[238,0] LETTRE CCXXXVIII. PREMIÈRE LETTRE DE SAINT BERNARD AU PAPE EUGÈNE. L’an 1145. A son bien-aimé père et seigneur Eugène, par la grâce de Dieu, souverain Pontife, Bernard, salut et l'hommage de ses très-humbles respects. [238,1] 1. La nouvelle des merveilles que le Seigneur a opérées en votre faveur s'est promptement répandue dans nos contrées; pourtant j'ai différé jusqu'à ce jour de vous écrire, me bornant à tout observer en silence, dans la pensée que vous ne manqueriez pas de m'écrire, et que vous me feriez la grâce de me l'apprendre vous-même. Je m'attendais tous les jours à voir arriver ici quelqu'un de ceux qui vous approchent de plus près, pour m'informer en détail de la manière dont les choses s'étaient passées; il me semblait à chaque instant que peut-être un de mes enfants viendrait me dire pour adoucir ma douleur ; « Votre fils Joseph n'est pas mort, il règne sur l'Egypte entière (Genèse, XLV, 26). » C'est donc malgré moi et pour céder aux instances d'amis auxquels je ne puis refuser le peu de vie qui me reste que je vous écris aujourd'hui, car je sens qu'il ne me reste plus que peu de jours à vivre maintenant, et que déjà j'ai un pied dans la tombe. Mais puisque j'ai commencé, je veux continuer de parler à mon seigneur, je n'ose plus dire à mon fils; car si vous l'avez été, maintenant les choses sont changées et vous êtes aujourd'hui mon père. Celui qui n'est venu qu'après moi est maintenant avant moi; mais je n'en suis point jaloux; au contraire, j'espère retrouver en vous tout ce qui me manque; car si vous n'êtes venu qu'après moi, vous n'êtes venu que par moi. En effet, vous ne rougirez pas sans doute de le reconnaître, c'est moi qui vous ai engendré par l'Evangile. Vous êtes donc devant Dieu mon espérance, ma joie et ma couronne, puisqu'un fils sage est la gloire de son père (Prov., X, 1, ; XV, 20). Il est vrai que désormais je ne vous appellerai plus mon fils, je vous donnerai un nom nouveau que vous avez reçu du Seigneur (Isa., LXII, 2), car c'est le Seigneur qui a fait ce changement, dont bien des gens se réjouiront. En effet, de même qu'il a jadis substitué au nom d'Abram celui d'Abraham (Gen., XVII, 5); le nom de Jacob à celui d'Israël (Gen., XXXII, 28) ; et qu'il a donné à Simon et à Saul, pour ne parler que de ceux dont vous tenez la place, le nom de Céphas et de Paul (Jean., I, 42; Act., XIII, 9), ainsi, par un changement heureux et que j'espère devoir être utile à l'Eglise, mon fils Bernard est aujourd'hui mon père, sous le nom d'Eugène. Tout cela est l'œuvre de Dieu, qui tire le pauvre de la poussière et l'indigent de son fumier pour le placer au rang des princes et le faire asseoir sur le trône. [238,2] 2. Après ce changement opéré dans votre personne, il faut qu'il s'en accomplisse un pareil dans l'Epouse du Seigneur confiée à vos soins. Ce n'est donc plus Saraï, mais Sara, qu'elle doit s'appeler maintenant (Gen. XVII, 15). Vous comprenez ce que je veux dire et Dieu même vous en donne l'intelligence. Si vous êtes l’ami de l'Epoux, vous n'appellerez point l’Epouse votre princesse, mais seulement la princesse, car vous n'avez aucun droit sur elle, et vous devez même au besoin être prêt à sacrifier votre propre vie pour elle. Si vous tenez votre mission de Jésus-Christ, vous n'êtes pas venu pour être servi, mais pour servir et pour donner non seulement vos biens mais votre vie elle-même, comme je viens de le dire. Un vrai successeur de Paul doit dire avec lui: «Nous ne voulons point dominer sur votre foi, mais nous sommes les coopérateurs de votre salut (II Cor., I, 23), » et un véritable héritier du titre de Pierre doit tenir le même langage que lui et s'écrier: « Nous ne dominons pas sur l'héritage du Seigneur, nous devons être le modèle du troupeau que nous conduisons (I Petr., V, 3). » C'est par là que l'Epouse devenue libre d'esclave qu'elle était, méritera par sa beauté les doux embrassements de l'Epoux. De quel autre que de vous attendra-t-elle la liberté qui lui est due, si par malheur vous recherchez vos intérêts dans l'héritage du Christ, après avoir appris autrefois à faire abnégation non seulement de ce qui vous appartenait, mais encore de vous-même? [238,3] 3. Elle ose se promettre de vous aujourd'hui ce qu'elle n'a point attendu de vos prédécesseurs depuis bien des années, c'est pourquoi elle se réjouit et bénit le Seigneur de votre exaltation, surtout cette portion de l'Eglise qui vous a porté dans son sein et nourri de son lait. Et moi, serai-je donc le seul qui ne prendrai point part à la joie commune et qui ne partagerai point l'allégresse générale ? Oui, certainement, j'en ressens aussi les transports; mais ils ne sont pas sans quelque mélange de crainte. Je me suis réjoui comme tout le monde, mais je n'ai pu me défendre en même temps d'une vive impression de crainte et de terreur. Car si je n'ai plus le titre de père, j'en conserve encore les appréhensions et les frayeurs, et en voyant votre élévation, je ne puis m'empêcher de redouter quelque chute ; je vous vois au comble des honneurs, mais en même temps j'aperçois l'abîme entr'ouvert à vos pieds. D'un côté, si l'éclat de votre dignité m'éblouit, de l'autre je frémis à la pensée du danger auquel vous êtes exposé, « car on s'oublie, dit l'Ecriture, une fois qu'on est arrivé aux honneurs (Psalm. XLVIII, 13 et 21). » Ce qu'il faut entendre, je crois, plutôt de la cause que de l'époque précise où il arrive à l'homme de s'oublier, de sorte que ces paroles du Psalmiste signifieraient plutôt que c'est dans la gloire que l'homme s'oublie et que les grandeurs sont cause qu'il perd le souvenir de ce qu'il est. [238,4] 4. Vous aviez pris le parti de vivre obscur et méprisé dans la maison de Dieu, et d'occuper humblement la dernière place à son festin, mais voilà qu'il a plu à Celui qui vous avait invité de vous dire : « Mon ami, montez plus haut (Luc., XIV, 10), » et vous êtes allé occuper la place d'honneur qu'il vous indiquait; mais gardez-vous de vous en enorgueillir, tremblez plutôt que vous ne soyez réduit un jour à gémir en disant : « Vous m'avez élevé, Seigneur, dans votre colère, je ne suis monté que pour tomber de plus haut (Psalm. CI, 11). » En effet, plus le rang que vous occupez est élevé, moins il est sûr; plus il est éminent, plus vous courez de danger. Oui, la place que vous occupez est terrible, l'endroit où vous êtes est saint et redoutable, c'est la place de Pierre, du prince des Apôtres; c'est l'endroit qu'il a occupé en personne; vous succédez à celui que le Seigneur avait établi sur toute sa maison et placé à la tête de tous ses biens; si vous ne marchez pas sur ses traces dans la voie du Seigneur, ses cendres se réveilleront dans son tombeau pour déposer contre vous. Il fallait jadis que l'Eglise naissante eût un tel pasteur et fût confiée à un père nourricier tel que celui-là, pour lui apprendre, à son exemple non moins que par ses discours, à fouler aux pieds toutes les choses de la terre; ses mains étaient pures, son coeur désintéressé et sa conscience insensible aux présents; aussi pouvait-il dire avec assurance: « Je n'ai ni or ni argent (Act., III, 6). » Mais j'en ai dit assez comme cela. [238,5] 5. Au reste, voici le sujet qui m'a décidé à vous écrire plus tôt que je n'avais d'abord résolu de le faire. L'évêque de Winchester et l'archevêque d'York ne sont pas en bonne intelligence avec l'évêque de Cantorbéry; cela date de loin déjà. Il s'agit entre eux du titre de légat qu'ils se disputent depuis longtemps. Quant à moi, je fais une très grande différence entre les deux premiers et l'évêque de Cantorbéry. Celui d'York est précisément le même archevêque auquel vos frères résistèrent en face, devant vous, quand vous n'étiez encore que comme l'un d'entre nous, parce qu'il méritait d'être repris. Mais il a d'immenses richesses qui font sa force et lui permettent de satisfaire son ambition. Néanmoins on ne saurait douter qu'il n'est pas entré par la porte dans la bergerie. On sait par quel moyen il s'y est glissé; si c'était un pasteur légitime, il mériterait l'affection de son troupeau; si même il n'était que mercenaire, on pourrait encore le supporter ; mais tout le monde sait qu'il est un voleur et un pillard dont il faut se défier et se débarrasser. Que vous dirai-je de l'évêque de Winchester que ses oeuvres ne vous aient suffisamment appris? Quant à l'archevêque de Cantorbéry qu'ils inquiètent, c'est un prélat d'une grande piété et d'une excellente réputation; aussi vous prié-je de lui rendre justice complète, de confondre ses adversaires, afin de suivre le conseil du Prophète «Le juste recevra le prix de sa justice et l'impie le salaire de son impiété (Ezech., XVIII, 20). » Quand vous aurez le temps de vous occuper de ce différend, j'espère que vous les traiterez tous les trois comme ils le méritent, et que vous leur montrerez qu'il y a un prophète en Israël. [238,6] 6. Qui me donnera de voir, avant de mourir, l'Église de Dieu telle quelle était autrefois, quand les Apôtres jetaient leurs filets dans le monde pour prendre des âmes et non pour pêcher des trésors? Je n'ai qu'un désir, c'est de vous entendre dire comme celui dont vous tenez la place : « Que votre argent périsse avec vous ( Act., VIII, 20) ! » parole pleine de force et d'énergie! imprécation foudroyante! indignation superbe! Que les ennemis de la sainte Sion en soient frappés de terreur et terrassés! Voilà ce que votre Mère attend de vous et ce qu'elle vous conjure de faire, voilà ce que ses enfants, grands et petits, vous demandent avec ardeur; chacun fait des voeux pour vous voir arracher de vos propres mains toute plante que le Père céleste n'a point plantée; vous n'êtes établi sur les nations et les empires que pour arracher et détruire, puis édifier et planter. En apprenant votre exaltation, les uns ont dit en eux-mêmes : Enfin, la cognée est à la racine de l'arbre ; les autres se sont écriés : Les fleurs commencent à paraître dans nos contrées, la saison est venue de tailler la vigne et de retrancher toutes les branches inutiles pour que les autres produisent davantage. [238,7] 7. Du courage donc et de la vigueur! que vos ennemis sentent la pesanteur de votre bras; maintenez-vous avec énergie en possession de l'héritage que le Père tout-puissant vous a donné de préférence à tous vos frères et des dépouilles que sa puissante main a enlevées, pour vous, à l'Amorrhéen. Cependant souvenez-vous en toutes circonstances que vous êtes homme, et ne perdez jamais de vue le Dieu terrible qui fait périr les rois eux-mêmes. Que de papes illustres vous avez vus passer sous vos yeux ! que leur succession rapide sur le trône qu'il vous ont laissé si souvent vacant, ne vous permette point de douter que vous les suivrez bientôt vous-même, car votre pontificat ne sera pas de plus longue durée que le leur. Au sein de la gloire passagère qui vous charme maintenant, ne cessez de songer à vos fins dernières, car vous ne sauriez douter que vous suivrez dans la tombe ceux que vous avez suivis sur la chaire de Saint-Pierre.