[243,0] LETTRE CCXLIII. AUX ROMAINS QUAND ILS ABANDONNÈRENT LE PAPE EUGÈNE. L’an 1146. Aux nobles, aux grands et au peuple entier de Rome, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et voeu sincère qu'ils sortent des sentiers du mal pour entrer dans ceux du bien. [243,1] 1. Peuple illustre et fameux, je prends la liberté de t'écrire, moi qui ne suis que le plus petit et le dernier des hommes, si tant est que je mérite même le nom d'homme. Mais ce n'est pas sans quelque peine et sans une sorte de confusion que je le fais, quand je songe à ce que je suis, à qui je m'adresse et au jugement qu'on pourra porter sur ma démarche. Mais je compte pour peu de chose ce que les hommes penseront de moi, en songeant que Dieu peut condamner mon silence et me reprocher d'avoir tu la vérité et caché la justice. C'est lui, en effet, qui dit: « Représentez à mon peuple ses iniquités (Isa., LVIII, 2), » et je m'estimerai heureux de pouvoir lui répondre: « Seigneur, je n'ai point tenu caché dans mon coeur ce qui était juste à vos yeux; j'ai dit la vérité en votre nom et j'ai publié vos salutaires volontés (Psalm. XXXIX, 11). » Voilà pourquoi je passe par-dessus toute considération, pourquoi je ne me laisse arrêter ni par la pensée de mon obscurité, ni par le sentiment de mon néant, et que, du pays éloigné où j'habite, je prends sur moi d'écrire à un peuple fameux, et de représenter d'en deçà des monts aux habitants de Rome, le danger auquel ils s'exposent et la faute qu'il commettent, pour essayer de les toucher et de les ramener à des pensées de paix. Qui sait? peut-être la piété d'un pauvre religieux désarmera-t-elle un peuple puissant, que ni les menaces, ni même la force des armes ne sauraient dompter. Ne lit-on pas qu'autrefois dans Babylone, à la voix d'un enfant, tout un peuple que la parole de deux iniques vieillards placés au nombre de ses juges avait égaré, révoqua le jugement qu'il avait porté, et délivra le sang innocent ? Ainsi en sera-t-il peut-être de moi aujourd'hui. Si je ne suis qu'un enfant à ne tenir compte que des vertus, et non pas du nombre des années, si je ne mérite aucune considération par moi-même, Dieu ne peut-il donner à mes paroles la vertu de détromper un peuple qui n'est que trop évidemment égaré et de le faire revenir sur ses pas ? Il me suffit de cette pensée pour me regarder comme étant disculpé; de toute indiscrétion aux yeux de ceux qui pourraient trouver mauvaise la démarche que je tente et en éprouver du mécontentement contre moi. [243,2] 2. Si ce n'est point assez pour m'excuser, je puis ajouter une autre raison encore, c'est que dans une cause qui intéresse tant de monde, il ne peut être question de grands ni de petits. Quand la tête est malade, il n'est partie du corps si éloignée et si petite qu'elle soit, qui ne prenne part à sa douleur. C'est précisément le cas où je me trouve: je ressens vivement, quelque petit et éloigné que je sois, la douleur extrême dont souffre la tête et, avec elle le corps tout entier dont elle est le chef et duquel aussi je suis un des membres. Quand la tête souffre, n'est-t-elle pas l'interprète de tous les autres membres, pour exprimer la douleur qu'ils ressentent dans leur chef et pour faire connaître le mal qui le travaille ? Permettez-moi donc d'exhaler un peu ma douleur en vous écrivant, ou plutôt de faire éclater la peine de l'Eglise tout entière. Ne l’entendez-vous pas s'écrier en ce moment de tous les points du globe : la tête souffre, ma tête est malade? Il n'est personne au monde parmi les chrétiens qui ne se glorifie d'avoir pour chef celui que les deux glorieux Apôtres Pierre et Paul ont élevé si haut et environné d'une telle auréole de gloire, en répandant leur sang l'un sous le glaive qui lui trancha la tête, et l'autre sur la croix qui le vit expirer la tête en bas. L'outrage qui les atteint rejaillit sur tous les fidèles, et, de même que « la voix de ces deux apôtres s'est fait entendre dans l'univers entier (Psalm. XVIII, 40), » ainsi le coup qui les frappe est ressenti par tous les chrétiens, retentit dans tous les cœurs, arrache à tous des soupirs de douleur. [243,3] 3. D'ailleurs qu'avez-vous fait, malheureux Romains, en indisposant contre vous les véritables princes de ce monde, et les protecteurs déclarés de votre cité? Pourquoi attirer sur vous par une rébellion aussi révoltante qu'insensée, la colère du Roi de la terre et du ciel, pourquoi vouloir dépouiller avec une audace sacrilège le Siège apostolique des privilèges qu'il tient du Roi des cieux et des princes de la terre, quand vous devriez être, s'il le fallait, les premiers sinon les seuls défenseurs de ces glorieuses prérogatives que vous avez maintenant à coeur d'anéantir? Avez-vous assez perdu le sens et le jugement ainsi que les plus simples notions de l'honneur pour en venir jusqu'à découronner de vos propres mains votre chef et celui de l'Eglise entière, tandis que vous devriez être disposés à sacrifier votre vie même pour le défendre en cas de besoin? Vos pères ont fait de votre cité la maîtresse du monde entier, elle en va devenir la fable par votre faute, puisque vous chassez le successeur de saint Pierre de la ville et du siège de cet Apôtre, en même temps que vous dépouillez les cardinaux et les évêques de Jésus-Christ de leurs biens et de leurs maisons. Peuple aveugle et insensé, ville ingrate et égarée ! Si tu formes un corps, le Pape n'en est-il pas la tête et les cardinaux les yeux ? qu'es-tu donc aujourd'hui? Un tronc décapité, privé d'yeux et de lumière. Peuple malheureux, reconnais et préviens les calamités dont tu es menacé. L'éclat de ta gloire s'est bien vite effacé. On prendrait aujourd'hui pour une veuve attristée celle qui naguère était la reine et la maîtresse des peuples et des nations. [243,4] 4. Hélas ! ce n'est là, j'en ai bien peur, que le prélude de calamités bien plus grandes, car tu n'es plus qu'à deux doigts de ta ruine si tu persistes dans la voie où tu t'es engagée. Rentre donc en toi-même, te dirai-je comme à la Sunamite, réfléchis enfin à tes maux et considère quels en ont été et quels en sont encore les auteurs. Tu n'as pas oublié les causes qui ont amené dans ces derniers temps le pillage et la dispersion a des biens et des revenus qui faisaient l'ornement et la gloire de toutes les églises que tu comptes dans ton sein, rappelle-toi à quoi tout cela a servi et ce que c'est devenu, en quelles mains ces richesses ont passé et l'usage qu'on en a fait. Tout ce qu'il y avait de précieux dans ces temples, les vases sacrés, les statues d'or et d'argent, sont devenus la proie d'une troupe de gens impies; que t'en reste-t-il aujourd'hui? en as-tu tes coffres mieux garnis? Tous ces riches ornements qui embellissaient la maison du Seigneur ont péri pour toujours. Pourquoi renouveler de pareils désordres et faire revivre ces temps malheureux? En seras-tu plus riche ensuite? espères-tu être plus heureuse cette fois-ci que l'autre? Au contraire, tu me parais bien plus téméraire que dans ta première révolte. En effet, tu comptais alors dans ton parti non-seulement des gens du peuple, mais des membres du clergé et des princes mêmes qui s'étaient déclarés pour le schisme en certaines contrées du monde, mais actuellement tu es seule contre tous, et tous sont contre toi. Tu es seule de ton parti, l'univers entier est étranger à ta révolte dont les conséquences ne retomberont que sur ta tête et sur celle de tes enfants. Malheur donc à toi, peuple bien des fois à plaindre ! oui, malheur et deux fois malheur à toi, puisque ce ne sont ni les nations barbares, ni les armées des peuples étrangers qui causent ta ruine, mais tes propres enfants, tes familiers et tes amis qui te livrent aux déchirements de la guerre intestine, te torturent et t'arrachent le coeur et les entrailles ! [243,5] 5. Ne reconnais-tu pas que tes enfants ne sont pas tous animés de sentiments pacifiques et que tu as beaucoup moins d'amis que tu ne crois ? Je savais bien déjà, mais je ne l'ai jamais mieux compris que par ton expérience, que « l'homme a pour ennemis les gens de sa propre maison, » comme le disait la Vérité même (Mich., VII; Matth., X, 36). » Le frère n'a pas de plus dangereux ennemi que son frère, et le fils a tout à redouter de l'auteur de ses jours. Ce n'est point contre la pointe du glaive qu'il faut se mettre en garde, mais contre la langue des hommes intrigants et pervers. Combien de temps encore vous fortifierez-vous les uns les autres dans le mal? Jusqu'à quand concourrez-vous à votre perte commune par les mauvais conseils que vous vous donnez? Rassemblez-vous, brebis égarées, revenez à vos pâturages, serrez-vous de nouveau autour de votre pasteur, de l'évêque de vos âmes : réfléchissez sur la grandeur de votre crime. Je ne vous parle point en ennemi pour vous insulter, mais mes paroles sont des reproches d'amis; la véritable amitié reprend quelquefois, mais elle ne flatte jamais. [243,6] 6. Mais moi je joins la prière à la réprimande, et vous conjure au nom de Jésus-Christ de faire votre paix avec Dieu et de vous réconcilier avec les deux apôtres Pierre et Paul qui régnent sur votre ville et que vous avez chassés de leurs palais et de leurs domaines dans la personne d'Eugène, leur successeur et leur vicaire. Faites votre paix, vous dis-je, avec ces deux véritables princes du monde, de peur que le monde entier ne se lève pour les venger de votre conduite insensée; s'ils ne vous protègent, vous êtes la faiblesse même, mais vous n'avez plus rien à craindre dès qu'ils se déclarent en votre faveur. Oui, je le répète, cité à jamais illustre, terre de héros , avec Pierre et Paul tu peux défier la puissance de mille peuples conjurés contre toi; réconcilie-toi donc avec ces milliers de martyrs qui reposent dans tes murs, mais qui ne cesseront de se déclarer contre toi tant que tu persévéreras dans ton crime et tes forfaits. Réconcilie-toi enfin avec l'Eglise entière que la nouvelle de ton attentat a scandalisée. Si tu ne le fais pas, cette lettre se tournera elle-même un jour contre toi, et tu verras les apôtres et les martyrs dont j'ai parlé se soulever contre un peuple qui les déshonore et les prive de la gloire de leurs travaux. Mais il est temps que je finisse; je vous ai avertis de votre devoir, et du péril dont vous êtes menacés; je ne vous ai point déguisé la vérité et je vous ai donné de salutaires conseils, il ne me reste plus maintenant qu'à attendre l'heureuse nouvelle de votre changement, fasse le ciel qu'elle ne tarde point trop à me venir, ou à pleurer toutes les larmes de mes yeux, en songeant aux désastres aussi mérités que certains qui vous menacent et à sécher de frayeur dans l'attente des maux dont vous serez accablés.