[0] PORTRAITS, moraux et politiques, de Jules-César et d'Auguste. JULES-CÉSAR, durant sa première jeunesse, essuya des disgrâces qui, en diminuant sa présomption, et en donnant à son âme plus de ressort, de vigueur et d'activité, lui furent ainsi doublement avantageuses. Il eut, avec un caractère inquiet et turbulent, un jugement rassis et un esprit reposé, comme le prouvait assez cette aisance et cette grâce avec laquelle il se développait, pour ainsi dire, par ses actions et ses discours. Jamais mortel ne sut prendre son parti plus promptement, ou s'exprimer avec plus de netteté. Dans tout ce qu'il disait ou faisait, on ne voyait ni gène, ni contrainte, ni embarras, ni gaucherie. Quant à ses desseins et à ses vues, jamais il ne se reposait sur ses acquisitions, mais il tendait toujours au-delà du terme où il était arrivé ; et à quelque élévation qu'il fût parvenu, il voulait monter encore, de manière toutefois que ce n'était point un dégoût précoce qui le faisait passer ainsi d'un objet à un autre ; mais il laissait, entre chacune de ses entreprises et la suivante, l'intervalle convenable, et passait de l'une à l'autre sans précipitation ; car jamais homme n'acheva plus complétement ce qu'il avait commencé. Aussi voit-on qu'après tant de victoires décisives, et dans un temps où il semblait pouvoir se reposer dans une parfaite et entière sécurité, il ne négligea point ces restes de la guerre civile qui fermentaient encore en Espagne, mais qu'il s'y porta en personne pour les étouffer, et qu'après avoir terminé cette fin même de la guerre civile, tout étant désormais pacifié, il s'occupa aussitôt d'une expédition contre les Parthes. Il eut sans doute une âme grande et élevée ; mais c'était une grandeur d'âme tendant plutôt à son propre agrandissement, qu'à celui de sa patrie ; et son intérêt personnel fût le centre constant de ses actions; genre de caractère conséquent auquel il dut les succès les plus éclatants, et une prospérité presque continuelle : car, ni l'amour de la patrie, ni la religion, ni le devoir, ni l'amitié, ni les liens les plus sacrés, ne l'arrêtaient dans sa course, et ne le détournaient de son but. Il n'était pas non plus fort jaloux d'éterniser ce qu'il avait fait; car on ne le vit jamais occupé à donner de la stabilité à ses institutions, ou à ériger des monuments durables. Mais, comme nous venons de le dire, il semblait ne tout rapporter qu'à lui seul; et le terme de ses entreprises ne s'étendait pas au-delà de sa propre existence : ce fut assez pour lui de rendre son nom célèbre (ce qui lui paraissait importer quelque peu à ses desseins) ; plus jaloux de posséder réellement la souveraine puissance, et d'en jouir, que d'en être ou d'en paraître digne. Il n'aimait point la gloire et l'estime publique pour elle-même, mais seulement comme un instrument de puissance. Ce fut plutôt par une sorte d'élan naturel, que, d'après un plan réfléchi, et une ambition tempérée par des principes moraux, qu'il tendit à se rendre maître de tout. Cette sorte d'ambition, il est vrai, lui concilia la faveur de cette partie du peuple qui était sans considération, mais le rendit suspect aux patriciens, aux magistrats, et autres personnages éminents, qui, étant jaloux de conserver leur importance, leur considération et leur autorité qu'il mettait en danger, le taxèrent de cupidité, d'ambition et d'audace ; reproche qui n'était que trop fondé, car la vérité est qu'il était d'un naturel très audacieux, peu sensible à la honte, peu scrupuleux et supérieur à tout respect humain, à moins qu'il n'eût, les plus puissants motifs pour affecter une telle délicatesse. Cependant cette audace même était de telle nature, qu'on ne pouvait la qualifier de témérité; elle n'avait rien de choquant ni d'odieux, rien qui pût donner une opinion défavorable de son caractère. Elle semblait avoir son principe dans une sorte de candeur ou d'ingénuité naturelle, et être un don, un privilège attaché à son illustre naissance. Dans sa vie privée, ainsi que dans sa vie publique, il évitait, avec tant d'adresse, tout soupçon de manège, d'artifice et de fourberie, qu'il paraissait franc et ouvert, quoiqu'il fût réellement très couvert, très dissimulé, et si méthodique, qu'il ne donnait rien à la nature, que l'art n'eût approuvé : on n'apercevait toutefois en lui ni art, ni affectation, et il semblait ne faire que suivre son naturel et son génie ; aussi ne se permettait-il aucun artifice bas, ni aucune ruse avilissante et semblable à celles auxquelles des hommes qui, n'ayant pas d'aussi grandes ressources en eux-mêmes, et étant réduits à s'étayer de celles des autres pour conserver leur crédit et leur autorité, sont obligés d'avoir recours. Car il connaissait à fond toute la marche des actions humaines ; et pour peu qu'un dessein fût important, il n'en confiait l'exécution à aucun autre, mais l'exécutait en personne. Il évitait, avec beaucoup de dextérité, tout ce qui aurait pu le rendre odieux; et pour prévenir cet inconvénient, il ne balançait pas à sacrifier sa considération et son honneur même. Content, de la réalité du pouvoir, il méprisa, presque durant toute sa vie, le faste et le vain appareil de la puissance. Cependant, sur la fin, rassasié de sa propre grandeur, ou subjugué par la flatterie, il brigua aussi les marques extérieures du pouvoir souverain, le titre de roi, le diadème, etc. imprudence qui fut cause de sa perte. Il avait aspiré, dès sa première jeunesse, à la souveraine puissance; à quoi il avait été excité par l'exemple de Sylla, par sa parenté avec Marius; par émulation contre Pompée ; par les troubles et la corruption des moeurs de son temps. Mais il sut se frayer le chemin au trône avec un art admirable et une méthode qui ne se démentit jamais; d'abord, par le moyen de la faction populaire et des brigues séditieuses; puis par l'éclat de ses expéditions militaires et par la force des armes. En effet, il fallait qu'il commençât par ruiner entièrement l'autorité du sénat ; car, tant qu'elle aurait subsisté, il n'aurait pu prétendre à aucun pouvoir extraordinaire et excessif après quoi il fallait qu'il abattit la puissance de Crassus et de Pompée; dessein qu'il ne pouvait exécuter que par les armes. Aussi ce grand maître dans l'art d'établir sa fortune, sut-il en élever par degrés l'édifice, en achetant les suffrages du peuple, en corrompant les juges par des présents, en faisant reparaître les trophées de Marius, et en relevant ce parti (le sénat et les patriciens étant attachés à la faction de Sylla), par des lois agraires, par la connivence de plusieurs tribuns séditieux, qui n'étaient que ses instruments, et qu'il opposait au sénat; par l'affreux complot de Catilina, et d'autres conjurations du même genre, qu'il favorisait secrètement; par l'exil de Cicéron, dont la cause était celle du sénat, et qui était le principal appui de ce corps; par une infinité de moyens de cette nature; mais surtout en réconciliant Pompée avec Crassus, et en se liguant avec eux. Ce premier point une fois gagné, il tourna toute son attention vers l'autre, et parvint, en peu de temps, à se procurer le second genre de ressources. S'étant fait donner le proconsulat des Gaules, d'abord pour cinq ans, puis pour cinq autres années, lorsqu'il se vit à la tête de plusieurs légions très aguerries et maître d'une province aussi opulente que belliqueuse, il commença à menacer l'Italie; car il ne doutait point qu'une fois qu'il serait appuyé de la puissance militaire, ni Crassus, ni Pompée ne pourraient tenir devant lui; l'un, qui était déjà fort âgé, comptant trop sur ses richesses, et l'autre, dont le crédit commençait à décliner, se fiant trop à sa réputation ; en un mot, ni l'un, ni l'autre n'ayant de puissance réelle ni de ressources comparables aux siennes. Tout lui réussit à souhait, surtout lorsqu'après avoir eu l'adresse de gagner un à un, par des services personnels, par de riches présents et des promesses encore plus magnifiques, la plupart des sénateurs, des magistrats et de ceux qui avaient quelque crédit, il n'avait plus à craindre qu'il se formât contre lui quelque ligue assez puissante pour faire obstacle à ses desseins, jusqu'à l'époque où il se proposait d'attaquer la république. Enfin, lorsqu'il se décida à exécuter ce dessein si longtemps médité et préparé, il ne leva pas encore le masque ; mais, par l'apparente équité de ses demandes, par d'insidieuses propositions de paix, et en usant avec modération de ses succès, il sut rejeter sur le parti contraire tout l'odieux de la guerre civile, et paraitre n'avoir pris les armes que par nécessité et pour sa propre sûreté. Mais le vrai dessein que couvraient tous ces prétextes et cette longue dissimulation, parut enfin à découvert, lorsqu'après avoir entièrement terminé la guerre civile, détruit ou écarté tous les rivaux qui pouvaient lui donner de l'inquiétude, et pris possession de la souveraine puissance, il ne pensa point à rétablir la république, en abdiquant la dictature, et ne daigna pas même feindre d'en avoir le dessein : ce qui prouve clairement qu'il avait toujours aspiré à la tyrannie, et avait tardé, jusqu'au moment de l'exécution, à manifester ce dessein. Il serait inutile de dire qu'il ne fit que profiter d'une occasion favorable; car ces occasions il les provoqua et les fit naître lui-même. Ce fut surtout dans la guerre que brilla son génie, et qu'il fit preuve de talents si supérieurs, que, non content d'exceller dans le commandement d'une armée, il créait lui-même cette armée : s'il brillait par la justesse de ses dispositions et par la vigueur de l'exécution, il n'excellait pas moins dans l'art de manier les esprits ; et s'il s'en rendait maître, ce n'était pas seulement par des châtiments sévères, par la crainte du déshonneur, et par tous ces moyens qu'emploie une vulgaire discipline, pour accoutumer le soldat à une exacte et prompte obéissance, mais par une méthode qui n'était qu'à lui, et dont l'effet était d'inspirer à ses soldats une telle audace et un tel courage, qu'il semblait envahir la victoire ; méthode qui les attachait fortement à ses intérêts, et leur inspirait, pour sa seule personne, un dévouement très dangereux dans un état libre. Comme il était consommé dans toute espèce de guerres, il n'y avait plus pour lui d'accident si imprévu, qu'il n'eût toujours un remède prêt, ni de disgrâce dont il ne sût tirer avantage. Il réservait pour sa personne le rôle qui lui convenait. Durant une bataille décisive, il se tenait dans sa tente, d'où il faisait porter ses ordres par ses aides-de-camp ; disposition dont il tirait un double avantage ; car, en premier lieu, il exposait moins sa personne ; puis, lorsque ses troupes commençaient à plier, il rétablissait le combat par sa seule présence, qui tenait lieu d'un renfort et d'une réserve. Dans les guerres qu'il fit en personne, il ne se contenta pas d'imiter des modèles, soit par rapport aux moyens et à l'appareil militaire, soit relativement aux opérations d'une campagne, mais il fut lui-même créateur à ces deux égards, et son fécond génie inventa une infinité de moyens nouveaux et toujours bien appropriés aux circonstances où il les imagina. Il fut assez 'constant dans ses amitiés, servant toujours ses amis avec zèle, ayant beaucoup d'indulgence et de complaisance pour eux. Cependant, par le choix même de ses liaisons, on voyait assez qu'il voulait trouver dans ses amis des instruments utiles à ses desseins, et non des obstacles. Mais, comme il était porté, par son naturel et par une résolution fixe, à vouloir non pas simplement tenir le premier rang parmi les personnages les plus distingués, mais commander à des hommes parfaitement soumis, il se choisit pour amis des hommes peu considérés, mais actifs, intelligents, et dont il était l'unique ressource. De là ce serment qu'ils faisaient : "je consens à mourir, pourvu que César vive"; et autres preuves semblables de leur parfait dévouement à sa personne. Quant aux personnages plus distingués, ou ses égaux par le rang, il ne se liait avec eux qu'autant qu'il y trouvait son avantage. Généralement parlant, il ne contractait point de liaisons qui ne pussent lui être utiles ; mais il n'admettait dans son intimité que des personnes auxquelles il tenait lieu de tout. Il n'avait fait que des progrès médiocres dans les lettres et dans les sciences, n'en ayant pris que ce qui pouvait s'appliquer à la pratique, et être de quelque usage dans la vie active : par exemple, il avait étudié l'histoire avec beaucoup de soin. Il connaissait tout le poids et toute la force d'un mot bien choisi et placé à propos; et son plan étant d'attribuer à sa fortune la plus grande partie de ses succès, il voulut paraître avoir de grandes connaissances sur le cours et l'influence des astres. Son élocution était pure, facile, coulante et naturelle. Il était porté par tempérament à la volupté, et s'y livrait sans mesure ; ce qui, durant sa première jeunesse, lui servit à couvrir ses desseins, personne ne pouvant se persuader qu'un homme d'un tel caractère, et si adonné à la volupté, pût être dangereux. Mais il jouissait avec méthode, et réglait ses plaisirs de manière qu'il en tirait avantage, ou du moins qu'ils ne nuisaient point à ses plus grands intérêts, et qu'ils donnaient à son âme une nouvelle vigueur, au lieu de l'affaiblir. César était fort sobre, et indifférent sur le choix des mets. Il était gai et magnifique dans les jeux, les festins, les spectacles et les fêtes publiques. Tel fut cet homme extraordinaire; et ce qui avait d'abord été pour lui le principal moyen de s'agrandir, finit par lui être funeste ; je veux dire sa popularité et le soin qu'il avait de se rendre agréable à la multitude. Car rien de plus populaire que de pardonner à ses ennemis ; mais, cette vertu même, ou cette affectation, fut la vraie cause de sa perte.