[41] Je n'entrerai point avec vous dans des détails fastidieux sur nos brasseries, nos boulangeries et nos cuisines, où l'on fait, sous notre direction, différents genres de boissons, de pain, ou d'autres aliments, soit solides, soit liquides, aussi rares qu'admirables par leurs propriétés. Outre ce vin qu'on fait ordinairement avec le raisin, nous faisons différentes espèces de liqueurs fermentées, avec des sucs de fruits, de grains, de racines, etc. ainsi qu'avec le miel, le sucre, la manne, ou encore avec des fruits desséchés, par l'insolution ou cuits au four; ou enfin, avec les larmes qu'on tire par incision, ou qui découlent naturellement, de certains arbres, et avec les sucs que fournit la moelle de certains roseaux. Ces boissons sont de différents âges, quelques-unes même datent de quarante ans. Nous avons de plus différents genres de bière faite avec des plantes herbacées, des racines et des épices. Quelquefois, avec les boissons de ces différents genres, nous combinons et incorporons, autant qu'il est possible, des viandes délicates, des oeufs, des substances dont le lait est la base, etc. boissons dont quelques-unes peuvent servir tout à la fois d'aliments solides et liquides, et tellement substantielles, que beaucoup d'individus, surtout parmi ceux qui sont avancés en âge, peuvent s'en nourrir uniquement, et se passer de toute autre espèce d'aliment. Nous n'épargnons surtout aucun soin pour nous procurer des boissons dont les parties soient extrèmement divisées et tellement atténuées, qu'elles puissent pénétrer aisément toute la substance du corps, mais sans aucune teinte d'acrimonie et de qualité mordicante ou corrosive. Nous y réussissons tellement, que si vous mettiez sur le revers de la main quelques gouttes de telle de ces liqueurs, elle en pénétrerait insensiblement toute l'épaisseur, et parviendrait en très peu de temps jusqu'à la paume; liqueur, toutefois, dont la saveur ne laisse pas d'être très douce. Nous avons aussi certaines espèces d'eaux qui sont portées, par le moyen de l'art, à un tel point de maturité, qu'elles deviennent nourrissantes, et d'ailleurs si agréables au goût, que plusieurs d'entre nous renoncent à toute autre boisson. Outre le pain qu'on fait ordinairement avec la farine de grain, nous en faisons avec différentes espèces de racines, de noix, d'amandes, de châtaignes, de glands, etc. Nous avons même du pain de viandes ou de poissons desséchés; employant, pour le faire, différentes sortes de levains et d'assaisonnements; genres de pains dont les uns sont éminemment doués de la propriété d'exciter l'appétit, et les autres, tellement nourrissants, que beaucoup d'individus qui s'en nourrissent uniquement, ne laissent pas de vivre fort longtemps. Quant aux viandes, il en est qui, à force d'être battues, deviennent si tendres et se mortifient à tel point (mais sans contracter le moindre degré de putréfaction ), que la chaleur de l'estomac le plus faible suffit pour les convertir en bon chyle, comme celle de l'estomac le plus vigoureux suffit pour convertir ainsi les viandes qui n'ont point subi cette préparation. Nous avons aussi différents genres de viandes, de pains et de boissons, qui sont tellement substantiels, que ceux qui s'en nourrissent, peuvent ensuite endurer un très long jeûne, sans en être incommodés, et d'autres dont la propriété est de rendre le corps de ceux qui s'en nourrissent, sensiblement plus solide et plus dur; d'autres enfin, qui augmentent notablement leur force et leur agilité. [42] Quant à nos apothicaireries, vous concevez aisément combien elles doivent l'emporter sur les vôtres. Si, en fait d'animaux et de végétaux, nous avons infiniment plus d'espèces et de variétés que vous n'en avez (car nous connaissons fort bien toutes celles de l'Europe), nos médicaments, nos drogues, et les ingrédients dont nous les composons, doivent aussi être beaucoup plus diversifiés. Nous en avons qui ont été gardés pendant des temps plus ou moins longs, et quelques-uns qui ont subi de très longues fermentations. Quant à leur préparation, non seulement nous savons extraire pour cela les principes des différentes substances, à l'aide des distillations, des dissolutions, des infusions, des digestions opérées par une chaleur douce et uniforme, des filtrations à travers des corps de différentes espèces, tels que papier, linge, laine, bois, etc. et même à travers des corps beaucoup plus solides. Mais c'est surtout par la composition des drogues que notre pharmacie l'emporte sur la vôtre. Car il en est dont nous combinons et incorporons ensemble si parfaitement tous les principes, qu'elles ont toute l'apparence des composés naturels. [43] Nous avons différentes espèces d'arts mécaniques qui vous sont encore inconnus, ainsi que les matières et les ouvrages qui en sont le produit; comme papier, toiles, étoffes de soie, tissus de toute espèce, et même des tissus de plante d'un éclat surprenant. Nos teintures l'emportent aussi sur les vôtres par leur finesse, leur éclat et leur solidité. Or, nous avons des ateliers et des boutiques, tant pour les manufactures qui sont d'un usage commun, que pour celles que nous nous sommes réservées. Car vous saurez que, parmi celles dont je viens de faire l'énumération, il en est qui sont déjà répandues dans toute l'île ; cependant, lorsque celles de cette dernière espèce sont de notre invention, nous en gardons aussi des modèles. [44] A l'aide de fours, de fourneaux et d'étuves de différentes grandeurs, et de différentes formes, nous nous procurons différents modes ou degrés de chaleur; par exemple, une chaleur vive et pénétrante, ou forte et constante, douce ou âpre, animée par le souffle, ou tranquille, sèche ou humide, et autres semblables. Mais nous nous attachons surtout à imiter, autant qu'il est possible, la chaleur du soleil et des corps célestes, qui est, comme vous le savez, sujette à de grandes inégalités, â des gradations croissantes et décroissantes, à des variations alternatives et périodiques; variations à l'aide desquelles nous obtenons les plus étonnants effets. De plus, nous employons quelquefois la chaleur du fumier; quelquefois aussi celle des meules de foin et des herbes qui s'échauffent très sensiblement, lorsqu'avant de les entasser ou de les serrer, on n'a pas eu soin de les faire sécher (fenner) suffisamment ; enfin, celle de la chair, du sang et autres de cette nature. [45] Nous avons encore des lieux destinés aux fortes insolations, et d'autres lieux dans l'intérieur de la terre, où règne un certain degré de chaleur, qui est le produit de la nature ou de l'art; modes ou degrés de chaleur que nous excitons ou employons, selon que l'exige la nature de l'opération que nous avons en vue. [46] Nous avons aussi des maisons d'optique et de perspective, où nous faisons toutes les expériences relatives aux rayons lumineux et aux couleurs; par exemple, à l'aide de corps non colorés et transparents, nous produisons des couleurs de toute espèce à volonté, non pas des espèces d'iris semblables à ceux qui sont l'effet des prismes ou de certains diamants; mais des couleurs proprement dites, subsistantes par elles-mêmes, simples et fixes. Nous avons aussi des moyens pour renforcer la lumière à volonté. Nous la projetons à de grandes distances; nous la rendons si vive et si forte, qu'elle nous met en état de distinguer les traits et les points les plus déliés; nous la colorons à volonté. Nous faisons une infinité de prestiges et d'illusions par rapport aux objets de la vue. Nous savons faire paraître leur grandeur, leur figure, leur couleur, leurs situations, leurs mouvements, tout autres qu'ils ne sont réellement. Il en est de même des ombres. [47] Nous avons différents procédés qui vous sont encore inconnus, pour rendre lumineux les corps de toute espèce, non d'une lumière réfléchie et comme empruntée, mais d'une lumière propre et originelle. Nous avons des instruments pour voir nettement et distinctement les objets les plus éloignés; nous en avons même de deux espèces opposées en ce genre; les uns qui rapprochent en apparence les objets éloignes; et d'autres, qui font paraître éloignés les objets voisins; en un mot, nous faisons paraître ces distances tout autres qu'elles ne sont réellement. Nous avons d'autres instruments à l'usage des personnes dont la vue est affaiblie, mais très supérieurs à vos lunettes, ou autres verres ayant la même destination. Nous avons encore des instruments à l'aide desquels on peut voir nettement et distinctement les plus petits objets (des microscopes), par exemple, la figure et la couleur des plus petits insectes, les glaces et les plus petits défauts dans les pierres précieuses; ils nous servent aussi pour observer la nature intime de l'urine et du sang; tous objets qui, sans un tel secours, ne seraient pas visibles. Nous faisons voir des iris et des halos artificiels, en un mot, des couleurs apparentes autour des corps lumineux. Enfin, nous avons une infinité de moyens pour réfléchir, réfracter, concentrer, multiplier, renforcer les rayons lumineux émanés des objets visuels, soit pour multiplier les images, soit pour produire tout autre genre d'illusion, soit au contraire pour mettre en état de les mieux observer. [48] Nous avons aussi des pierres précieuses de toute espèce, dont la plupart sont d'une grande beauté, y compris certaines espaces que vous n'avez point. Il en faut dire autant des cristaux et des verres de toutes sortes. Nous avons, entre autres, des verres tirés des métaux, et d'autres matières quo vous n'employez pas à cet usage. Joignez à cela des fossiles, des marcassites, et certains métaux ou minéraux imparfaits que vous n'avez pas non plus. Nous avons encore des aimants d'une force prodigieuse, et d'autres pierres également rares, qui sont des produits de la nature ou de l'art. [49] Dans d'autres édifices, nous faisons toutes les expériences relatives aux sons et à leur génération. Nous avons plusieurs genres d'harmonie et de mélodies qui vous sont inconnus. Par exemple, nous en avons qui marchent par quart de ton et par intervalles encore plus petits; ainsi que différentes sortes d'instruments de musique que vous n'avez pas non plus, et qui rendent des sons beaucoup plus doux que les vôtres ; enfin, des cloches, des sonnettes et des timbres dont les sons flattent extrêmement l'oreille. Nous produisons à volonté des sons aigus, et faibles, ou graves et volumineux. En un mot, nous les atténuons, ou nous les grossissons à notre gré. Nous savons modifier des sons naturellement purs et coulants, de manière qu'ils paraissent comme tremblottants. Nous produisons encore à volonté des sons articulés et toutes les lettres de l'alphabet, soit les consonnes, soit les voyelles, que nous imitons, ainsi que les différentes espèces de voix et de chants des animaux terrestres et des oiseaux. Nous avons aussi des instruments pour suppléer à la faiblesse de l'ouïe et pour en étendre la portée; instruments à l'aide desquels on peut entendre les sons les plus faibles venant des objets voisins, et ceux qui sont affaiblis par le trop grand éloignement du corps sonore. Nous avons de plus des échos artificiels et très curieux; les uns, produits par des obstacles qui semblent s'en voyer et se renvoyer la voix comme une balle, font entendre le même son un grand nombre de fois; les uns le renforçant, et d'autres l'affaiblissant: d'autres encore le rendent plus clair et plus perçant: d'autres enfin, le rendent plus sourd ou plus creux, plus profond. Nous savons aussi porter les sons les plus faibles à de très grandes distances, à l'aide de tuyaux ou de concavités qui les renforcent, instruments et cavités qui sont de différentes formes, et les uns en ligne droite, les autres en ligne brisée; d'autres encore, composés de sinuosités. [50] Nous avons encore des édifices destinés à nos expériences relativement aux fumigations, aux parfums, aux odeurs de toute espèce; expériences auxquelles nous en joignons d'autres sur les saveurs. Nous connaissons des procédés pour renforcer les odeurs, et, ce qui pourra vous paraître étrange, pour les multiplier. Nous tirons des odeurs de toute espèce de corps bien différents de ceux d'où elles s'exhalent naturellement. Nous imitons, par le moyen do l'art, certaines saveurs naturelles, au point de tromper le goût le plus fin. Dans cette même maison est une partie destinée à faire des confitures, des sucreries, des douceurs, soit sèches, soit liquides; endroit où l'on fait aussi différentes sortes de vins, de laitages, de bouillons, de sauces, de salades, etc. beaucoup plus agréables au goût, que tout ce que vous avez en ce genre.