[3,0] TROISIÈME CONFÉRENCE DE CASSIEN AVEC L'ABBÉ PAPHNUCE : DES TROIS RENONCEMENTS. [3,1] Au milieu de ce choeur de saints qui brillaient comme des étoiles très pures dans la nuit de ce monde, nous vîmes aussi le saint abbé Paphnuce, qui surpassait, par l'éclat de sa science, la lumière de tous les autres. C'était le supérieur de notre communauté du désert de Schethé. Il y était venu, encore jeune, habiter une cellule éloignée de l'église de cinq mille pas; et, quoique d'un âge très avancé, il n'en chercha jamais une plus rapprochée. Le poids des années ne l'empêchait pas de faire ce long chemin pour venir à l'église le samedi ou le dimanche; et comme il ne voulait pas revenir à vide, il reportait à sa cellule, sur ses épaules, le vase d'eau qui devait lui servir toute la semaine ; même à l'âge de quatre-vingt-dix ans, il ne permettait pas à des solitaires plus jeunes de lui épargner cette peine. Il avait suivi avec tant d'ardeur, dès sa jeunesse, les enseignements de la vie religieuse, qu'il s'était enrichi promptement de la pratique et de la science de toutes les vertus. Son humilité et son obéissance profonde lui firent tellement mortifier sa volonté et détruire tous ses désirs déréglés, qu'il pratiqua dans la perfection la règle des monastères et la doctrine des Pères les plus anciens. Son ardeur pour avancer dans la vertu lui fit rechercher les secrets du désert, afin de n'être distrait par rien de cette union intime avec Dieu qu'il souhaitait tant au milieu de ses frères. Il surpassa par sa ferveur tous les autres religieux, et s'appliqua tellement à répondre aux inspirations divines, qu'il évitait tous les regards et qu'il recherchait sans cesse les lieux les plus inaccessibles. C'était là qu'il aimait à se cacher, et que les anachorètes allaient à le trouver. On pensait qu'il jouissait, tous les jours, de la compagnie des anges, et ses goûts lui avaient fait donner le nom d'un animal qui se plaît dans la solitude. [3,2] 2. Nous désirions recevoir les secours d'un tel maître, et nous nous rendîmes à sa cellule, vers la chute du jour. Après quelques instants de silence, le saint vieillard se mit à louer la pensée qui nous avait fait quitter notre patrie, parcourir pour l'amour de Jésus-Christ tant de provinces, et supporter les épreuves du désert et de la pauvreté, pour tâcher d'imiter des austérités qu'avaient peine à pratiquer ceux qui étaient nés et avaient été élevés dans ces dures privations. Nous lui répondîmes que nous étions venus recevoir ses enseignements et profiter de sa longue expérience pour connaître le chemin de la perfection, mais que nous ne cherchions point des louanges qui ne pouvaient que nous nuire, et nous donner de l'orgueil. C'était bien assez d'être tentés dans nos cellules sans l'être aussi par ses paroles. Nous le conjurions donc de nous dire ce qui nous inspirerait l'humilité et la componction, plutôt que ce qui pouvait nous flatter et nous enorgueillir. [3,3] 3. Alors le bienheureux Paphnuce s'exprima en ces termes : Il y a trois modes de vocation, et aussi trois renoncements nécessaires au religieux, quelle que soit la manière dont il est appelé. Il faut d'abord étudier avec soin les trois sortes de vocation, afin que si nous reconnaissons que nous avons été appelés au service de Dieu de la première manière, nous y répondions dignement par la perfection de notre vie. Il ne servirait de rien d'avoir commencé parfaitement, si nous ne finissions de même. Si nous reconnaissons, au contraire, que nous avons été retirés du siècle de la manière la moins parfaite, nous devons suppléer par notre ferveur à ce qu'il y a eu de défectueux dans notre entrée en religion, et achever notre course mieux que nous ne l'avons commencée. Il faut en second lieu connaître les trois degrés de renoncement ; car si nous les ignorons, ou si, les connaissant, nous ne nous appliquons pas à les pratiquer, nous ne pourrons jamais arriver à la perfection. [3,4] 4. Les vocations ont lieu de trois manières distinctes. La première vient directement de Dieu ; la seconde, par l'intermédiaire de l'homme; et la troisième, par la force des circonstances. La vocation nous vient de Dieu lui-même, lorsqu'il nous envoie quelque inspiration extraordinaire, pour nous réveiller de notre assoupissement, nous donner le désir de notre salut et nous exciter, par une componction salutaire, à suivre Dieu et à nous attacher à sa doctrine. C'est ainsi que, dans les saintes Écritures, Abraham entend la voix du Seigneur, et quitte sa patrie, ses affections et la maison de son père. Dieu lui a dit: « Sors de ta terre, de ta parenté et de la maison de ton père. » (Gen., XII, 1) C'est ainsi que nous voyons obéir le bienheureux Antoine, qui dut à Dieu seul sa conversion. En entrant dans l'église, il entend cette parole de l'Évangile : « Celui qui ne hait pas son père et sa mère, et ses fils, et sa femme, ses champs, et sa vie même, ne peut être mon disciple. » (S. Luc., XIV, 26) « Si vous voulez être parfaits, allez et vendez ce que vous avez; donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel. Venez et suivez-moi. »(S. Matth., XIX, 21) Il pensa que ce précepte s'adressait à lui particulièrement, et il en fut profondément touché. Il renonça sur-le-champ à tout ce qu'il possédait, et suivit le Christ sans y avoir été exhorté par aucune parole humaine. La seconde vocation est celle qui se fait par l'intermédiaire des hommes, lorsque l'exemple ou l'enseignement des saints nous touchent et excitent en nous l'ardeur de notre salut; c'est de ce moyen que la grâce de Dieu s'est servie, en m'appelant à la vie religieuse par les conseils et les vertus du bienheureux Antoine. C'est aussi de cette manière que nous voyons, dans les saintes Écritures, Moïse délivrer les enfants d'Israël de la servitude de l'Égypte. (Exode, XIV) La troisième vocation est celle qui vient par violence, lorsqu'au milieu des richesses et des voluptés du monde, nous sommes tout à coup ébranlés par les menaces de la mort, par la perte de nos biens ou des personnes qui nous sont chères, et que nous sommes alors ramenés vers Dieu, que nous avions méprisé dans la prospérité. Nous voyons souvent cette sorte de vocation dans les Écritures : Dieu livre à leurs ennemis les enfants d'Israël, pour les punir de leurs péchés, et l'excès de leurs maux les ramène au Seigneur. « Le Seigneur, est-il dit, leur envoya, pour les sauver, Aod, fils de Gera, fils de Gemini, qui se servait également des deux mains » (Jug., III, 15) ; et encore : « Ils crièrent vers le Seigneur, qui les délivra par Othoniel, le fils de Cénez et le jeune frère de Caleb. » (Ibid, I, 13) Il est aussi parlé de cette vocation dans les Psaumes, quand le Seigneur les frappait : « Ils le cherchaient et revenaient à lui; ils se hâtaient et se rappelaient que Dieu était leur refuge, que Dieu était leur seul rédempteur » (Ps. LXXVII, 35); et encore : «Ils crièrent vers le Seigneur dans la tribulation, et il les délivra de leur nécessité. » (Ps. CVI, 6) [3,5] 5. De ces trois vocations, les deux premières paraissent les plus parfaites; cependant nous voyons les personnes qui ont été appelées par la troisième, la plus défectueuse, arriver à une grande perfection et égaler, par leur ferveur et leur vie tout entière, ceux qui s'étaient donnés à Dieu d'une manière plus élevée, tandis que beaucoup d'autres sont tombés de ce haut degré de vocation dans la tiédeur, et ont fini misérablement. Les premiers n'ont rien perdu à être, pour ainsi dire, contraints et forcés par des événements que Dieu faisait naître dans sa miséricorde, et il n'a servi de rien aux seconds d'avoir eu des motifs de conversion plus élevés, puisqu'ils n'ont pas mis la fin de leur vie en rapport avec de si beaux commencements. L'abbé Moyse, qui habite, la partie du désert appelée Calame, n'a pas été moins parfait pour être venu dans un monastère par crainte de la mort qui le menaçait à la suite d'une accusation d'homicide. Il a changé par sa vertu ce qu'il y avait eu de défectueux dans sa résolution, et il est arrivé au plus haut degré de la perfection. Combien d'autres, au contraire, que je ne veux pas nommer, ont pris, par des motifs plus élevés, le joug du Seigneur, et se sont ensuite abandonnés à la lâcheté et à la dureté de leur coeur, pour tomber enfin dans une tiédeur coupable et dans l'abîme de la mort. C'est ce que nous montre, avec évidence, la vocation des Apôtres. A quoi servit à Judas d'avoir embrassé volontairement, comme Pierre et les autres, le sublime ministère de l'apostolat, puisqu'il a terni par une sordide avarice la gloire de sa vocation, jusqu'à trahir son maître par un baiser parricide. (S. Math., XXVI) Paul, au contraire, avait été frappé d'aveuglement et entraîné, pour ainsi dire de force, dans la voie du salut, et il a tant aimé ensuite le Seigneur, qu'il a effacé ce qu'il y avait de forcé dans sa vocation, et qu'il a couronné par une fin glorieuse une vie illustrée par tant de vertus. Ainsi, tout dépend de la fin : celui qui a été appelé de la manière la plus parfaite, peut tomber dans le relâchement, et devenir le dernier de tous, tandis que celui qui a été conduit comme par force à la vie religieuse, peut devenir parfait en veillant sur lui et en craignant le Seigneur. [3,6] 6. Il faut maintenant parler des trois renoncements que recommandent à chacun de nous la tradition des Pères et les saintes Écritures. Le premier consiste à mépriser toutes les richesses et tous les honneurs du monde; le second, à rejeter toutes les passions, tous les vices, toutes les affections déréglées de l'esprit et de la chair; le troisième, à bannir de notre âme toutes les choses présentes et visibles, pour ne méditer que les futures et ne désirer que les invisibles. Dieu ordonna à Abraham ces trois renoncements, lorsqu'il lui dit : Sors de ta terre et de ta parenté, et de la maison de ton père. » (Gen., XII, 1) Sors de la terre, c'est-à-dire des biens du monde et des richesses de la terre ; sors de ta parenté, c'est-à-dire des relations, des habitudes et des vices, qui sont, depuis notre enfance, comme notre société, notre parenté; enfin, sors de la maison de ton père, c'est-à-dire du souvenir de ce monde et de tout ce qui se présente à nos regards. Nous avons deux pères, l'un auquel il faut renoncer, l'autre qu'il faut aimer et suivre. David en parle, lorsqu'il fait dire à Dieu : Écoute, ma fille, regarde et prête l'oreille, oublie ton peuple et la maison de ton père. » (Ps. XIV, 11) Pour dire : Écoute, ma fille, il faut être père, et cependant celui qui recommande d'oublier sa maison et son peuple, reconnaît un autre père à sa fille; il en est ainsi selon saint Paul, lorsque nous mourons avec le Christ aux éléments du monde, et que nous contemplons, non pas les choses visibles, mais les choses invisibles. « Les choses visibles sont passagères, et les choses invisibles éternelles. » (II Cor., Ps, 18) Notre coeur sort de cette maison terrestre et périssable, et nous fixons nos yeux et notre esprit sur cette maison que nous devons éternellement habiter. Nous le ferons, lorsque, vivant dans la chair, nous ne serons déjà plus rien selon la chair, et que nous pourrons dire réellement avec l'Apôtre : « Notre demeure est déjà au ciel. » (Philip., III, 20) Les trois livres de Salomon traitent de ces trois renoncements; car les Proverbes conviennent au premier, puisqu'ils combattent la concupiscence de la chair et les vices de la terre ; l'Ecclésiaste se rapporte au second, car il proclame la vanité de tout ce qui se passe sous le soleil ; enfin, le Cantique des cantiques s'applique au troisième, puisqu'il élève l'âme au-dessus des choses visibles, et l'unit au Verbe de Dieu par la contemplation des choses célestes. [3,7] 7. Il serait peu utile d'accomplir avec foi et dévotion le premier renoncement, si nous n'accomplissions le second avec la même vigilance et la même ardeur; et quand nous y serons parvenus, nous pourrons arriver au troisième, et ne nous occuper que du ciel, en sortant de la maison de notre premier père, qui, dès notre naissance, nous a donné les habitudes du vieil homme, et nous a rendu ainsi enfants de colère (Eph., II, 3). C'est ce père que le prophète reproche à Jérusalem, qui avait méprisé Dieu son véritable Père. « Ton père est Amorrhéen, et ta mère Céthéenne. » (Ezech., XVl, 3) Il est dit dans l'Évangile : « Vous êtes les enfants du démon, et vous voulez accomplir les désirs de votre Père. » (S. Jean, val, 44) Lorsque nous quittons les choses visibles pour les invisibles, nous pouvons dire avec l'Apôtre : « Nous savons que si la demeure terrestre de notre corps se détruit, nous recevons de Dieu une demeure qui n'est pas faite de la main des hommes, et qui sera éternelle dans les cieux » (II Cor. V, 1) ; et encore ce que nous avons déjà cité : « Nous sommes citoyens du ciel, et nous attendons Jésus-Christ notre Sauveur, qui a réformé notre corps misérable, pour le rendre semblable à son corps glorieux.» (Philip., III, 20) Nous dirons avec David : « Je suis étranger et voyageur sur la terre, comme l'étaient mes pères. » (Ps. XXXVIII, 13) Nous deviendrons semblables à ceux dont Notre Seigneur disait à son Père, dans l'Évangile : « Ils ne sont pas de ce monde, comme je ne suis pas moi-même du monde.» ( S, Jean, XVII, 16) Il disait aussi aux Apôtres : « Si vous étiez de ce monde, le monde aimerait ce qui lui appartiendrait; mais vous n'êtes pas de ce monde, et c'est pour cela que le monde vous déteste. » (S. Jean, XV, 13) Nous arriverons à la perfection du troisième renoncement, lorsque notre âme, délivrée de la corruption de la chair qui l'appesantit, et purifiée par ses efforts de toutes les affections terrestres, se sera élevée aux choses invisibles par la méditation continuelle des saintes Écritures et des choses divines; de telle sorte que, tout absorbée en Dieu, elle ne sente plus la faiblesse de la chair et le poids de son corps, et que dans son ravissement, elle n'aie plus d'oreilles pour entendre et d'yeux pour voir les hommes qui passent, mais qu'elle n'aperçoive même pas la forme des grands arbres et la masse des montagnes. Personne ne peut comprendre la vérité et la puissance de ce renoncement, s'il n'en fait lui-même l'expérience. Il faut que Dieu détourne tellement les yeux de notre coeur des choses présentes, qu'on les regarde, non pas comme devant passer, mais comme n'existant déjà plus, et s'étant évanouies comme une vaine fumée. On marche avec Dieu, et à l'exemple d'Énoch on est séparé de la vie ordinaire des hommes, on a disparu de la vanité de ce monde. C'est ce que la Genèse dit être arrivé réellement : « Énoch marchait avec Dieu, et on ne le trouva plus parce que Dieu l'enleva. » (Gen., V, 22) L'Apôtre dit aussi : « Énoch fut transporté par la foi, afin qu'il ne vît pas la mort » (Hébr., XI, 5); cette mort, dont le Seigneur a dit dans l'Évangile : « Celui qui vit et qui croit en moi, ne mourra pas éternellement. » (S. Jean, XI, 26) C'est pourquoi nous devons nous hâter. Si nous désirons atteindre la vraie perfection, il faut renoncer de coeur à ce que nous avons quitté de corps, à nos parents, à notre patrie, aux richesses et aux plaisirs de ce monde, sans jamais y revenir par le désir, comme le firent ceux que Moïse avait tirés de l'Égypte. Ils en étaient sortis de corps, ils y rentrèrent de coeur, et ils abandonnèrent le Dieu qui les avait délivrés par tant de miracles, pour adorer les idoles qu'ils avaient méprisées, ainsi que le raconte la sainte Écriture : « Leur coeur retourna en Égypte, et ils dirent à Aaron : Faites-nous des dieux qui nous précèdent. » Ne méritons pas d'être condamnés comme ceux qui, dans le désert, après avoir été nourris de la manne céleste, regrettaient les viandes corrompues des vices et les aliments d'une vie honteuse. N'imitons pas leurs murmures en disant : « Quel bonheur nous goûtions en Égypte ! nous étions assis près de vases remplis de viandes, et nous mangions en abondance l'ail, l'oignon, les melons et les concombres. » (Exod., XVI, 3. Rom., XI, 5) Ce peuple ingrat était la figure de ce qui arrive tous les jours parmi nous; car ceux qui, après avoir renoncé au monde, retournent à leurs anciennes préoccupations et à leurs premiers désirs, crient comme les Juifs, par leurs pensées et par leurs actes : Que j'étais heureux en Égypte ! Et je crains vraiment que la multitude de ceux-là ne soit aussi grande que celle des murmurateurs du temps de Moïse. Sur six cent mille hommes armés qui sortirent de l'Égypte, il n'y en eut que deux qui entrèrent dans la terre promise. Il faut donc nous hâter d'imiter ces rares exemples de vertus; car l'Évangile confirme la figure de l'Ancien Testament : « Il y a beaucoup d'appelés, et peu d'élus. » (S. Matth., XX, 16) A quoi nous servirait ce renoncement extérieur, cette sortie d'Égypte, si nous n'avions pas le renoncement du coeur, bien plus méritoire et plus utile? C'est du renoncement corporel que parle l'Apôtre, lorsqu'il dit : « Quand même je donnerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, et que je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me servira de rien. » (I Cor., XIII, 11) Saint Paul n'eût jamais tenu ce langage, s'il n'eût prévu que, dans l'avenir, plusieurs, après avoir distribué leurs biens aux pauvres, n'arriveraient pas cependant au sommet de la perfection évangélique et de la charité, parce qu'en se laissant dominer par l'orgueil ou l'impatience, ils conserveraient dans leur coeur, la racine de leurs anciens vices et de leurs mauvaises habitudes, et qu'en ne travaillant pas à s'en débarrasser, ils ne parviendraient pas à la charité divine qui ne faiblit jamais. Comme ils pratiquent si peu le second degré de renoncement, ils acquièrent bien moins encore le troisième, qui est bien plus élevé; car faites attention qu'il n'est pas dit seulement : « Quand je donnerais mon bien. » On pourrait croire qu'il s'agit de ceux qui n'accomplissent pas entièrement le précepte de l'Évangile, et qui réservent quelque chose comme les tièdes; mais il est dit : « Quand je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, c'est-à-dire, quand je renoncerais parfaitement à toutes les richesses de la terre. » Et l'Apôtre ajoute à ce renoncement un renoncement bien plus grand: « Et quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. » Comme s'il disait : « Quand je distribuerais tout mon bien aux pauvres, selon ce précepte de l'Évangile : « Si vous voulez être parfait, allez et vendez tout ce que vous avez ; donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel ; venez et suivez-moi » (S. Matth., XXX, 21) ; quand je renoncerais ainsi à tout, que je ne me réserverais rien, et que j'ajouterais encore à ce sacrifice le martyre, en livrant mon corps pour le Christ, si je suis cependant impatient, colère, envieux ou orgueilleux, si je m'irrite des injures, si je cherche mes intérêts, si je pense mal des autres, si je ne supporte pas avec patience et joie tout ce qui peut m'arriver, tout ce renoncement extérieur, et le martyre même ne me serviront de rien, dès que je conserve dans mon coeur mes anciens défauts. Il me sera inutile d'avoir renoncé dans la première ferveur de ma conversion aux choses du monde, qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais indifférentes, si je n'ai pas soin de dépouiller mon coeur des choses qui lui nuisent, et d'acquérir « cette charité divine, qui est patiente et douce, qui n'a pas d'envie, d'orgueil, de colère, qui n'agit pas témérairement, ne recherche pas ses intérêts, ne pense pas le mal, qui souffre tout, supporte tout » (I Cor., XIII, 4), et ne laisse jamais tomber celui qui la possède dans les pièges du péché. [3,8] 8. Nous devons nous hâter et faire tous nos efforts pour dépouiller l'homme intérieur de toutes ces malheureuses richesses, qu'il a gagnées dans sa première vie. Il faut nous délivrer de tout ce qui tient tellement à notre âme et à notre corps, que, si nous ne nous en séparons dès maintenant, ces choses nous nuiront, même après notre mort. Comme les vertus que nous avons acquises ici-bas, et la charité qui en est la source, font dans le ciel la gloire et la beauté de ceux qui les ont aimées sur terre, de même les vices qui ont obscurci l'âme, pendant cette vie, lui transmettent la honte et la corruption pour l'éternité. L'âme est belle ou difforme, selon ses vertus ou ses vices. Les vertus lui donnent cet attrait et cette splendeur qui la rendent si belle, que le Prophète ne craint pas de dire : « Le roi désirera votre beauté. » (Ps. XLIV, 12) Les vices, au contraire, la déshonorent et la défigurent tellement, qu'elle est obligée de confesser elle-même sa honte et sa misère; elle s'écrie : « La corruption et l'infection de mes plaies sont causées par ma folie. » (Ps. XXXVII, 6) Et le Seigneur dit lui-même : « Pourquoi la plaie de la fille de mon peuple n'est-elle pas fermée? » (Jérémie, VIII, 12) Ce sont là les richesses inséparables de l'âme, et il n'y a pas de roi ou d'ennemi qui puisse nous les donner ou nous les enlever. Ce sont les richesses qui sont véritablement à nous, et dont la mort ne pourra nous séparer; en y renonçant, nous parviendrons à la perfection ; en nous y attachant, nous mériterons la mort éternelle. [3,9] 9. Les saintes Écritures nous enseignent qu'il y a trois sortes de richesses : les mauvaises, les bonnes et les indifférentes. Les mauvaises richesses sont celles dont il est dit : « Les riches ont manqué de tout; ils ont eu faim. » (Ps. XXIII, 12) « Malheur à vous, riches; car vous avez reçu votre consolation. » (S. Luc, VI, 24) La vraie perfection est de rejeter les richesses. Pour nous les faire reconnaître, Dieu loue les pauvres dans l'Église : « Bienheureux les pauvres en esprit; car le royaume des cieux leur appartient. » (S. Matth., V, 3) Et le Psalmiste dit : « Le pauvre a crié, et le Seigneur l'a exaucé » (Ps. XXXIII, 7;) et ailleurs : « Le pauvre et l'indigent loueront votre nom. » (Ps. LXXIII, 30) Il y a de bonnes richesses qu'on acquiert par beaucoup de vertu et de mérite. Le juste qui les possède est loué par David : «La postérité du juste sera bénie. La gloire et les richesses seront dans sa maison, et sa justice demeure éternellement » (Ps. CXI, 3;) et ailleurs : « Le salut de l'âme est la vraie richesse de l'homme. » (Prov., XIII, 8) Il est parlé dans l'Apocalypse de ces richesses, sans lesquelles on est réduit à la honte de la misère et de la nudité. « Je commencerai par te vomir de ma bouche, parce que tu dis : Je suis riche et dans l'abondance; je ne manque de rien; et tu ignores que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu. Je te conseille de m'acheter cet or pur, éprouvé par le feu, afin que tu deviennes riche et que tu te revêtes de vêtements blancs, qui cacheront la honte de ta nudité. » (Apoc., III, 16) Il y a des richesses indifférentes qui peuvent être bonnes ou mauvaises, selon l'usage et l'intention de ceux qui s'en servent. L'Apôtre en parle, lorsqu'il dit : « Conseillez aux riches de ce monde de ne pas s'enorgueillir, et de ne pas espérer dans des richesses incertaines, mais en Dieu, qui nous donne tout en abondance pour en jouir. Qu'ils fassent le bien, qu'ils soient généreux, charitables, qu'ils s'amassent des trésors pour l'éternité, afin de posséder la vie véritable. (I Tim., VI, 17) Ce sont les richesses que le mauvais riche de l'Évangile gardait sans les partager avec les malheureux, tandis que le pauvre Lazare, couché à sa porte, soupirait après les miettes de sa table. Elles lui méritèrent les supplices de l'enfer et les flammes éternelles. [3,10] 10. En abandonnant ces richesses visibles de la terre, nous ne quittons pas des biens qui nous soient propres, mais des biens qui nous sont étrangers, lors même que nous pouvons nous glorifier de les avoir acquis par notre travail ou reçus en héritage de nos parents; car, comme je l'ai dit, rien n'est à nous que ce que notre coeur possède, ce qui tient à notre âme, sans que personne puisse nous l'enlever. Notre-Seigneur s'adresse à ceux qui s'attachent à ces richesses, comme si elles leur appartenaient, et qui ne veulent pas en faire part aux pauvres, lorsqu'il dit : « Si vous n'êtes pas fidèles dans les choses étrangères, qui vous donnera ce qui est à vous? » (S. Luc, XVI, 12) Ainsi, ce n'est pas seulement l'expérience de tous les jours, c'est la parole de Dieu qui nous montre que ces sortes de biens ne sont pas véritablement à nous. Saint Pierre parle des richesses mauvaises, lorsqu'il dit à Notre-Seigneur : « Voici que nous avons tout quitté pour vous suivre; qu'aurons-nous maintenant?... » (S. Matth., XIX, 27) Ils n'avaient quitté cependant que des filets rompus et de peu de valeur; mais ils avaient aussi renoncé à tous les vices, ce qui est une belle et grande chose; et sans ce sacrifice les Apôtres n'auraient quitté rien de précieux pour suivre le Sauveur; ils n'auraient pas mérité cette gloire de la béatitude que leur promettait cette parole : « Lorsqu'à la résurrection, le Fils de l'homme siégera sur le trône de sa majesté, vous serez assis sur douze sièges pour juger les douze tribus d'Israël. » (Ibid, 28) Si donc ceux qui abandonnent réellement ces biens visibles et périssables, ne peuvent pas cependant, pour certaines causes, arriver à la charité des Apôtres, et atteindre par leurs efforts ce troisième degré de renoncement connu de si peu de personnes, que doivent penser d'eux-mêmes ceux qui ne pratiquent pas le premier degré, pourtant si facile, ceux qui gardent les souillures de leurs anciennes richesses, et se glorifient dans leur infidélité du vain nom de religieux? Ainsi le premier renoncement aux choses étrangères ne suffit pas pour acquérir la perfection; il faut encore parvenir au second, qui est le renoncement aux choses qui nous appartiennent véritablement; et c'est quand nous aurons quitté tous les vices que nous arriverons au troisième, qui est le plus élevé. Non seulement alors nous mépriserons tout ce qui se fait dans le monde, tout ce que les hommes possèdent, mais encore nous regarderons comme des choses vaines et passagères, l'immensité des éléments et les magnificences de la nature. « Nous ne considérerons plus, comme dit l'Apôtre, les choses visibles, mais les choses invisibles; car les choses visibles sont temporelles, et les choses invisibles éternelles. » (II Cor., IV, 18) Nous mériterons d'entendre ce qui fut dit à Abraham : « Viens dans la terre que je te montrerai. » (Gen., XII, 1) C'est en accomplissant avec ardeur les trois renoncements qu'on en obtient la récompense; c'est-à-dire qu'on mérite d'entrer dans cette terre promise où ne poussent jamais les ronces et les épines du vice. On en jouit en cette vie, dès que le coeur est purifié de toute passion. Ce n'est pas la vertu et le travail de l'homme qui la font découvrir; mais Dieu promet de nous la montrer, puisqu'il dit : « Viens dans la terre que je te montrerai. » C'est-à-dire, tu ne peux la connaître par toi-même, tes efforts ne pourraient la découvrir ; mais moi je la montrerai à celui qui l'ignore et qui ne la cherche même pas. Reconnaissons donc que c'est l'inspiration de Dieu qui nous fait courir dans la voie du salut, et que c'est son enseignement et la lumière qui nous conduisent à la perfection et au vrai bonheur. [3,11] Chap XI à XXII : "Les derniers chapitres de cette conférence contiennent des doctrines fausses sur la grâce; nous les avons supprimés" (note du traducteur). [3,22] ... Après nous avoir instruits de la sorte, l'abbé Paphnuce nous congédia, et nous quittâmes la cellule un peu avant le milieu de la nuit, le coeur plus touché que joyeux. Nous nous imaginions avant cette conférence qu'en nous appliquant avec soin à pratiquer exactement le premier degré de renoncement, nous atteindrions le sommet de la perfection, et nous commencions à comprendre que nous n'avions pas même encore une idée élevée de la vie religieuse. On nous avait bien parlé dans les monastères du second renoncement; mais il n'avait été jamais question du troisième, qui surpasse de beaucoup les deux premiers, et qui contient seul la vraie perfection.