[6] « Examinons ensuite quel était le caractère de l'époque où cette philosophie a commencé à naître et à se répandre. Le siècle, mes fils, où elle a été fondée touchait aux temps fabuleux, était pauvre d'histoire, n'avait que peu de connaissances et de lumières sur les pays étrangers et sur l'univers en général ; il ne jouissait point de la dignité imposante de l'antiquité ni des avantages des temps modernes; en un mot, il manquait à la fois de noblesse et d'autorité. Il est en effet permis de croire qu'il y eut dans l'antiquité des hommes divins, dont la sagesse l'emportait beaucoup sur la raison commune des hommes. On ne peut s'empêcher ensuite d'avouer que notre siècle a sur celui dont nous parlons l'avantage de jouir de près de deux mille ans d'événements et d'experience, et de connaître deux tiers de plus de l'univers, sans parler des oeuvres de grands génies et des fruits de leurs méditations. Voyez donc combien les esprits de ce siècle se sont logés étroitement, ou plutôt combien ils se sont confinés, soit que l'on calcule votre science sur l'échelle du temps ou sur celle des régions. Car on ne possédait pas alors une histoire de mille années, qui fût digne du nom d'histoire; tout n'était que fables et rêveries. Quelles connaissances géographiques avaient-ils, ces Grecs qui désignaient indistinctement sous le nom de Scythes tous les peuples du Nord, et sous celui de Celtes tous les peuples de l'Occident? Que savaient-ils, ces hommes dont les lumières, fondées seulement sur des oui-dire, ne s'étendaient pas en Afrique au-delà de la partie la plus voisine de l'Ethiopie, et en Asie au-delà du Gange, et qui se doutaient encore bien moins des provinces du Nouveau -Monde? N'ont-ils pas présenté comme inhabitables plusieurs climats et plusieurs zones où des peuples innombrables vivent et respirent? Et ne célèbre-t-on pas comme une grande entreprise les voyages de Démocrite, de Platon et de Pythagore, qui, certes, ne furent pas de long cours, mais ressemblent plutôt à des excursions de banlieue? L'expérience, mes fils, est comme l'eau; plus elle s'étend, moins elle se corrompt. Aujourd'hui, comme vous le savez, l'Océan a été parcouru sur toute sa surface, de nouveaux mondes ont été découverts, et les extrémités des terres des anciens ne sont plus ignorées, non plus que leurs véritables divisions. Or, en considérant la nature de notre époque et de notre siècle, ainsi que la naissance et les productions de notre philosophie, les Chaldéens n'ont-ils pas fait une prédiction importante? [7] Examinons maintenant les hommes. Sur ce point, nous avons le bonheur de leur conserver leur gloire, et de pouvoir en même temps montrer notre modération et tenir notre promesse ; résultat qui n'est point dû à quelque artifice de notre part, mais que comporte et qu'impose le sujet lui-même. Nous n'avons en effet, mes fils, ni jalousie ni vanité dans le coeur, et nous ne voulons disputer ni la palme du génie ni l'empire de l'enseignement; notre but et notre intention sont bien différents, et vous en serez bientôt persuadés. Nous ne déprécions donc ni le génie des anciens, ni leur mérite, ni leur haute intelligence; mais nous attaquons le genre de leurs travaux, leur manière de voir, leur autorité et leurs principes; car on ne peut se figurer combien ils arrêtent les progrès des sciences, ni combien l'idée qu'on a de leurs richesses nous appauvrit. Il y a deux hommes, mes fils, dont on peut trouver les préceptes dans leurs propres livres; ce sont Platon et Aristote. Plût à Dieu qu'il en eût été de même pour les autres ! Mais Aristote, selon la coutume des Ottomans, pensa qu'il ne pouvait régner qu'en assassinant ses frères. Ce dessein ne s'accomplit pas sur-le-champ, sans doute, mais dans la suite il fut exécuté avec trop de succès. Nous avons donc résolu de ne dire que quelques mots sur ces deux hommes. Nous ne mettons pas sur la même ligne Xénophon, écrivain aussi agréable que citoyen distingué. Nous n'avons pas à nous occuper beaucoup de ceux qui ont fait de la philosophie une sorte de voyage doux et délicieux de l'esprit, et qui n'y ont pas vu une province difficile et pénible à explorer. [8] Or, ceux qui ne comptent pas parmi les génies humains ces deux hommes, Aristote et Platon, ou les jugent mal, ou manquent d'équité à leur égard. Certes, leur génie fut grand, pénétrant et sublime. Voyons cependant d'abord à quelle classe de philosophes ils appartiennent; car je trouve trois divisions à faire entre ceux qui sont livrés à la profession de la philosophie. La première est celle des sophistes, qui en parcourant les cités et en séjournant dans chacune d'elles ont fait métier d'enseigner aux jeunes gens la sagesse, moyennant un salaire ; tels furent Gorgias, Protagoras et Hippias. Platon les attaque continuellement et les poursuit de ses railleries presque comiques; car ce n'étaient pas seulement des rhéteurs ou des écrivains de harangues, ils prétendaient encore à la connaissance universelle des choses. La seconde renferme ceux qui, avec plus de pompe et d'importance, ouvraient des écoles dans des lieux et des demeures fixes, qui fondaient des systèmes ou établissaient une secte, et avaient, en outre, des auditeurs, des sectateurs et des successeurs; de ce nombre étaient Platon, Aristote, Zénon et Épicure ; car Pythagore attira bien aussi des auditeurs et établit une secte, mais on trouvait plutôt dans sa doctrine des traditions que des discussions, et elle se rapprochait plus de la superstition que de la philosophie. A la troisième appartiennent ceux qui, loin du bruit et de l'éclat de la chaire, se livraient sérieusement à la recherche de la vérité et à la contemplation des choses, et qui, solitaires comme Endymion, et en quelque sorte assoupis, philosophaient pour eux-mêmes; ou bien ceux qui admettaient un petit cercle d'hommes pénétrés du même amour, et qui accomplissaient leur entreprise dans de doux entretiens; ceux enfin qui ne se plaisaient pas, comme Galathée, à se jouer dans les ondes, mais aimaient à se trouver dans les orages des discussions. Tels furent Empédocle, Héraclite, Démocrite, Anaxagore et Parménide; car on ne pourrait prouver que ces savants aient jamais ouvert des écoles; ils ont mis en écrit leurs spéculations et leurs découvertes, et les ont livrées à la postérité. [9] Certes, vous voyez maintenant, mes fils, ce dont il s'agit. Je pense que les deux premières classes, bien qu'elles se repoussent et se combattent mutuellement, se rattachent cependant l'une à l'autre par leurs rapports. Je n'hésiterai donc pas à vous dire que je place Platon et Aristote parmi les sophistes, mais d'un rang relevé et réformé, car je ne vois pas de différence. Peut-être m'opposerez-vous qu'ils ne changeaient pas de lieu et qu'ils ne se transportaient pas d'une ville à une autre ; qu'ensuite ils ne vendaient pas leurs leçons, et qu'ils n'avaient pas la sotte vanité de l'omniscience ; vous m'objecterez enfin qu'il y avait chez eux un caractère plus grave et plus noble; je vous répondrai qu'il y avait école, auditeur et sectateur. Par conséquent, vous voyez qu'ils appartiennent à la même classe. Parlons maintenant des hommes en particulier, en nous rappelant toujours de laisser de côté les choses, et de ne tirer nos interprétations que de certains signes extérieurs. [10] En commençant par Aristote, nous demandons à votre mémoire, mes fils, si dans sa physique et sa métaphysique vous n'entendez pas plus souvent les expressions de la dialectique que celles de la nature. Que peut-on, en effet, attendre de celui qui a formé le monde, pour ainsi dire, de catégories? qui a traité le sujet de la matière et du vide, du rare et du dense, par la distinction de l'acte et de la puissance; qui ne s'est presque occupé de l'espèce de l'âme que comme d'un sujet d'un ordre secondaire? Voile des faits qui parlent ; c'est pourquoi nous ne croyons pas devoir entrer dans un tel examen ; car, de même qu'il y aurait de l'ingratitude ;i entreprendre une juste réfutation, de même il y aurait de l'orgueil à attaquer par la satire les opinions d'un si grand homme. On ne trouve pas chez lui de bons signes, parce que son génie est trop bouillant et emporté, parce qu'il fait la guerre aux pensées des autres et en quelque mesure aux siennes, parce qu'il met tout en question et qu'il est sans cesse en contradiction avec lui-même, parce qu'il attaque sans merci ni égard l'antiquité, parce qu'on trouve dans ses oeuvres une obscurité recherchée et beaucoup d'autres défauts, où se découvre le caractère du maitre et non l'investigation de la vérité. Si l'on dit à cela que la critique est peut-être facile, mais qu'il est cependant incontestable qu'après la publication des ouvrages d'Aristote la plupart des livres des anciens furent en quelque sorte oubliés; qu'ensuite on ne trouve rien de mieux dans les temps postérieurs; que par conséquent Aristote est un grand homme pour avoir ainsi dominé sur l'une et l'autre époque, et qu'il est vraisemblable que la philosophie s'est pour ainsi dire fixée en lui, de manière qu'on doit s'en tenir à le conserver et à l'honorer ; un tel raisonnement, mes fils, me semble convenir à un homme ou ignorant, ou partial, ou paresseux ; car c'est montrer une sorte de paresse, comme dit l'Écriture, que s'attribuer une prudence infaillible et une sagesse plus pesante que le poids septuple de raisons ordinaires. Et certes, s'il faut dire toute la vérité, on trouvera une excessive paresse dans ce raisonnement ; et nous y voyons l'orgueil naturel au coeur de l'homme, qui non seulement pardonne à ses défauts, mais réclame encore pour eux un respect presque profane ; qui prêche l'abandon des travaux, des recherches et des expériences, au lieu de prêcher la méfiance, sûre compagne de la sagesse ; orgueil qui vient de la paresse de quelques hommes particuliers, qui prétendent représenter le jugement et avoir l'autorité de la société en général.