[1] Le cap forme au nord un surplomb sous lequel  on ne peut parvenir que par un sentier étroit où  s'abritent parfois des chèvres à demi sauvages.

[2] Sous le surplomb, il y a une grande paroi sombre  que les vagues viennent frapper pendant les tempêtes et qui plonge, d' un mouvement abrupt et  menaçant, dans la mer.

[3] Oedipe a rêvé qu' il sculptait une falaise.

[4] Il vient explorer celle-ci avec Clios.

[5] Il tâte la pierre des mains, il se hisse dangereusement  sur la paroi.

[6] Il se colle aux aspérités du  rocher, il l'ausculte, l'étreint avec les mouvements  lourds, ralentis d' un nageur à demi submergé.

[7] Clios  lui dit : "La roche ressemble à une énorme vague qui  s'élève et va tout engloutir en retombant".

[8] Oedipe  approuve.

[9] Il y a la vague, il faut trouver un moyen  pour qu' elle ne nous emporte pas.

[10] Ce n'est pas un  homme seul qui peut le faire, il faut une barque et  des rameurs".

[11] Oedipe cherche avec son corps, dans la confusion  native de la falaise, la forme de la barque qui  doit y être, ainsi que la place des rameurs.

[12] Soudain  il trouve, il est la barque, il la dessine avec son corps dans la pierre.

[13] Il veut la sculpter.

[14] Clios demande  pourquoi.

[15] Oedipe répond que c'est à cause de son  rêve.

[16] A cause d' eux trois, emportés par la mer.

[17] Clios ne croit pas qu' on puisse échapper à cette  vague.

[18] Il faut travailler la falaise, dit Oedipe, pour  entendre ce qu' elle veut nous dire.

[19] C'est un travail  immense !

[20] Il faut commencer tout de suite.

[21] Procure-toi des outils.

[22] Antigone nous aidera, elle  sculpte bien les corps et les visages".

[23] Clios est saisi par ce projet et part au village pour  en parler à Antigone et demander des outils aux  pêcheurs.

[24] Oedipe, resté seul, parcourt à nouveau le  rocher pour y reconnaître la vague.

[25] Il glisse parfois  et se déchire les mains, il ne lui déplaît pas de  marquer de son sang la falaise.

[26] La vague est là et  elle est en lui.

[27] C'était ainsi lorsqu' il se perdait en  contemplant la mer, mais la mer ne résistait pas.

[28] Il  était heureux en face d' elle, englouti dans son immensité  sans contours.

[29] Ici tout est dur, franc, chargé  d' aspérités comme les pêcheurs de Corinthe qu' il  a tant aimés autrefois.

[30] Il se revoit au port, dans sa petite enfance.

[31] Les  marins étaient des géants et les bateaux semblaient  énormes.

[32] Mérope, la reine, le tient par la main  quand elle va acheter ses poissons au port.

[33] Elle  s'arrête près d' un bateau dont la tempête a arraché  les mâts.

[34] Les pêcheurs l'ont ramené avec tout son  chargement, les poissons brillent dans la cale.

[35] Mérope est épouvantée des blessures opérées par  la mer, mais le maître de la barque en a vu d' autres  et lui montre comment il guidait le navire au milieu des lames.

[36] En haut, en bas, toujours à guetter la suivante  et surtout gardant la tête froide.

[37] II rit avec assurance  et Oedipe se sent encore conforté par ce rire  et cette solidité joyeuse.

[38] Le premier obstacle vient d' Antigone qui refuse  de se joindre à eux.

[39] L'entreprise est démesurée,  insensée.

[40] C'est sans doute ce qui attire Oedipe et Clios.

[41] Elle ne veut pas abandonner son travail au village  et recommencer à mendier.

[42] Le lendemain, Clios  descend au port et Oedipe commence seul à sculpter la vague.

[43] Antigone voit en rêve un enfant, avec ses petits  outils, au pied de l'immense falaise.

[44] C'est Oedipe  qui appelle quelqu' un avec une merveilleuse confiance.

[45] Il y a du vent, un grand tumulte de vent, elle  finit par entendre qu' il dit : Ma soeur, ma soeur !

[46] Elle s'éveille en larmes au milieu de la nuit, elle  ouvre la porte, la lune est claire, elle s'habille et  part en courant vers le cap.

[47] Elle voudrait se jeter  dans les bras d' Oedipe, mais ils dorment encore,  elle ne veut pas les éveiller.

[48] Elle se couche près  d' eux, elle pense qu' elle peut refuser à son père ce  terrible travail, mais peut-elle-faire de même pour  son frère, ce frère frappé par le malheur, qu' elle a  suivi, qu' elle a poursuivi quand il a quitté Thèbes ?

[49] Quand les deux hommes s'éveillent, ils trouvent  Antigone en train de préparer le repas.

[50] Il n'y a pas  d' explication, Clios lui donne des outils, Oedipe au  pied du rocher lui montre le travail à faire.

[51] Il apparaît  vite que pour les tâches délicates, c'est elle la plus habile.

[52] Elle n'aura pas à mendier, Clios a parlé  du projet d' Oedipe aux gens du village.

[53] Ils pensent  que cela protégera leurs bateaux et ont promis de  les nourrir pendant la durée du travail.

[54] Dorénavant, dès le matin, ils sculptent la falaise,  ils vont se baigner à midi, mangent et travaillent à  nouveau jusqu' au soir.

[55] La roche est dure, mais leurs  bras et leurs mains s'endurcissent et Oedipe rappelle  qu' il ne faut pas forcer la pierre.

[56] La vague est là,  déjà là.

[57] Il faut seulement l'aider à apparaître.

[58] Ils sentent  sous leurs mains sa présence alors que Clios  et Antigone ne la voient pas encore de leurs yeux.

[59] Lorsqu' ils ont des doutes, ses deux compagnons  appellent Oedipe.

[60] Il palpe la pierre de ses mains, il  l'écoute, il la goûte des lèvres et de la langue, il colle  son corps contre elle.

[61] Il dit : "Il faut se laisser porter,  emporter par elle".

[62] Les deux autres sentent alors  que la vague existe.

[63] Elle a traversé brutalement  leurs vies, elle les a submergés, elle les submergera  peut-être encore, cela ne les empêche pas d' être vivants.

[64] Ils commencent à sentir la vague, mais la barque  n'apparaît pas encore.

[65] Oedipe a trouvé sa place, il  n'ose pas encore lui donner sa forme.

[66] La roche est  noircie par l'érosion et les tempêtes.

[67] Quand on la  creuse, elle est blanche et les contours écumeux de  la vague apparaissent en clair sur le fond sombre  de la falaise.

[68] Oedipe, en travaillant, lance parfois deux ou trois  notes sonores.

[69] On espère qu' il va chanter, mais il  ne continue pas et Antigone en éprouve du chagrin.

[70] Elle s'arrête alors et entonne une chanson de toile,  comme elle en chantait à Thèbes en un temps qui  semble devenu si lointain qu' on ne peut plus y  croire.

[71] Clios en l'écoutant danse rien que des pieds  et des mains sur le sentier étroit.

[72] Il arrive qu' Oedipe  sorte sa flûte et joue.

[73] Un chant devrait naître, mais  Oedipe ne veut pas ou ne peut pas chanter et les  cœurs deviennent lourds.

[74] Oedipe, laissant les autres continuer la vague, commence  à tracer dans la roche la forme de la barque.

[75] Son étrave effilée est pointée vers l'abîme, sur sa  poupe la vague commence déjà à retomber.

[76] Trois  rameurs rythment de leur effort le mouvement du  bateau, derrière eux un homme debout tient les  rames de gouvernail.

[77] La barque plonge dans la  profondeur, mais sa proue déjà se redresse, elle se  glisse sous la vague, en la voyant on retient son  souffle puis on le reprend avec soulagement car on  est sûr qu' elle va franchir l'obstacle.

[78] La vague  semble irrésistible, mais l'esquif plus subtil se sert  de l'énorme force de l'adversaire pour lui échapper.

[79] Lorsque les contours sont terminés, Oedipe demande  à Antigone de sculpter les rameurs et l'homme  au gouvernail.

[80] Elle seule a les mains assez fines  pour faire cela sans troubler le dessin de la bierre.

[81] Lui fera la barque, comme celles de Corinthe qui  allaient en haute mer, ou comme certains des  bateaux d' ici que Clios lui a décrits.

[82] Elle sera seulement  plus aiguë, plus proche des formes originelles  qui sont sorties un jour de la mer.

[83] Tout en sculptant, il pense à la Sphinx qui était, comme la  vague, infiniment plus puissante que lui C'est de  sa force qu' il s'est servi pour l'emporter, en plongeant  dans son obscurité le couteau des réponses.

[84] La Sphinx a disparu comme s'effacent les vagues.

[85] Il a cru en être la cause, il a accepté le triomphe, la  reine, la royauté, sans voir qu' en face de lui une  autre vague, bien plus haute, se soulevait déjà.

[86] Les  hommes de la barque ne seront pas comme lui, ils  sauront que cette vague n'est pas la seule, qu' il ne  suffit pas de triompher d' elle et qu' il faut affronter  la tempête tout entière avec sa succession de vagues  pour retrouver le port.

[87] Oedipe n'a fait que tracer les contours des rameurs et du pilote.

[88] Antigone les regarde longuement avant  de se mettre au travail.

[89] Elle est troublée, Oedipe cette  fois s'est trompé, il n'a pas suivi le mouvement  secret de la pierre.

[90] Elle le lui montre, lui fait toucher  la pierre, lui fait sentir la vraie position des  rameurs.

[91] Ils ne sont pas au début de leur mouvement,  penchés en avant, la tête courbée sous les  embruns.

[92] Ils sont au sommet de leur effort, le corps  et la tête en arrière, expirant l'air de leurs poumons,  voyant en face d' eux l'énormité de la vague et le  pilote qui les soutient de son courage, de son habileté  et peut-être de sa voix.

[93] Quand le soir arrive, Oedipe envoie ses compagnons  se reposer, mais il travaille encore de longues  heures et ne remonte se coucher qu' à la nuit.

[94] Blanche,  mince, élancée, la barque de pierre soit triomphante de ses mains, projetée en avant par la vague comme une flèche.

[95] Antigone sculpte les trois marins, ils rament avec  vigueur en réservant leurs forces car ils ont encore  une longue lutte à soutenir.

[96] Ces rameurs, pense-t-elle,  c'est nous trois dans notre lutte pour faire naître la  vague de la falaise, pour l'inventer avec elle comme  dit Oedipe.

[97] Le premier c'est Clios, très beau, très aigu  mais sans cet air de bête fauve, sans le rire cruel et  traqué qui apparaît trop souvent sur son visage.

[98] C'est lui qui donne son rythme à cette danse dans  la tempête.

[99] La bouche esquissant un sourire de défi,  de ses superbes yeux il ne regarde pas la vague mais  seulement le pilote.

[100] Derrière lui, c'est elle avec un  corps androgyne.

[101] Sur la tête, la roche lui fait, par  son mouvement naturel, une chevelure d' écume  dont les longs cheveux flottent au vent.

[102] Elle ne  peut sculpter le visage, elle ignore trop qui elle est  et ce que veut la pierre.

[103] Qu' Oedipe le fasse s'il le  peut.

[104] Oedipe qui, en rêve, a obtenu qu' elle vienne,  contre son gré, sur la falaise en la nommant de cette  façon déchirante: Ma soeur.

[105] Elle n'en peut plus, elle  rassemble ses outils et s'enfuit en courant.

[106] Oedipe, qui polissait l'avant de la barque, s'arrête  et explore longuement de ses mains le visage du  premier rameur.

[107] Il appelle Clios.

[108] Clios est bouleversé,  il admire et aussi s'effraie.

[109] C'est donc ainsi  qu' Antigone le voit, qu' elle veut le voir.

[110] Il dit avec  colère : "Elle m'a fait comme elle voudrait que je  sois".

[111] Oedipe constate : "Elle t'a fait comme tu es".

[112] Et  il retourne à son travail.

[113] Clios fait de même, il rejette cette parole et pourtant elle le touche au  cœur.

[114] Oedipe s'approche du second rameur.

[115] Il tâte  la pierre, la sonde et, à très légers coups de burin,  entreprend de sculpter le visage.

[116] Le soir tombe,  Clios n'y voit plus assez pour continuer.

[117] Il appelle  Oedipe, il s'approche de lui, lui parle, mais Oedipe  ne l'entend pas.

[118] Il est aussi absorbé dans son travail  que lorsque, sur le cap, il se perdait dans la mer.

[119] Clios, épuisé, s'en va.

[120] Il allume le feu, prépare  le repas.

[121] Comme Oedipe ne revient pas, il s'étend  et s'endort.

[122] A l'aube, il s'éveille un instant et voit  étinceler au-dessus de lui Apollon aveugle.

[123] Le  dieu rayonne faiblement, brisé par son travail nocturne.

[124] Clios, en se rendormant, sent qu' il s'étend près de lui.

[125] Antigone est restée se reposer deux jours au village.

[126] Elle est heureuse de revenir sur le cap, le  soleil a dissipé la brume, les pêcheurs sont partis  en mer, ils ont bon vent et on voit leurs voiles  rouges se gonfler au large.

[127] Avant de partir, elle a  été déposer des fleurs devant la statue du dieu protecteur  du village.

[128] La statue a été marquée par le  temps, par les pluies, polie par les mains innombrables  qui l'ont touchée pour recevoir d' elle protection  ou guérison.

[129] On devine une tête qui s'élève  faiblement d' un socle qui doit représenter la mer  entre deux vagues ou le sillon d' un champ.

[130] La tête  n'a pas de visage et pourtant quelque chose sourit  dans cette forme, aussi humble et ramassée que le  village lui-même.

[131] Le petit dieu rustique, inusable,  subsistera.

[132] Son lieu sera encore sacré quand la vague, par l'action du temps et des tempêtes, se sera effondrée  dans la mer, comme Oedipe le prévoit.

[133] Comme  il le désire, elle le sait.

[134] L'approche de l'automne commence à teinter  les feuillages, les pluies récentes ont fait reverdir  les prés et les landes.

[135] On entend sur les falaises les  cris des bergers, les abois des chiens.

[136] Le poids de  la jarre pèse sur le cou et les épaules d' Antigone  pendant qu' elle gravit la côte.

[137] Il pèse, mais il lui  donne équilibre et solidité.

[138] Sous le fardeëu, elle  sait ce que son corps doit faire, elle le sent qui la  guide et l'incite.

[139] Elle se dit : Je suis faite pour porter,  porter peut-être un jour un enfant et elle sourit.

[140] Quand  elle dépose sa cruche devant la grotte, elle voit  Oedipe qui marche en direction du soleil levant,  sans hésiter, sans tâtonner.

[141] Au moment où, presque  au bord du vide, elle allait crier pour l'avertir, il s'arrête,  offrant son corps et son visage aux rayons.

[142] Il  est presque nu, encore jeune, toujours beau, portant  invisibles mais présentes les traces du malheur  et de la fatigue.

[143] Elle admire le corps puissant,  élancé, mais ne retrouve plus qu' en partie l'image  émerveillante de son enfance quand, sur le visage  d' Oedipe, le regard, le rire et la parole ne cessaient  de mêler leurs pouvoirs.

[144] Il l'a entendue et se retourne à demi vers elle  comme il faisait à Thèbes quand elle entrait dans  sa chambre.

[145] Elle est une petite fille qui court vers  lui, qui s'agenouille, pour avoir encore sa taille  d' autrefois, qui lui enserre les genoux et la taille  en l'embrassant.

[146] Qui le câline, qui doit le câliner, car c'est l'autre, Ismène, qui, sans rien faire, s'arrange  toujours pour être câlinée.

[147] Elle doit se montrer,  agir, demander.

[148] A Ismène, il suffit d' attendre.

[149] Il se peut qu' elle appelle et demande aussi mais comment  le savoir, puisque son talent est de l'ignorer  elle-même ?

[150] Ismène était peut-être la plus habile,  mais c'est elle, Antigone, qu' il a appelée dans son  cœur à Thèbes, elle qui l'a entendu.

[151] Elle blottit sa  tête de petite fille dans le creux de la hanche  d' Oedipe.

[152] Lui la prend à la taille et la soulève de ses  bras tendus avec une force, une facilité délicieuses.

[153] Il l'élève au-dessus de lui, penchant son torse et  son visage en arrière.

[154] A ce moment la petite fille  laisse échapper de sa gorge ou de tout son corps  plusieurs notes aiguës, ravies, amoureuses.

[155] Antigone  est stupéfaite, heureuse, honteuse de les entendre,  elle ne comprend pas comment elle a pu se  livrer ainsi.

[156] Oedipe n'a pas l'air de l'avoir entendue,  il la fait tourner dans ses bras, il l'offre et la  consacre au soleil.

[157] Ne pouvant plus la regarder  comme naguère, il la confie à cet autre regard vivant.

[158] Quand il la dépose, elle aspire à sentir comme  autrefois sa toute petite main se glisser dans la  vaste chaleur de la sienne.

[159] Mais sa main a grandi,  ses lèvres aussi, elle est grande.

[160] C'est un instant de  regret déchirant, elle embrasse la main pleine de  cals et de cicatrices qui a diminué par rapport à la  sienne et ne sera plus jamais la main géante qu' elle  a aimée.

[161] Il lui caresse les cheveux, elle lève les yeux,  reçoit de face l'impérieux regard du soleil comme  si c'était le sien.

[162] Elle descend dans l'ombre de la falaise et sa froide  lumière.

[163] Elle voit la barque qui jaillit, très blanche,  de l'énorme roche et comment, pendant ces deux  jours, ces deux nuits, Oedipe a incarné sa fille Antigone  dans la pierre.

[164] Autour du front et des longs  cheveux que le vent déroule, le mouvement de la  pierre a formé une couronne d' écume.

[165] C'est donc  ainsi qu' Oedipe la pense, qu' il la fait voir, animée  d' une beauté qui n'est pas celle de Jocaste ni celle  d' Ismène.

[166] Une beauté active, résolue, acharnée dans  la confiance.

[167] Ce visage connaît la menace de la  vague, son écrasante pesanteur, mais il ne s'abandonne  pas à l'effroi.

[168] La pierre l'a voulu éclairé et  solide, comme le corps, qu' elle a sculpté elle-même  et retrouve avec étonnement.

[169] Ce corps, dont Oedipe  a accentué la ligne audacieuse qui est à la fois celle  d' un garçon vigoureux et d' une jeune fille élancée,  plus intrépide que les jeunes filles de Thèbes.

[170] Soudé  par l'effort aux corps des deux autres rameurs, il  soutient avec eux l'entreprise de survivre.

[171] Oedipe  l'a achevé par le surprenant visage où tout est donné  à l'effort, à la respiration juste et dont aucun des  traits ne sourit.

[172] C'est la tête entière, c'est le corps  tout entier qui, comme le petit dieu usé du village,  sont animés d' un sourire dont la lumière transparente  émane directement de la pierre.

[173] Dans ce profil  né d' une vision d' Oedipe, ce qui la frappe, ce qui  l'émeut surtout c'est la limpidité.

[174] C'est donc ainsi,  alors qu' elle se sent souvent si troublée, si incertaine,  que son esprit et ses mains l'ont aimée.

[175] Elle  entoure de ses bras le sourire invisible et présent qu' il lui a donné dans la pierre, elle se réconcilie  un peu avec elle-même, elle sent qu' elle pourra peut-être,  comme le lui a dit Diotime, devenir un jour Antigone.

[176] Oedipe descend le sentier avec Clios, il a l'air  fatigué, amaigri.

[177] Après l'immense travail qu' il  vient de faire, il faudrait qu' il se repose mais il ne  veut pas.

[178] Il s'arrête devant le deuxième rameur,  parcourt de la main son profil jusqu' à la courbe du  front.

[179] Sourit un peu, dit : "C'est bon".

[180] Il a l'air  étonné de quelqu' un qui s'éveille, cherchant à  démêler ce qui lui vient du jour de ce qui appartient  encore au monde souterrain du sommeil.

[181] Antigone se penche vers ses mains, les embrasse  en disant : Merci.

[182] Une expression tendre et railleuse  apparaît sur le visage d' Oedipe : "Tu l'as  enfin ton sourire du petit dieu sans forme".

[183] Elle est  interdite, comment sait-il ?

[184] Il se contente d' un rire  bref, c'est comme s'il disait : Je sais, je sais qui tu  es, bien mieux que tu ne peux le savoir.

[185] Le travail reprend.

[186] Oedipe achève la barque qui  bondit, propulsée par les rameurs, mais surtout par  le creux mugissant de la vague.

[187] Clios travaille au  sommet, là où la vague doit se retourner pour déferler  dans la profondeur.

[188] Il a fabriqué une échelle,  mais elle n'est plus assez haute.

[189] Il ramène du port  un cordage de bateau, l'attache à une saillie du  rocher et se laisse descendre à portée de son travail.

[190] Quand elle le voit se balancer au-dessus de l'abîme,  Antigone a peur.

[191] Parfois, en levant la tête vers lui, elle le voit qui la regarde et, sur ses lèvres, apparaît  l'étrange sourire un peu tendre, un peu ironique  de celui qui sait comment sont les femmes.

[192] Comment elles sont vraiment quand un homme les  prend par amour ou désir, comme il l'a fait souvent,  comme il le fait toujours - on le lui a dit au  village.

[193] Il sait tout ce qu' elle ne sait pas.

[194] Ce que  Jocaste savait si bien, ce qui se marquait dans tous  ses mouvements, ce qui leur donnait leur douceur,  leur poids et cette étrange souveraineté.

[195] Elle n'est  pas comme cela, elle ne sera jamais comme cela.

[196] Elle n'est que la longue, la maigre Antigone, que  cet homme, là-haut sur sa roche, avec son beau  visage inquiétant et son corps taillé pour la danse,  respecte et désire de ce désir si lourd.

[197] Elle commence  à sculpter le troisième rameur et sent le  poids du regard de Clios qui, sous ses vêtements  usés et salis par la poussière, suit les mouvements  de son corps.

[198] Puis elle ne sent plus rien, lève les  yeux et le voit absorbé dans son travail et ne songeant  plus à elle.

[199] Elle éprouve un soulagement et,  comme cela se prolonge, un deuil sourd et pénétrant.

[200] Elle s'absorbe, elle aussi, dans les formes  qui naissent sous son burin.

[201] Le troisième rameur  doit être Oedipe, mais pas celui qu' elle a connu à  Thèbes : image de Zeus sur la terre pour les habitants  de la cité, pour les yeux et le corps de Jocaste.

[202] Elle veut sculpter celui qu' il a été auparavant, le  garçon brutal, habitué à conquérir et à vaincre.

[203] Celui qui a vaincu la Sphinx grâce à son esprit vif  mais court, et qui n'a su chevaucher la grande vague que pour sombrer à la suivante.

[204] Celui qui,  grâce à l'effort commun, doit maintenant éviter le  naufrage.

[205] Elle ne sent plus couler les heures, elle a  le sentiment confus que le soir approche, quand  elle entend un cri.

[206] C'est Clios qui s'est détaché, se  laisse glisser le long de la corde et, parvenu au  bout, très haut encore au-dessus d' elle, se laisse  tomber avec une hardiesse incroyable et parvient à  se retrouver en équilibre - on dirait sans effort - à  côté d' elle, sur le sentier étroit.

[207] Il regarde ce qu' elle  a commencé, il éclate de rire : "Toujours la petite  fille amoureuse du bel Oedipe qui n'est plus !

[208] Elle est offensée : "Est-ce qu' il n'est plus beau ?

[209] Il l'est encore à sa manière mais pas comme tu  l'imagines.

[210] Et toi, tu n'es plus comme il t'a sculptée".

[211] Il tire sur une déchirure de sa robe, l'aggrave,  comme faisait Ismène lorsqu' elle la surprenait à la  cuisine en train d' aider les servantes.

[212] Tu es sale,  couverte de poussière et en loques.

[213] Tu as certainement  des poux, c'en est plein au village.

[214] Toi aussi,  dit-elle, tu es sale à la fin du travail.

[215] Moi, j'obéis  au maître, surtout s'il ne dit rien comme d' habitude,  mais toi sa fille, sa soeur cadette !

[216] Puis soudain :  "Tu es belle à ta façon, Antigone, tu es  unique et, heureusement, tu l'ignores.

[217] Je t'aime  peut-être, parfois je crois vraiment que je t'aime,  mais l'amour n'est pas notre affaire.

[218] Viens, il faut  manger, il faut dormir, laisse le vieux fou se tuer  au travail puisqu' il le veut.

[219] Il est capable de revenir  tout seul".

[220] Elle le suit, si troublée qu' elle oublie  ses outils.

[221] Elle vient les reprendre et voit celui qu' il a appelé le vieux fou, penché sur son oeuvre, entièrement  perdu en elle.

[222] Elle court, elle rattrape Clios.

[223] C'est un soir comme  les autres, il allume le feu, elle prépare le repas,  elle se lave un peu, mais il n'y a presque plus d' eau.

[224] Elle enlève ses vêtements de travail, met sa robe  ravaudée qui est à peu près propre.

[225] Il est tard,  elle n'a plus le courage de descendre au village, il  arrange la grotte pour elle.

[226] Oedipe revient, la lune  se lève, elle éclaire d' une lumière diffuse sa haute  silhouette, ses vêtements et ses cheveux couverts  de la poussière du rocher.

[227] Il est fatigué, perdu dans  ses pensées.

[228] Jamais il ne lui a paru aussi grand,  aussi majestueux qu' aujourd' hui dans sa pauvreté  et son épuisement.

[229] Comment Clios ose-t-il l'appeler  le vieux fou ?

[230] Elle essaie de manger, elle est prise d' un brusque  mouvement de dégoût et de refus.

[231] Il faut qu' elle se  lève précipitamment devant les deux hommes pour  aller vomir derrière un rocher, avec des gémissements  qui la remplissent de honte.

[232] Elle revient près du feu.

[233] Que les hommes sont  beaux, intacts, comme des rocs, alors qu' elle se  sent fragile, blessée, ouverte à toutes les émotions.

[234] Elle voudrait que Jocaste soit encore là avec ses  belles épaules contre sa joue.

[235] Elle voudrait être  près d' Ismène, revoir Diotime et se réfugier près  d' elle.

[236] Mais d' abord il faut finir la vague, ce qui  est dur, trop dur quand on est, comme elle, tendre  et labourable comme la terre.

[237] Elle pleure de fatigue,  des larmes amères, des larmes qui deviennent douces quand ils l'entourent de leurs bras, et la  font se coucher dans la grotte.

[238] Quand elle s'éveille, le feu est allumé, le repas  se prépare, Clios survient avec son air des bons  jours : "Viens, nous t'avons préparé une surprise".

[239] Elle se précipite vers eux avec son cœur d' enfant.

[240] Oedipe mêle des fleurs et des plantes dans deux  jarres d' eau fraîche que Clios est allé remplir à la  source.

[241] L'eau a une odeur exquise, elle se rappelle  ce parfum.

[242] C'est ce que Jocaste appelait l'eau merveilleuse.

[243] Elle en usait rarement, car les plantes  nécessaires étaient nombreuses et il fallait une main  experte pour les cueillir, mais elle y trouvait chaque  fois un regain de force et de beauté.

[244] C'était un  grand privilège pour les petites filles d' en recevoir,  dans le creux de leurs mains, quelques gouttes  pour s'en parfumer le visage et le cou.

[245] C'était donc  Oedipe qui préparait l'eau merveilleuse et, cette  fois, il l'a fait pour elle.

[246] Les hommes la laissent  seule, elle verse, très lentement ainsi qu' elle l'a vu  faire à Jocaste, le contenu des jarres sur sa tête,  elle se frictionne, elle s'imbibe de l'eau qui ruisselle  sur tout son corps et la fait réagir, sauter sur  place en criant de plaisir, comme quand elle était  petite.

[247] Puis, frissonnante, elle s'étend au soleil et  connaît un repos total, face au ciel, perdue en lui,  avec ce parfum qui la pénètre.

[248] Elle se lève, elle s'habille, elle se sent légère  comme elle ne l'a plus été depuis longtemps.

[249] Elle  rejoint les autres, le repas est prêt, il est bon, elle  mange de grand appétit.

[250] Oedipe et Clios ont dû partir avant l'aube pour cueillir tant de plantes.

[251] Ils  ont accompli ce travail difficile, l'un guidant  l'autre, après une journée si dure, une nuit brève,  pour apaiser ce moment d' incompréhensible malheur  qu' elle a connu hier soir.

[252] Clios la regarde, il  fait un petit geste des mains qui lui demande pardon,  qui lui dit qu' il est comme ça, qu' elle le sait  bien.

[253] Ils parlent du travail des prochains jours.

[254] Oedipe lui demande de se consacrer maintenant au  maître de la barque.

[255] Tu traceras les contours et je  creuserai après toi.

[256] Quand tu auras fait le pilote, le  troisième rameur se fera de lui-même.

[257] Abandonner  le troisième rameur lui paraît dur.

[258] Elle voit qu' ils  en ont parlé entre eux dans leur univers d' hommes.

[259] Pourquoi ?

[260] Pourquoi pas ?

[261] Elle se décide, elle accepte  de faire le maître de la barque.

[262] Elle sent qu' ils sont  contents.

[263] Décidément ils ont dû beaucoup en parler tous les deux.

[264] Ils reprennent le travail, elle cherche de nouveaux  repères pour le pilote.

[265] Clios, suspendu à la  corde, s'énerve en sculptant le haut de la vague.

[266] Il  lâche une prise, perd pied.

[267] La corde le balance vertigineusement  le long de la falaise et il rit de façon  effrayante.

[268] Antigone lui crie de remonter, de se  reposer.

[269] Il descend près d' elle et s'assied, épuisé.

[270] Oedipe s'approche, prend sa flûte et joue un vieux  petit air qu' on entendait les jours de fête dans les  quartiers pauvres de Thèbes.

[271] L'eau merveilleuse  fait son effet, Antigone se sent légère et parfumée,  elle a confiance en elle, elle chante et Clios joint parfois sa voix à la sienne.

[272] Il s'en va brusquement,  sans doute pour aller dormir dans la grotte et ce  moment heureux prend fin.

[273] Antigone scrute la pierre où va naître le pilote.

[274] Elle ne s'est pas trompée, le contour tracé par Oedipe  est trop petit et n'est plus en rapport avec les rameurs  tels qu' elle les a faits.

[275] La pierre exige d' autres proportions,  il n'a pas senti ce mouvement majestueux  qui l'entraîne vers le haut, il n'a pu voir cette ombre  qui la redresse ni le regard des rameurs dont l'espérance  l'agrandit.

[276] L'agrandit jusqu' où ?

[277] Elle est  effrayée, en se confrontant à la pierre, de s'apercevoir  que ses propres repères sont, eux aussi, trop  restreints.

[278] Le maître de la barque doit être grand,  beaucoup plus grand.

[279] Il y a là une outrance qu' elle  redoute.

[280] Elle court vers Oedipe : "La pierre fait du  pilote un géant !

[281] Alors, c'est la pierre qui a raison".

[282] Elle est sur le point de pleurer : "Je n'ai  jamais vu de géant.

[283] Mais si, tu en as vu.

[284] Quand  tu étais toute petite tu vivais au milieu d' eux.

[285] Tu  les connais très bien".

[286] Elle esquisse la forme et la stature du corps.

[287] L'eau  merveilleuse agit, elle se sent à nouveau légère et  assurée.

[288] Le contour commence à surgir.

[289] De profil,  le pilote sera grand, pas trop grand, comme étaient  Oedipe et Jocaste dans le royaume sacré de Thèbes.

[290] Elle est heureuse mais il est temps de retourner au  village.

[291] Devant la grotte, le foyer est éteint, Clios  l'attend : "Je descends avec toi".

[292] Il a l'air troublé.

[293] Le soleil, à demi caché par un nuage, éclaire le  rivage d' une lumière hésitante.

[294] Plusieurs barques reviennent au port, elles ont hissé leurs voiles et  les rameurs se reposent.

[295] Clios l'arrête, il dit : "Il  faut que je te parle".

[296] Il y a en elle un instant d' attente,  d' espérance insensée.

[297] Il continue : "Je ne  peux pas faire le haut de la vague, je n'y arriverai  jamais".

[298] La déception d' Antigone est amère, elle  ne peut la cacher.

[299] Il ne comprend pas, heureusement.

[300] Il se fâche, lui saisit le bras, lui fait mal, lui  fait peur : "La vague, c'est la folie d' Oedipe, c'est  la mienne.

[301] J'ai pu la faire monter, il faut qu' elle se  retourne, qu' elle retombe dans la mer.

[302] Je n'y arriverai  pas, je ne pourrai pas la retenir, tu comprends ?

[303] Elle va déferler sur le cap et nous  submergera tous.

[304] Mais la vague est en pierre,  Clios.

[305] Ne crois pas cela, Antigone, la vague est  en délire.

[306] Rien qu' en délire".

[307] Avec terreur, elle voit qu' il a raison et qu' il faut  une solution immédiate.

[308] Elle détache son bras du  sien, demande : "Tu veux que j'essaie à ta place ?

[309] Il a un cri : "Toi, pendue à la corde.

[310] Jamais, jamais !

[311] Elle est heureuse, elle dit presque à voix basse  "Pourquoi ?

[312] Il répond: "A cause de moi".

[313] Elle se  sent rougir, elle a voulu être plus heureuse et elle  l'est.

[314] Elle voit soudain la conséquence des paroles  de Clios : "Alors c'est Oedipe qui doit achever la  vague?

[315] Il n'hésite pas : "C'est lui.

[316] Mon père,  aveugle, suspendu à cette corde !

[317] Il le faut, sinon  la vague engloutira tout.

[318] Dis-le-lui !

[319] Cette dernière  exigence la révolte, elle proteste : "Pourquoi  moi ?

[320] Il a un sourire fier, suppliant, dit encore  "A cause de moi".

[321] Déjà il s'est retourné, il est parti en bondissant sur la pente, à sa manière de danseur  ou de chevreuil.

[322] Il remonte allumer le foyer, nourrir  et soigner Oedipe, comme chaque soir.

[323] Danser  peut-être si les astres sont favorables.

[324] Quand elle arrive au port, tout le village y est,  les pêcheurs sortent leurs prises, rangent les filets,  les femmes rameutent les enfants pour le repas du  soir.

[325] Ils l'ont vue descendre du cap et la saluent,  beaucoup l'ont déjà hébergée.

[326] Cette fois, c'est  Chloé, la femme d' un vieux pêcheur, qui la reçoit.

[327] Elle a perdu un fils en mer et deux nouveau-nés.

[328] Son visage est digne, serein, on voit qu' elle a été  une fille et une femme rieuse et qu' elle l'est encore  quand l'état de la mer le permet.

[329] Antigone demande  au vieux marin : "Comment c'est une tempête ?

[330] Cela le fait rire, il se gratte la tête : "On ne peut pas  dire, on n'est pas dehors, on est dedans".

[331] Chloé a ménagé une place dans son lit pour  Antigone qui dort dans la chaleur, dans la présence  forte et rassurante de son corps.

[332] Le lendemain,  après le départ des hommes, Chloé lui  donne un panier avec des fleurs, des fruits et trois  poissons entourés de feuilles.

[333] Elle dit : "Rapporte-moi  le panier".

[334] Antigone la remercie et lui fait, en  pliant les genoux, un petit salut de princesse  comme à Thèbes.

[335] Chloé sourit et tout un réseau de  rides fort tendres se met à scintiller sur son visage.

[336] Elle rentre chez elle et regarde Antigone gravir la  colline, son panier sur la tête, agile, pieds nus, ses  sandales à la main.

[337] Quand Antigone arrive à la grotte, Oedipe est assis  à la pointe du cap, face au soleil et à la mer.

[338] Elle pense  que c'est là qu' il a été si heureux, de cet insupportable  bonheur qu' elle a brisé.

[339] Lorsqu' elle est près de lui, il dit sans se retourner  "Antigone".

[340] Rien qu' Antigone et cela suffit car, dans  les syllabes de son nom, elle entend qu' elle est comprise  et aimée comme elle est.

[341] Remontant du pauvre  village avec, dans ses vêtements, le parfum des fleurs  de Chloé et l'odeur forte des poissons frits.

[342] Elle s'assied à côté de lui et dit : "Clios ne peut  achever la vague, il dit qu' il n'arrivera pas à la  faire déferler et retomber dans la mer".

[343] Il répond  "Je sais".

[344] Elle comprend avec soulagement qu' elle  ne doit rien ajouter.

[345] Il est en train de mettre le  large bandeau blanc dont il protège ses yeux quand  il sculpte.

[346] Quand il a terminé, il dit: "Que Clios prépare la corde".

[347] Clios est là, il aide Oedipe à revêtir ses habits de  travail.

[348] Antigone fait réchauffer les poissons, les  hommes mangent, elle croit qu' elle ne pourra rien  avaler.

[349] Sur un ordre de son père, elle se force et se  sent mieux.

[350] Clios entoure la taille d Oedipe avec  une peau de mouton pour rendre le contact de la  corde moins pénible, il entoure le noeud d' étoffe, il  ne prenait pas toutes ces précautions pour lui-même.

[351] Antigone vérifie les noeuds, elle voudrait  l'aider, mais Oedipe lui demande d' aller travailler  comme chaque jour.

[352] Quand elle est partie, il se met à trembler, à claquer  des dents.

[353] Clios s'inquiète : "Est-ce que tu pourras descendre ?

[354] Oui, c'est la frousse, le vide,  le vertige quoi !

[355] Tu connais".

[356] Il connaît.

[357] Il aide Oedipe  à descendre lentement.

[358] Oedipe cherche des prises dans la falaise.

[359] Antigone  l'entend qui entame le roc, en face de l'endroit  où la vague doit commencer à déferler.

[360] Elle  écoute le rythme régulier, habituel du marteau  d' Oedipe et sent revenir en elle un certain apaisement.

[361] Là-haut, Clios guide Oedipe de la voix.

[362] Elle entend trois notes de flûte qui veulent dire  Remonte-moi.

[363] Oedipe grimpe le long de la paroi.

[364] Un grand cri soudain, une prise a lâché, il a dévissé  et Clios n'a pas eu le temps de raidir la corde.

[365] Il se  balance tout le long de la paroi dont son corps  heurte brutalement les saillants.

[366] Il n'a pas perdu  ses outils, mais c'est en vain qu' il cherche à s'accrocher  à une arête, le surplomb chaque fois l'en  empêche.

[367] Il crie, il hurle de colère.

[368] C'est ainsi qu' il  a dû crier quand il a tué le roi Laïos et ses gardes.

[369] Clios ne pourra jamais le remonter seul, il faut  qu' elle aille l'aider.

[370] Elle passe sous Oedipe, il ne  crie plus, il gémit, le ballant de la corde est pourtant  moins fort.

[371] Elle se retourne et s'arrête, horrifiée.

[372] Il se tord au bout de la corde et vomit, en criant  entre chaque crise.

[373] Il ne se débat plus, ne cherche  plus à reprendre pied, il pend misérablement au  bout de la corde comme un objet souillé.

[374] Ses vomissements  coulent le long de la roche, tombent sur le  sentier.

[375] Elle s'enfuit, elle n'ose plus se retourner.

[376] Tout en courant sur la pente, elle entend à nouveau  ses gémissements qui deviennent des cris de colère.

[377] Il tente de s'accrocher, mais il n'y arrive pas et  Clios ne parvient pas à l'aider à se hisser.

[378] A bout  de souffle, elle est obligée de s'arrêter, les cris  d' Oedipe la chavirent et pourtant elle perçoit qu' ils  ont changé de nature.

[379] Ils ressemblent à ceux qu' il  poussait dans la cour du palais lorsqu' il s'entraînait  avec ses gardes.

[380] Jocaste alors, qui le regardait  du balcon, les chassait, Ismène et elle, si elles cherchaient  à le voir, hors de lui, en train de combattre.

[381] Antigone est sur le cap, Oedipe ne crie plus.

[382] Le  ciel est bas et tout noir, ce n'est pourtant pas encore  la nuit.

[383] Elle se précipite vers Clios, il est couché sur  le sol, la corde assurée autour d' un rocher.

[384] Penché  sur le vide, absorbé par ce qu' il regarde, il ne la voit  pas venir.

[385] Il n'a pas l'air effrayé ni même inquiet,  elle ne l'a jamais vu ainsi, il a l'air d' un homme  ivre.

[386] Elle lui touche l'épaule, il se retourne et crie "Il a passé !

[387] Elle ne comprend pas ce qu' il veut  dire, elle voudrait l'aider mais il n'a pas besoin  d' aide.

[388] Elle se penche à son tour et voit Oedipe qui  a franchi le surplomb, les pieds fixés sur de larges  prises.

[389] Il s'appuie du dos à la corde tendue et creuse  la pierre avec une force et une rapidité incroyables.

[390] Tout va bien, dit Clios, va t'abriter, il y a un  orage qui arrive".

[391] Mais elle ne veut pas s'abriter,  elle veut voir comme lui, elle veut savoir: "Comment  est-ce qu' il est remonté ?

[392] Il s'est rué à  l'attaque en hurlant et il a passé.

[393] Il a été malade, je  l'ai vu.

[394] Tout d' un coup, dit Clios, quelque chose  est venu.

[395] Rien ne peut plus lui résister.

[396] Ecoute-le,  c'est la vague elle-même qui est en train de sculpter".

[397] Ce ne sont plus en effet les coups réguliers, le  rythme patient, retenu qui est celui d' Oedipe.

[398] Ce  sont des coups qui brisent et font voler la pierre  par pans entiers et qui ne s'arrêtent pas.

[399] On croit  entendre la mer elle-même qui n'a pas à ménager  ses forces, ou l'orage qui se rue follement vers eux.

[400] On entend les grondements encore lointains du tonnerre  et les premières gouttes commencent à tomber.

[401] L'ouragan se déchaîne, les vagues en bas se creusent,  s'élèvent très haut et retombent en mugissant.

[402] Des rafales de pluie s'abattent sur eux en trombe,  Antigone, effrayée, crie à Oedipe : "Remonte, remonte  vite !

[403] Un grand rire triomphant s'élève auquel  répond, à côté d' elle, celui de Clios qui exulte et  crie entre deux coups de tonnerre : "La vague monte,  elle monte.

[404] Il va la forcer, la plier !

[405] Oedipe se hisse  sur une pointe de rocher où il se tient à cheval.

[406] Il  travaille des deux mains avec des outils énormes.

[407] La  pluie et les éclairs aveuglent Antigone, mais elle  entend le bruit forcené du burin, de la masse et de la  pierre fracassée.

[408] On dirait qu' un géant creuse et  frappe la falaise.

[409] Clios rit et, en hurlant des messages,  modifie sans cesse la tension de la corde.

[410] Le  rire et les cris victorieux d' Oedipe lui répondent.

[411] Antigone est écrasée par la pluie torrentielle, le vent  et le tumulte du tonnerre.

[412] Un éclair jaillit, elle pense  que la foudre va frapper Oedipe, mais non, l'orage  n'est pas encore à son paroxysme et elle tombe près  du rivage sur un grand arbre qui prend feu.

[413] Clios lui crie dans l'oreille: "Il a réussi, la vague  retombe !

[414] Elle est effrayée, elle ne comprend plus ce qui se passe, elle a froid dans ses vêtements  trempés.

[415] Clios a rejeté presque tous les siens et,  tout en manoeuvrant la corde, il hurle de joie.

[416] Antigone  se dit que l'orage et la mer ont déjà dû laver  les vomissements d' Oedipe.

[417] Plus rien ne reste, plus  rien ne restera de ce moment affreux qu' elle sera  seule à connaître.

[418] Un soleil mouillé projette quelques rayons à travers  les nuages en fuite et déjà un autre grain se  prépare.

[419] Le tonnerre gronde à nouveau, mais la  pluie n'obscurcit plus son regard.

[420] Elle se penche,  elle veut prévenir Oedipe.

[421] Sa tête aux yeux voilés  et ses formidables épaules sont entourées d' étincelles.

[422] Il frappe la base du surplomb à coups redoublés,  il en arrache de force la vague, il la courbe  sous lui et la renvoie, furieuse, écumante, déferler  dans la mer.

[423] Clios voit-il les mêmes choses qu' elle ?

[424] Il n'en est pas effrayé, au contraire.

[425] Il est triomphant,  jubilant et, lorsque Oedipe hurle de sa voix  d' airain, il lui fait écho de toute la force de la sienne.

[426] Il se tourne vers elle, il la contraint à regarder, à  comprendre, à soutenir, elle aussi, de sa violence  l'acte qui a lieu là.

[427] Elle ne peut résister à son  regard et elle répond par ses clameurs à celles  qu' Oedipe ou Zeus profèrent avec la mer.

[428] Sibylle  ou pythie, elle n'est plus qu' une voix qui arrache  de son corps son cri le plus extrême tandis que lui  ébranle la falaise, de ses outils divins et de l'inconcevable épaule.

[429] La pluie redouble, les éclairs sillonnent le ciel,  la foudre tombe plusieurs fois.

[430] Des arbres brûlent sur les falaises et elle pense : "Pourvu que les  pêcheurs soient rentrés".

[431] Elle est emportée dans le  tourbillon des éléments et n'a plus conscience du  temps qui s'écoule.

[432] Clios tout à coup tend la corde  à côté d' elle et crie : "N'aie pas peur, il vient !

[433] Deux mains immenses atteignent le bord de la  falaise, y prennent appui et soudain le géant est là,  encore entouré d' étincelles.

[434] Il brise en riant la corde  qui lui enserrait la taille, élevant d' un mouvement  superbe son corps très haut au-dessus d' elle.

[435] Qu'il  est beau, aveugle, rayonnant et bondissant peut-être.

[436] Comme il verdoie, quand d' un geste vaste et négligent  il rejette ses énormes outils dans la mer.

[437] Il est en face d' elle, les bras ouverts.

[438] Sa bouche,  son front, ses yeux couverts du bandeau blanc sont  empreints d' une bonté, d' une gaieté souveraines.

[439] Elle court vers lui, enserre sa jambe de ses bras.

[440] Son front repose enfin sur le genou puissant qui  est à hauteur de sa bouche.

[441] Qu'il est bon d' être  ainsi riante ou en larmes et de se laisser glisser sur  les genoux pour saisir et embrasser les chevilles,  les pieds nus et blessés.

[442] Est-ce qu' il va grandir  encore, s'élancer dans la mer, être enlevé dans le  ciel par le char ardent tiré par des chevaux de feu ?

[443] La pluie tombe toujours, elle sent le froid, elle se  dit : Il faut faire du feu, ils doivent être aussi glacés  que moi.

[444] Le corps, qu' elle n'ose plus regarder, se  perd peut-être très haut dans les nuages.

[445] Elle se  retourne et, sous les rafales de pluie, détale comme  un animal poursuivi.

[446] Elle arrive à la grotte et tente de ranimer le foyer.

[447] Ce n'est pas facile, il fait une  énorme fumée qui lui brûle les yeux.

[448] Enfin une  flamme s'élève, elle y jette furieusement tout le  bois sec que Clios a accumulé dans la grotte.

[449] Le  feu jaillit malgré les trombes d' eau qui s'abattent  sur lui en crépitant.

[450] Le vent rabat les flammes vers  le fond de la grotte qui n'est pas profonde.

[451] Elle a  beau se plaquer contre la paroi, elle sent qu' elle va  brûler.

[452] Elle veut crier, mais elle a si peur qu' aucun  son ne sort de sa bouche.

[453] Ce n'est plus nécessaire,  déjà Clios est là.

[454] Il traverse les flammes d' un bond,  il repousse le feu et fait rouler les bûches vers  l'extérieur.

[455] Elle croit qu' il va la prendre dans ses  bras, la porter dehors, mais il se contente de lui  ménager un passage et de la faire sortir en l'aidant  à franchir les braises d' un saut.

[456] Il veut la faire  asseoir sur une souche, mais elle ne veut pas.

[457] Après ce qu' elle vient de vivre, il lui faut du feu,  plus de feu et toute l'incroyable lumière.

[458] Elle  ramasse les bûches que Clios a renversées pour la  sauver et les précipite dans les flammes.

[459] D'abord  stupéfait, Clios en la voyant faire est saisi du même  désir, de la même allègre fureur.

[460] Ils projettent sur le  bûcher tout le bois qu' ils ont précieusement accumulé  depuis qu' ils sont là.

[461] D'énormes flammes,  une énorme chaleur s'élèvent du brasier, elles raniment  leur joie et les protègent du brouillard qui  surgit de la mer et envahit le cap.

[462] Sans l'action d' Oedipe, pense Antigone, la vague  qui était délire, rien que délire, serait maintenant en  train de nous engloutir et de nous séparer.

[463] A travers la fumée et la brume qui s'épaissit, elle devine la  présence d' Oedipe.

[464] Il est arrêté à quelque distance,  avec ses vêtements trempés de pluie et sa stature  habituelle.

[465] Il a l'air épuisé et pourtant, sur ses traits,  flotte encore un peu de la douceur, du bonheur  extasié de son visage de géant.

[466] Il demeure, là, en  silence, elle voudrait courir à lui, mais elle sent,  comme Clios, qu' elle doit respecter son retrait.

[467] Elle retire quelques bûches du foyer et se met à  préparer le repas car, à travers les événements du  cœur, le corps incessamment réclame.

[468] Elle l'entend qui s'approche.

[469] Il a pris sa flûte et  joue un de ces airs simples, élémentaires qu' il  affectionne et qui ressemblent au bruit de la mer.

[470] Sa voix s'élève, faible, timide, hésitante, elle ressemble  à celle d' un enfant.

[471] Clios l'entend et,  comme lui seul peut le faire, il entoure le chanteur  et le feu de mouvements superbes.

[472] Antigone ne  perçoit ni mots ni phrases dans le chant d' Oedipe,  mais au-delà de toute signification, elle éprouve  un sentiment de triomphe.

[473] Elle voudrait le célébrer  en dansant comme Clios.

[474] Hélas, elle est lourde,  elle est terrienne, elle n'a pas sa nature de feu et ne  peut improviser ses mouvements comme lui.

[475] Elle  se met à côté de son père et, suivant les inflexions  de sa voix qu' on dirait enrouée par un long hiver,  elle la soutient de la sienne et elle est heureuse.

[476] Oedipe s'arrête de chanter.

[477] Clios, transporté d' enthousiasme,  crie : "Pliée, tu l'as pliée !

[478] Oedipe rit  et Clios se précipite sur lui, l'enserre, le presse de  ses cris de joie et finit par se laisser tomber sur le sol avec lui en répétant : "Tu l'as pliée, tu nous as  délivrés !

[479] Et Oedipe, l'aveugle, le suppliant, lui  répond en riant sans bruit, et très fort comme Antigone  ne l'a jamais vu rire.

[480] Un instant jalouse, elle  se sent emportée dans leur gaieté, dans leur folle  ébriété sans ivresse.

[481] Elle se jette sur eux, les  étreint, les embrasse à son tour, pousse des cris de  joie, de triomphe peut-être.

[482] Elle entend leurs voix,  leurs rires, au loin et encore environnés de tonnerre,  tandis qu' au fond d' elle-même une pensée secrète,  encore un peu tremblante, lui souffle : Oui, nous  sommes un peu, un tout petit peu délivrés.

[483] Antigone fait asseoir Oedipe sur la souche près  du feu.

[484] Il tremble, il claque des dents, il a des  crampes dans les mains et les pieds, il est revenu  dans sa condition d' homme.

[485] Avec quelle douceur,  avec quelle vigueur Clios le dévêt, le sèche, le frictionne,  le change de vêtements, lui masse les mains  pendant qu' elle s'active à préparer le repas.

[486] C'est  Clios qui le soigne, mais c'est d' elle qu' il reçoit la  boisson chaude et les galettes qu' elle a fait cuire  sur les braises.

[487] En mangeant, Clios regarde Antigone,  puis Oedipe : "C'est qu' elle était belle, ta fille,  quand le survenant l'a saisie.

[488] Roulant par terre,  nous embrassant comme font les garçons sur le  stade et les guerriers après la victoire.

[489] Criant, sentant  le feu et la fumée, qu' elle était belle, un peu  brûlée, un peu roussie par la fournaise !

[490] Antigone sent soudain sa fatigue et la souffrance  de ses brûlures.

[491] Elle se lève, elle quitte leur douce chaleur, leur cercle de lumière.

[492] En approchant du  village, elle se retourne, la provision de bois, consumée  d' un coup, éclaire encore le cap de ses  flammes.

[493] Elle devine autour d' elle la présence  mouvante de Clios qui, après avoir soigné Oedipe,  danse encore.

[494] Le brouillard s'est dissipé quand Antigone arrive  au village, elle est soulagée : toutes les barques  sont au port, la tempête n'a pas fait de victimes.

[495] Les pêcheurs et de nombreuses femmes de marins  sont là, on dirait qu' ils attendent.

[496] Ils viennent à  elle, ils la remercient, elle ne comprend pas pourquoi.

[497] Ils disent : A cause du feu.

[498] L'orage, la tempête,  le brouillard, on ne voyait plus le bout de nos  rames.

[499] Si on est tous revenus, c'est grâce à lui.

[500] Chloé demande : "Comment avez-vous fait un  si grand feu avec ce terrible orage ?

[501] J'ai été  imprudente, je l'ai allumé dans la grotte, le vent a  failli me faire flamber".

[502] Une jeune femme lui touche la tête : "Tes cheveux  aussi sont brûlés, heureusement qu' il pleuvait.

[503] Viens chez moi, je sais soigner les brûlures et  j'arrangerai tes cheveux.

[504] Je m'appelle Isis et c'est  moi qui coupe les cheveux des plus belles femmes  du village".

[505] Antigone la suit, beaucoup de femmes  sont étonnées car Isis est une jeune veuve qui n'a  pas bonne réputation.

[506] Elle est un peu magicienne  et depuis que son mari a disparu elle reçoit souvent  chez elle des marins ou des bergers qui se  battent et parfois s'entre-tuent à cause d' elle.

[507] En entrant dans sa maison, Antigone est couverte  d' une sueur glacée et sur le point de s'évanouir.

[508] Isis la force à s'étendre, la réchauffe et lui enlève  ses vêtements.

[509] J'en étais sûre, tu es brûlée aux  jambes, aux bras, aux épaules et tous tes beaux  cheveux auraient pu flamber".

[510] Elle la lave de ses  mains douces : "Heureusement ce n'est pas trop  grave, je vais te soigner avec de l'argile, des herbes  et des onguents d' Egypte.

[511] Ma mère était égyptienne,  mon père qui était pirate l'avait enlevée.

[512] Qu'il était tyrannique avec elle, mais il l'aimait, il  l'aimait !

[513] Tout à fait comme ton Clios".

[514] Antigone  est plus heureuse qu' elle ne devrait en entendant  Isis, mais elle comprend aussi qu' il y a longtemps  que Clios vient chez elle.

[515] Elle passe trois jours à se reposer et à se laisser  soigner par Isis et Chloé qui se relaient auprès d' elle.

[516] Elles ont mis des pièces aux parties brûlées de sa  robe et l'ont lavée.

[517] Le matin suivant, après avoir mangé avec Isis,  elle lui dit qu' elle va retourner sur le cap.

[518] Isis  répond que Clios, qui est venu chaque jour prendre  de ses nouvelles, est devant la maison et l'attend.

[519] Il est là, sa tête est presque complètement rasée,  ce qui lui donne l'air encore plus sauvage.

[520] Il est  couvert de pansements, il rit à sa manière cruelle  en voyant ceux d' Antigone et les mèches brûlées  de ses cheveux qu'  Isis n'a pu tout à fait masquer.

[521] Elle a beau protester, il charge un énorme fagot  sur son dos et la précède, le tronc fléchi sous le  poids, comme un arbre courbé par la tempête.

[522] En arrivant sur le cap, Antigone entend le bruit  régulier du marteau et du burin d' Oedipe.

[523] Clios lui  parle enfin : "Pendant que nous étions malades, il  n'a pas cessé de travailler.

[524] La vague.

[525] a bien avancé".

[526] Elle est fâchée de voir que le fagot a dérangé et  sali ses pansements.

[527] Elle le force à s'asseoir, à se  laisser soigner.

[528] Elle remarque qu' il y a de nouveau  dans la grotte des réserves de bois et des provisions.

[529] Des tisons recouverts se consument dans le  foyer.

[530] Rien ne rappelle les événements du jour de  la tempête sauf, au bord du vide, la corde qui attachait  Oedipe quand il a maîtrisé la vague.

[531] Elle est  encore là, et on peut voir qu' elle n'a pas été coupée,  mais rompue par une force géante.

[532] C'est à  coups de hache que Clios tranche le brin qui reste.

[533] Ils descendent le sentier.

[534] Arrivée à l'endroit où  la vague s'élève, Antigone a un mouvement de  frayeur.

[535] Sur le surplomb, la vague se retourne, se  tord sous l'effet de la pesanteur et va, comme Oedipe  l'a voulu, se précipiter dans la mer.

[536] Le lendemain, Clios travaille aux raccords entre  les parties de la vague qui s'élèvent et celles qui  déferlent.

[537] Oedipe sculpte le corps du troisième  rameur.

[538] Antigone est frappée par la mesure, la  légèreté de ses gestes.

[539] Rien de comparable à la violence,  à la fureur des coups de celui qui a contraint  la vague à plier.

[540] Elle voit que des cheveux gris  commencent à parsemer sa belle chevelure fauve.

[541] Il tourne vers elle son visage aux yeux bandés et  sur ses lèvres apparaît le sourire qui lui gagnait autrefois tous les cœurs.

[542] Elle dit : "Je vous retarde".

[543] Il répond : "Tu as le temps".

[544] Elle sent qu' il  lui ouvre ainsi, malgré l'automne qui est là et  l'hiver qui approche, un immense espace de temps.

[545] Qu'il lui signifie qu' elle ne doit surtout pas se hâter.

[546] Elle s'installe en face des contours qu' elle a tracés  pour le pilote, elle est effrayée un instant par l'ampleur  de ce qui reste à faire.

[547] Puisqu' il lui a donné le  temps, elle contemple la pierre, elle se recueille en  elle, elle y appuie son visage, la parcourt de ses  mains.

[548] Une masse de calme est sous son front, elle  s'en inspire et la fait très doucement descendre  dans tout son corps.

[549] Elle commence.

[550] Au milieu du  jour, le pied, la cheville et la jambe sont esquissés.

[551] Clios lui construit un échafaudage de bois et de  cordes sur lequel elle peut sans peine s'élever le  long du corps géant.

[552] Elle trace les contours, le  mouvement général et, après elle, Oedipe creuse  plus profondément le relief, arrondit et polit la  pierre, précise les ombres et les angles.

[553] Ils ne  parlent guère, mais quand il la sent fatiguée il lui  dit de s'asseoir et tire de sa flûte des airs ou des  sons qui viennent de très loin, d' avant Thèbes,  d' avant Zeus et Prométhée, d' avant le feu, lorsque  l'homme et la femme étaient encore, comme l'aigle,  dans l'innocence et la férocité de l'origine.

[554] Clios termine la vague, sculpte les rames de  gouvernail et prépare les repas pour décharger  Antigone.

[555] Il a descendu des bûches sur le sentier  et, si le vent fraîchit ou s'il pleut, il fait un feu au  bas de l'échafaudage et ils peuvent se réchauffer.

[556] Le soir, elle descend chez Chloé ou chez Isis.

[557] Il  y a toujours du feu et un repas chaud qui l'attendent.

[558] Les deux femmes parlent entre elles du pilote géant  comme d' un dieu de la mer.

[559] Antigone est préoccupée,  le corps est presque terminé, mais il faut faire  la tête.

[560] Elle dit à Isis : "Jusqu' ici mes mains et  mes yeux savaient, mais pour la tête je ne vois rien.

[561] N'aie pas peur, répond Isis, tu n'es pas toute  seule".

[562] Que veut-elle dire ?

[563] Elle préfère ne pas le  lui demander.

[564] Il est vrai qu' elle n'est pas seule ici  ce soir, dans cette douce maison où Isis la masse,  la baigne, la borde dans son lit.

[565] Elle rêve, cette nuit-là, qu' elle entre en communication  avec d' autres hommes qui, pourchassés et  décimés par les peuples de la surface, se sont  enfoncés dans la profondeur.

[566] Ils parviennent à survivre  car leur nature est devenue plus subtile.

[567] Ils  traversent librement la pierre, l'eau, la terre, ils se  nourrissent de quantités infinitésimales.

[568] Ils s'habituent  à cette vie souterraine, leurs esprits se rapprochent,  s'unissent afin d' exister plus et mieux.

[569] L'amour joue un plus grand rôle dans leur vie, il  s'étend au-dehors car tout ce qui va vers la beauté,  vers le sacré dans la vie des hommes vient d' eux.

[570] Fondus dans la matière, ils n'ont plus besoin de  leurs yeux, ils en ont perdu l'usage et on pourrait  penser qu' ils sont aveugles.

[571] Un regard intérieur  pénétrant les éclaire intimement avec plus de justesse  et de fermeté.

[572] Ils semblent avoir dépassé le  cap de la mort et s'ils ont leurs épreuves comme les  peuples de la surface, c'est à un niveau plus élevé.

[573] Antigone s'éveille sans pouvoir distinguer ce  qu' elle a rêvé de ce qu' elle a peut-être vécu dans  un demi-sommeil.

[574] Elle a l'impression qu' ils sont  tous les trois soutenus, compris, peut-être attendus  par ce peuple invisible des profondeurs.

[575] Quand elle arrive sur le cap, Oedipe est déjà au  travail.

[576] Clios l'attend et la regarde avec admiration  "Après ton départ, hier, nous avons longtemps touché,  senti ton oeuvre car à cette heure j'étais dans  l'obscurité comme lui.

[577] Oedipe a dit : Antigone est  une inspirée".

[578] Elle est heureuse et en même temps  ne peut s'empêcher de dire : "Ce sont mes mains,  rien que mes mains qui sont inspirées.

[579] Tu es tes  mains, dit Clios, tu es tout entière dans tes mains.

[580] Oedipe m'a encore dit: Antigone ne pense plus la  pierre, c'est la pierre qui la pense.

[581] Son pilote est  digne de regarder la mer".

[582] Elle voudrait lui raconter son rêve, mais elle a  peur de l'affaiblir en le faisant entrer dans le tissu  incertain des mots et puis il faut qu' elle aille travailler.

[583] Ils descendent le sentier.

[584] A genoux sur  l'échafaudage, Oedipe est déjà en train de sculpter.

[585] Elle s'agenouille en face de lui, prend son visage  dans ses mains et sent comme il s'est amaigri et  creusé depuis qu' il travaille sans relâche sur la  falaise.

[586] Touchant de la main le dos qu' il est en  train de polir, il dit : "Il porte la victoire dans sa  colonne vertébrale".

[587] Ils sont trois sur l'échafaudage, le vent du nord  s'est levé et les glace.

[588] Clios a allumé du feu et quand  Antigone a trop froid pour manier ses outils et descend se réchauffer, les deux autres viennent  s'asseoir près d' elle et ils prennent une boisson  chaude.

[589] Les deux hommes mangent, mais elle ne  peut rien avaler.

[590] Parfois elle regarde ses mains  rougies par le froid et, malgré les soins d' Isis, rendues  calleuses par le travail.

[591] Elle regarde ses vêtements  rapiécés, elle sent son visage et son corps  couverts de poussière.

[592] Cette fois, Clios ne la regarde  plus avec son sourire ironique, il ne lui dit plus  qu' elle est sale et échevelée.

[593] Au contraire, il insiste  souvent pour qu' elle remonte à la grotte se reposer,  mais elle refuse.

[594] Elle a presque achevé le front et les cheveux, tirés  en arrière par le vent.

[595] Elle pressent dans la pierre  l'énorme figure qu' elle a connue toute petite et  qui parfois se penchait sur elle.

[596] Elle cherche, elle  retrouve la beauté rayonnante du père jeune, mais  elle doit aussi tracer et chérir les sillons d' amertume  que la peste, le meurtre du père et la mort de  Jocaste ont creusés sur ce visage.

[597] Les signes qu' ont  imprimés sur lui la longue route méditative pour  aller nulle part et, plus encore, la perte de ce bonheur  vertigineux qu' il avait inventé en contemplant  la mer.

[598] Ce bonheur auquel il a renoncé à cause  d' elle qui n'a pas pu supporter ce qu' elle a ressenti  comme une fuite, une évasion et qui n'était peut-être  qu' une traversée de l'abîme.

[599] Elle l'a fait, elle  ne regrette rien, elle a exigé et obtenu de lui un  autre avenir.

[600] De quel droit ?

[601] Qui pourrait encore  parler de droit ?

[602] Il y a seulement qu' elle a été la  plus forte.

[603] En l'appelant à un autre destin, celui qui le mène depuis des mois à sculpter la falaise,  avec la force d' un dieu et la ténacité d' un ouvrier.

[604] Le même destin qui exige d' elle aujourd' hui d' édifier,  face à la mer, son image géante sur cette colonne  vertébrale victorieuse qui n'a pas encore de visage.

[605] Un jour, un soir, plusieurs soirs où Clios la soutient  quand elle remonte le sentier de la falaise et  descend au village jusqu' au seuil d' Isis où il la  confie aux mains des deux femmes, la jeune et la  vieille, car Chloé vient aussi la soigner chaque  jour.

[606] Elle est épuisée, elle le laisse lui embrasser la  main ou l'épaule avant qu' il ne s'en aille en bondissant  comme toujours.

[607] Chaque soir, Antigone promet  à ses amies de prendre un jour de repos, mais  tous les matins, dès avant l'aube, elle est debout  pour retourner au travail.

[608] Clios est devant le seuil,  qui l'attend dans le demi-jour.

[609] Ils gravissent sans  mot dire le chemin en regardant le soleil sortir peu  à peu de la mer.

[610] Le feu est allumé devant la grotte,  Oedipe est déjà à la falaise.

[611] Elle mange avec Clios  et, dès qu' il fait clair, ils descendent le sentier.

[612] Quand elle commence à gravir l'échafaudage,  Oedipe se tourne vers elle avec le sourire confiant,  un peu rusé qui apparaît parfois sur ses lèvres.

[613] Un  sourire qui n'ignore pas la force géante de la mer  ni celle du destin, mais qui sait qu' on peut faire  face.

[614] C'est ce sourire-là, si fugitif chez lui et tellement  hors de portée pour elle, qu' elle doit capter,  faire surgir de la falaise.

[615] Elle touche, elle caresse longuement la pierre comme fait Oedipe, elle écrase  son regard contre elle et voici qu' une réponse  toute tremblante de questions nouvelles survient.

[616] Est-ce un message du petit peuple de la pierre  qui la nuit lui a parlé en songe ?

[617] Elle voit le sourire  ou peut-être le rire apparaître parmi les ombres  et les signes confus qui occupent l'emplacement  du visage.

[618] Elle n'a plus qu' à le laisser faire en taillant  et en creusant la pierre avec tendresse.

[619] Résolu,  admirable, le rire s'invente et se veut retenu, contenu  pour faire face aux énormes puissances déchaînées.

[620] Tout un jour, elle s'absorbe en lui, tout  un jour où le vent la transperce, où elle a froid et  faim mais ne peut pas quitter sa place sur l'échafaudage.

[621] Quand les hommes l'appellent, elle répond,  mais ne descend pas.

[622] Clios lui apporte de la soupe  et des pierres brûlantes pour se réchauffer.

[623] C'est  seulement quand le futur visage est éclairé par le  rire, quand elle est sûre de le voir, de l'entendre  qu' elle se décide à descendre.

[624] Elle sent qu' elle n'y  parviendra pas seule et appelle Clios à son aide.

[625] Dans la lumière de la fin du jour, il regarde ce  qu' elle vient de sculpter.

[626] Il dit : "C'est ce que tu as  fait de plus beau.

[627] Ce n'est pas moi, c'est eux !

[628] Elle répond cela violemment, de sa voix rauque  des jours de grande fatigue, comme s'il l'avait  blessée.

[629] Il l'aide à descendre, elle est lourde et sur  le point de s'évanouir.

[630] Il la fait se réchauffer près  du feu, puis l'accompagne chez Isis.

[631] Elle est épuisée,  elle s'arrête souvent.

[632] Il sent alors qu' une part  d' elle voudrait qu' il la prenne dans ses bras et qu' une autre ne le lui pardonnerait pas.

[633] Devant la  porte d' Isis, elle lui dit: "Il y a encore le regard, je  ne le vois pas !

[634] Il est surpris, il répond un peu au  hasard : "Demain, tu le trouveras".

[635] Elle répond  durement : "Non" et referme la porte devant lui.

[636] Clios revient, il soigne Oedipe et dit qu' Antigone  est heureuse de son travail d' aujourd' hui, mais  qu' elle a peur de faire le regard car elle ne le voit  pas.

[637] Oedipe se couche, cherche sa place, s'étire plusieurs  fois, comme il a l'habitude de le faire avant  de s'endormir: "S'il n'y a plus de regard, dit-il, on  peut le montrer".

[638] Le lendemain, en remontant vers le cap avec  Clios dans la pénombre d' avant l'aube, Antigone  ne pense plus au regard.

[639] Elle se réconforte en  pensant au visage géant du père de la mer.

[640] Au  moment où elle va descendre vers la falaise, Clios  lui raconte ce qu' Oedipe a dit la veille : "S'il n'y a  plus de regard, on peut le montrer".

[641] Elle s'engage  dans le sentier, elle est étonnée, elle répète en elle-même :  S'il n'y a plus de regard, plus de regard, plus de regard ---.

[642] Oedipe ne travaille plus au géant, il a tout terminé  derrière elle.

[643] Il sculpte maintenant le troisième  rameur.

[644] Pour finir le maître de la barque, on n'attend  plus qu' elle.

[645] Elle s'approche d' Oedipe, le prend  dans ses bras, aveugle ses propres yeux en les serrant  contre le visage de son père.

[646] C'est vrai qu' il  n'y a plus de regard, c'est ce qui est si douloureux  quand on se souvient de lui autrefois.

[647] Il y a pourtant, sa mémoire le lui répète avec un fragment de sa  phrase, il y a peut-être plus de regard maintenant.

[648] Comme eux, comme le petit peuple invisible de la  pierre, il ne cesse pas de vous voir avec sa faculté  intérieure, de vous envelopper d' un organe plus  subtil.

[649] En fermant les yeux, elle étend ses mains sur  le visage d' Oedipe.

[650] Elle sent le bandeau que Clios  noue soigneusement sur ses yeux avant qu' il ne parte  travailler.

[651] Elle le voit chaque jour, elle croyait le  connaître, mais cette fois elle le sent, elle le connaît,  comme son père, par les mains.

[652] Comment n'y  a-t-elle pas pensé ?

[653] Il n'y a plus de regard, mais il  y a ce bandeau qu' on peut montrer et qui peut  faire voir, puisque c'est le géant aveugle qui dirige  la barque, le regard intérieur dans son absence et  dans sa plénitude.

[654] Elle embrasse Oedipe, elle gravit  toute légère les degrés de l'échafaudage.

[655] Clios, au-dessous,  allume le feu qui grésille gaiement sous  les gouttes d' un grain fugitif.

[656] Elle travaille tout le jour.

[657] Elle achève d' abord le  front, puis trace le bandeau.

[658] Elle se sent assistée,  comme la veille, par le peuple des profondeurs et  par l'attente, l'attention extrême d' Oedipe et de  Clios.

[659] Celui-ci vient de temps à autre la faire descendre  pour se réchauffer.

[660] Oedipe se joint à eux, ils  ne lui parlent pas.

[661] Ils voient qu' elle est toujours là-haut  en face du visage géant qui a confié son rire  au futur.

[662] Elle remonte travailler, elle pense confusément :  "L'aveugle qui chante".

[663] Le front est vaste,  dégagé, superbe, au-dessus du nez légèrement busqué.

[664] Elle achève le bandeau sur les yeux, il est usé, effrangé sur les bords comme celui qu' Oedipe porte  pour travailler.

[665] Elle se recule pour mieux voir,  revient vers la pierre, corrige quelques détails et se  recule à nouveau pour voir l'ensemble.

[666] Elle ne peut pas y croire.

[667] Dans la mesure de ses  forces, et tout lui indique qu' elle ne peut pas aller  plus loin, elle a fait ce qu' elle pouvait faire.

[668] L'oeuvre  n'est pas achevée et elle ne peut pas l'être.

[669] Abandonné,  laissé à lui-même, le maître de la barque  est en avant, bien en avant d' elle.

[670] Sous l'action du  vent, sous celle de la mer, il va continuer à avancer  dans l'immensité du temps et la distance entre  elle et lui ne va pas cesser de grandir.

[671] Elle songe à appeler Oedipe et Clios, à leur crier  Venez voir, c'est fini.

[672] Venez voir comme elle est  belle et tellement plus grande que nous, notre oeuvre  abandonnée.

[673] Elle ne peut pas et ressent dans tout  son corps une douleur qui devient une tristesse  écrasante.

[674] C'est fini, elle se détourne, elle regarde la mer  qui est toute noire sous le ciel plombé.

[675] Poussée  par les deux hommes, elle a enfanté ce géant qui  est derrière elle et qu' elle ne veut plus voir.

[676] En  regardant les vagues battre la falaise, elle est épouvantée  par le désir d' en finir, comme Jocaste.

[677] De  l'autre côté, celui de l'aveugle qui affronte la tempête,  il n'y a que l'action à reprendre chaque matin  et l'incessant, l'interminable désir.

[678] Elle est au  bord de la plate-forme, elle saisit une corde, elle se  penche à nouveau sur la mer.

[679] L'oeuvre est née, elle  en a fait assez, on n'a plus besoin d' elle.

[680] Vacillante, cramponnée à la corde, elle est au bord  de la chute, fascinée par la mer.

[681] Elle sent une main  puissante qui saisit la sienne, elle est soulevée par  des bras très forts, est-ce que c'est son enfant, le  père de la mer, qui la fait descendre de l'échafaudage  avec cette facilité inconnue ? qui lui insuffle  sa force et son courage, qui la remonte sans effort  le long de l'étroit sentier ?

[682] En arrivant au cap,  l'aisance, la toute-puissance disparaissent.

[683] Il n'y a  plus qu' Oedipe qui la soutient de son pas incertain,  de ses forces épuisées.

[684] Qui appelle Clios à son  aide d' une voix étranglée.

[685] Il y a une douceur à se  traîner, soutenue par eux, après avoir été portée  par son enfant de pierre.

[686] L'enfant est grand, il doit  vivre sans elle, il ne reste plus qu' à boire, gorgée  par gorgée, la douleur d' avoir terminé l'œuvre qui  n'aurait jamais dû finir.

[687] Antigone a passé deux jours à se laisser soigner  par Isis.

[688] Clios vient lui dire que le vieux pêcheur,  le mari de Chloé, les emmènera en barque le lendemain  pour voir la Vague de la mer.

[689] Que fait  Oedipe ?

[690] Clios dit qu' il ne travaille plus sur la  falaise, il a l'air de penser que la Vague est achevée.

[691] Il taille des pierres, il veut élever, au-dessus de la  grotte, une tour à feu comme il en a vu en Egypte.

[692] Le lendemain, le temps est froid.

[693] Quand le soleil  se lève, le cap est encore entouré de brume.

[694] Ils en  font le tour à la voile avant que les deux fils ne se  mettent aux rames pour s'approcher de la face nord.

[695] On ne la voit d' abord que de façon confuse puis, très vite, la brume se dissipe et soudainement la  Vague est là.

[696] Le cœur étreint par son apparition,  Clios et Antigone ont l'impression de la voir pour la  première fois.

[697] Ils ne la savaient pas si vaste, beaucoup  plus fantastique, plus effrayante qu' ils ne pouvaient  s'en douter en la voyant du sentier.

[698] La Vague,  très sombre à sa base et qui s'éclaircit en s'élevant,  jaillit vraiment de la mer.

[699] A hauteur du surplomb,  elle déferle de toute sa masse écumante, entourée de  gerbes d' eau qui descendent en flèche dans un étincellement  de gouttes ardentes.

[700] A sa puissance, rien  ne semble pouvoir résister.

[701] Au moment où elle va  retomber dans l'énorme creux, la barque l'y précède,  se servant de sa force, de sa béance pour se  projeter en avant.

[702] Blanche, rayonnante, effilée, avec  ses trois rameurs au sommet de leur effort, elle est  guidée vers le port par l'aveugle de la mer.

[703] Ils s'approchent pour regarder la falaise d' aussi  près qu' on peut le faire sans danger.

[704] Ils admirent  les grandes silhouettes blanches et sombres qui lui  donnent un sens nouveau et adressent aux marins  et au roi Thésée leur message d' espoir.

[705] Clios se tourne vers Antigone perdue dans ses  pensées : "Il faudrait des couleurs, plusieurs bleus,  un blanc très fort, des gris, des noirs, très peu de  rouge".

[706] Elle est séduite par cette imagination des  couleurs, mais ne pense pas comme lui: "Tu cacherais  la pierre et c'est la pierre qui nous a guidés.

[707] La couleur exalterait la pierre.

[708] Oedipe ne veut  pas exalter la pierre, il veut la montrer.

[709] Il veut lui  donner un sens, mais il n'y a pas de sens.

[710] La mer, le cap, la falaise n'ont pas de sens, ils sont là, c'est tout".

[711] Le vieux marin se met à rire : "Celui qui a fait  cette vague, c'est un homme qui connaît la mer.

[712] Il  a fait une barque et des pêcheurs qui vont rentrer  au port décharger leurs prises.

[713] Et les poissons,  pour nous, ça compte".

[714] Le jour avance, il est temps de revenir.

[715] On  entend toujours, au sommet du cap, le bruit patient  du marteau d' Oedipe.

[716] Le soir, Oedipe et Clios mangent en silence en  écoutant la mer battre inlassablement le pied de la  falaise.

[717] Clios recharge le feu avant la nuit, Oedipe lui  dit : "Tu es devenu potier et sculpteur, mais la couleur  est ta voie.

[718] La couleur grandira avec toi, elle  prendra de la place, de plus en plus de place et il faudra  que Clios diminue.

[719] Quand on a été, comme nous,  très loin dans le crime, on ne peut en sortir que par la  liberté, toute la liberté et sa lutte sans fin.

[720] Et pour  Antigone, demande Clios, qui n'a pas commis de  crime, est-ce qu' il n'y a pas d' autre chemin ?

[721] Non,  il n'y en a pas, la liberté douce n'existe pas".

[722] Le lendemain, quand Antigone arrive du village,  Oedipe descend avec elle au pied de la falaise.

[723] Il a  laissé inachevé le troisième rameur.

[724] Pourtant, elle  ne peut en douter, c'est Polynice.

[725] C'est lui, avec  cette aisance princière, cette grâce incomparable  qu' il tient à la fois d' Oedipe et de Jocaste.

[726] Elle  demande: "Pourquoi, pourquoi lui ?

[727] Mais Oedipe  n'explique pas, il dit seulement: "Achève le visage, la bouche ---".

[728] Et il s'en va.

[729] Elle demeure là, en  face de Polynice, de l'idée, du rêve qu' elle s'est  fait, depuis son enfance, de ses frères.

[730] Et voici  qu' elle doit faire le visage de Polynice qui a pesé  si lourd sur son destin car, au lieu de se rebeller  contre Etéocle et Créon, il a refermé sur son père  la dernière porte de Thèbes.

[731] C'est lui qui le condamnait  ainsi à périr dans quelque trou si elle ne  l'avait pas accompagné, si elle ne l'avait pas protégé  par cette rumeur de compassion qui l'entoure  et dont elle a été, sans l'avoir voulu, l'origine.

[732] Le visage de Polynice peut-il encore accueillir  l'espérance ?

[733] Le conflit inexpiable avec Etéocle et  la malveillance secrète de Créon en font douter.

[734] Mais comme elle l'a appris depuis qu' elle est sur  la route, il y a d' innombrables chemins.

[735] Elle remonte sur le cap, va reprendre dans la grotte  les outils qu' elle y a laissés croyant la Vague achevée.

[736] Clios lui fait un petit signe de la main et sourit.

[737] Oedipe ne lève pas la tête.

[738] Accroupi sur le sol,  il taille avec un lourd marteau les pierres rectangulaires  que Clios prépare ensuite pour l'assemblage.

[739] Ainsi celui qui a tenu le sceptre et l'arc royal,  celui qui a conçu et exécuté la Vague trouve naturel  de faire la même tâche que les ouvriers des carrières.

[740] Elle pense : C'est la même chose.

[741] Tout est  pour lui devenu la même chose.

[742] Elle s'acharne pendant plusieurs jours à sculpter  le visage de Polynice.

[743] Le sourire, auquel elle parvient,  la trouble.

[744] C'est un sourire détendu, supérieur, qui  semble dire que sa gaieté, si c'est de la gaieté, n'a rien à voir avec le résultat de l'acte.

[745] Triomphe ou  naufrage, tuer ou être tué ont pour ce visage le  même poids, le même sens ou, comme dirait Clios,  le même non-sens.

[746] Elle contemple longtemps la  barque qui se délivre, avec ses trois rameurs radieux  et son pilote aveugle, et elle sent que cette fois,  l'œuvre, l'aventure qui a meurtri leurs corps et lié  leurs esprits est finie.

[747] Ce qui est sorti de leur fatigue,  de leur attente, de leur attention émerveillée  au peuple de la pierre est cette fois donné.

[748] Donné  au ciel, à la mer, aux astres, aux désastres, à l'oubli  et à l'effacement final.

[749] Ce n'est plus à eux et elle  comprend ce dont ils souffrent là-haut, ayant terminé  l'ouvrage avant elle, comme ils l'ont peut-être voulu.

[750] Elle remonte le chemin en courant, elle s'agenouille  à côté d'  Oedipe, elle appelle Clios près  d' elle.

[751] Elle dit : "J'ai du chagrin, j'ai compris, j'ai  mal comme vous".

[752] Elle met ses bras autour de leurs  épaules et elle pleure, le visage serré contre les  leurs, laissant couler les larmes qu' ils ne peuvent  pas verser.

[753] Serrés étroitement l'un contre l'autre  dans le vent froid, ils recréent un instant l'anneau  de l'acte qui vient de se briser.

[754] Clios, au centre de  leur cercle, allume quelques brindilles.

[755] Il étend  leurs mains jointes au-dessus de la flamme minuscule.

[756] Il dit: "Consacrons par le feu et la cendre cet  instant et ces larmes".

[757] Ils retournent à leur travail,  Oedipe lève et abaisse toujours au même rythme  son marteau sur la pierre.

[758] Antigone descend au village.

[759] Elle pense: "Comme la nuit tombe vite".