[11] XI. Outre les difficultés générales des sciences et des connaissances humaines, l'histoire naturelle, surtout la partie de la physique expérimentale, rencontre d'autres préjugés et d'autres obstacles particuliers. Car quelques-uns de ses praticiens en ont grandement affaibli le crédit et la confiance; ces hommes, vains et futiles, les uns par crédulité, les autres par imposture, ont accablé le genre humain de promesses; ils ont été jusqu'à avancer qu'ils pouvaient prolonger la vie, retarder la vieillesse, soulager les douleurs, corriger les défauts naturels, tromper les sens, arrêter et exciter les maladies, verser les lumières et même le génie dans les facultés intellectuelles, transmuter les substances, multiplier à l'infini les mouvements, empreindre l'air et en changer l'état, prédire l'avenir, représenter l'image du passé, révéler les secrets, et beaucoup d'autres frivolités semblables. Je pense que celui qui a exprimé le jugement suivant sur ces charlatans a beaucoup approché de la vérité : "Il y a", dit-il, "autant de différence entre les hableries de ces hommes et les arts véritables de la philosophie qu'il y en a entre les combats de Jules César et d'Alexandre et ceux d'Amadis de Gaule ou d'Arthur de Bretagne dans l'histoire.» (Cfr. Novum organum, aphorisme LXXXVII). Nul doute en effet que ces illustres capitaines n'aient accompli de plus grands exploits que ceux que les romans attribuent à ces héros fantastiques; mais ils ont employé pour cela des moyens et des mesures qui ne tenaient en rien de la fable et du prodige. Il ne serait donc pas juste de refuser créance à l'histoire véridique, parce qu'elle a parfois été faussée et violée par la fiction. Car bien qu'Ixion ait engendré les Centaures d'une nuée, fantôme imaginaire, Jupiter n'en a pas moins engendré de Junon Hébé et Vulcain, c'est-à-dire des images admirables et divines de la nature et de l'art. Refuser de croire à tout indistinctement, bien qu'on sache qu'il y a quelques vérités, c'est, selon moi, le comble de l'absurdité. J'en ai conclu toutefois : que la voie de la vérité était depuis longtemps fermée ou du moins bien rétrécie par de telles jongleries, et que les extravagances de certains charlatans étouffent même de nos jours toute élévation d'idée. [12] XII. On trouve dans l'esprit humain un penchant naturel que fortifient encore l'opinion générale et les vices de l'éducation, et qui a arrêté et détourné les progrès de l'histoire naturelle ou physique expérimentale. Cette opinion ou pensée orgueilleuse et funeste est que la majesté de l'esprit humain s'abaisse en s'occupant longtemps et entièrement d'expériences et de particularités qui tombent sous les sens et purement matérielles ; car on considère généralement les spéculations de ce genre comme un travail pénible, un sujet peu relevé de méditation et de style, une pratique grossière, enfin comme une science d'une étendue infinie et un recueil de misérables subtilités. En conséquence on la rejette comme ne convenant nullement à la gloire des arts. Cette opinion ou disposition d'esprit a été beaucoup fortifiée par une autre non moins orgueilleuse ni moins fausse, qui avançait que la vérité est en quelque sorte une qualité indigène de l'intelligence humaine et qu'elle ne vient pas d'autre part; et que les sens excitent plus qu'ils n'instruisent l'entendement. [13] XIII. Ce n'est pas seulement des faits qui s'expliquent difficilement qu'il faut chercher à savoir quelque chose ; car il peut arriver que la fortune du genre humain brise ces entraves et surmonte ces obstacles. Il faut encore s'assurer par le plus sévère examen de ce que peut être telle philosophie reçue de nos jours ou tout autre philosophie de l'antiquité poussée sur nos rivages comme les épaves des naufrages. Je trouve que l'histoire naturelle que nous avons reçue des Grecs n'est guère qu'un enfantillage de la science, puisque, ainsi que les enfants, elle se montre prompte à babiller, inhabile et impuissante à produire. C'est en vain qu'Aristote, qui passe pour le prince unique de cette philosophie, n'abordant pas même la nature et n'en ayant rien tiré, fut versé dans les notions communes de son temps et s'occupa de les rapprocher, de les opposer l'une à l'autre et de les préciser. Au surplus, que peut-on attendre de solide de celui qui a prétendu faire sortir le monde de ses catégories, et quelle importance y a-t-il à ce qu'on ait posé comme principes des choses la matière, la forme et l'exclusion ou la substance, la qualité et la relation. Mais ce n'est pas encore le moment d'insister sur de pareilles questions; car comment songer à fonder une juste critique, avant d'être tombé d'accord des principes et des modes de démonstration? D'un autre côté, il y aurait une légèreté indigne du sujet qui nous occupe, et partant une sorte d'arrogance, à prétendre faire justice par la plaisanterie d'un homme investi d'une si grande autorité, je dirais presque de la dictature en philosophie ; ce qui n'a pas empêché qu'avec une dialectique qu'il ne puise qu'en lui, ce dont il se glorifie trop largement, il ait corrompu la science naturelle. Certes, pour en finir avec ce philosophe, Platon fit preuve d'un génie plus élevé en tournant autour de la connaissance des formes et n'appliquant pas seulement l'induction aux principes, mais à toutes les matières, quoiqu'au fond ce soit bien en vain qu'il ait montré ces deux tendances, attendu qu'il n'a jamais saisi que des formes abstraites, et admis que des inductions vagues. Quiconque regardera avec quelque attention au fond des écrits et dans l'esprit de ce philosophe s'assurera qu'il ne s'est occupé de la philosophie naturelle que tout juste autant qu'il le fallait pour son nom de philosophe et le soin de sa réputation, ou pour qu'il en rejaillit un certain reflet de grandeur sur ses doctrines morales et politiques. Il n'a pas moins faussé par sa théosophie qu'Aristote par sa dialectique le véritable aspect de la nature ; et, s'il faut parler vrai, il a touché d'aussi près au rôle de poète que l'autre au rôle de sophiste. Au moins est-il permis de puiser à leurs sources mêmes les spéculations de ces derniers, puisque les monuments de leurs oeuvres existent, tandis qu'il en est autrement de Pythagore, Empédocle, Héraclite, Anaxagore, Démocrite, Parménide, Xénophon et autres, des opinions desquels nous ne connaissons que des fragments, et encore par l'organe des interprètes et la voie de la tradition, ce qui exige de notre part, pour compenser l'injustice du sort à leur égard, un examen plus scrupuleux et une plus grande intégrité de jugement. C'est donc avec le soin le plus minutieux, avec le zèle le plus scrupuleux, que j'ai consulté, recueilli sur ces opinions jusqu'aux plus faibles murmures, et ce n'est pas avec moins de ponctualité, d'exactitude, que j'ai cherché à débrouiller et vérifier tout ce qu'on en peut découvrir dans la controverse d'Aristote, les citations de Platon et Cicéron, le recueil de Plutarque, les vies de Laërce, le poème de Lucrèce, ou ailleurs en tous autres mémoires ou traditions. Et d'abord il n'y a pas de doute que, si les opinions de ces philosophes se trouvaient consignées dans leurs propres ouvrages, elles offrissent alors une plus grande consistance, résultat de l'harmonie et le soutien réciproque des diverses parties d'un même système et de leur concentration par la démonstration ; ce qui explique pourquoi, ainsi morcelées, elles nôus paraissent faibles et ce qui m'a préservé de la juger avec trop de dédain. J'ai encore eu occasion de remarquer, au milieu de vues si diverses, nombre d'aperçus pleins de sens et de maturité, quant à l'observation de la nature et à l'assignation des causes, quoique d'autres sur d'autres points, comme cela arrive assez souvent, aient été plus heureux. Seulement les découvertes et les sentences de Pythagore, bien que ses Nombres touchent peut-être par quelque endroit à la physique, ont été en majeure partie telles qu'on les dirait plutôt propres à fonder un ordre religieux qu'à inaugurer une école de philosophie, ce qu'au surplus l'événement confirma; car cette discipline était plus dans le goût des manichéens et des mahométans que dans celui des philosophes. D'autres philosophes se sont aussi occupés de physique, et il en est parmi eux qui, dans les fouilles profondes et intelligentes qu'ils ont faites de la nature, sont allés beaucoup plus loin qu'Aristote. On l'a donc supplanté à la manière des princes ottomans qui égorgent leurs frères pour régner à leur place, et en cela on n'a fait qu'accomplir le voeu général. Au surplus, mon jugement sur Aristote et ces autres philosophes grecs n'est pas différent. Leurs jugements et leurs systèmes sont comme les divers sujets des diverses fictions scéniques arrangées pour un dénouement quelque peu vraisemblable, les unes avec plus d'élégance, les autres avec moins de soin et d'habileté, et ils offrent un caractère particulier aux fictions de ce genre; c'est de plaire davantage et de sembler de meilleur aloi que des récits vrais. Or ces doctrines publiées et répandues n'ont pu suffire pour épuiser les divagations et les erreurs de l'esprit humain, et si les moeurs et les tendances politiques de ces temps n'eussent été contraires et hostiles à toute innovation de ce genre, même purement spéculative, nul doute que beaucoup d'autres sectes se fussent produites en philosophie naturelle. En effet, de la même manière qu'en astronomie, aux yeux de ceux qui croient que la terre tourne, comme pour ceux qui expliquent la même chose par des mouvements excentriques et concentriques, la question des phénomènes célestes et les débats qu'elle a engendrés ne se dessinent et se prononcent pas plus en faveur de l'un que de l'autre système, jusqu'à ce point que les calculs des tables coïncident avec les deux; de même, et plus communément encore, en philosophie naturelle, pourra-t-on voir se formuler plusieurs théories très discordantes entre elles, mais pourtant d'accord avec elles-mêmes, quoique faisant un abus égal et tirant un parti différent des indications vulgaires sur lesquelles en ces sortes de matières porte d'ordinaire notre critique. Aussi n'avons-nous pas manqué de gens qui, de notre temps et de celui de nos pères, ont élucubré de nombreux systèmes de philosophie naturelle. Télésio, nous ne l'avons pas pu encore oublier, s'est mis en scène pour nous débiter une nouvelle fable plus vraisemblable, quant au fond du sujet, que digne d'applaudissement pour l'art de la composition, et il n'y a pas si longtemps que Fracastor, sans prétendre faire secte, a cependant en ce genre assez libéralement usé de la liberté de l'esprit de recherche et d'induction. Cardan aussi n'a pas moins osé, mais il est vrai d'une manière plus superficielle. Et dernièrement encore n'avons-nous pas vu un contemporain, Gilbert, qui, après avoir très laborieusement, avec une grande force et tenue de jugement, comme à grand renfort d'expériences, persécuté la nature de l'aimant, s'est aussitôt avancé comme le chef d'une nouvelle école en philosophie naturelle, et n'a pas craint de tourner en dérision le nom de Xénophane pour la manière de voir duquel il penchait. Ces philosophes et leurs imitateurs présents et futurs ne peuvent donc manquer d'aller grossir la tourbe des anciens. C'est toujours de leur part l'unique et même façon de procéder, c'est-à-dire que ce sont toujours des hommes qui prononcent sur un petit nombre de données, qui ne font d'habitude qu'effleurer la nature, et qui, lorsqu'il leur arrive de pénétrer un peu dans son sein, ne s'y décident nullement pour la vérité des contemplations ou l'utilité des applications. En effet, de tant de philosophies élaborées et pratiquées pendant l'espace de tant d'années, on serait embarrassé de citer une seule expérience qui tende au soulagement de l'humanité ou à l'accroissement de ses ressources, et qu'on puisse à juste titre rattacher aux spéculations de ce genre. Que dis-je? la conception d'Aristote sur les quatre éléments, à laquelle il a donné plutôt de l'autorité que de la base, et qui, avidement adoptée par les médecins, a entraîné après soi les doctrines liées entre elles des quatre tempéraments, des quatre humeurs et des quatre propriétés essentielles, est apparue comme une mauvaise et fatale étoile dont l'influence a profondément stérilisé le champ de la médecine ainsi que celui de plusieurs parties de la physique, vu que les esprits, se laissant facilement séduire par tout ce qu'il y a de bien arrangé et pondéré en de telles inepties, s'arrêtent là et ne songent à rien de mieux. En attendant, la multitude des questions et controverses qui se sont élevées au sujet des philosophies de ce genre, flotte et bourdonne de tous côtés, au point que ces philosophies me paraissent une vivante reproduction de cette fable de Scylla, dont le corps, ommençant par le buste d'une vierge, se terminait, à partir de la ceinture, par des monstres aboyants qui s'y cramponnaient. C'est ainsi que ces doctrines présentent au premier aspect des parties nobles et belles ; mais lorsqu'on en vient aux parties de la génération et qu'il s'agit pour elles de produire, dès lors, à la place d'un fruit sain et robuste, on ne trouve plus que chicanes et inquiètes controverses. Toutefois n'omettons pas de remarquer que tout ce qui a été dit pour renverser telles ou telles doctrines encore debout accuse ces doctrines, et nullement le génie et les travaux de ceux qui les ont posées. Plus en effet on est d'abord puissant d'effort et de génie, plus, dès qu'une fois on n'est plus guidé par la lumière de la nature, par l'histoire et l'évidence des faits particuliers, on s'enfonce, on s'entortille dans les sinuosités les plus abstruses, les cavernosités des fantômes et des idoles de l'esprit humain. Il ne faudrait pas au reste se figurer que, si on fait ici le procès aux théories philosophiques générales, on prétende absoudre de tout blâme les déterminations de causes secondes dont il est ordinairement question dans les ouvrages de ces philosophes; car celles-ci ne valent pas mieux que celles-là, non pas tant parce qu'elles en sont une dépendance que parce qu'elles ne témoignent d'aucune sévérité d'examen, ne poussant leurs déductions, sans jamais pénétrer au coeur de la nature, que jusqu'aux notions du domaine commun, qui se présentent tout d'abord, et où l'esprit humain puisse étourdiment se mettre à l'aise et s'établir avec complaisance, offrant toujours ce défaut, commun à tout le reste, que si les expériences et phénomènes récents, cohérents entre eux comme les diverses parties d'un même tissu, s'y rattachent exactement à d'autres plus anciens, la chose a lieu sans qu'il en résulte jamais la fixation d'aucune détermination, d'aucane règle qui mettent sur la voie d'expériences ou de phénomènes tout-à-fait nouveaux ou non encore connus. Or, après avoir ainsi parcouru les rivages de ces philosophies, en portant mes regards tout autour de moi, je les ai laissés tomber sur le sanctuaire de l'antiquité, lequel m'est apparu comme un défilé obscur et enveloppé de nuages, et j'ai vu que, si je ne m'étais pas imposé une aussi grande sincérité avec les hommes, il ne me serait pas difficile de leur persuader que chez les anciens sages, longtemps avant que les Grecs occupassent eux-mêmes la scène, la science de la nature, sans faire autant de bruit, ne jetait pas moins d'éclat ; et qu'ainsi, selon la tendance des hommes nouveaux, chez lesquels l'estime d'une race antique croit en proportion des disputes et supputations de généalogie auxquelles elle a donné lieu, il serait plus solennel de rattacher à ces connaissances primitives celles des temps modernes. Mais, fort de l'évidence des choses, je repousse toute condition d'imposture, et, quelle que puisse être mon opinion sur les temps dont nous parlons, je ne pense pas que, relativement à la question qui nous occupe, il nous importe plus de savoir si les dernières découvertes ont été de tout point inconnues aux anciens, et si le coucher et le lever de ces astres de l'intelligence ne doivent pas être attribués aux vicissitudes du temps que, de constater si le nouveau monde ne serait point par hasard l'ancienne Atlantide, et s'il aurait été connu du vieux monde ou si c'est aujourd'hui pour la première fois qu'il est découvert.N'est-ce pas après tout à la lumière de la nature elle-même qu'il faut aller puiser la découverte des choses? Est-il pour cela besoin de remonter jusqu'aux ténèbres de l'antiquité? Il m'était donc venu pour cela en pensée de garder le silence sur la méthode et la philosophie des chimistes, ce que j'aurais fait pour l'honneur de ces derniers qui n'ont voulu contracter aucune espèce d'alliance avec ces philosophies entièrement épuisées, eux qui avaient mis au jour et donné au monde tant de nobles découvertes. Toutefois je ne puis m'empêcher de faire remarquer que la manière dont ils ont procédé n'est pas mal retracée par cette fable du vieillard qui légua à ses fils, sans autre précision du lieu, un trésor enfoui dans sa vigne, d'où il arriva que ceux-ci, ayant tourné et retourné en cent façons la terre de la vigne, ne purent jamais parvenir à découvrir aucun trésor, mais trouvèrent le moyen de faire par cette espèce de labour une récolte plus abondante. Semblablement les enfants de cet art, en s'ingéniant, à tort ou à raison, pour découvrir l'or enfoui dans les entrailles de la nature, n'ont pas été d'un médiocre secours et d'une mince utilité aux hommes. Du reste, leurs découvertes ne tirent pas leurs principes et les accroissements qu'elles ont reçus par la suite d'autres moyens et procédés que ceux des arts mécaniques, les moyens et procédés de la pure expérience; car, pour la philosophie, la partie spéculative de leur art, loin qu'elle soit irréprochable, a quelque chose de plus grossier encore que les fictions philosophiques dont nous venons de parler. En effet, bien que la supposition de trois principes existants n'ait pas été de tout point inutile et qu'elle touche par quelque endroit à la nature elle-même, ils n'en ont pas moins, pour la plus grande partie des choses, par induction d'un petit nombre de distillations, tout ramené en philosophie aux éliminations et libérations des divers éléments des corps, sans tenir aucun compte des altérations réelles. Or la base en cela de leur doctrine, sur laquelle porte toute leur philosophie, c'est : qu'il existe quatre principes ou éléments des choses dans lesquels s'évaluent les germes des individus et des espèces, cette quadruplicité de formes n'étant d'ailleurs selon eux que l'expropriation exacte de la différence des éléments eux-mêmes, de telle sorte qu'on ne trouve rien dans le ciel, l'air, l'eau ou la terre qui n'ait son pendant et son analogue dans les trois autres éléments. Certes voilà des folies auxquelles un habile contemplateur de la nature accorderait à peine une place parmi ses songes. L'harmonie du monde n'a pas été envisagée d'un autre oeil par les sectateurs de la magie naturelle, lesquels expliquent tout par les sympathies et les antipathies des choses, et attribuent à ces mêmes choses, sur des conjectures gratuites et grossières, des vertus et des effets admirables. Il faut du reste le leur pardonner, parce qu'au milieu de tant de fables il leur arrive parfois de rencontrer des résultats avec lesquels, il est vrai, ils cherchent plutôt à séduire et étonner qu'à se rendre réellement utiles; mais néanmoins, il faut l'avouer, l'effet du nouveau et de l'extraordinaire est souvent tel qu'ils impriment une secousse heureuse à la nature, et qu'ils auront rendu service, sinon de fait et immédiatement, du moins par la lumière qu'ils font jaillir autour d'eux. De tout cela j'ai conclu : qu'il n'y a ni dans les spéculations des Grecs et des modernes, ni dans les traditions de l'alchimie ou de la magie palurelle, rien qui tende à l'accroissement des ressources de l'humanité. Dévouant donc à l'oubli toutes ces billevesées,tout au plus dignes de servir de pâture au vulgaire, nous devons, comme de véritables enfants de lumière, porter nos pas d'un autre côté. [14] XIV. Il entre encore dans notre plan de traiter des modes de démonstration; car les démonstrations, par la force dont elles sont douées, valent une philosophie, et, selon qu'elles procédent ou non régulièrement, il en suit infailliblement des doctrines justes ou fausses. Or j'ai constaté que les démonstrations en usage ne sont ni complètes ni exactes, ce qui n'est nullement une raison de s'écarter, comme quelques-uns l'ont fait, du témoignage des sens; car les erreurs des sens, qui ne portent que sur quelques détails, ne sont pas très préjudiciables à l'ensemble de la science, parce qu'elles ne peuvent manquer d'être corrigées par l'intellect mieux informé, tandis que l'intellect seul, ne prenant ses points d'appui que dans la nature, sans le secours d'aucune méthode, reste au-dessous de l'exigence des choses et prononce trop hâtivement. Est-il en effet capable de reconnaître et coordonner aux fins d'une information nécessaire tout le bagage des faits particuliers, et est-il assez net et pur pour se représenter les images vraies et natives des choses, sans aucune altération de forme et de couleur? On peut même affirmer à cet égard qu'en général l'esprit humain est comme un miroir inégal qui reçoit et réfléchit les rayons des choses non sur un plan uni, mais sur une foule de facettes diversement posées, et qu'ainsi il n'est personne qui, en raison de son éducation, de ses études et de sa propre nature, ne soit sous l'influence d'une force séductrice et comme en proie à un démon familier qui déçoivent et troublent son esprit par une foule de vaines apparences. De tout cela je ne condurai certes pas à l'acatalepsie, à l'impossibilité d'arriver à une connaissance vraie; car il est évident pour tout le monde que, si même avec le secours d'une main ferme et sûre, avec une parfaite justesse de coup d'oeil, on ne peut parvenir à tracer une ligne tout-à-fait droite ni à décrire un cercle absolument rond, la chose est pourtant toute simple et parfaitement réalisable alors que dans le premier cas on tire un trait tout le long d'une règle et que dans le second on promène l'une des pointes du compas autour d'un point fixe marqué par l'autre pointe. De même en mécanique, la main seule de l'homme ne peut suffire qu'à un petit nombre de travaux, tandis que cette même main, par la force et le secours des instruments, vient à bout des oeuvres tout à la fois les plus vastes et les plus délicates. Il suit donc de là que, pour atteindre en ceci l'art, il faut nécessairement traiter de la démonstration qui est elle-même sous la loi de l'art. A ce sujet, je resserrerai en peu de mots mon opinion sur le syllogisme, vénéré par Aristote à l'égal d'un oracle. Quant aux doctrines qui après mûre considération des faits émanent de l'entendement lui-même, comme les doctrines morales et politiques, c'est incontestablement une chose utile et un puissant auxiliaire pour l'esprit; mais en ce qui concerne les choses naturelles, c'est un instrument qui, n'étant pas construit de façon à se faire jour au milieu des difficultés et obcurités qu'elles présentent, échoue complètement devant elle. En effet, le syllogisme résulte assurément de plusieurs propositions, les propositions de plusieurs mots, les mots étant comme les témoignages et les étiquettes des notions et des conceptions. D'où il arrive que si les notions elles-mêmes, qui sont l'âme des mots, sont vagues, fausses, indéterminées, ce qui en physique, jusqu'à présent du moins, s'est reproduit presque constamment, tout ce qui en découle croule avec elles. Reste donc l'induction comme dernier et unique secours et refuge en cette matière. Et ce n'est pas sans raison que je place toutes mes espérances en elle, parce qu'elle est la seule qui, par une oeuvre laborieuse et fidèle, puisse recueillir les suffrages des choses et les porter jusqu'à l'intelligence. Mais on ne l'a connue jusqu'ici que de nom ; et la force qui lui est propre comme la manière dont elle s'emploie ont jusqu'à ce jour été ignorées des hommes. Voici au surplus ce que je crois devoir remarquer au sujet de l'induction : sous le double point de vue de son emploi et de sa forme, les hommes ont également été en faute, parce que d'abord impatients de tout ce qui retardait leur marche, cherchant de tous côtés des chemins qui leur abrégeassent la longueur de la route, se hâtant de colloquer en lieu sûr quelques faits qui fussent pour la controverse comme les pôles autour lesquels elle pût tourner, ils ne se sont servis de l'induction que pour les principes généraux des sciences, espérant follement se tirer des difficultés subséquentes par la déduction syllogistique, et parce qu'ensuite reportant tous leurs soins sur le syllogisme au préjudice de ce genre de démonstration auquel ils n'accordaient plus qu'une attention rapide et médiocre, ils n'en ont conçu qu'une forme par trop simple et puérile, qui procédant seulement par énumération ne pût pour cela conclure que provisoirement, et non nécessairement. Ainsi donc, lorsque je pense ainsi des Démonstrations, il ne doit être étonnant pour personne qu'en philosophie naturelle je ne sois pas d'accord avec les autres, tant anciens que modernes. Et au fait il ne peut guère se faire, pour le dire en plaisantant, que ceux qui boivent de l'eau et ceux qui boivent du vin soient les uns et les autres animés de la même force vitale; ils s'abreuvent en effet, les uns d'une liqueur crue ou découlant spontanément ou tirée artificiellement de l'entendement, et moi je prépare avec une infinité de raisins, mûrs et venus en leur temps, cueillis et ramassés par grappes, jetés ensuite sous un pressoir, une liqueur qui s'épure et se clarifie dans les vases qui la reçoivent, et je me festoye avec cette liqueur toujours la même et cependant incapable de jeter jamais dans l'ivresse, puisqu'elle n'accorde ou ne laisse absolument rien aux vapeurs des fantaisies de l'esprit. J'en ai conclu que ces philosophies, qui depuis longtemps nous occupent, doivent être rejetées, non seulement pour la stérilité de leurs oeuvres, mais encore pour la faiblesse et le faux semblant des démonstrations qui les accompagnent, attendu qu'elles sont tout à la fois, désertées par les choses, destituées des auxiliaires qu'elles s'étaient préparés, et trahies par ces auxiliaires eux-mêmes. [15] XV. Il nous faut aussi traiter à part des moyens usités de découvrir, si réellement il y en a eu. Je parle ainsi parce que ce ne sont pas tant les erreurs et les déviations que la solitude et le vide qui se font ici remarquer, ce qui frappe l'esprit d'une certaine stupeur. Il n'est personne en effet qui ait pris à coeur ou à tâche de diriger les forces du génie vers la découverte des arts ou celles de l'Intelligence vers l'édification des sciences en un mot, et qui ait consolidé la route dans ce but. Pour tout on s'en est remis et on s'en remet aux usages et aux traditions, aux traces à peine marquées et aux sinuosités des sujets eux-mêmes, aux flots du hasard et aux ambages de l'expérience. Aussi n'est-ce pas sans raison que chez les Égyptiens, qui, d'après un usage fort ancien parmi eux, avaient coutume de consacrer religieusement les inventeurs des choses, on voit dans les temples tant d'images de bêtes, attendu que les animaux, bien que privés de raison, se sont trouvés de fait ou d'instinct de pair avec les hommes, quant à la découverte de plusieurs produits de la nature, les hommes ayant fort perdu de leur prérogative à cet égard. Toutefois nous n'en examinerons pas moins ce qui s'est fait sur ce point. Et d'abord, quant au premier moyen de ce genre, simple et sans artifice, en général familier à tous les hommes, il ne s'agit pas d'autre chose que de recueillir et examiner ce qui a été dit par d'autres sur l'objet de la découverte poursuivie et d'y ajouter ensuite ses propres méditations ; car, pour celui qui consisterait à faire suivre en cela la foi d'autrui ou secouer en quelque sorte son esprit et presque à l'invoquer pour lui faire rendre à lui seul des oracles, il n'est pas, je pense, nécessaire d'ajouter que cela n'a pas l'ombre d'un fondement rationnel. Suit le genre d'invention qui est admis chez les dialecticiens, lequel n'appartient guère que de nom au sujet qui nous occupe, puisqu'avec ce moyen il ne s'agit pas de découvrir les principes et les axiomes dont se compose l'art lui-même, mais seulement ce qui parait le mieux lui convenir et cadrer avec lui. Aussi les esprits plus exacts, plus difficiles et qui ne s'en remettent qu'à eux-mêmes de leurs propres affaires, semblent-ils en ceci assujettir les dialecticiens à se lier par quelque formule solennelle envers chaque art en leur prêtant à tous foi, hommage et comme une espèce de serment. Reste l'expérience pure qui, si elle est fortuite, prend le nom de hasard ; si elle est le résultat d'une recherche, reçoit celui d'expérience. Or cette expérience, l'expérience en usage, savez-vous ce que c'est? pas autre chose qu'un mauvais balai qui se détache de tous côtés. Il y a plus, c'est que ceux mêmes qui se sont sérieusement occupés, à l'aide d'une foule d'expériences diverses et aventureuses, de dévoiler telle ou telle nature d'être, de mettre en lumière certains phénomènes, tantôt maniaques, tantôt frappés de confusion, ou sont restés au milieu de leur oeuvre dans une sorte de stupeur ou ont contracté une espèce de vestige, ne trouvant ordinairement que le résultat ultérieur de leurs recherches. Or la chose ne pouvait guère avoir lieu autrement. N'est-il pas en effet d'un homme ignorant et tout-à-fait étranger aux procédés de l'art, de se flatter de pouvoir de tout point découvrir en soi, sous la forme positive de chaque individu, la nature de chaque chose, nature qui bien qu'au fond toujours la même semble être ici latente, là manifeste, et pour ainsi dire palpable, ce qui fait qu'elle jette les uns dans l'ébahissement et n'attire pas même l'attention des autres; témoin cette propriété des corps appelée force de cohésion, qui s'explique d'une manière si subtile et je dirais presque ingénieuse dans le phénomène de l'eau bouillante, laquelle effectivement se projette en vésicules hémisphériques, tandis que dans le bois ou dans la pierre ce même phénomène à peine sensible semble s'y dérober sous l'appellation générale de solides, donnée à ces espèces de corps. Ce n'est donc pas tant l'ignorance qu'une sorte de fatalité qui a présidé aux travaux des hommes en cette matière, puisque ceux-là même qui par malheur ou séduction se sont laissés entrainer hors de la carrière qu'ils devaient obstinément suivre, se sont montrés fermes et imperturbables dans d'autres directions analogues.