[0] RÉFUTATION DES SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. [1] Dans la critique des philosophies dans laquelle nous allons entrer, nous savons à peine de quel côté nous tourner, parce que la voie ouverte aux autres réfutations nous est fermée. En effet, nous avons une si grande foule d'erreurs à combattre que ce n'est pas en tirailleurs quenous devons tâcher de les détruire, mais c'est en colonnes serrées qu'il nous faut les disperser; si nous nous contentions de simples escarmouches et d'attaques corps à corps, notre but serait manqué par l'absence de toute règle d'argumentation, puisque nous ne nous accordons pas sur les principes, et, qui plus est, puisque nous rejetons les formes mêmes des preuves et la valeur des démonstrations. Si ensuite (et c'est la seule ressource qui semble nous rester) nous tâchons de tirer du bons sens et de justifier par l'expérience les faits que nous avançons, nous retombons encore dans le même obstacle; et oubliant ce que nous avons dit sur l'importance de préparer les esprits, on trouvera que nous avons suivi un principe contraire; car nous tomberons brusquement et directement sur les choses, vers lesquelles nous avons cru nécessaire d'ouvrir et d'aplanir une voie, à cause des préjugés et des préventions dont les esprits sont imbus. Mais nous ne renoncerons pas pour cela le moins du monde à notre système; nous nous proposerons pour but de découvrir et d'expliquer des faits qui justifient notre système, tantôt en employant des signes au moyen desquels on puisse juger les philosophies, tantôt signalant çà et là dans ces philosophies des erreurs monstrueuses et des fantômes imaginaires pour en détruire l'autorité. Et nous n'ignorons pas toutefois que les racines de ces erreurs ont pénétré trop profondément pour pouvoir les extirper par la critique, surtout quand nous considérons que ce caractère de suffisance et de pédanterie, qui rejette les opinions sans les réfuter, n'est ni nouveau ni étranger pour les hommes érudits. Ne perdant point de vue la hauteur de notre sujet, nous argumenterons d'une manière aussi sérieuse et aussi élevée qu'il le mérite. Notre espoir en nous livrant à cette réfutation n'est point de faire autorité, mais seulement d'éveiller un esprit de tolérance et de justice ; encore ne voulons-nous obtenir ce succès qu'auprès des esprits doués de nobles vues et de fermeté. On ne peut, nous le savons, s'arracher avec assez de force à ce commerce continuel d'erreurs, et venir à nos principes avec assez de résolution pour ne pas vouloir consacrer encore quelques pensées aux données anciennes et aux idees reçues. Nul doute qu'on n'ira point inscrire sur les tablettes de nouvelles lignes à moins qu'on n'en efface les premières; dans l'esprit aussi on n'effacera guère de premières idées à moins qu'on en ait de nouvelles à y inscrire. [2] Nous avons été au-devant de cette répugnance; et le but de cet ouvrage, nous le disons franchement, est de diriger ceux qui veulent nous écouter, et non d'entraîner ceux qui ne le veulent pas. Nous repoussons toute violence, comme nous l'avons déjà déclaré; et notre entreprise nous rappelle le bon mot de Borgia sur l'expédition de Charles en Italie, où les Français, dit-il, étaient venus avec de la craie pour marquer leurs logements, et non avec des armes pour combattre. Nous prévoyons un résultat et un succès semblables pour nos découvertes; car elles pourront plutôt gagner et soumettre les esprits éclairés et capables qu'elles ne frapperont ceux qui pensent différemment. Mais dans le sujet dont nous nous occupons, et qui a pour but de réfuter les philosophies, nous avons été secourus par un hasard heureux et surprenant. Pendant que je m'occupais de cet ouvrage, un de mes amis arriva de France; après nous être salués et nous être entretenus familièrement de nos affaires, il me dit : "Comment emploies-tu les loisirs que te laissent tes fonctions publiques, ou du moins tes vacances?" — Ta question m'enchante, répliquai-je; crois-tu donc que je les passe à ne rien faire? Je travaille à la restauration de la philosophie, de manière à en élaguer tout ce qu'elle a de vain et d'abstrait, et à la rendre la source de bienfaits pour la vie humaine. — C'est une noble tâche, dit-il; et quels sont tes collaborateurs? —Je suis sûr de moi, répondis-je, mais je ne compte sur personne ; je n'ai pas même un ètre avec lequel je puisse m'entretenir de ce sujet, pour développer et discuter mes idées. — Tu as fort à faire alors,. me dit-il. Et il ajouta ensuite: «Apprends cependant que d'autres travaillent à cette restauration." Je témoignai ma joie à cette nouvelle et je m'écriai : « Tes paroles me mettent du baume dans le sang et me rendent la vie; car j'ai rencontré dernièrement une vieille sorcière qui dans ses prédictions cabalistiques m'a annoncé que mon foetus expirerait dans la solitude. — Veux-tu, dit mon ami, que je te raconte ce qui m'arriva en France à ce sujet ? — De tout mon coeur, lui répondis-je, et je t'en rendrai mille grâces." Il m'apprit alors qu'appelé à Paris par un de ses amis, il fut introduit dans une assemblée d'hommes, "telle, dit-il, que tu aimerais à en voir; car jamais événement plus agréable ne m'arriva de ma vie." Elle se composait d'environ cinquante membres, parmi lesquels il ne se trouvait pas un jeune homme; tous étaient d'un âge mûr, et portaient sur leur visage l'empreinte des nobles sentiments et de la vertu. Dans le nombre il en reconnut plusieurs revêtus de charges honorables, et quelques-uns même qui avaient leur siége au parlement; il remarqua aussi des prélats, qui appartenaient presque au premier rang; il s'y rencontrait enfin, dit-il, des savants étrangers de différentes nations. A son entrée, il les trouva occupés à des discussions particulières; ils étaient cependant assis sur des siéges arrangés avec ordre, et paraissaient attendre l'arrivée de quelqu'un. [3] Bientôt après entra un vieillard dont les traits auraient annoncé une douceur et une tranquillité parfaite, si sa figure n'eût pas porté une teinte de mélancolie; tous s'étant levés à son approche, il promena ses regards avec bienveillance sur l'assemblée : «Je n'ai jamais pu me figurer, dit-il, comment il pouvait se faire que les moments de liberté de chacun de vous, quand je vous regarde séparément, puissent ainsi coincider en un seul et même temps ; et je ne saurais assez m'étonner comment cela peut arriver. » Un membre lui répondit que cette coïncidence n'était due qu'à lui, puisqu'il n'y avait aucune affaire qu'ils ne suspendissent dans l'espoir de l'entendre.» "Je vois que la perte du temps que vous passerez ici, au détriment de beaucoup d'individus auxquels vos moments particuliers auraient pu être utiles, retombera sur moi. Puisqu'il en est ainsi, je dois tâcher de ne pas vous retenir trop longtemps.» Après ces paroles il s'assit, non dans une tribune ou sur un siége élevé, mais au milieu des autres membres, et commença de cette manière à s'entretenir avec eux. Le narrateur de ce fait reproduisit, comme il put, le discours qu'il entendit, et assura que, lorsqu'il le repassa avec l'ami qui l'avait introduit, il le trouva bien inférieur à ce qui avait été dit. Il portait sur lui la copie imparfaite de ce discours. Elle était ainsi conçue : « Vous êtes hommes et mortels, mes fils, et votre condition ne vous inspirera pas tant de regrets, quand vous vous serez suffisamment rappelé votre nature. Dieu, créateur du monde et des hommes, vous a donné des âmes capables de concevoir l'univers, sans cependant que cette connaissance puisse leur suffire. Il s'est donc réservé votre foi, et a soumis le monde à vos sens; mais il n'a pas permis que l'une et l'autre révélation fussent claires; il les a enveloppées d'obscurité, pour exercer votre pensée et la récompenser par les découvertes de faits sublimes. Sur les choses divines j'attends de vous les plus hautes lumières; mais quant aux choses humaines, je crains pour vous qu'une longue erreur ne vous ait aveuglés; car je pense que vous êtes convaincus que vous jouissez d'un état prospère et florissant des sciences. Permettez-moi de vous prier encore de ne point voir de richesse ni d'utilité dans les connaissances que vous possédez, de ne point vous imaginer que vous êtes parvenus à un degré bien élevé, que vous n'avez aucun voeu à former, et que vos travaux sont accomplis ; voyez les choses différemment. [4] Dans tout cet étalage d'écrits dont les sciences sont si vaines et si orgueilleuses, cherchez quelles lumières ils apportent ; examinez-les bien de près, et partout vous ne retrouverez que des répétitions infinies des mêmes sujets : vous ne verrez de variété que dans le style, la coordination, les exemples et le luxe de typographie; mais quant à leur fond, leur valeur et leur véritable influence, ce n'est qu'une suite de redites et de pauvres copies; de manière qu'au milieu de cette richesse il y a pénurie, et que dans ce jeûne on éprouve la satiété. Et s'il m'était permis d'user de l'intimité de nos entretiens pour plaisanter à ce sujet, je vous dirais que votre science me parait ressembler beaucoup à la table d'un Amphitryon de Chalcide. Interrogé par ses hôtes comment il avait pu se procurer une si grande variété de gibier, il répondit que tous les mets avaient été préparés avec un porc domestique. Certes, vous ne nierez pas que toute cette variété n'est autre chose qu'une faible partie de la philosophie des Grecs, et non pas même celle qui a été nourrie dans les bois et les forêts de la nature, mais qui a été renfermée dans les écoles et les cellules, comme un animal qu'on a engraissé à la maison. Retranchez en effet les Grecs, et même un petit nombre, que peuvent présenter les Romains, les Arabes ou les savants de notre temps, qui ne soit tiré d'Aristote, de Platon, d'Hippocrate, de Galien, d'Euclide et de Ptolémée? Possédez-vous autre chose que leurs données? Vous voyez donc que vos espérances et votre bien-être reposent presque sur six têtes et six intelligences assez étroites. Et cependant Dieu ne vous a pas donné des âmes raisonnables pour que vous portiez à des hommes le tribut que vous lui devez, c'est-à-dire votre foi, qui n'appartient qu'à la Divinité; il ne vous a pas accordé une forte et puissante perception de sens pour contempler les oeuvres de quelques hommes, mais bien pour étudier les siennes, le ciel et la terre. En célébrant ses louanges, en adressant des hymnes à votre auteur, joignez-y dans vos cantiques, si vous le voulez, les noms de ces hommes ; rien ne vous en empêche. Et d'ailleurs cette science qui est à la fois à vous par l'usage que vous en faites, et aux Grecs par son origine, et qui étale un si grand appareil, quel genre de sagesse a-t-elle emprunté à ses auteurs? car leur philosophie a été très variée. Or la variété est contraire à la vérité, bien qu'elle n'implique pas l'erreur; elle est à la vérité ce qu'est l'arc-en-ciel au soleil, la plus faible et la plus débile en quelque sorte de toutes les images, mais quelquefois c'est une image. Aristote (c'était aussi un Grec) nous a ensuite dépouillés de cette variété ; sans doute, à mon avis, pour égaler les hauts faits de son royal et conquérant élève. On a fait de cet élève (si j'ai bonne mémoire) l'éloge suivant : "Felix terrarum praedo, non utile mundo Editus exemplum, terras tot posse sub uno Esse uiro". {Cfr. Lucain, La Pharsale, X, 21 et 25} [5] Ne pourrait-on pas appeler le maitre "felix doctrinae praedo" ? Peut-être serait-ce trop sévère ; mais la suite de l'éloge peut fort bien s'appliquer à lui, car il n'a nullement été utile à l'humanité celui qui a enchaîné tant de hauts génies et tant d'esprits libres. Vous savez donc maintenant, mes fils, combien vos ressources sont faibles, et de quel petit nombre d'hommes elles vous viennent; car, pour toute richesse, vous n'avez que les contributions de quelques philosophes. Examinons ensuite l'utilité de votre doctrine. - Mais quelle voie, je ne dis pas obtiendrons-nous, car vous êtes favorablement disposés, mais inventerons-nous et préparerons-nous pour parvenir à vos âmes et à vos sens? car c'est chose difficile. Comment ferons-nous jaillir et éclater les lumières naturelles, et en dégagerons-nous les fausses lueurs étrangères qui les absorbent ; comment enfin nous donnerons-nous à vous, pour que nous vous rendions à vous-mêmes. Des préjugés sans nombre se sont établis ; on s'est imbu de faux principes, et après les avoir adoptés on les a repandus. Les théologiens ont souvent puisé à cette philosophie, et ont fondé une sorte de doctrine spéculative dans laquelle les deux sciences se sont trouvées combinées. Les hommes publics, qui regardent comme un point fort important pour leur reputation d'être considérés comme savants, ont surchargé de passages puisés à cette source leurs écrits et leurs discours. On a aussi, mes fils, forgé à dessein des mots et des expressions dictés par cette même philosophie et appropriés à ses idées et à ses préceptes, de sorte qu'en apprenant à parler, vous vous êtes nécessairement imbus et pénétrés d'un monde d'erreurs que je ne qualifierai pas pour le moment. Et non seulement, l'usage général les a confirmés, mais ils ont été en quelque sorte consacrés par la sanction que leur ont donnée les académies, les collèges, les différents ordres, je dirai presque les gouvernements. Vous-mêmes , y renoncerez-vous sur-le-champ? Vous le conseillons-nous? Non, mes fils, je ne vous le demande pas; je ne veux pas vous dépouiller des fruits de votre philosophie, je veux vous en laisser jouir, et il n'entre pas dans mon dessein de vous isoler de la société. Continuez à faire usage de la philosophie que vous avez acquise, à puiser dans son sein des arguments pour vos discussions, à en orner vos discours; qu'elle serve à vous donner de l'importance auprès des hommes vulgaires ; car la véritable philosophie vous sera peu utile pour de tels usages : elle n'est pas à notre disposition, ne se saisit pas en passant, ne peut être employée comme l'ornement secondaire de nos connaissances acquises, ne descend pas à la portée du vulgaire, si ce n'est par son utilité et ses oeuvres. Conservez-les donc toutes deux, et faites-en usage selon le besoin et l'occasion ; dans vos rapports avec la nature servez-vous de la nôtre, et dans vos rapports avec le peuple ayez recours à l'autre. Il n'est en effet personne d'une intelligence supérieure à qui il ne soit arrivé d'avoir réprimé ses forces devant un autre homme d'une intelligence inférieure, et qui ne se soit en un mot dépouillé de ses moyens pour se mettre à la portée d'un autre! Pour me servir, selon ma coutume, d'un expression familière, voici le conseil que je vous donne : "Possédez Lais, pourvu que Lais ne vous possède pas. » Supportez la loi du préjugé, donnez-vous aux autres, mais ne vous rendez pas; conservez-vous pour une société plus digne. Et ce que nous vous demandons est d'autant moins difficile à accorder que les biens que vous possédez continueront à être une source de profit et d'honneur; vous pourrez donc entendre plus facilement mettre ces mêmes biens en doute sous le rapport de la vérité et de l'utilité. - Or, je suppose que vous soyez venu le mieux disposé du monde à faire dans ce bien même abnégation entière de tout ce que vous avez cru et appris jusqu'ici, à renoncer aux opinions reçues et à vos idées ; il n'en faudrait pas moins en venir à la démonstration de la vérité; et pourtant c'est le point qui nous arrête : nous savons à peine de quel côté nous tourner pour vous pénétrer d'une chose si imprévue et si nouvelle. Certes le principe de discussion nous est enlevé, puisque nous ne sommes pas d'accord avec vous sur les principes. L'espoir de vous convaincre nous est aussi refusé, puisque nous avons mis en doute et que nous avons même attaqué les démonstrations qui sont actuellement en usage. Dans une telle situation d'esprit , la vérité même peut échouer auprès de vous. Il me faut alors préparer votre intelligence avant de l'instruire, guérir vos esprits avant de les exercer, nettoyer enfin l'aire de votre entendement avant d'y construire, et c'est dans ce but que vous vous êtes réunis aujourd'hui. La manière dont nous discuterons le point en question, et la générosité dont nous ferons preuve, nous inspirent l'espérance du succès. - Vous le savez, mes fils, il y a dans l'âme humaine, quelque occupée et assiégée qu'elle soit d'ailleurs, une partie pure d'entendement, toujours ouverte à la vérité; on y pénètre par une pente légèrement inclinée. C'est par là, mes fils, que j'espère parvenir à vous convaincre. Vous et moi, dépouillons-nous du caractère d'hommes savants, si tant est que nous le soyons, et devenons pour ainsi dire des hommes ordinaires ; oublions la nature des choses et ne tirons nos interprétations que de certains signes extérieurs; car c'est un moyen qui nous est ouvert comme à tous les hommes. Votre doctrine, comme je l'ai déjà dit, vous est venue des Grecs. Quel était le caractère de cette nation? Je n'entrerai pas, mes fils, dans les causes de sa décadence; je ne répéterai ni n'imiterai les raisonnements que d'autres ont déjà faits à ce sujet. Je dirai seulement que ce fut toujours un peuple brouillon et bavard, caractère tout-à-fait contraire à la sagesse et à la vérité. Et ici je dois rapporter les paroles adressées par un grand-prêtre égyptien à un des plus grands hommes de la Grèce {Solon} , et citées par un illustre écrivain {Platon} de la même nation. Ce grand-prêtre sans doute les caractérisa avec une admirable justesse quand il dit : "Grecs, vous serez toujours des enfants." {Platon, Timée, p. 22b} N'a-t-il pas deviné juste? très juste en vérité; car les Grecs ont été éternellement des enfants, et cela non seulement dans l'histoire et dans leurs récits, mais beaucoup plus encore dans la contemplation de la nature. Et comment cette philosophie ne ressemblerait-elle pas aux contes de l'enfance, quand elle n'a su que babiller, sans avoir jamais pu rien trouver ni produire? Ne s'est-elle pas toujours montrée ridicule dans ses discussions et pauvre dans ses oeuvres? Souvenez-vous donc, comme dit le prophète, avec quelle pierre vous avez été ciselés, et rappelez-vous parfois que la nation qui vous sert de modèle est grecque.