans vos âmes par vos fenêtres", dit le seigneur par un prophète : pour nous garantir donc de l'effet de cette terrible menace, abstenons-nous, je vous le répète, de toute secrète familiarité, soit avec des femmes étrangères, soit même avec nos propres domestiques et précautionnons-nous contre la fragilité trop grande de nos yeux. Quelles sont ces fenêtres par lesquelles la mort entre et pénêtre jusqu'à nos âmes sinon la vue et l'ouie ? Si vous ordonniez à votre domestique ou que vous disiez à votre ami de vous trouver et de vous amener une courtisane, l'épée de cette mort éternelle serait entrée jusqu'à votre âme par votre bouche : de même, si au lieu de reprimer celui qui vous donnerait un mauvais conseil, vous preniez plaisir à l'écouter; ou un autre qui vous parlerait mal du prochain, qui tiendrait des propos déshonnêtes, qui chanterait des chansons sales et honteuses, la mort serait entrée jusqu'à votre âme par les fenêtres de vos oreilles : c'est ce que signifie cette parole du seigneur : "Quiconque regarde une femme avec un mauvais désir pour elle, a déjà commis l'adultère dans son coeur", c'est-à-dire que la volonté, pleine et consentie de commettre ce crime sera réputée comme si le crime même eût été effectivement commis : ainsi celui qui regarderait une femme avec un coeur passionné, le venin de cette mort s'insinuerait, se glisserait jusqu'au plus secrfet de son coeur par cette fenêtre de son corps et, quoique quelqu'événement empêche d'effectuer cette volonté, le seigneur la traite néanmoins et la condamne comme le crime même; il suit de là que celle avec laquelle il aurait désiré le plus de satisfaire sa passion est chaste et que lui il est déjà adultère dans son coeur. [89,6] Écoutons sur cela l'écriture: "Appliquez-vous avec tout le soin possible à la garde de votre coeur", nous dit-elle et encore "Détournez mes yeux de peur qu'ils ne voient la vanité". Car de même que quelqu'un, qui prendrait dans ses mains des charbons ardents qu'il rejetterait aussitôt, n'en souffrirait point de mal et qu'au contraire il en serait infailliblement brûlé s'il les gardait quelque temps, de même celui, qui arrêterait ses yeux sur une femme avec un mauvais désir et se permettrait volontiers de réfléchir du temps à la passion qu'il aurait conçue dans son coeur, ne pourrait s'en défaire ni éviter que son âme n'en soit blessée. Crions donc sans cesse avec le prophète : "Mes yeux sont toujours élevés vers le seigneur parce que c'est lui qui retirera mes pieds du piège que l'on m'a dressé", par la grâce de notre seigneur Jésus-Christ, etc.